L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE IX — Sur l’océan : mes premières armes.

 

 

Je devenais hardi sur la mer, et j’avais le teint hâlé et bronzé d’un vieux matelot. A la vérité, j’aurais voulu donner moins de coups de rame et pouvoir distribuer quelques coups de lance. Ce n’était point à être un chevalier de la mer que je m’étais destiné.

Je me souvenais, cependant, que mon père m’avait ordonné d’éviter les légions.

Pourquoi sont-elles venues me relancer dans les baies de l’Armorique ?

Un jour, je trouvai tout le village de Gésocribate en émoi. Un messager arrivait du pays des Vénètes, annonçant que César construisait une flotte sur la basse Loire et déclarait la guerre à la confédération des Armoricains.

Alès lors il fallait que tous vinssent aider les Vénètes, plus directement menacés par lui. Les Redons, qui labourent les plateaux arides ; les Curiosolites, aux rivages parsemés d’îles granitiques ; les Osismiens, chez qui se dresse la colonne de roches qui marque l’extrémité du monde ; les Namnètes, qui naviguent sur la Loire ; les Diablintes, qui habitent le haut pays : tous, à pied, à cheval, en bateau, devaient se porter au secours de leurs confédérés[1].

D’ailleurs, les Unelles, dont la presqu’île s’avance comme un bras dans la mer, les Lexoves, les Baïocasses, les Aulerks Éburoviks[2], tous les peuples de la basse Seine avaient promis de faire une diversion.

César, paraît-il, avait envoyé dans tous ces pays des officiers pour réquisitionner des vivres, enlever des otages, et aussi pour observer ce qui s’y passait. Chez les Vénètes, on les avait arrêtés et retenus comme espions, jurant de ne les rendre que lorsque l’Imperator restituerait les gens qu’il avait pris chez les confédérés.

Le Romain avait affecté de s’en indigner, déclarant que ces officiers ôtaient des ambassadeurs et qu’on avait violé en leur personne le droit des gens.

Il accourait donc avec ses légions. II avait demandé une flotte aux Pictons, aux Santons, aux Bituriges-Vivisks[3], et ceux-ci, jaloux des Vénètes, meilleurs marins qu’eux et meilleurs négociants, n’avaient pas rougi d’envoyer leurs vaisseaux.

Galgac me dit :

Je m’embarque demain avec tous mes matelots. Comme cette querelle n’est point la vôtre, tu peux rester et attendre le retour de ton ami, vivant ou mort.

J’irai avec toi, répondis-je.

Il ne fallait pas songer à embarquer les chevaux, qui n’étaient pas devenus encore des chevaux marins, ni même Dumnac et Arviragh, qui perdaient beaucoup de leur bravoure à se sentir balancer sur des planches entre le ciel et la mer. Ils préféraient combattre sur le plancher des vaches. Ils me diront qu’ils iraient chercher les horions du côté de la basse Seine.

Du port de Gésocribate, cinglèrent vingt des plus grands navires, portant chacun trente hommes, aussi habiles à manier le glaive que la rame. Au sortir du port, tous les marins saluèrent pieusement les blocs informes de granit qui figuraient pour eux les dieux protecteurs. Ils prononcèrent à haute voix une prière et promirent, si le voyage était heureux, d’immoler des victimes. En chemin, nous ralliâmes cent barques venues de Vorgau, Vorge[4] et autres ports osismiens. Un vent favorable soufflait dans nos voiles rouges, et bientôt nous ralliâmes nos confédérés dans ce dédale d’îles plates qui encombrent la Petite-Île[5]. Cela faisait un total de deux cent cinquante navires et près de huit mille guerriers.

Pendant plusieurs semaines nous eûmes du plaisir. César était bien arrivé sur le rivage avec ses légions, mais sa flotte n’avait point paru. Il lui fallait assiéger par terre les oppida vénètes qui, tous, sont situés sur des caps, et que l’Océan vient entourer complètement à marée haute.

Il s’acharnait contre un oppidum, élevant des terrasses à marée basse, poussant ses galeries, faisant rouler ses machines : pendant tout ce temps, les Romains étaient criblés de traits par les assiégés et par les gens de notre flotte. Ils perdaient beaucoup de monde. Puis, quand ils étaient sur le point d’enlever la place, nous profitions d’une marée haute, nous nous approchions avec nos vaisseaux, nous recueillions la garnison, les habitants, toutes leurs richesses, et nous mettions le feu dans la ville. Quand les légionnaires y pénétraient, ils n’y trouvaient que des cendres ; et, furieux, ils apercevaient sur nos tillacs les assiégés de naguère, qui se gaussaient d’eux et leur tiraient la langue. Ils assiégeaient un autre oppidum, puis un autre, toujours nous répétions la même manœuvre, et c’était toujours pour eux à recommencer.

