L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE X — Les Parises de Lutèce.

 

 

Les Parises de Lutèce étaient un singulier peuple. Du temps de mon arrière-grand-père, on avait déjà remarqué que des gens s’étaient établis à demeure dans l’oppidum qui est en haut du mont Lucotice, quoique ces sortes de refuge, chez les Gaulois, ne soient jamais habités en temps de paix, et qu’on se borne à y convoquer des assemblées solennelles, à y faire les sacrifices et à y tenir les marchés. A l’époque de mon grand-père, on s’était lassé de monter si haut, et les tribus puises avaient adopté pour lieu d’assemblée l’île de Lutèce, alors déserte. On l’avait entourée d’une palissade de bois, et on en avait fait une sorte d’oppidum fluvial, aussi bien garanti que l’autre, grâce aux deux branches de la Seine qui l’embrassent. Les gens qui s’étaient bâti des huttes sur le Lucotice n’avaient pas manqué de les abandonner pour s’en construire de nouvelles entre les palissades de Lutèce.

Ils y étaient devenus chaque jour plus nombreux, jusqu’à s’y trouver plusieurs milliers, se recrutant de toute sorte de monde : paysans las de travailler pour un maître, esclaves évadés des domaines, écuyers qui n’avaient pas trouvé de chef à servir, proscrits, vagabonds, même des gens frappés d’excommunication.

Il se rencontrait parmi eux non seulement des Parises, mais des hommes de toutes les nations voisines, Meldes[1], Suessons, Bellovaks, Carnutes, même de nations plus lointaines, Édues, Arvernes, Armoricains, et aussi des Germains. Quelques-uns avaient conservé l’accent des Aquitans, dont ils avaient les cheveux noirs et bouclés, ou celui de la Province Romaine. Cinq ou six étaient originaires de Massilia, et n’avaient point encore oublié la langue grecque, l’abus des hyperboles et le goût de la cuisine à l’huile. J’ai connu, parmi ces Lutéciens, deux Asiatiques et un nègre africain.

Un petit nombre de ces insulaires étaient laboureurs et cultivaient des champs sur les pentes nord du mont Lucotice. D’autres vivaient de leur chasse dans les marais de la rive droite, se risquant parfois à venir braconner à travers lès forêts de notre domaine. D’autres passaient leur vie, les jambes dans l’eau, avec une patience de héron, à disposer des filets, des nasses et des lignes d’hameçons ; car la Seine est très poissonneuse, chacun le sait.

Les plus entreprenants s’étaient construit des barques solides, avec lesquelles ils faisaient les transports en amont et en aval de Lutèce, allant, par delà les frontières des Édues, chercher les jambons de Séquanie, les vases étamés des gens de Bibracte, les fers des Helves[2], et descendant à l’embouchure de la Seine, pour en ramener les moutons des prairies maritimes, Ies poissons plats et les gros crustacés de l’Océan, l’étain des îles Cassitérides et les esclaves de l’île de Bretagne.

Ces patrons de barque étaient même les plus riches de Lutèce ; ils avaient formé entre eux une société, et c’était parmi Ies plus notables que se recrutaient surtout les membres du sénat.

Beaucoup de citoyens se livraient à diverses industries. Sur le seuil de leurs buttes et de leurs baraques, on les voyait couler des glaives dans des moules d’argile, battre le fer sur de petites enclumes, l’exposer dans la vapeur d’eau surchauffée pour le rendre inattaquable à la rouille, le tremper dans des baquets pleins de l’eau glaciale des puits, marteler des chaudrons d’airain, étamer des vases de cuivre, sertir des pierreries ou des coraux dans de l’or, combiner de nouvelles formes de fibules, de bracelets et de pendeloques, remplir d’émail en fusion des cloisonnés de cuivre, tisser des étoffes, fouler des laines, corroyer des peaux, menuiser des bois, tourner des argiles. Ils fabriquaient des bâts pour les ânes, des selles pour les chevaux, des jougs pour les bœufs, des sabots pour les laboureurs.

