LES PARISES DE LUTÈCE
A un certain moment, je n'y tins plus. L'oisiveté me pesait, surtout depuis qu'on m'avait proclamé un guerrier. J'avais honte de n'employer ma force et mon adresse que contre les bêtes de la forêt, d'être bien au frais l'été et bien au chaud l'hiver, pendant que Gaulois et Romains cherchaient la gloire dans les rudes travaux de Camul. Je dis à mon père : Père, j'ai dix-huit ans. A mon âge, tu avais déjà gagné de l'honneur, des blessures et des trophées. Permets-moi de parcourir le vaste monde, comme ont fait nos aïeux... Et puis je voudrais voir la mer. Il resta silencieux. Ensuite il alla parler avec ma mère. Elle pleura beaucoup et dit : Je savais bien qu'on finirait
par me le prendre ! Mon père appela Dumnac et Arviragh et leur dit de se
préparer à me suivre. Il me donna une bourse pleine de pièces à la marque des
chefs et des cités les plus illustres de Je ne veux pas t'envoyer chez mes parents Aulerks, et je ne te permets pas d'aller chez les tribus de la basse Seine : on dit que César va s'y rendre, et c'est trop tôt pour toi que d'affronter ses légions... Tu t'en iras donc dans la direction du sud-ouest ; tu traverseras le pays des Carnutes, des Cénomans, des Redons et des Vénètes[1], où l'étranger est toujours bien reçu. Quand tu arriveras à Gésocribate, ville des Osismiens, tu demanderas le sénateur Houël. Tout le monde t'indiquera sa hutte et son bateau. Il a été mon hôte ici, et j'ai été le sien. Nous avons fait ensemble mainte campagne dans l'île de Bretagne, dans l'île d'Hibernie et chez les autres peuples de la mer. Il te recevra et t'aimera comme son propre fils. La harangue de ma mère ne fut pas si longue. Elle me remit quelques bijoux pour la femme et les filles d'Houël, s'il en avait. Elle me glissa dans la ceinture de mes braies une autre bourse pleine de monnaies. Elle me passa au doigt une bague de cornaline rouge qui devait me préserver de tout péril, m6 recommanda de ne pas oublier nies prières aux dieux et de prendre garde à la, mer. Puis elle se jeta sur mon coeur et pleura comme une fontaine. Je me mis en route par une belle matinée de printemps, comme les oiseaux s'égosillaient dans les arbres auprès de leurs nids, et nous commençâmes à chevaucher comme trois bons compagnons. Je traversai les contrées dont m'avait parlé mon père, ravi du clair soleil, de la belle verdure, recevant l'hospitalité dans les villages et les oppida, étonné que le monde fût si grand, et qu'après tous ces pays il y en eût encore et toujours, toujours avec des hommes, des femmes et des petits enfants. Je traversai les terres granitiques de l’Armorique, couvertes de chênes rabougris, mais toutes parées de genêts aux fleurs d'or, de bruyères aux fleurs rouges, toutes bourdonnantes d'abeilles. Ce pays est pauvre d'habitants. Encore ceux-ci, petits et bruns, vêtus de peaux de bique et armés le plus souvent de haches de fer ou de bronze, avaient-ils l'air de vrais sauvages. Ils nous regardaient en dessous, mais ne nous attaquaient pas. S'ils parlaient, à peine comprenions-nous leur idiome. Quand nous étions passés, nous les entendions s'appeler dans les bois en poussant des cris de chats-huants. Un matin, arrivés au sommet d'une colline, nous aperçûmes une ligne sombre qui semblait plus haute que l'horizon. La mer ! crièrent mes deux compagnons, en agitant joyeusement leurs lances. Nous descendîmes, nous remontâmes, nous descendîmes encore, et, dans une sorte de petite mer qui semblait séparée de la grande, nous vîmes un village étrange, autour duquel se dressaient de hautes roches et qui semblait isolé du reste du monde par la mer et les remparts de granit dentelés. Il se trouvait là comme au fond d'un puits. Sur le rivage de gros galets, que l'Océan semblait évacuer lentement, à regret, en grondant, colère comme un dragon, se hérissant de crêtes blanches, étaient couchés une centaine de bateaux : les uns très grands et capables de contenir trente hommes, les autres plus petits. Ils inclinaient vers la grève leurs