Ces petites fêtes cessèrent quand la flotte romaine, jusqu’alors retenue par les vents contraires, sortit enfin de l’embouchure de la Loire et s’avança ; contre la nôtre.

Les vaisseaux que leur avaient prêtés les traîtres Pictons et Santons étaient aussi robustes que les nôtres, avec des flancs et des contreforts de chêne, avec des voiles qu’aucun vent ne pouvait déchirer et des ancres solidement fixées à des chaînes de fer.

Au contraire, les galères romaines, d’où sortaient à chaque bord un triple rang de rames, paraissaient si frêles qu’elles devaient se briser sur le premier écueil.

Elles n’avaient pour elles que leur éperon d’airain à l’avant, et de hauts châteaux de bois élevés à la poupe et à la proue, et qui dominaient un peu nos tillacs.

C’était une simple bataille navale à livrer, car le gros des légions, César lui-même, avaient dû rester à terre. Quoique son aïeule Vénus fût sortie des flots, il ne paraissait point curieux de s’y risquer. Seulement, si nous étions vaincus sur mer, le rivage, tout reluisant de casques d’acier, ne nous offrait aucun refuge.

En somme, nous nous trouvions enfermés entre la flotte, romaine qui s’avançait menaçante, et le rivage qui se déployait derrière nous en amphithéâtre, se prolongeant sur notre droite par la presqu’île de Quiberon qui, à la marée haute, est une île.

Certains proposèrent de laisser les légions se morfondre sur les plages et la flotté romaine croupir dans les bas-fonds. Nous n’avions qu’à recueillir les assiégés des oppida marins, à déployer nos voiles, et à gagner la haute mer, où l’ennemi ne pouvait nous suivre, car les galères ne sont point faites pour affronter les tempêtes de l’Océan.

En somme, nous n’abandonnerions aux Romains que des landes stériles ou ravagées, et la république des Vénètes, qui serait tout entière sur ses vaisseaux, resterait intacte. Elle flotterait sur l’Océan jusqu’à ce que la disette chassât de l’Armorique les envahisseurs.

Plus j’y réfléchis, plus j’estime que ce parti eût été le plus sage. Ce ne fut pas celui que soutinrent les jeunes gens et même, il faut le dire, les plus ardents parmi les vieux. Ils avaient hâte de venger leurs injures, de sentir la chair de l’ennemi frémir et crier sous les glaives vainqueurs. Ils tinrent à livrer bataille en vue du rivage natal, de ces oppida d’où leurs familles les contempleraient en leur tendant les bras, de ces hauts menhirs sous lesquels reposaient les ancêtres, de ces légions de géants pétrifiés qui semblaient les encourager à combattre.

On donna le signal ; les galères romaines s’avancèrent à force de rames, afin d’enfoncer leurs éperons dans les flancs de nos navires. Les Romains n’avaient pas compté que ceux-ci ; bâtis d’un chêne qui avait poussé dans les granits, seraient si robustes. Plusieurs des éperons, tant le choc fut violent, s’arrachèrent avec tout l’avant du bâtiment, et deux galères, tout de suite inondées, coulèrent à pic avec les légionnaires et les marins, qui levaient en l’air leurs bras désespérément.

Alors, du haut de leurs tours de bois, les assaillants firent pleuvoir sur nos tillacs des balles de plomb, des boulets de pierre, des flèches, des javelines, des phalariques dont les étoupes, enduites de bitume, flambaient. Cela encore ne leur servit à rien, car nos bardages étaient presque aussi hauts que leurs tours, et nous répondions par une grêle de traits non moins meurtrière.

La bataille semblait gagnée. Je battais des mains.

Méfie-toi, me dit Galgac. Les Romains ne sont jamais à court de ruses, et l’on dit que César est un magicien. Sais-tu nager ?

Oui.

Alors tu ferais bien d’ôter ta ceinture de bronze et tout ce qui pourrait alourdir tes mouvements, si tu venais à tomber à l’eau.

