LES PARISES DE LUTÈCE
Des bruits de guerre couraient tout le pays. On annonçait que les romains, si longtemps paisibles dans les limites de leur Province, les avaient franchies. A leur tête marchait un de leurs plus fameux généraux, un homme qui prétendait descendre des dieux. Il se donnait pour un rejeton de leur déesse Vénus, qui ressemble un peu à notre Bélisana, mais qui a une moins bonne réputation. Dans l’année qui suivit celle où je fus armé par mon père, les Helvètes, qui se trouvaient à l’étroit dans leurs montagnes, envahirent le pays des Édues. Ils étaient déjà arrivés jusque sous Bibracte, le haut oppidum, l’industrieuse cité, lorsque Jules César courut au devant d’eux. Il les arrêta au bord des fleuves, les battit en rase campagne, enlevant d’assaut leurs retranchements de chariots. De trois cent cinquante mille qui étaient venus, il en retourna tout au plus cent mille dans leurs rochers et dans leurs glaciers. Puis, comme Arioviste le Suève, avec ses bandes
d’aventuriers germains, occupait le pays des Séquanes, César s’était retourné
contre lui, sans se laisser effrayer par la taille gigantesque et l’aspect
terrifiant de ces guerriers qui depuis quatorze ans n’avaient pas dormi sous
un toit. Il avait battu le Barbare près du confluent de On s’entretenait de ces batailles à Les uns vantaient la bravoure des légions romaines,
exaltaient la sagesse de César, le louaient d’avoir préservé Voilà, disaient à mon père quelques-uns de ses guerriers, voilà l’homme à qui tu devrais envoyer ton fils pour faire ses premières armes ! Ou plutôt nous devrions tous courir sous ses drapeaux ; il y a là de la gloire et du butin à conquérir. César est homme à bien accueillir les braves. De tout temps, les Romains ont su apprécier le courage des Gaulois. Combien des nôtres ont combattu sous leurs enseignes ! — Oui, répondaient
les autres guerriers, oui, mais combien des
nôtres sont tombés sous leurs glaives et sous leurs pila ! Rappelez-vous
les tribus gauloises de l’Italie décimées, subjuguées, dépouillées de leurs
terres. Qu’est-ce donc que — Mais,
répliquaient les partisans de l’Italie, si l’Imperator a battu les Helvètes, c’est
qu’ils accablaient les Édues et qu’ils voulaient traverser l’Arvernie pour
aller dépouiller de leurs terres les riverains de l’Océan. S’il s’est tourné
contre Arioviste, c’est qu’il tyrannisait les Séquanes, et que, depuis sa
victoire sur eux, il leur avait arraché le tiers, puis les deux tiers de leur
domaine. Il appelait à lui tous les vagabonds de — Que parlez-vous, du joug d’Arioviste ! Demandez aux Allobroges, aux Ségusiens, aux Voconces, ce qu’ils pensent du joug romain ! Il n’y a pas si longtemps que, poussés à bout, ils ont pris les armes ! Ils se sont fait écraser et sont retombés dans une servitude plus intolérable qu’auparavant. — Les Gaulois de la province ?
Mais, s’ils existent encore, c’est aux Romains qu’ils le doivent.
Rappelez-vous cette invasion des Cimbres et Teutons, qui, du temps de nos
pères, a traversé — Ne nous parlez pas des
Édues. Est-ce donc la première fois qu’ils ont commis le crime d’appeler les
Romains dans le pays ? Il y a juste soixante et un ans qu’ils les appelaient
déjà contre Bituit, le vaillant roi des Arvernes. Par vanité ou par bêtise,
ils se sont laissé persuader qu’ils sont les frères des Romains, et ont
servilement sollicité le titre de leurs alliés. Les Édues, c’est une nation
de traîtres. C’est un peuple corrompu par la richesse de ses villes et de ses
terres, par le souci de ses industries, par le soin de ses vignes, — sur
lesquelles Tarann veuille faire tomber la grêle ! Pour exporter en Italie
leurs vivres, leurs porcs, leurs poteries, leurs vases d’étain, ils
vendraient — Enfin César, après sa double victoire, est rentré paisiblement dans sa province. — Oui, oui ! pour y lever de nouvelles légions ! Attendez-vous à le revoir. Il reprendra le même jeu, qui consiste à diviser et à faire s’entre-tuer les peuples gaulois. Il se fera appeler par les Édues contre les Arvernes, par les Rhèmes contre les Bolgs, par les Pictons et les Santons contre les Armoricains. Attendez ! attendez ! Ainsi devisait-on. Et ce n’étaient pas seulement les rois, les grands chefs, les chevaliers, les écuyers qui discouraient sur la guerre ; le menu peuple chez nous commençait â s’en émouvoir. Les noms de Jules César, de son lieutenant Labienus, de son maître de cavalerie Considius, d’Émilius, son commandant des auxiliaires gaulois, étaient connus de tous. Les bouviers, en gardant leurs bœufs, les laboureurs, laissant leur charrue et leur attelage au milieu du sillon, les bûcherons, appuyés sur leur hache auprès d’un chêne à moitié abattu, tenaient des conciliabules, et on les entendait raisonner sur la politique de Rome, sur celle des Séquanes, sur celle des Arvernes. Souvent ils embrouillaient tout, prenant Arioviste pour un Romain, et Divitiac, le druide, pour un fougueux général. Ils n’en discutaient qu’avec plus de chaleur, se déclarant contre Rome ou en sa faveur, sans savoir pourquoi, en venant même aux coups de poing à propos de personnages dont c’était la première fois qu’ils entendaient parler et dont ils écorchaient les noms. Les bonnes femmes qui battaient leur linge au bord des rivières, restaient parfois la bouche bée et le battoir en l’air, tandis que l’une d’elles leur contait que Rome était une déesse, que César était son fils, et qu’an l’avait mis autrefois en nourrice chez une louve. Tout le pays était partagé en Césariens et en Anti-Césariens. Mon père ne savait toujours pas à quelle cause offrir le secours de son bras et du mien. Arioviste était loin, les Helvètes aussi. Jules César ignorait sans doute notre nom, ou n’avait point daigné réclamer notre alliance. Et puis il faut rendre cette justice à mon père : pas plus que moi il n’aimait les Romains. L’année suivante on fut encore plus ému à On apprit que Coup sur coup, les nouvelles nous arrivaient, alarmantes, irritantes, contradictoires. Les Rhèmes avaient refusé de se joindre à la confédération bolge, et avaient ouvert leur ville de Durocortor à leurs frères et alliés les Romains. Pour les punir de leur trahison, les Bolgs étaient venus mettre le siège devant leur oppidum de Bibrax. Les Trévires jouaient le même jeu que les Rhèmes et se déclaraient les amis de César. A tout moment il accourait chez nous des émissaires.