longs mâts, avec un fouillis de vergues et de cordages, tandis qu'ils tournaient vers le soleil leur coque toute rugueuse de mousses, d'algues et de coquillages. Quant au village même, on y voyait des huttes de bois couvertes de peaux de bêtes marines, sur lesquelles on avait posé des galets et des ancres, pour que le vent du large ne pût les emporter. D'autres n'étaient que des bateaux renversés, leurs quilles en l'air, et sous lesquels se glissaient en rampant leurs habitants. Quelques-uns dés naturels avaient élu domicile dans des cavernes fermées de grandes toiles goudronnées. Çà et là des carcasses énormes et blanches d'animaux à moi inconnus. Partout séchaient des filets longs de plusieurs centaines de pas, et d'une couleur rougeâtre. A des perches posées sur des piquets se balançaient des lamelles qui semblaient d'argent et que je reconnus ensuite être des poissons, accrochés là pour sécher. Devant les huttes, des hommes, chaussés de bottes prodigieuses, des femmes aux cheveux ébouriffés, des enfants demi nus, maniaient des monstres aux formes étranges, ou plongeaient les bras dans des gélatines d'où ils ressortaient noirs jusqu'aux coudes. Une odeur âcre et fétide se dégageait de tout cela et, malgré le vent salin dont la côte était balayée, vous prenait à la gorge. Quand nous voulûmes approcher d'une de ces familles, les femmes et les enfants, à la vue de nos casques, de nos longues lances et de nos chevaux, se levèrent et s'enfuirent en poussant des cris. L'homme seul ne se sauva point, mais mit la main sur une sorte de croc emmanché d'un bâton. Je lui dis : Est-ce ici que demeure le
sénateur Houël ? — Le sénateur Houël, il est mort. — Il a sans doute un fils ? — C'est selon. — Comment, c'est selon ! Il a un fils ou il n'en a pas. — Tu dis bien. — Comment s'appelle-t-il ? où demeure-t-il ? — Il faut le lui demander. J'hésitais entre un bon coup de bois de lance sur les omoplates du rustre et les moyens de persuasion. Je tirai une pièce d'argent et je la lui jetai. Il la prit, la tourna et la retourna, et se gratta la tête sous son bonnet de laine. On eût dit qu'il n'avait jamais vu d'argent. A la fin il me rendit la pièce, tout embarrassé, et grogna : Il s'appelle monseigneur le sénateur Galgac, et voilà sa maison. C'était une hutte plus grande que les autres, mais qui ne
pouvait soutenir la comparaison avec notre maison de Un homme en sortit, courbant sa haute taille sous la porte basse, et nous présenta un visage avenant, hâlé, tanné, et complètement rasé. Je lui dis en quelques mots qui nous étions et je lui tendis la moitié de pièce d'or. Il rentra dans la maison et ressortit avec l'autre moitié qu'il appliqua contre la première. Par le dieu qui chevauche sur les flots, me dit-il, j'avais bien l'idée que tu viendrais quelque jour, c'est-à-dire toi ou ton père. Alors il vit toujours ? Il va bien ? Le mien est mort : une lame nous l'a enlevé à la pointe du raz, avec les sept hommes de son équipage de pèche. Alors toi aussi tu vas bien ? Descendez de cheval, vous tous, et entrez dans la maison. C'est ainsi que je devins l’ami de Galgac. Sa demeure était encombrée de filets et de bannes d'osier, pleines de poissons pêchés du matin, ou bien de poulpes coupés en morceaux pour les amorces. Pendant tout mon séjour, il se montrait l'hôte le plus empressé ; mais c'était une hospitalité singulière. On dormait sur des lits de varech, où parfois venaient se blottir de grands crabes, dans l'odeur de goudron, de tannin ou de poisson. Aux heures des repas, on mangeait de l'anguille de mer, des poissons à la tête aussi grosse que le corps avec des feux ronds et énormes, d'autres larges et plats comme des boucliers. Quand le temps n'avait pas permis de pêcher, on ouvrait les grandes jarres et l'on dégustait des sardines confites, des harengs fumés, des quartiers de baleine salée. On décarcassait des bêtes cuirassées comme des centurions romains, rouges comme le manteau d'un tribun, hérissées de dards, armées de pinces énormes et de tenailles