Les capitaines des galères romaines avaient arrêté l’élan de leurs navires, fait ramer en arrière, et ils semblaient se consulter. Tout à coup, sur les tours de poupe et de proue, nous vîmes paraître des engins qui nous étaient inconnus. C’était comme de grandes faux luisantes emmanchées à de longues perches.

Croient-ils qu’il s’agit de couper les blés ? Sommes-nous au temps de la moisson ? demandai-je-en riant à Galgac.

Méfie-toi, te dis-je. Je donnerais mon village de Gésocribate pour que le vent soufflât du nord au lieu de souffler du sud. Je cinglerais entre ces galères en brisant, à ma droite et à ma gauche, leurs triples rangs de rames, et je gagnerais la haute mer. Mais ce même vent qui pousse les Romains sur nous m’empêcherait de passer entre l’île de Houat et la pointe de Quiberon. On ne pourrait y réussir qu’à la condition de louvoyer et courir des bordées ; alors les Italiens auraient vingt fois le temps de me couper le chemin. A des moments comme celui-ci c’est un fier avantage pour eux que de marcher à six rangs de rames. Fâcheuse idée que de nous être laissés acculer dans cette crique au fond de laquelle le vent nous repousse ! Tant pis, il faut bien se battre sur place. Mais voilà, des engins qui ne me disent rien de bon.

Il n’avait pas fini de parler que les galères romaines, toutes sur une ligne, s’avancèrent de nouveau contre nous ; leurs rames ne faisaient que plonger et sortir de l’eau, bien en cadence, étincelantes sous le soleil.

Soudain, du haut de leurs tours, on vit les faux d’acier s’abattre sur nos navires, trancher le faite des mâts, couper les cordages, faucher les agrès comme on fauche les foins en juillet ; sur nos ponts nous fûmes tout à coup accablés par la chute des mâts et des vergues, pris sous les voiles traînantes comme des poissons sous des filets. En même temps, chacun de nos navires les plus avancés fut cerné par deux galères ; de chacune de celles-ci un pont tomba sur nos bordages.

Les légionnaires, poussant des hurlements de joie, envahirent par les deux flancs nos tillacs. C’était une bataille de terre qui, au milieu de la mer, commençait pour eux, une bataille où le nombre et l’armement leur assurait tout l’avantage.

Devenus fantassins, nous leur étions inférieurs, car les épieux étaient d’une faible défense contre le pilum qui pique comme une aiguille et s’enfonce comme une lance. Nos couteaux de marins ne valaient guère contre les glaives. Nous n’avions ni casques, ni cuirasses. Tout au plus pouvions-nous compter sur nos bonnes haches, avec lesquelles nous défoncions des crânes et abattions des épaules.

La supériorité du nombre nous écrasait. César, du rivage, envoyait sans cesse, sur des bateaux plats, de nouveaux soldats pour renforcer ceux des galères.

A un certain moment, Galgac et moi nous fûmes acculés au bordage, sous la poussée des légionnaires.

Encore un effort, me dit-il, et ce sera le moment de montrer que tu sais nager.

Nous faisons une dernière charge, et les Romains reculent d’un pas sous l’éclair de nos haches. Puis nous enjambons prestement le bordage et nous piquons dans les flots.

Des Romains qui avançaient la tête pour mieux voir reçoivent en pleine figure l’eau qui rejaillit de notre chute.

Nous plongeons comme des marsouins, pour éviter les traits, nageant entre deux eaux, ne mettant le nez hors du flot que pour respirer, le baissant aussitôt sous le sifflement d’une javeline ou d’une flèche.

On ne s’arrête que lorsqu’on est hors de la portée des projectiles. Nous saisissons une épave qui dérivait, et, nous y appuyant du menton et des mains, nous regardons du côté de la bataille.

Des deux cent cinquante navires armoricains, pas un qui, sur son pont rasé par les faux, ne fourmillât de casques d’acier, tandis que des formes humaines en tombaient, pareils à des oiselets qui dégringolent du nid. D’autres navires serrés, chacun, entre deux trirèmes romaines, semblaient de gros canards se débattant entre deux oiseaux de proie. Les rames des galères, se levant et s’abaissant toutes ensemble, frémissaient comme des ailes éployées de faucon ; les éperons d’airain s’acharnaient comme des becs avides fouillant la chair de la victime.