On disait que leurs forgerons avaient découvert le secret des armuriers d’Ibérie[3], qu’ils laissaient les glaives d’abord se rouiller en terre pour que la moins bonne partie du fer en sortit ; qu’ils arrivaient à tremper des glaives si tranchants qu’une mouche qui se posait sur le fil tombait coupée en deux ; qu’ils rendaient les armes infaillibles en prononçant sur elles des incantations magiques. Pour dérober leur science aux regards indiscrets, ils descendaient travailler en des caves profondes qui ne recevaient le jour qu’au moment où le soleil est au zénith.

Il n’y a pas d’objet si extraordinaire qu’on ne fût assuré de trouver dans quelqu’une de leurs chaumières, fût-ce un sceptre pour un roi ou une muselière pour un loup, des tortues d’Afrique ou du poivre des Indes, la racine qui fait sauter les serrures ou l’œuf magique couvé par les serpents.

Il y en avait même qui coulaient en plâtre, modelaient en cire ou sculptaient en bois des figures de dieux, hautes de deux pieds tout au plus. Ils les peignaient de couleurs éclatantes, les enjolivaient d’or et d’argent, leur incrustaient des yeux d’émail.

On avait alors dans les mains Arduina, chère aux chasseurs, avec son arc et son carquois plein de flèches, et montée sur un sanglier ; Épona, assise sur un cheval, et Boubona, assise sur un bœuf ; Bélen, le front entouré de rayons d’or, ou Bélisana, les cheveux ornés du croissant d’argent ; Ézus, la poitrine à moitié nue sous la saie et brandissant sur des arbres une cognée ; Camul, avec son casque ailé, son bouclier et sa grande lance ; Tarann, sa foudre en zigzags d’or à la main ; Ogma, la peau de lion sur l’épaule, la massue au poing, des chaînes d’or tombant de ses lèvres ; Lug, étouffant le dragon ou bien écoutant ce que des corbeaux croassent à ses oreilles, portant dans la main droite une grosse bourse et dans la gauche une baguette surmontée d’un coq, autour de laquelle s’enroulent des serpents ; sa femme Rosmerta, élevant un sceptre pareil, debout et appuyée sur l’épaule de son époux ; Cernunnos le barbu, avec la ramure immense d’un cerf sur le front, des torques d’or passés dans ses cornes, entouré de bêtes et montrant sur ses genoux un sac de blé ouvert ; la déesse de la Seine et les autres Rivières avec une coupe appuyée au-dessous de la poitrine ; le dieu de la mer pressant un dauphin dans ses bras, ou bien à cheval et foulant aux sabots de son coursier des géants terrassés ; le dieu des légions souterraines, tenant le vase des libations funèbres, et armé d’un énorme marteau au bout d’un long manche, ou de grandes tenailles de forgeron ; la déesse de la terre féconde inclinant une corne d’abondance ou berçant sur son sein le divin serpent à tête de bélier ; le taureau Trigaran, avec trois grues perchées sur sa crinière ou trois cornes plantées sur le front ; et d’autres encore à la tète de buffle, aux pieds de bouc, aux oreilles d’âne, barbus, ventrus, cornus, debout, assis, couchés, montés sur des taureaux, des chevaux marins, des dragons, parfois avec trois têtes sur un même corps ; des dieux tout enfants et ailés, et d’autres qui semblaient des centenaires ; des déesses allaitant des dieux nouveau-nés. Que sais-je encore ? et qui peut les connaître tous, les distinguer entre eux et savoir tous leurs noms et tous leurs attributs ?

C’était en grand secret que les artistes lutéciens fabriquaient ces images et, s’ils les faisaient petites, c’est qu’ils craignaient les druides, qui interdisaient, sous peine d’excommunication, le culte des idoles. Nous-mêmes, les chevaliers, nous considérions que c’était offenser les dieux que de les représenter ainsi, comme des poupées pour amuser les enfants.

Mais les plus superstitieux parmi le peuple, surtout les laboureurs et les mariniers, venaient la nuit acheter ces figurines, les emportaient sous leur saie ou leur cuculle, regardant tout autour d’eux d’un air inquiet. Encore préféraient-ils aux plus jolies images, si fragiles, des blocs de pierre ou de bois, où l’on distinguait vaguement des yeux, un nez, une bouche.

