L’ANNEAU DE CÉSAR - Souvenirs d’un soldat de Vercingétorix

 

LES PARISES DE LUTÈCE

CHAPITRE V – L’éducation d’un futur chevalier.

 

 

Plusieurs des guerriers de mon père m’avaient pris en affection. C’était d’abord Dumnac, le coureur d’aventures, et Arviragh, l’inséparable compagnon de toutes ses équipées.

Ce sont aux qui m’apprirent à me tenir sur un cheval, à le guider avec les rênes, avec les talons, et avec la voix, à ne pas avoir peur quand il ruait, se cabrait ou faisait des sauts de mouton.

Dumnac était plus rude, enclin à exciter encore la bête à coups de houssine, sous prétexte de me donner de l’assiette. Arviragh était plus sage, et si son ami ne m’a pas fait me rompre le cou pour mes débuts, c’est à lui que je le dois.

Ils m’apprirent aussi à manier la lance, le glaive, le saunion, même à me servir de l’arc et de la fronde, quoique ce ne soient pas là des armes de combat noble, mais parce qu’elles sont utiles à la chasse.

De tous les guerriers de mon père, celui que j’aimais le mieux, c’était l’écuyer Prydano.

II était déjà d’un certain fige, car il avait débuté dans les armes du temps de mon grand-père. II était aussi brave que pas un de ses compagnons ; il avait reçu dans la figure une estafilade dont l’œil gauche resta fermé. Mais il n’était pas turbulent et vantard comme beaucoup de ses compagnons, ne racontait jamais ses batailles, n’offrait pas, à tout propos, son bras et son glaive, ne sollicitait jamais de présents ou de domaines, ignorait le prix de l’argent et dédaignait les bijoux, ne flattait point le maître. Aussi n’est-il arrivé chevalier que très tard, par droit d’ancienneté. A la table seigneuriale, il ne mangeait point goulûment, buvait avec modération. Jamais on ne l’a ramassé parmi les pintes d’étain.

Il vivait seul dans sa butte, n’ayant jamais voulu prendre femme. Son plus grand plaisir, quand le service ne le réclamait pas, c’était de rôder dans les champs ou dans les bois, d’observer les nids au printemps, mais sans les dénicher, de relever la trace du gibier, mais sans avoir un goût prononcé pour la chasse.

Il aimait les bêtes, surtout celles qui ne servent à rien, et sa hutte en était pleine. Il avait installé sur son toit une roue de chariot pour les cigognes. Près du seuil était attaché un jeune renard, qu’il avait la prétention d’apprivoiser. En haut de la porte, était accrochée une cage en osier, où voletaient des geais et une pie, qui savait siffler quelques-uns des airs de Vandilo. Si l’on pénétrait chez lui, il fallait faire attention pour ne pas écraser une couleuvre qui se glissait sous son grabat, un levraut, un écureuil et deux hérissons. Dans son enclos flânaient un petit chien qui n’était bon ni pour la chasse, ni pour la garde, une chatte avec tous ses petits, et deux ou trois lapins.

Je lui faisais de fréquentes visites : je trouvais sa hutte bien plus amusante que la maison paternelle.

C’était une âme simple, un amoureux des bois, des ruisseaux gazouilleurs, des prés fleuris. Son œil unique, son œil bleu, se noyait avec délices dans le ciel clair d’une matinée de printemps ou dans l’incendie pourpre d’un beau coucher de soleil. Ses camarades prétendaient qu’il conversait avec les nuages et leur confiait des messages pour de lointains pays. Les paysans assuraient qu’il entendait pousser l’herbe dans la prairie, que files troncs des hêtres sortaient de belles jeunes filles qui s’entretenaient avec lui, et qu’il comprenait le langage des oiseaux. La compagnie d’un enfant comme moi pouvait lui agréer autant que celle des bêtes. Entre le bambin de dix ans et le vieux soldat chenu et balafré, une amitié cordiale s’était établie.

Volontiers il m’emmenait dans ses promenades à la lisière des bois : il m’aidait à chercher, au printemps, les primevères, les violettes et les myosotis.           

Il savait quand la première fraise commence à rougeoyer dans les mousses, quand la noisette est bonne à croquer, et dans quel coin de la forêt on peut trouver les alises, les merises et les pommes sauvages, que je trouvais bien préférables aux beaux fruits de l’enclos paternel. Il m’apprit à disposer des collets pour les lièvres, des lacets pour les grives, des gluaux au bord des sources pour les petits oiseaux, des hameçons pour les poissons, des fagots d’épines pour prendre les écrevisses.

Avec lui je faisais de longues courses. Parfois nous allions nous asseoir sur les collines rocheuses de la Seine.