dentelées. Pour boisson, de l'huile de phoque ou du cidre de pommes. Rarement de la viande, jamais de vin. Nos chevaux durent s'accoutumer à brouter, plus souvent que le foin ou l'orge, des varechs et des algues marines lavées dans l'eau douce. Ils finiront par devenir des chevaux marins, disait Dumnac, et par galoper sur les flots avec des nageoires. Quant à moi, il me vient des palmes entre les doigts, tout comme aux canards. Je commence à respirer par les ouïes, et quand je me gratte, ce sont des écailles qui me tombent du dos. Ce qui me consolait de tout, c'est que Galgac me prenait avec ses marins dans son bateau de pêche. C'était une solide coque, dont un bélier romain n'eût pu enfoncer les côtes, avec des peaux de bêtes amincies, rouges de tannin, noires de goudron, en guise de voiles. J'avais peine à remuer les lourdes rames que ces hommes, couverts d'une saie et de braies en toile huilée, maniaient comme des jonchets, en cadence et poussant des cris rythmés. Nous allions jusqu'en pleine mer tendre des lignes, plonger des paniers près des écueils, poser des filets garnis en haut de morceaux de liège et en bas de balles de plomb. En attendant que le poisson vint se prendre, nous dormions au fond du bateau, la face tournée vers la lune, les rayons des astres dans les cils. Le long des bordages passaient les pieuvres étalées en étoiles phosphorescentes. On entendait, près de nous, les marsouins souffler et les requins faire claquer leurs mâchoires. Galgac m'emmena dans une promenade de plusieurs jours le long des côtes. Nous passâmes sous des roches colossales, noires comme si elles sortaient d'un four ou resplendissant au soleil comme de l'argent neuf. Sur les rivages bas, nous apercevions des peuples entiers d'animaux à la tête ronde et moustachue, pareils à nos castors, mais se traînant sur des nageoires, la peau rase et luisante, nous regardant avec des yeux brillants et doux, et poussant des cris qu'on eût cru appartenir à une langue humaine. Autour des hautes roches tourbillonnaient des milliers d'oiseaux blancs, aux ailes minces et longues, ou bien ils se posaient sur les vagues et s'y laissaient balancer, assoupis, endormis. Des masses énormes et noires, dix fois plus grandes que notre bateau, se dressaient tout à coup sur la mer, et envoyaient au ciel une double trombe d'eau salée. Nous frôlâmes des grèves sur lesquelles se dressent des centaines de pierres colossales, où s'alignent des légions de monolithes, aussi nombreuses que celles de César. Les paysans croient que ce sont des troupes lancées à la poursuite de Hu-Gadarn et qu'un geste du héros a pétrifiées sur place. A de certaines nuits, elles se remettent en marche aux rayons de la lune, et malheur à qui se trouve sur leur passage. Galgac me dit : Tout cela, c'est des fables. Ces pierres sont simplement les monuments funéraires de chefs fameux ; encore aujourd'hui on apporte de très loin les morts illustres pour les ensevelir dans ces landes. Mais, à son tour, il me racontait que, la nuit, on entend les défunts se retourner sur leur froide couche en faisant bruire leur armure, et que, de dessous les pierres et les tertres, il sort des nains qui dansent en rond sous les étoiles, forcent le voyageur attardé à danser avec eux et le font tourner et sauter ainsi jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il me dit, aussi les dangers de certains rochers isolés dans la mer : ils sont hantés par des druides de la mer, aux mains palmées, qui bénissent les naufragés avant de les dévorer ; par des femmes dont le corps. se termine en queue de poisson. Elles ne sortent de l'eau que leur poitrine, appelant d'une voix mélodieuse les navigateurs ; s'ils sont assez imprudents pour approcher, elles s'attachent à eux de leurs bras de femme et de leur queue d'écailles, et les entraînent sous les flots pour les manger. Il me montra le rivage en demi-cercle où tous les ans, vers le solstice d'hiver, par une nuit sombre, se rassemblent les urnes de ceux qui sont morts dans