LES PARISES DE LUTÈCE
J’avais atteint l’âge de seize ans. Un jour, mon père me donna un grand coup du bois de sa lance entre les deux épaules ; comme je ne tombai pas sur le nez et que je restai solidement planté sur mes deux jambes, il jugea qu’on pouvait faire de moi un guerrier. Il n’eut plus honte de paraître en public avec son fils, il me prodigua devant tous les marques de la plus vive tendresse. Il donna dans le village une fête magnifique : il y invita tous les chefs de la haute Rivière avec toute leur suite, ainsi qu’une douzaine de notables de Lutèce. Je vous parlerai plus tard des gens de Lutèce, mais je profite de l’occasion pour vous présenter quelques-uns des chevaliers, les voisins et les vassaux de mon père. Cingétorix, qui venait du plus loin, car son village était
celui qui voit naître J’en ai tué plus de cent ce jour-là ! disait-il volontiers. — Voyons, disait -mon père, il ne faut pas exagérer. — Mettons cinq, répliquait Cingétorix, et n’en parlons plus. Boïorix était le propriétaire du village qui se dresse à la lisière de ce bois escarpé, sur la rive droite de la rivière. Ses ancêtres étaient Bolgs, ainsi que les nôtres. Sa taille approchait de sept pieds ; il avait la tête un peu dans les épaules, et le dos un peu voûté comme s’il se fut senti embarrassé d’être si haut. Il avait des épaules à porter des chênes, des mains à étrangler des ours, des pieds qui semblaient des piédestaux de colonnes, des biceps pareils à des brins de hêtre de vingt ans. Il ne parlait pas de ses exploits, mais, à coups de poing, il eût assommé les quatre-vingt-quinze hommes qui manquaient au compte de Cingétorix. Entre ses doigts énormes, il ployait une pièce massaliote de quatre drachmes. Il mangeait avec un bruit formidable de mâchoires, cassant les fémurs de mouton comme des os de poulet. Il vidait une amphore d’un seul coup : son gosier était le sépulcre des tonneaux. Il ne disait rien pendant les repas, mais au ventre opulent qui s’étalait sous son vaste thorax, on voyait que son silence était bien employé. Parfois il se renversait en arrière et poussait un soupir de satisfaction qui eût fait tourner les ailes d’un moulin. Il était bon et même bonasse ; il prenait garde à tous ses mouvements comme s’il eût toujours craint d’écraser quelqu’un. Il supportait bénignement les plaisanteries de Cingétorix, qui prenait plaisir à lui offrir de l’eau pour tremper son vin ; mais Cingétorix lui-même n’osait pas les pousser trop loin. Il l’avait vu dans un banquet, pris d’un accès de rage après une longue patience, empoigner à deux mains la table de chêne et en démolir une muraille, tandis que ses yeux bleus lançaient des éclairs, et que les jurons éclataient sur ses lèvres avec des roulements de tonnerre. Carmanno était le châtelain du bourg situé sur ce mamelon
que, depuis la bataille de Labienus, on appelle Ceux-ci. étaient peu nombreux, car les plus hardis s’étaient enfuis pour chercher un sol plus fertile et un maître plus riche. Carmanno et ses guerriers ne vivaient guère chez eux que de pigeons étiques, de bouillie d’avoine, de porc salé, avec des légumes et des racines, le tout arrosé de cervoise très faible ou de cidre étendu d’eau. Comme on dit chez nous, ils pouvaient essuyer leurs couteaux sur leurs braies sans y faire de taches de graisse. Ils ne se rattrapaient un peu que quand ils étaient nos hôtes : ce qui arrivait assez souvent, car nous n’avions pas de plus proche voisin que Carmanno. Dans ces jours bénis, les écuyers ne dégrisaient pas, et leur chef même commençait à prendre des joues. Dumnac, qui aimait à donner des sobriquets à tout le monde, avait décerné à Cingétorix celui de Coq, à Boïorix celui de Buffle, et à Carmanno celui de Coucou. Je ne parlerai pas de nos autres invités. Qu’il vous suffise de savoir que je ne pouvais souhaiter une plus noble assistance pour faire sous ses yeux mes débuts dans la carrière des armes. Chacun de nos hôtes était arrivé