A l’avant de la plupart des vaisseaux gaulois étaient, arborés des enseignes et des vexilla romains ; les longues trompettes jetaient sur les eaux de joyeuses fanfares, et des chants de triomphe retentissaient en langue italienne.

Sur les flots on ne voyait que débris de mâts et de vergues, et des milliers de points noirs qui étaient des têtes humaines. Sur elles les Romains frappaient à coups de rame, à coups de perche, à coups de gaffe, les prenant pour cible de leurs flèches, les sabrant avec les faux.

Ceux des nageurs que les courants de mer, leur lassitude, un trompeur instinct de conservation, poussaient vers le rivage y étaient attendus par les légionnaires. Là on les assommait comme des thons qui se débattent dans les filets ou des veaux marins échoués sur une plage.

La nuit tombait, le soleil couchant empourprait l’horizon, éclairant de ses derniers feux les oppida désormais livrés à la discrétion de César avec les vieillards et les femmes des Vénètes, les hauts menhirs de granit, géants humiliés et consternés de la défaite de leurs enfants, les lignes d’acier de l’armée romaine rangée sur le rivage, les châteaux des galères latines et la ruine des vaisseaux gaulois, et ces milliers de points noirs qui tachaient le miroitement lumineux de la mer, tandis que des éclairs passaient qui étaient le reflet des grandes faux.

Grâce à notre épave, nous pûmes, en nageant des pieds, aborder à l’île de Houat. La nuit, sur une simple barque de pécheur, nous gagnâmes la haute mer, d’où, le jour suivant, nous cinglâmes vers une anse du pays osismien.

Un mois après, je rentrais fort penaud à la Roche-Grise. J’y retrouvai Dumnac et Arviragh, revenus de la basse Seine, l’un avec un coup de glaive sur le crâne, l’autre avec la cuisse traversée d’une flèche.

Il n’y eut pas besoin de nos récits pour que, dans la maison paternelle, les coeurs fussent tristes et les mines allongées, encore que mon père parut fier de mes exploits et que ma mère me considérât avec une joie attendrie. Là, j’entendis raconter des choses plus terribles encore que celles que j’avais vues. Il n’était pas une région de la Gaule que le malheur eût épargnée.

Tout à l’heure, César était à l’est, battant les Helvètes et les Germains d’Arioviste ; puis on l’avait vu, pour ainsi dire, sur notre tête, écrasant les Bolgs vers l’Aisne, vers la Sambre et vers la Meuse ; enfin on l’avait entendu du côté de l’ouest, guerroyant contre la confédération armoricaine. Il semblait tourner autour de Lutèce comme un loup autour d’un bercail, mais toujours distrait par d’autres proies. Partout sur son passage s’étaient élevés des camps fortifiés, pleins de soldats, qui à distance cernaient les Parises d’un cercle de fer.

Pas à si longue distance, car du mont de Camul, où les gens de Lutèce avaient établi un poste de guetteurs, on apercevait une colline dont la terre, fraîchement remuée, faisait une tache blanche sur la verdure des campagnes, et cette colline nous renvoyait l’éclair des casques frappés des feux du soleil.

La guerre de César contre les Armoricains avait inquiété les gens de Lutèce. Cette fois, c’étaient eux qui s’agitaient, et les gens de la Rivière qui restaient tranquilles. Chez nous on connaissait à peine de nom les Lexoves, les Unelles, les Vénètes, tandis que nos insulaires étaient accoutumés à commercer avec eux par la Seine.

Les plus belliqueux des Lutéciens avaient envoyé à la Roche-Grise des émissaires pour sonder les dispositions de Béborix : il ne s’agissait pas d’une levée en masse de la nation parise ; mais si mon père et les autres seigneurs de la Rivière aux Castors avaient pu expédier là-bas, sur la basse Seine, quelques centaines de chevaliers, d’écuyers ou de paysans armés d’arcs et de frondes ?

Mon père avait fait comprendre aux ambassadeurs qu’avec des postes romains si près de nous, il lui était difficile de laisser les villages à l’abandon. D’ailleurs, il leur prouva que, pour atteindre la basse Seine, cette poignée d’aventuriers aurait d’abord à passer sur le corps aux légions.

Les Lutéciens étaient repartis l’oreille basse. Le désaccord entre leur île et les villages de la haute Rivière s’en augmenta.

