LES PARISES DE LUTÈCE
Quand Béborix était à la chasse et ma mère absorbée en ses méditations sur les dieux et la vie future, quand mon armée et l’armée ennemie avaient eu les oreilles cirées par les parents, je ne voyais que le vieux barde Vandilo auprès duquel je pusse passer quelques bons moments. Les jours de pluie, j’étais sûr de trouver l’aveugle en un coin du grand hall ; les jours de beau temps, c’était au pied d’un chêne colossal qui s’élevait à cent pas de l’enceinte du village. Assis sur une pierre, sa petite harpe sur les genoux, il en pinçait doucement les cordes et, à mi-voix, se répétait les mélodies antiques. Il ne me voyait pas, mais il me sentait venir et m’asseoir à terre auprès de lui. Il m’aimait comme son enfant et me vénérait comme le rejeton d’un sang royal. J’étais un auditeur infatigable, et, à ce titre aussi, Vandilo m’avait en grande considération. Que veux-tu que je te chante aujourd’hui ? me disait-il quand il me devinait attentif, le coude sur les genoux, le menton dans la main, et les yeux fixés sur ses paupières closes pour l’éternité. — Tout ce que tu voudras. Toujours la même chose. Alors il chantait d’une voix grave, qui grossissait ou tremblait d’émotion à la fin de chaque vers, tandis que les vibrations des cordes d’argent prolongeaient les derniers sons. Il disait comment Hu-Gadarn avait été d’abord le roi d’un
grand pays, où les jours duraient six mois et six mois les nuits. Son peuple
était vaillant et riche ; mais les géants de la mer lui avaient déclaré la
guerre, lancé les vagues mugissantes à l’assaut de ses rivages. Pendant trois
lunes, Hu-Gadarn avait combattu le glaive à la main contre les lames aussi
hautes que des montagnes. Là où luisait l’éclair de son glaive, la mer
reculait épouvantée. Aux coups de foudre qui tombaient lu ciel, il ripostait
par des javelots qui déchiraient les nues. Le sang des géants et des hommes
avait coulé à torrents ; l’Océan avançait, refluait ; la victoire restait
incertaine. Mais les dieux marins, dont les palais aquatiques étaient
bouleversés et dont les fêtes éternelles étaient troublées, par la tempête,
les dieux du ciel, dont les nuées obscurcissaient les rayons, avaient tenu
conseil et décidé d’intervenir. Au sein de l’obscurité, l’arc aux sept
couleurs s’était tout à coup allumé, et, sur ce pont de l’abîme, l’assemblée
des déités s’était montrée, les dieux couverts d’armures en écailles d’or,
les déesses dont les formes lumineuses transparaissaient sous leurs voiles
semés d’étoiles. Le Père des Immortels ayant étendu la main, les géants et
les héros avaient dû suspendre leurs coups. Le maître de l’univers avait
décerné à Hu la palme de là victoire, mais lui avait désigné l’Occident comme
le théâtre de ses nouveaux exploits. Hu le Puissant était, alors parti vers
le couchant avec tous ses guerriers, toutes ses femmes, tout son peuple, avec
ses chars de guerre armés de faux, ses machines à tuer cent hommes d’un coup,
ses troupeaux mugissants et la multitude bêlante des moutons. Pendant des
mois et des mois on avait marché, toujours vers l’ouest, toujours suivant le
soleil qui fuyait d’une course rapide. On avait vaincu des titans, pourfendu
des dragons, dompté des nations féroces, traversé la terre par la force des
bras. Le Rhin avait opposé la large barrière de ses flots écumants ; mais Hu,
appuyé sur sa lance, l’avait franchi d’un bond ; puis il avait étendu son
glaive comme un pont d’une rive à, l’autre, et, sur ce pont, les guerriers,
les chars, les machines, les troupeaux avaient passé. Alors la chaîne des
Vosges s’était dressée ; mais Hu avait empoigné une montagne de chaque main,
les avait violemment écartées, et une large voie s’était ouverte. Il avait
soufflé dans son cor d’ivoire, et les portes d’airain des fortes villes
s’étaient fendues, et les remparts colossaux des oppida s’étaient écroulés,
et des armées sans nombre avaient été balayées, ainsi que des feuilles