avec un présent pour moi. Les notables de Lutèce m’offrirent une large ceinture de bronze doré, une vraie merveille : dans le métal mince un artiste à la longue patience avait gravé des lignes de cercles, de croix, de carrés, de losanges, et entre ces lignes couraient des files de cerfs,, de chiens, de chevaux, ou bien des rangées d’hommes levaient les deux bras et jonglaient avec des boules. De Cingétorix je redus un bouclier à garniture de bronze doré et sur lequel était peint un castor ; de Boïorix, un casque à crête dentelée, surmonté de deux ailes d’aigle. Carmanno lui-même, malgré sa pauvreté, qui le faisait accuser injustement d’avarice, me gratifia d’un glaive dont la poignée et le fourreau étaient dépourvus d’ornements, mais dont la lame d’acier trempé, à la solide poignée d’ivoire, excita l’admiration des connaisseurs. Même les chevaliers et les écuyers de mon père tinrent à m’étrenner, qui d’une lance à pointe de fer, qui de javelines bien emmanchées, qui d’une hache à deux tranchants. J’étais l’heureux propriétaire d’une véritable panoplie. Il fallait montrer que j’étais digne de la posséder. Dès que le jour parut, je revêtis mon équipement, et le vieux druide vint sur mes armes imposer les mains. Je montai sur un cheval richement harnaché, et je le fis caracoler sur la place du village, devant tous nos amis et nos paysans assemblés. Je sautai des haies, je bondis par-dessus des murs. Je m’escrimai sur un poteau de bois qu’au galop je piquai de ma lance et tailladai de ma latte. Tout le monde applaudit à mes exploits, et les guerriers me firent l’honneur d’une batterie de leurs glaives sur le bronze des boucliers. Après cette fête de la guerre, la fête des estomacs commença. Pendant trois jours il y eut à On avait fait rôtir tout entiers les moutons et les bœufs, préalablement farcis de poules, d’oies, de canards, de hérons, de grues, de hérissons. L’étable à porcs fut dévastée comme le parc à bestiaux et la basse-cour. Nos convives, dont les jambons salés de Séquanie
incendiaient les palais, semblaient ne pouvoir arriver à éteindre ce feu,
bien que les brocs et les amphores arrivassent à la file, car des serviteurs
diligents faisaient la chaîne comme si la maison brûlait et se les passaient
de main en main depuis les celliers bien frais jusqu’aux tables couvertes de
fleurs. Le moindre bouvier eut à discrétion les vins d’Italie et de Le dernier jour surtout fut une fête royale, dont les vieux et les vieilles se souviennent encore dans tout le pays, pour l’avoir entendu conter par .leurs parents. Vandilo fit entendre ses plus beaux chants ; mais à la fin on n’y prêtait plus attention, car tout le monde parlait à la fois. Carmanno lui-même devint loquace, lança des maximes et des apophtegmes aussi sages que ceux des druides, et tout en s’abreuvant de Falerne dans une coupe d’or, fulmina contre les progrès du luxe et l’importation des vins étrangers, qui finiraient par amollir le courage des Gaulois. Cingétorix raconta ses batailles et tua des centaines d’ennemis que mon père, malignement, s’obstinait à ressusciter. Deux écuyers se prirent de querelle et mirent le glaive à la main ; Dumnac et Arviragh accoururent pour les séparer ; ils remplirent si bien leur rôle de pacificateurs que tous quatre eurent la figure balafrée. Des gens de Lutèce montèrent sur la table d’honneur et, parmi les hanaps et les coupes, exécutèrent des danses asiatiques qu’ils avaient vues à Massilia. Boïorix en fut si content que, mugissant et meuglant de joie, il donna sur la table un grand coup de poing, dont elle fut incontinent brisée par le milieu : si bien que danseurs et spectateurs se trouvèrent ensevelis sous les plats et les brocs. J’étais maintenant un guerrier. Ma mère me témoignait du respect comme à un maître de la maison. Mon père me traitait en compagnon d’armes et guettait l’occasion de me faire conquérir, dans le rougeoiement des mêlées, mon collier d’or de chevalier. |