Même ils se contentaient de quelque gros caillou oblong, sur lequel on avait gravé diverses lettres grecques, et qui pour eux figurait l’Amour.

Ces mêmes gens, quand ils souffraient au genou, à la main, au bras, faisaient emplette de genoux, de mains, de bras en plâtre ou en cire ; ils allaient les attacher à quelque chêne sacré, persuadés que, par ce moyen, la partie malade guérirait ; ou bien, s’ils avaient recouvré la santé ; ils suspendaient ces objets dans les enceintes sacrées en témoignage de leur reconnaissance envers les dieux.

Les Lutéciens s’entendaient comme personne à brasser l’hydromel, la cervoise, le cidre, et, avec une amphore de vin d’Italie, à remplir deux amphores. Les moins riches ouvraient leurs maisons à tout venant et débitaient des boissons : on reconnaissait ces demeures hospitalières à des branchages pendus au-dessus de la porte, et au son des harpes ou des rottes dont les bardes vagabonds charmaient les loisirs des buveurs. Près d’un tiers des huttes de Lutèce étaient ainsi ouvertes aux passants.

Au reste, n’importe lequel de ces Lutéciens était propre à faire tous les métiers, tour à tour et souvent à la fois charpentier, marinier, potier, teinturier ou batteur d’or. Si l’on appelait, dans nos villages, un charron de l’île, il ne se bornait pas à vous fabriquer une charrue, mais, par-dessus le marché, il vous empaillait un renard, vous taillait une paire de braies, guérissait la vache malade, enveloppait de l’hipposandale en fer la corne blessée d’un cheval, puis vous chantait quelque chanson nouvellement inventée chez eux.

Tous les Lutéciens, quel que fût leur pays d’origine ou leur métier d’adoption, étaient d’esprit pareil. C’était un esprit curieux, inquiet, gouailleur. Ils se plaisaient à contrefaire la démarche lourde de nos paysans ou l’air conquérant de nos guerriers. Ils ne marquaient de grand respect pour personne, et les druides pas plus que les chevaliers n’aimaient à s’aventurer chez eux. Ils n’avaient pas de chef reconnu, mais seulement un sénat, dont ils étaient constamment occupés à discuter les actes et à changer la liste.

Ils paraissaient moins robustes que nos gens, ayant le teint pâli par un séjour prolongé dans leurs maisons, mais ils étaient lestes, nerveux, et, dans les querelles, ils défiaient les plus forts. De ces gens, qu’on aurait écrasés d’une chiquenaude, on recevait presque simultanément un coup de poing dans l’œil, un coup de talon dans la mâchoire et un coup de tête dans le creux de l’estomac.

Ils parlaient la même langue que nous autres, mais ils la parlaient à leur façon, avec des mots, des tournures, des intonations qui nous empêchaient parfois de les comprendre, tandis qu’ils se comprenaient parfaitement entre eux et riaient de nos ébahissements.

Tous les jours, ils improvisaient quelque chanson pour se moquer des autres et d’eux-mêmes. Le soir, quand dans nos villages nous dormions déjà à poings fermés, ils aimaient à se réunir soit dans les maisons, soit dans la rue, à échanger des quolibets et des nouvelles. Certains excellaient à représenter des scènes, où ils paraissaient sous le costume des principaux personnages de la ville, imitant leur accent et leurs tics, leur prêtant des discours à mourir de rire.

Plusieurs n’avaient pas d’autre occupation que d’aller, dans la journée, de porte en porte, chez tous les barbiers et tous les débitants de cervoise, pour écouter ce qui s’y disait et le répéter le soir dans les foules. Si quelque étranger arrivait dans leur ville, on les voyait s’attrouper autour de lui et l’accabler de questions :

Qu’y a-t-il de nouveau ? Qu’est-ce qu’on dit là-bas. ? Que pense Divitiac chez les Édues ? Est-il vrai qu’Arioviste a reparu avec trois cent mille Germains ? Est-ce possible que le peuple romain ait rappelé César et l’ait condamné à mort ? Ce n’est pas vrai, dites, qu’un serpent de cent coudées barre le port de Massilia ?

