LES PARISES DE LUTÈCE
Du plus loin qu’il me souvienne, je me revois petit enfant sur les bords de cette même Rivière aux Castors que dominaient de si haut la maison et le village paternels. Cette maison, que mes fils ont dû rebâtir et qu’ils ont refaite un peu à la mode romaine, mais avec la toiture fortement inclinée qu’exige notre climat, était alors une sorte de grand hangar couvert en chaume. Elle comprenait un vaste hall au rez-de-chaussée et, chose rare alors en nos pays, un étage supérieur. Tout cela était construit en troncs d’arbres enfoncés en terre, reliés par des poutrelles entrecroisées ; et dans les intervalles des bois on avait pressé de l’argile pétrie avec de la paille hachée. La maison était plus haute à un bout qu’à l’autre. Aussi l’immense toit de chaume présentait une étrange inégalité. De loin, notre palais rustique semblait un boeuf qui rumine, le garrot haut et la croupe basse ; de grandes perches émergeant du pignon le plus élevé lui donnaient même des cornes, et, avec les cigognes qui flânaient sur le faite, cela faisait penser à Tarvos Trigaran, le dieu taureau, sur la crinière duquel se promènent trois grues. Le chaume habillait toute la maison comme d’une peau de bête ; il débordait et projetait une sorte d’auvent sur la porte ; si haute que fat celle-ci, le rebord du toit obligeait les hôtes à se courber pour entrer. La ligne du faite avait été renforcée d’argile battue et de mottes de gazon, et, sur cette argile et ce gazon poussaient les herbes folles : les pariétaires, les giroflées, les iris, les orchidées, et fleurissait tout un jardin aérien. Des ouvertures, en guise de fenêtres, étaient percées çà et là, en haut, en bas, plus petites, plus grandes, car nos ancêtres n’avaient aucune idée de la ligne droite et de la symétrie, si chères aux architectes de Rome. La fumée du foyer passait par un trou du toit, mais après s’être amassée et amusée dans l’intérieur, jusqu’à faire, de ses âcres morsures, pleurer les yeux des serviteurs et des servantes qui s’activaient autour du foyer. Le sol du grand hall était jonché de bottes de paille. Pendant le jour, elles servaient de sièges pour manger et pour causer ; pendant la nuit, on les amoncelait pour servir de lits. Quand on recevait à coucher des hôtes de distinction, on étendait sur cette paille des peaux de loup, de renard et d’ours. Au milieu de cette simplicité agreste brillaient l’acier et le bronze des glaives, des lances, des casques, des boucliers disposés en panoplies étincelantes. Çà et là étaient accrochés des plats et des vases d’or, d’électrum et d’argent, le butin que mon père et mon aïeul avaient rapporté de leurs campagnes. Dans un grand coffre de chêne, recouvert d’une peau de sanglier avec toutes ses soies, d’autres richesses étaient enfermées : des aiguières et des hanaps enrichis de pierreries ; des vases d’argile peinte remplis de monnaies d’or, d’argent et de bronze. Beaucoup de ces pièces, frappées à Massilia ou dans les
villes de L’étage supérieur était réservé à nia mère. On y remarquait, à la lumière des fenêtres sans vitres, plus d’élégance et plus d’ordre que dans le reste de la maison. Il y avait là un grand lit de chêne sculpté par des artisans de Lutèce, des sièges en bois d’une forme recherchée, des tapis de laine multicolore sur le plancher mal équarri, et les murailles étaient revêtues de sales quadrillées et brodées comme il s’en fabrique au pays d’Armorique. Tout ce que mon’ ‘père pouvait acquérir d’objets rares et précieux, soit dans ses expéditions guerrières, soit dans son trafic avec les Parises de Lutèce, c’était pour le logis de ma mère. Torques, colliers, bracelets, fibules, étoffes de lin ou de laine finement travaillées, Béborix ne trouvait rien d’assez beau pour Éponina. Un jour, dans un combat contre une bande de Germains, il aperçut dans la mêlée un chef paré d’un collier d’or, d’ambre et de petites pierres qui étincelaient comme autant de soleils. Voila qui ferait bien au cou d’Éponina, se dit-il. Sur cette réflexion, il chargea le Germain arec tant de fureur qu’un instant après il rapportait le collier, la tête du chef et une énorme estafilade en travers du visage. Le collier était pour ma mère, la blessure et la tête étaient pour lui. Vous me demanderez à quoi pouvait bien lui servir cette tête. Ah ! mes chers enfants, comme cette vieille Gaule est maintenant loin de vous ! Avez-vous donc oublié que la porte de notre royale maison était décorée des crânes et massacres des ours, des loups, des aurochs et des élans tués à la chasse, et aussi des crânes des guerriers ennemis tués à la guerre ? Plus