d’automne sous un vent d’orage. La mer brumeuse avait menacé d’arrêter le
conquérant ; mais Hu l’avait frappée de son glaive, et un chemin s’était
creusé dans les flots, du rivage de Vandilo avait fini de chanter ; mais sa harpe vibrait encore, et le son allait mourant, comme une voix qui s’éloigne et un génie qui s’en va. C’est beau ! m’écriais-je, avec des larmes dans les yeux. A part moi, je pensais que je ne pourrais jamais égaler
les exploits de Hu-Gadarn. Franchir le Rhin d’un seul bond 1 quand je
n’aurais pu seulement sauter Bah ! me dis-je. Quand je serais grand, on verra bien. Et me retournant vers Vandilo : Et le Brenn à Rome ? Et le Brenn en Grèce ? Tu ne m’en parleras pas aujourd’hui ? La harpe, à peine assoupie, vibrait de nouveau sous les doigts de l’aveugle ; mais ce n’était plus un chant brave, religieux, plein de mystère ; c’étaient des sons pressés, impatients, belliqueux. On croyait entendre tantôt le pas cadencé des infanteries, tantôt le galop furieux des cavaliers, le cliquetis des armes dans la mêlée, le battement du bélier contre les murailles, tantôt l’explosion d’une joie guerrière et de fanfares triomphales. Vandilo chantait ces armées gauloises qui, semblables à des torrents, ruisselèrent en coulées d’airain par les délités des Alpes et de l’Apennin. Elles passent le Pô, elles passent l’Arne. Devant elles courent les animaux sacrés ; les alouettes leur montrent le chemin à travers les plaines, les pics à travers les bois ; des biches leur indiquent les gués des rivières. Devant elles les forêts s’enflamment, les lacs terrifiés refluent vers leurs berges lointaines. Et soufflant dans leurs cornes de boeuf, les Gaulois traversent les cités étrusques aux murailles cyclopéennes, aux longues rues en portiques, où les dieux aux yeux d’émail, aux paupières obliques, à la barbe crêpée et pointue, à la chevelure tressée et calamistrée, souriant’ béatement, regardent défiler les conquérants. Les guerriers du Rhône et du Pô enfoncent les lignes de fer et d’acier que leur opposent les Romains. Ils franchissent l’Allia sur une chaussée de cadavres. Le cri de guerre gaulois, la rauque chanson des batailles, le battement des lattes sur les boucliers, emplissent de terreur les campagnes latines. Bientôt se dresse le rocher du Capitole, avec la statue colossale d’un dieu à large front qui siège en un trône d’or ; sa main gauche caresse un grand aigle, et dans sa main droite brille la foudre. Aux murailles de la citadelle, un fourmillement de lances, et, derrière, les cris angoissés des matrones, des vierges et des enfants. De la ville basse les portes sont ouvertes ; sur la cité tout entière planent le deuil et le silence. Ouvertes sont ainsi les portes des palais, et, dans les atria pavés de mosaïques, il y a des statues qui semblent vivantes et des hommes vivants qui semblent des statues. Ceux-ci ont la barbe blanche, les cheveux blancs, et, sur leurs yeux immobiles, d’épais sourcils blancs. Blanc est le marbre de leurs sièges curales, blanc l’escabeau d’albâtre qui supporte leurs pieds aux sandales de pourpre, blanc l’ivoire de leur sceptre qui se dresse dans leur main droite. Sont-ce des rois, sont-ce des dieux, irrités de la profanation de leur sanctuaire ? Sont-ils vivants, sont-ils morts ? Sont-ils pétris de marbre, ou bien de chair pâlie par l’âge ? La harpe de Vandilo éclate d’un rire argentin, quand la main téméraire du guerrier gaulois s’allonge vers les longues barbes chenues. De nouveau elle halète, alla rugit, quand le chanteur raconte l’égorgement de ces dieux humains, l’écroulement des palais et des temples livrés aux flammes, les assaillants montés sur les boucliers de leurs compagnons, élevant vers les remparts de la citadelle une pyramide humaine hérissée de lances et de glaives, ou suspendus en grappes vivantes aux créneaux. Encore une fois, les cordes d’airain se taisent, et les cordes d’argent vibrent d’un rire clair, quand retentit dans la nuit la clameur des oies vigilantes. Puis, le chant