Un jour, cependant, il s’en était fallu de bien peu que la trompe d’appel sonnât dans toute la vallée, du château de Cingétorix au manoir de Carmanno. Un cavalier couvert de poussière avait apporté un message d’un chef des Aulerks Éburoviks, Criciro, qui était le propre frère de ma mère. Les Éburoviks, en masse, avaient pris les armes contre César, forçant les colliers d’or à les suivre, égorgeant ceux qui résistaient. Mon oncle suppliait donc mon père de lui amener en grande hâte tout ce qu’il aurait de guerriers disponibles.

Une fureur belliqueuse fit oublier tous les conseils de la prudence : la vallée des Castors, elle aussi, se levait en masse.

Mais, dans la nuit de ce même jour, mon oncle Criciro lui-même arriva, poudreux, épuisé, sanglant, le casque fracassé. Un moment, avec le vaillant chef des Unelles, Viridorix, il avait cru tenir la victoire : les trois légions de Sabinus, enfermées dans leur camp retranché, privées de toute communication avec César, qui guerroyait en Armorique, étaient sur le point d’être forcées. Quarante mille Gaulois assiégeaient dix-huit mille Romains. L’imprudence de quelques jeunes chefs, sourde aux sages conseils de Viridorix, avait tout perdu. Un assaut tenté sans préparation suffisante avait été repoussé ; une brusque sortie des légions avait complété la déroute de notre armée de la basse Seine.

Et, quelques jours après, on avait appris le désastre des Vénètes. Sans qu’on pût se douter à la Roche-Grise que j’en avais ma part, on fut terrifié de l’étendue de la catastrophe. Tout avait péri. Les héros de l’Armorique, les chevaliers de la mer, les vainqueurs des tourbillons et des enfers océaniques, dormaient maintenant au fond des flots, près de la Petite-Mer, parmi les palais des cités subaquatiques, le visage rongé par les crabes et les pieuvres phosphorescentes. Le lendemain de la défaite avait été pire que la défaite. Sous les verges et les haches des licteurs avaient expiré les membres du sénat vénète. Tout le reste de la nation avait été livré aux maquignons d’hommes du Latium, vendu sous la lance qui indiquait que c’était un butin de guerre, adjugé au plus offrant.

Ah ! les beaux hommes de la Celtique, les vierges aux tresses blondes, ne devaient pas se vendre cher sur les marchés de l’Italie, de l’Afrique et de l’Asie ! Cette chair de notre chair y devenait la plus vile des marchandises.

Ce qui ajoutait de la honte à ces malheurs, c’est que, là aussi, des Gaulois avaient prêté leur bras à César pour la perte des Gaulois. Sur l’Océan aussi s’étaient rencontrés des peuples de traîtres, dignes complices des Édues et des Rhèmes : les Santons et les Pictons. Quand donc la Gaule cesserait-elle de se déchirer de ses propres mains ?

Et, de nouveau, on signalait les légions au nord, à l’est, au sud, partout. Dans les tourbières et les marais de la Morinie ; de la Ménapie, de la Batavie, César, entrant dans les fanges jusqu’au poitrail de son coursier, jusqu’au pommeau d’or de sa selle, détruisait des cités humaines confondues parmi des villages de castors et des bauges de sangliers. Du côté du Rhin, il décimait les tribus envahissantes des Germains, barrait le cours de la Meuse et de la Moselle avec quatre cent mille cadavres d’Usipètes, de Tenctares, de Chérusks, de Sicambres, les grands corps blancs des guerriers mêlés aux corps délicats des femmes et des enfants. Il domptait le Rhin frémissant, le faisait passer, ainsi que sous un joug, sous le pont construit par ses ingénieurs, et portait la flamine jusque dans les profondeurs vierges de la forêt Hercynienne.

Sur la Garonne, son lieutenant Crassus exterminait les Aquitans de Gaule et les Ibères d’Espagne, accourus au secours de leurs frères. Quand des voyageurs vinrent nous raconter ces massacres de guerriers du Sud, cette mort d’Adiatun, le roi des Sontiates[6], autour duquel ses six cents fidèles se firent tuer jusqu’au dernier homme, il y eut chez nous un cri d’admiration et de douleur. Nos guerriers serrèrent en silence la main de mon père, et leurs yeux lui disaient :

Conduis-nous contre les Romains. Si la fortune trahit ta valeur, aucun de ceux qui sont ici ne te survivra. Nous ferons comme les fidèles du roi des Sontiates. Entre nous et toi, c’est aussi à la vie, à la mort.