il y avait là de têtes humaines clouées dans le pisé avec des broches de bois, plus l’hôte admis dans cette demeure comprenait qu’il entrait chez un grand chef, fameux par ses exploits. C’étaient nos annales de gloire qui se dessinaient ainsi sur la façade de notre manoir gardé par les dieux. Les Romains gravent sur le marbre et l’airain des inscriptions pour la postérité ; ces crânes étaient nos inscriptions, à nous autres Gaulois. Seulement on n’exposait ainsi aux injures de la pluie et du soleil que les tètes des ennemis sans importance, des simples guerriers. Celles des grands chefs étaient traitées avec plus d’égards. On les faisait bouillir pour détacher des os la chair et la peau ; le crâne, soigneusement poli, frotté d’onguents précieux, enveloppé des étoffes les plus riches, était déposé dans un coffre, parmi les aiguières d’or et les casques ciselés. Il faisait partie du trésor. On ne l’en tirait qu’aux grands jours, pour le faire admirer par des hôtes illustres, et l’on profitait de l’occasion pour leur recommencer le récit du combat où cette tête avait été cueillie d’un revers de glaive sur de vaillantes épaules. Je vous assure que le crâne du chef germain, le propriétaire du collier d’ambre et de diamants, n’était point cloué à la muraille. Vous avez dû le retrouver dans le trésor de mon père. Tout autour de la maison et du jardin, enclos d’une haute haie d’épine noire et de chèvrefeuille, se dressaient des chaumières et des huttes ; les unes semblables à la nôtre, mais plus petites, pour les guerriers ; les autres bien plus humbles, pour les paysans libres ou les esclaves. De celles-ci il y en avait de toutes formes tantôt des baraques en troncs d’arbres bruts ; tantôt des chaumières dont le chaume descendait jusqu’à terre, si bien qu’il fallait se mettre à quatre pattes pour se glisser sous le toit ; tantôt toutes rondes, formées de perches liées par le haut, revêtues de paille, et ressemblant à d’énormes ruches d’abeilles ; tantôt simples abris de branches vertes que supportaient des pieux. Et chaque hutte, avec son jardin, s’entourait d’une haie fleurie. C’était là notre village de La plupart de ces habitations se composaient d’un seul réduit, sans cheminée, sans fenêtres et presque sans porte. Les gens y passaient la nuit pêle-mêle, entre les jambes des chevaux et des vaches, parmi les moutons et les chèvres. Le village était ceint d’une palissade plantée à mi-côte de la colline, avec une seule porte, qui se fermait sur une barre de bois. Cela suffisait pour empêcher une surprise pendant la journée. Pendant la nuit, l’enceinte était gardée par d’énormes chiens, si féroces et si hérissés que nous-mêmes avions peine à les distinguer des loups de la forêt. Elle était aussi bien gardée par nos porcs à moitié sauvages, mâtinés de sangliers, et qui toute la nuit rôdaient, grognant et fouillant du groin la terre. Le malencontreux voleur qui aurait réussi à escalader notre barrière de poteaux eût été déchiré par les chiens, et les porcs n’en eussent pas laissé vestige. Avant tout, nous nous sentions sous la garde des dieux. A certaines époques de l’année nous immolions des bêtes à Épona, la déesse protectrice des chevaux, et à Boubona, la déesse protectrice des bœufs. Pour figurer ces deux divinités, nos paysans avaient façonné grossièrement deux billes de bois, dont l’une se terminait en tète de cheval et l’autre par deux cornes. Ils les avaient fichées en terre dans un coin du village et, les jours de sacrifice, ils les arrosaient du sang des victimes. Le reste de l’année, ils ne s’en occupaient pas autrement ; ils les laissaient même pourrir sous les fumiers entassés. Seulement, quand ils croyaient avoir besoin de leurs bonnes déesses, ils savaient bien vite les retrouver. Tout autour de notre village s’étendaient de profondes forêts. Des chênes séculaires, des hêtres gigantesques, des bouleaux à l’écorce d’argent, des sapins de cent pieds de haut revêtaient les collines environnantes de dômes aériens de verdure. Ils formaient des masses impénétrables, à travers lesquelles filtraient à peine !es rayons du soleil. Il était souvent impossible de se glisser entre les troncs des arbres, tant les plantes épineuses ou grimpantes encombraient le sol dès la lisière des bois. Des brins de lierre gros comme le bras, des réseaux de clématite, de chèvrefeuille, de vigne sauvage pendaient d’un arbre à l’autre. L’épine blanche et l’épine noire, le rosier sauvage, la ronce hérissée de crochets, le houx aux feuilles hargneuses se dressaient, plus hauts que des hommes. Pour se frayer un passage dans cette muraille de verdure, dans