De là, nous voyions à nos pieds l’île de Lutèce, avec ses remparts de palissade, ses huttes de bois couvertes de chaume, ses deux ponts, l’un sur le bras droit du fleuve et l’autre sur le bras gauche. On eût dit un gros bateau plat, dont les deux ponts de bois formaient les avirons, et qui nageait sur les eaux glauques. Comme le fleuve coule rapidement vers l’ouest, parfois il nous semblait voir le bateau remonter le courant, avec deux grandes rames, lentement, lourdement.

En amont de Lutèce, une autre île et cinq petits flots, tous couverts de roseaux, d’aulnes et de saules, semblaient amarrés au navire de Lutèce, ainsi que des chalands pleins d’herbes à une barque de paysan.

Dans les ruelles de Lutèce, on voyait s’agiter les habitants comme des fourmis. Songez donc ! Lutèce était le plus gros village, la seule ville du pays. Je la croyais alors la plus grande cité du monde. Elle a six cents pas de long sur cent cinquante de largeur. Elle renfermait plus de quinze cents huttes, avec une vaste place au milieu, entre les deux ponts. Elle était peuplée au moins de huit mille habitants ! Il est vrai que c’est en comptant les femmes et les petits enfants.

Dans les îles voisines, il n’y avait ni habitations, ni gens. Que de fois nous y sommes descendus pour chasser le sanglier, tendre des pièges aux loutres, pendant que par centaines les hérons au long bec, au long cou, debout sur une patte, sondaient les profondeurs de l’eau, et tout d’un coup, plongeant leur bec, en ramenaient des poissons frétillants ; tandis que les sarcelles, les poules d’eau, les canards sauvages, les cygnes barbotaient dans la vase, et que les mouettes voletaient autour par grandes bandes, en tourbillons de neige.

De notre observatoire de rochers, nous apercevions les immenses marais de la rive droite de la Seine, tout verdoyants de plantes aquatiques, au milieu desquelles étincelaient au soleil les flaques des étangs et l’eau verte de la Marne, parmi le coassement d’innombrables grenouilles et le cri monotone et doux des crapauds.

Par delà les marais et l’épaisse frondaison dei bois, s’élevaient le mont de Camul et cette autre montagne boisée où se dresse la Haute-Borne, un grand menhir consacré à la mémoire d’un chef inconnu[1].

Vers le nord-ouest, au loin, la masse sombre du mont de Bélen.

Plus prés de nous, le mont Lucotice, tout couvert de chênes, au sommet duquel, dans un oppidum aujourd’hui abandonné aux renards et aux loups, était l’autel de Bélisana. Des tilleuls l’entourent, car cet arbre, au parfum pénétrant, est cher à la déesse.

Prydano, devant ce magnifique ensemble de forêts, de monts et de marais, rêvait tout haut. Quels hommes avaient habité avant nous cet oppidum et ces îles ? Quels hommes l’habiteraient après nous ?

Un jour nous partîmes de la Roche-Grise, Prydano, Dumnac, Arviragh et moi, au lever du soleil. Nous avions donné une bonne provende à nos chevaux, et nous emportions de quoi vivre avec eux toute une journée. Nous comptions chasser dans les marais et les forêts de la rive droite et pousser jusqu’au mont de Camul. C’était une magnifique journée d’automne. Comme le soleil était déjà haut sur l’horizon nous arrivâmes au pied de la montagne.

La semaine précédente avait été pleine d’orages et d’averses. Nous vîmes que les pluies avaient profondément raviné le mont, arraché des chênes séculaires avec un quartier de la colline, qui est formée d’une terre blanche et friable. Dans une des plus profondes crevasses, nous découvrîmes des ossements colossaux ; c’étaient des os de bras ou de jambes, qui ne pouvaient avoir appartenu qu’à des géants. Deux d’entre nous avaient peine à soulever un seul de ces fragments. Je dis à mes compagnons :

Ce doivent être les restes de ces guerriers hauts comme des tours qui accompagnaient Hu-Gadarn. Il n’est pas étonnant qu’avec des bras et des jambes comme ceux-là on pût franchir le Rhin d’un seul bond. Vandilo ne nous a donc point menti dans ses chansons. Et voyez donc cette épine dorsale. Ce n’est pas étonnant que ces gens-là portassent sur leur dos les portes de bronze des villes, aussi aisément que nous portons nos boucliers.

Arviragh et Prydano trouvaient que j’avais raison. Bien, sûr, c’étaient là les os des guerriers de Hu-Gadarn. Ils pourraient être ceux de Hu-Gadarn lui-même s’il n’avait pas continué son voyage vers l’ouest, en suivant le soleil et en marchant sur les eaux. Et qui sait ? Peut-être ceux des géants de la mer qui l’avaient sans doute poursuivi jusque sur les rives de la Seine.