Mon père hochait la tête, comprimant son émotion. Les Romains étaient trop près, trop nombreux : ils se multipliaient par la rapidité de leurs marches. Du Rhin et de la Meuse, de l’Escaut et de la Sambre, de la mer d’Armorique et de la mer d’Aquitaine nous arrivait à la fois l’écho du fer martelant des armures ; et, cependant, à une journée de la Roche-Grise luisaient les casques du Latium, s’allongeaient les colonnes des légionnaires en marche, avec le piétinement des cavaleries, et le défilé terrifiant des machines de guerre.

Un vent de colère et d’épouvante courait sur la Gaule entière ; la nuit on s’éveillait en sursaut au bruit de batailles surhumaines qui se livraient dans les nuées. Quand on collait l’oreille au sol, on percevait le sourd gémissement de la terre mère, pleurant ses enfants morts et la honte de ceux qui survivaient.

Qui donc était-il cet homme qui animait ainsi jusqu’aux forêts, jusqu’aux rochers, jusqu’aux nuées du ciel et aux flots de la mer, d’un esprit de démence guerrière, poussant les peuples les uns sur les autres, faisant jaillir partout à la fois des sources de sang humain et tordant les entrailles de la terre dans les douleurs de l’agonie ou de l’enfantement : fils des dieux, presque un dieu ; et le plus terrible de tous, devant lequel Teutatès semblait trembler, et Camul pâlir, et Tarann mettre une sourdine à son tonnerre ?

L’année n’était pas terminée qu’il prenait l’Océan corps à corps, couvrait de ses vaisseaux le détroit de Morinie, et, abordant en des lieux inconnus, livrait bataille à ces Britons indomptables qui se ruent au combat sur des chars de bronze.

Quand nous sentîmes la mer entre César et nous, il y eut en Gaule un soupir de soulagement. Il paraissait si loin, exposé à tant de hasards ! Et qui savait si l’Océan, surpris par son brusque passage, lui permettrait de repasser ?

Déjà le dieu se vengeait sur la flotte ancrée dans les baies de l’île de Bretagne et sur les chalands qui amenaient à César ses vivres et sa cavalerie. Les plages sablonneuses de la Lexovie, les grèves caillouteuses. de la Morinie se jonchaient de débris de navires, de chevaux morts. Et jusque dans les criques des Unelles et des Osismiens, parmi la brume épaissie, les Armoricains ravis découvraient des barques désemparées que semblaient manoeuvrer des équipages de trépassés.

De nouveau mon père se reprit à espérer. Il envoya des courriers aux chefs de notre Rivière, et à ceux qui font cultiver les vallées de l’Essonne, de l’Orge, de la Marne, de l’Oise, à tous les colliers d’or de la nation parise. Il résolut d’aller trouver lui-même les sénateurs de Lutèce.

Hélas ! pendant qu’il rêvait de grands coups de lance, de camps pris d’assaut et d’une glorieuse guerre de délivrance, les Trois Mères assises côte à côte, avec, sur leur giron, des paquets d’écheveaux qui sont des existences humaines, avaient déjà pris en leurs mains le fil de ses destinées et en approchaient l’acier tranchant. Kathubodua, qui va recueillir les âmes des guerriers dans les mêlées, avait déjà ordonné, à son intention, de seller son coursier aux ailes noires.

Et ce n’était pas dans une grande bataille contre les Romains, à la face du soleil et sous les yeux de milliers de braves, que la messagère de mort allait le toucher à l’épaule ; c’était dans une de ces luttes impies, entre fils de la même mère, pour lesquelles il s’était pris d’une horreur chaque jour plus grande.

 

 

 



[1] Les Vénètes habitaient le Morbihan actuel ; les Redons (Rennes et Redon), l’Ille-et-Vilaine ; les Curiosolites, les Côtes-du-Nord ; les Osismiens, le Finistère ; les Namnètes (Nantes), la Loire-Inférieure ; les Diablinles, la Mayenne.

[2] Gens du Cotentin, de Lisieux, de Bayeux, d’Évreux.

[3] Gens du Poitou, de la Saintonge, du Bordelais.

[4] Aujourd’hui Cos Castell Ach et Carhaix.

[5] Ou Mor-Bihan. C’était alors un très vaste golfe ; la plupart des îles qui le parsemaient sont soudées depuis au rivage.

[6] Aujourd’hui pays d’Armagnac.