Émissaires des Suessons et des Bellovaks, qui nous adjuraient de mettre sur
pied nos contingents. Émissaires des Rhèmes et des Trévires, qui nous suppliaient
de rester étrangers à la querelle. Les uns nous rappelaient que leur cause
était celle de Autour de mon père frémissaient ses guerriers. Dumnac et Arviragh surtout ne décoléraient pas : ils marchaient entre les huttes du village, les yeux brillants, les dents serrées, les lèvres blêmes. Quand partons-nous ? disais-je à mon père. Nous aussi, ne sommes-nous pas des Bolgs ? Il était fort ébranlé par l’attitude de ses guerriers et par mes instances. Les chefs de la haute Rivière lui firent demander s’il ne fallait pas appeler aux armes leurs guerriers. Devant les huttes de nos chevaliers et de nos écuyers, on commençait à fourbir les casques, à aiguiser les glaives, à forger sur de petites enclumes les pointes des flèches et des lances. Mon père partit pour Lutèce, afin de savoir ce que projetaient les gens de l’île ; car, dans une armée parise, ils fournissaient le plus fort contingent. Faire la guerre aux
Romains ! répondirent les membres du sénat de Lutèce. Vous en parlez à votre aise, gens de Mon père revint très découragé de son ambassade. Nos
guerriers et les chefs de la haute Rivière furent indignés de ce qu’ils appelaient
l’égoïsme, l’esprit mercantile et la couardise des citadins de Lutèce. De ce
jour, il y eut une vive rancune des gens de Il fallut bien s’avouer qu’il n’y avait rien à faire. Au
sud de Bientôt nous arrivèrent des nouvelles. La seule approche des huit légions avait suffi pour faire
lever à l’armée confédérée le siège de Bibrax. Puis elles la battirent sur
l’Aisne. Tout de suite après, comme l’avaient prévu les gens de Lutèce, les
contingents bolgs se séparèrent pour courir chacun à la défense de ses
foyers. On apprît coup sur coup la soumission des Suessons et des Bellovaks ;
les Rhèmes, les Édues et les Lutéciens s’étaient interposés en leur faveur
auprès de César et leur avaient fait obtenir des conditions très douces de
soumission. Les Ambiens capitulèrent à aussi bon compte. Mais les Nerviens,
les Véromandues et les Atrébates, sous la conduite du brave Boduognat,
avaient attendu de pied ferme les envahisseurs. Il y avait eu sur De soixante mille combattants nerviens, il n’en était pas
échappé cinq cents. De six cents sénateurs, trois seulement avaient survécu.
De la glorieuse nation de Puis nous apprîmes un nouveau désastre. Les Aduatiks, à leur tour, avaient succombé dans leur oppidum d’Aduat, qu’ils croyaient inexpugnable. Tout ce que les légionnaires n’y avaient pas tué fut vendu comme esclaves : d’un seul coup, cinquante-cinq mille têtes. Jamais nous n’avions ouï parler de cas exterminations de peuples entiers. Jamais nos guerres gauloises ne sont aussi féroces. Les vieillards seuls se souvenaient d’avoir entendu raconter des choses semblables par leurs pères, témoins de la grande invasion des Teutons et des Cinabres. Je vous assure qu’on n’était pas fier à Nous ne pleurions pas, nous les guerriers, mais c’était pour nous comme un remords de n’avoir rien fait pour empêcher la ruine de nos frères. A quoi donc servaient la témérité d’un Dumnac, la force de taureau d’un Boïorix, la bravoure loquace d’un Cingétorix, et les anciens exploits d’un Béborix, arrière-petit-fils d’un héros de Hu-Gadarn ? Et, par moment aussi, les plus courageux frémissaient en pensant à quel terrible danger nous avions échappé, à quelle catastrophe avait failli nous exposer un premier mouvement de générosité. Il nous semblait entendra le cri de guerre des légions dans notre vallée en flammes ; je voyais ma mère, les mains liées derrière les reins, sous le fouet d’un marchand d’esclaves romain, suivre vers les Alpes la longue et déplorable colonne des captives aduatikes, portant les petits enfants attachés à leur dos, les pieds ensanglantés par les pierres de la route. Et mes poings, de fureur, se serraient. |
[1] Les Helvètes occupaient toute
[2] Gens du pays actuel de Reims.
[3] Pays actuels de Beauvais, Soissons, Hainaut et Brabant, Vexin, Vermandois, Amiens, Caux, Arras, Boulogne, Liège, rive gauche du Rhin. — Les Trévires sont les gens du pays de Trèves.
[4] Pays de Sens, de Chartres.