Dumnac, très occupé à creuser avec sa hache dans le plâtre et le gypse de la roche blanche, ne disait rien.

Tout à coup, il nous appela et nous montra quelque chose qu’il avait réussi à déblayer. C’était un crâne aussi vaste qu’une de nos maisons : deux d’entre nous auraient pu s’y blottir à l’aise. Dans la cavité de chacun des yeux on eût pu loger un veau de six mois. Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’étaient, en avant du crâne, deux prodigieuses cornes d’ivoire, longues comme deux hommes placés bout à bout, mais recourbées en forme d’arc. Chacune aurait fait la charge d’une paire de bœufs.

Dumnac nous plaça droit en face du crâne et dit en riant :

Eh bien ! il aurait été joli garçon, votre Hu-Gadarn ! Regardez-moi ce mufle !... Il ne devait guère avoir de succès auprès des dames.

Plus loin, nous déblayâmes une autre tête tout aussi grande, encore plus étrange, allongée en museau de brochet, avec une double rangée de dents pointues comme des fers de flèches.

Vraiment, les compagnons de Hu-Gadarn auraient eu des mines bien singulières ! Il fallut nous résigner à croire que c’étaient tout simplement les restes de ces éléphants colossaux et de ces immenses lézards dont parlaient les légendes des autochtones.

D’ailleurs, dit Dumnac, jamais il n’a pu exister des hommes de cette taille.... Plus grands, plus forts que moi, allons donc ! Pourquoi pas plus braves aussi ?... Décidément Vandilo est un plaisant.

Nous revînmes le soir à la maison, et je dormis mal. Je vis défiler en rêve les guerriers de Hu-Gadarn, plus hauts que les chênes séculaires, avec des crânes armés de trompes et de défenses, avec des têtes de lézards et des mâchoires garnies de dents de scie, avec des museaux démesurément allongés de monstres voraces. Au matin j’étais très fatigué ; mais Prydano m’emmena dans les bois, où la fraîcheur du matin me remit les idées en ordre et où il m’apprit à fabriquer des cages d’oiseaux avec des brins d’osier.

Ma mère, encore qu’elle aimât mieux me savoir avec Prydano qu’avec ce casse-cou de Dumnac, trouvait qu’il y aurait eu d’autres choses à m’apprendre.

Elle parlait souvent de moi au vieux druide. Parfois, lorsque celui-ci était assis chez elle, il me prenait entre ses jambes, fixait ma tête entre ses deux mains, me regardait dans les yeux et disait à ma mère :

Que pourrions-nous faire de ce garçon-là ? Il est grand, bien portant, il parait intelligent... Ce n’est pas tout que de savoir dénicher les geais et fabriquer des cages pour les merles... Il y a même autre chose dans la vie que de distribuer des coups de latte et de recevoir des coups, de lance :.. Si son père voulait me le confier, je l’emmènerais dans notre sanctuaire, là-bas, dans les forêts de l’Oise, où l’on étudie en plein air sous les chênes... Un peu de magie, un peu. d’astrologie, beaucoup de théologie... Le temps d’apprendre par coeur deux ou trois cent mille vers... Dans trente ans, il serait un druide accompli.

Cet homme, avec ses yeux caves sous les sourcils hérissés ; sa tête blanche, sa longue cuculle noire, ses mains osseuses, me faisait peur. Je n’osais me dégager de ses jambes et de ses bras ; mais je tournais vers ma mère des regards suppliants.

Elle n’était guère plus rassurée. Dès que la politesse le lui permettait, elle me reprenait bien vite et me serrait très fort.

Je n’ai que celui-là, disait-elle humblement au druide.

Un jour qu’il insistait sur son idée, parlant encore de son école dans la forêt et les cavernes, de sa magie, de ses cent mille triades, je le regardai en face et je lui dis fièrement :

D’abord je ne veux pas être prêtre... je veux être un guerrier.

Ne fais pas tant le dégoûté, mon ami, répondit-il.