Les plus intelligents d’entre eux s’entendaient à profiter, pour le bien de leurs affaires, de tous les renseignements qui circulaient ainsi. Ils savaient à merveille le prix d’un bœuf adulte chez les Lexoves, si les moutons des Bituriges[4] n’avaient pas eu la clavelée, si les coteaux des Voconces promettaient de bonnes vendanges, si les châtaignes donnaient abondamment dans les montagnes des Lémoviks, et si les blés s’annonçaient bien dans les guérets des Carnutes. Sur un propos échappé par hasard à quelque voyageur, on les voyait accaparer fiévreusement les sacs de grains ou écouler à bas prix leurs jambons de Séquanie.

Pendant que les uns étaient uniquement préoccupés des faits et gestes du grand serpent de Massilia, ceux-là trouvaient moyen d’ajouter des poignées de monnaies à celles qui emplissaient déjà leurs grandes jarres.

Leurs femmes étaient assez jolies, mais surtout elles étaient les plus coquettes de la Gaule. Elles rivalisaient d’inventions pour se faire belles, et s’empressaient d’imiter celle des leurs qui y avait le mieux réussi. Tous les mois, elles imaginaient quelque forme nouvelle de robe, de tablier, de bonnet ou de galoches, ou quelque combinaison imprévue de parfums et de teintures. Tantôt on les voyait toutes avec les cheveux roux comme le poil de renard, tantôt elles leur donnaient toutes, avec des mixtures de noix de galle et de limaille de fer, les tons noirs du corbeau. Elles mettaient de la farine tamisée sur leur cou, du vermillon sur leurs joues, du bleu de pastel au coin de leurs yeux, tout contre le nez.

Elles étaient folles de bijoux ; quand elles n’en pouvaient avoir d’or, d’électrum ou d’argent, elles s’en faisaient fabriquer en cuivre étamé. C’était à qui parmi elles aurait le plus de colliers, le plus de pendants d’oreilles, le plus de bracelets aux bras, aux poignets, aux jambes.

Aussi intelligentes et vives que leurs maris, elles leur étaient de précieux auxiliaires, non seulement dans le ménage, mais pour la fabrication de leurs produits, pour l’étalage de leurs marchandises, qu’elles s’entendaient à faire payer deux fois plus cher que cela ne valait.

Si vertueuses épouses qu’elles fussent, il leur était impossible de voir passer un homme, indigène ou étranger, vieux ou jeune, laid ou beau, sans essayer sur lui l’effet de leur parure et l’effet bien plus sûr encore de leurs œillades.

Au fond, ces Lutéciens étaient une engeance que nous n’aimions guère, nous autres de la Roche-Grise. Ils nous le rendaient avec usure, nous traitant volontiers de paysans, de rustres et de patauds. Il était bien malheureux qu’on eût laissé tous ces gens usurper un oppidum qui appartenait en somme à la nation parise tout entière, s’y installer et s’y carrer comme les vrais maîtres de la maison, nous y accueillir comme des étrangers, quand nous venions au marché, aux assemblées ou aux sacrifices, et, enfin siéger presque seuls dans le sénat dont les principaux chefs de la campagne étaient cependant membres de droit.

J’ai souvent pensé que mon arrière-grand-père aurait sagement fait de reconduire à coups de bois de lance les premiers qui se bâtirent une hutte dans l’île.

Mais, en somme, nous avions besoin d’eux. A qui donc aurions-nous pu vendre nos récoltes et notre bétail ? Chez qui aurions-nous pu aisément nous procurer mille douceurs ? Qui nous aurait prêté de l’argent, au taux modeste de cinquante pour cent, quand il nous fallait équiper nos guerriers en vue d’une expédition ? Et puis, j’avoue que vraiment ils nous amusaient. Souvent nos hommes allaient chez eux, sous prétexte d’y conduire leurs moutons, mais en réalité pour goûter leurs vins, entendre leurs chansons et savoir ce qu’il y avait de nouveau par le monde.

 

 

 



[1] Les Meldes : pays de Meaux.

[2] Les Helves : gens du Vivarais. — Les îles Cassitérides, ou îles de l’étain, sont les Sorlingues.

[3] Péninsule espagnole.

[4] Pays de Bourges et du Berry.