l'année, attendant qu'un dieu les fasse entrer en une barque et les emmène dans une grande terre qui est bien loin vers l'ouest et qu'aucun marin n'a jamais pu découvrir. Il me fit passer entre le terrible cap, au pied duquel s'ouvre mugissante une des bouches de l'enfer, et l'île que des vierges farouches font retentir la nuit du fracas des tympanons et des cymbales. Ce passage est un des plus redoutables de l'Océan : le fond en est jonché de carcasses de navires engloutis jusqu'à la pointe de leurs mâts, et, pour peu que le pilote incline trop à droite ou trop à gauche, on est sûr d'être présent au funèbre rendez-vous de la nuit de décembre. Ailleurs, Galgac, m'obligeant à me pencher hors du bateau, me montrait au fond des eaux les palais de cités que la colère des dieux avait englouties pour punir les crimes des habitants. J'avais beau me pencher : dans la transparence des flots glauques, je ne voyais rien que des rochers, entre lesquels circulaient les homards, les crabes et les poulpes ; mais il m'assura que la nuit on entend monter de là des voix humaines et qu'on distingue les torches qui éclairent encore les orgies subaquatiques de ces coupables citoyens. Que d'autres histoires encore il me conta pendant les soirées claires de mai, tandis que l'eau filait à droite et à gauche, que le bateau laissait derrière lui un sillage lumineux, et que des rames découlait un feu liquide ! Les chevaliers des nations armoricaines gagnaient leurs torques d'or, non pas comme chez nous, en combattant des guerriers, mais en luttant contre la mer soulevée en montagnes, contre les dieux bouleversant l'Océan de leurs foudres et de leurs tridents, contre les vents dont le souffle emporte les voiles et dont les sifflements affolent les hommes, contre les tourbillons qui pendant des heures entraînent les navires le long d'entonnoirs qui se creusent en cercles toujours plus rapides, toujours plus profonds, jusqu'au niveau des régions infernales. Ils allaient harponner les cétacés géants dont un coup de queue effondre les plus puissants navires, les poulpes aux bras plus longs que des mâts, le narval qui porte au front une lance d'ivoire bistournée, les poissons guerriers, armés de glaives, de scies et de marteaux, les lions et les taureaux de la mer, les éléphants à nageoires. Ils allaient les relancer jusque clans les régions où la nuit dure six mois, où le fer des haches éclate par la rigueur du gel, où l'on voit distinctement le disque enflammé du soleil se plonger dans les flots qui grésillent et qui fument, où dans des glaces éternelles les montagnes de feu vomissent jusqu'au ciel les entrailles de la terre. Ils commerçaient dans les golfes profonds des Hyperboréens, chez qui les homes n'atteignent jamais la taille d'un enfant de huit ans ; dans cette île de Bretagne où les indigènes allument aux cornes des bœufs des feux errants pour tromper les navigateurs ; dans cette île d'Hibernie où les insulaires se teignent le corps entier avec le bleu du pastel, se piquent sur tous les membres des dessins compliqués, égorgent leurs enfants devant l'idole Cromm-Cruach, et, au lieu de conserver seulement le crâne de l'ennemi tué à la guerre, font sécher sa cervelle. Des mers où pullulent sur des rochers de glace les ours blancs, les Armoricains rapportaient de l'huile de baleine, des morues sèches, des ivoires étranges ; des rivages britons et hyperboréens, ils ramenaient des esclaves, des chions de guerre, de l'étain et de l'ambre. Galgac me citait un de ses amis qui, emporté vers le sud par une tempête, après avoir erré sous un ciel où le pilote éperdu ne retrouvait plus nos étoiles, était revenu avec une femme toute noire et de la poudre d'or ; un autre prétendait avoir abordé, par delà l'immensité de l'Océan, en des lieux peuplés d'hommes rouges qui lançaient des flèches empoisonnées et qui mangeaient leurs prisonniers. Et je l'écoutais en ouvrant de grands yeux, accoudé sur le bordage du bateau, parmi les filets à l'odeur acre et les poissons morts. |