Et il se mit à vanter la profession du druide, sans cesse en conversation avec les dieux, ayant seul le droit de pénétrer dans les enceintes sacrées, où le feu du ciel aurait dévoré le profané assez téméraire pour s’y hasarder. Il le montra toujours perdu en de sublimes méditations, raisonnant sur la nature des. dieux et des hommes, pénétrant les secrets les plus cachés de l’univers, lisant dans les astres les destinées des mortels, s’instruisant des vertus des plantes, tirant des poisons les plus terribles les remèdes les plus efficaces. C’est lui qui connaît les limites des peuples et des particuliers, qui fine et qui interprète les lois, qui appelle devant son tribunal les guerriers et les chefs, qui règle les litiges et qui condamne les criminels. Personne qui ne tremble à son aspect, car qui peut se vanter d’être innocent devant les dieux, dont il est l’interprète et le ministre ? Lui seul a qualité pour leur offrir des victimes, et il n’admet aux sacrifices que les hommes qu’il en juge dignes. Ceux qu’il en exclut sont privés des bénédictions divines, du respect de leurs égaux, de l’obéissance de leurs serviteurs. L’homme coupable ou rebelle contre qui le druide a prononcé la formule de l’excommunication, cette sentence que les dieux écoutent dans le ciel et qu’ils ratifient sur la terre, devient aussitôt tel qu’un mort parmi les vivants. Fût-il un roi, il tombe au-dessous de l’esclave, car sa femme et ses enfants s’éloignent de lui, ses fidèles le fuient. Il peut être tué comme un loup, sans qu’un bras ose se lever pour sa défense.

Être un druide, mon garçon, répétait le vieillard, c’est bien autre chose que d’être un guerrier ou un grand chef. Sa sainteté est au-dessus de la bravoure et de la gloire. Ses pieds chaussés de sandales ont pour escabeau la tête des brenns et la tête des rois.

Tout ce qu’il disait était vrai. Il ne disait même pas tout. Ma mère savait, par trop d’exemples, que la malédiction du druide est plus dévorante que le courroux du monarque. Ceux qu’il poursuit de sa haine finissent par périr de la mort la plus cruelle, immolés aux dieux en victimes expiatoires, égorgés sur la pierre des sacrifices, cloués aux chênes des enceintes sacrées, brûlés vifs dans les mannequins d’osier, qui flamboient dans la nuit, sur les montagnes.

Aux propositions du druide, Éponina ne sait répondre non, mais elle ne se fût jamais décidée à prononcer le oui fatal. Par bonheur, mon père n’entendait pas que son fils unique revêtit la cuculle noire.

Le druide finit par consentir à une transaction. Il nous envoya un de ses élèves, qui commença par me faire apprendre des triades ; mais dès que j’avais logé une centaine de vers dans ma tête, pas un de plus n’y voulait entrer, à moins d’en chasser quelqu’un des premiers occupants.

Au bout d’un mois, le jeune prêtre se découragea ; le vieux le rappela et dit à ma mère :

Allons ! Je vois qu’il faut y renoncer. Vénostos ne sera jamais qu’un chasseur de cerfs et un chasseur d’hommes. Il sera tout juste capable d’asséner ou de recevoir des coups d’épée... Les dieux lui ont donné une tête dure, sans doute pour qu’elle résiste mieux aux horions... Enfin, le pays a besoin de guerriers aussi bien que de saints... Je regrette qu’il soit un petit âne, mais il n’en fera pas moins bien sur un cheval.

Cependant ma mère n’entendait pas que, je fusse absolument un petit âne. Elle fit venir de Lutèce un homme qui avait voyagé dans les pays du Sud.

Il m’enseigna à écrire le gaulois avec des caractères grecs de Massilia et des caractères latins, et à faire un peu de conversation romaine. Quand j’étais bien sage, il tirait de ses braies des monnaies où étaient figurées des têtes d’hommes ou de divinités et me faisait déchiffrer les inscriptions. Malheureusement il ne put rester que trois mois dans notre village : il fut bien nourri durant tout ce temps, car il mangeait à la table du maître. Quand il partit, mon père lui donna douze moutons vivants et ma mère un maniaque d’or.

Je me remis à traquer les bêtes des forêts. Un jour, un cerf m’enleva avec ses cors par la ceinture, et un autre jour je fus foulé aux pieds par un aurochs.

Dumnac et Arviragh étaient mes compagnons inséparables. Je chassais aussi avec les fils de chefs du voisinage. Nous avions fait une caisse commune : pour un lièvre de tué, nous mettions à la masse deux petites pièces de bronze ; pour un renard, une pièce d’argent, car c’est le fléau du gibier ; pour un chevreuil, deux pièces d’argent, et ainsi de suite. A la fin de l’année, quand revenait la fête d’Arduina, déesse de la vénerie, nous brisions le pot d’argile qui contenait notre trésor, et nous achetions du vin d’Italie ; une brebis ou un bœuf, suivant l’état de notre finance, était immolé à la déesse. Tous les chasseurs du pays s’en régalaient, et nos chiens n’étaient point oubliés. Ce jour-là on les couronnait, on les enguirlandait de fleurs. Et ainsi le temps se passait gaiement.

 

 

 



[1] Il doit encore exister une rue de la Haute-Borne, à Ménilmontant.