s’enfle et s’élève, ivre de triomphe et d’orgueil, lorsque, devant les guerriers aux bras nus, à la poitrine nue, à la chevelure rousse tressée en longues nattes, s’inclinent et s’humilient les prêtres et les sénateurs de Rome, offrant de l’or pour leur vie, de l’or pour le salut de leur Capitole, de l’or pour la rançon de leurs matrones et de leurs vestales. L’or s’amoncelle sur un des plateaux d’une balance colossale. De l’or, encore de l’or, toujours de l’or, en lingots, en monnaies, en bijoux. Encore et encore, car le Brenn, sur l’autre plateau de la balance, a posé sa lourde épée de bronze, que six Romains ne pourraient soulever et que douze ne pourraient faire tournoyer. Et sur le tas d’or, amoncelé toujours plus haut, s’ajoutent les bracelets, les colliers, les pendants d’oreilles que pleurent les femmes ; les anneaux et les éperons des chevaliers. Les statues des dieux, profanées à coups de hache, s’y dépouillent de leurs ornements ; les foudres d’or de Jupiter y rejoignent la ceinture d’or de Vénus, les ailes d’or d’Éros, le casque d’or de Minerve et le caducée d’or de Mercure. Encore de l’or ! crie le Brenn. Et Rome est contrainte à s’avouer pauvre devant les déguenillés qui sont venus du Rhône. Puisque vous n’avez plus d’or, leur crie le chef aux longues moustaches, vous n’avez plus besoin de fer pour le défendre, vous n’avez plus besoin de portes pour le garder. Et, le pied sur les étendards prosternés des Romains, il
leur fait jeter leurs glaives, leurs pila, leurs casques, leurs cuirasses.
Une montagne de fer s’élève auprès de la montagne d’or. Plus jamais l’artisan
romain ne battra des épées sur l’enclume : Rome en a fait le serment. Aux
murailles de la citadelle ; le Brenn arrache les portes de bronze ; plus
jamais elles ne tourneront sur leurs gonds d’airain pour fermer la cité :
Rome en a fait le serment. Éternellement cette brèche restera ouverte aux
murs sacrés : Rome en a fait le serment. Il faut que le Gaulois puisse entrer
à volonté dans la ville et dans la citadelle ; il viendra quand il lui
plaira, maître dédaigneux, surveiller le travail de ses esclaves et lever le
tribut sur les fils de L’armée celtique a chargé de dépouilles opimes tous les
mulets de l’Italie. Elle retourne dans ses patries, rentre dans ses huttes
d’argile et ses cabanes de chaume, que le plus humble soldat peut maintenant
décorer de trésors qui paieraient la rançon d’un roi. Quand, plus tard, les
Romains raconteront que leur Capitole a été sauvé par des oies, que leur
grand Camille a repris la rançon de son peuple et reconquis les aigles
captives, du pays gaulois s’élèvera une grande risée, qui retentira sur le Pô
et sur Vandilo chantait ensuite d’autres Gaulois, d’autres Brenns,
qui avaient parcouru Et moi, en écoutant ces chants, j’étais parfois pensif,
plus souvent exalté, et alors je ne tenais pas en place. Mes yeux
étincelaient, mes mains s’agitaient. Il me semblait que j’étais là aussi,
dans ces mêlées épiques, que je frappais sur les casques romains et. sur les
casques grecs, que les sénateurs romains et les rois de Assez ! assez ! tu me fais mal, criais-je parfois à Vandilo. Attends au moins que je sois grand. Tu verras ce qu’alors me pèsera un Camille ou un Ptolémée ! Comment ne serais-je pas, moi
aussi, un héros, puisque le sang de tant de braves coule dans mes veines ? Ne
sont-ce pas mes pères, ceux qui ont parcouru l’Italie, Souvent, je quittais brusquement Vandilo, et j’allais trouver les guerriers de mon père, — à mon père je n’aurais pas osé parler ainsi, — et je leur criais : Voyons, je ne suis plus un enfant ! J’aurai dix ans quand reviendra le passage des grues. Montrez-moi comme on donne un coup de latte, comme on donne un coup de lance. Car moi aussi je veux aller chercher les Romains jusque dans Rome. Les plus jeunes me répondaient en riant : Tu n’auras pas besoin d’aller si loin. Mais ces propos attristaient les plus vieux, qui, sans rien dire, hochaient leurs têtes grises. |