ces retranchements d’épines et de dards, il eût fallu manier la serpe sans relâche. Plus loin, on aurait trouvé des marais aux eaux noires et visqueuses, des fondrières recouvertes d’une verdure trompeuse, mais qui étaient des gouffres de fange, d’où émergeaient parfois les ramures de grands cerfs engloutis jusqu’aux andouillers. Peu d’hommes osaient se hasarder dans ce royaume des ténèbres, et le chasseur qui s’y risquait voyait son chien, fou d’épouvante, se replier dans les jambes de son maître, la queue basse, l’œil hagard, hurlant à la mort. Autour de notre roche, et sur le plateau allongé qui la continue, le sol était un peu dégagé, grâce aux défrichements que nos paysans y avaient entrepris, pour semer le froment, l’orge, le seigle, l’avoine, les lentilles, le millet. En bas de la roche circulait Tantôt elle coulait, en son lit d’argile et de marne, douce et apaisée, caressant et fécondant nos domaines ; tantôt elle s’enflait en crues subites, s’emportait en de brusques colères, battait furieusement l’une et l’autre rive, entraînant les récoltes, le bétail, les bergers et les laboureurs. Parfois elle changeait de lit, s’en coupait un autre dans les glaises et, en revanche, abandonnait de vastes espaces limoneux, qui bientôt se couvraient de prairies et de troupeaux. Nos paysans lui prêtaient les passions et les caprices d’une personne ; ils croyaient qu’elle était une déesse, et parfois, la nuit, au clair de la lune, ils allaient verser dans ses ondes de la farine de froment et du lait. Mon père lui-même n’était pas loin de partager ces idées.
Après un terrible débordement, qui avait emporté un grand morceau de La rivière tirait son nom des nombreux castors qui la fréquentaient. A deux mille pas de Devenu grand garçon, plus d’une fois, je suis allé leur rendre visite. C’était merveille de voir ces animaux, gros comme un enfant de huit mois, au poil ras et serré, au nez camus, aux lèvres hérissées de crins, aux pieds de devant armés de griffes, aux pieds de derrière palmés comme ceux des canards, avec leur grosse queue plate, presque ronde et couverte d’écailles, grouiller dans la vase et sur les berges. Dans les berges, avec leurs griffes agiles, ils se creusaient des tanières ; ou bien, si l’eau montait, ils se construisaient tout en haut des huttes de branchages semblables à celles de nos paysans. Ce qui était surtout merveilleux, c’était de les voir édifier de larges digues en travers de la rivière. Les uns rongeaient des troncs d’arbres, les coupaient, les aiguisaient en pilotis ; les autres, cachés sous l’eau comme des plongeurs, creusaient des trous ; puis, assis sur leur derrière, de leurs pattes de devant tenaient ces pilotis comme des lances, les enfonçaient dans les trous. Ils les disposaient sur deux rangs, suivant des alignements réguliers qu’un ingénieur romain n’eût point désavoués. Puis, entre les troncs d’arbres, à la manière des vanniers les plus expérimentés, ils passaient des brins de saule, et formaient ainsi des claies qui barraient le cours de Peau. Entre les deux rangées de claies, d’autres castors entassaient des pierres, des cailloux ronds, toutes sortes de débris. Sur ce premier lit de matériaux, ils apportaient de l’argile soigneusement pétrie, et alors, avec leurs larges queues, ils la battaient comme des lavandières battent leur linge, ou comme les paysans, avec de grosses billes de bois, battent l’aire des granges. A force d’être ainsi damée, cette argile devenait dure comme du ciment, luisante comme de l’argent. Alors les castors, joyeux d’avoir achevé leur digue, passaient en galopant d’un bord de la rivière à l’autre, se mirant dans leur œuvre, sifflant et gloussant de contentement. Et moi, l’hôte non invité, paisiblement assis en haut de la berge, à une distance respectueuse, mon arc ou mon épieu sous la main, je ne me lassais pas de les contempler. Au commencement, ils paraissaient effrayés de ma visite ; ils rentraient dans leurs tanières, se mussaient dans leurs huttes, plongeaient sous les eaux. Leurs sifflements d’alarme jetaient la panique en aval et en amont de leur campement. On ne voyait plus les ouvriers, mais seulement leur œuvre, qui n’en paraissait que plus étrange et plus admirable. Bientôt quelques têtes rondes et moustachues, quelques paires d’yeux noirs et méfiants, émergeaient au ras des eaux, pour disparaître aussitôt, et reparaître quelques instants après. Puis ces têtes presque humaines se montraient plus nombreuses et me considéraient plus longuement. Comprenant bien que ni mon arc ni mon épieu n’étaient pour eux, toute la bande se décidait. De nouveau, la digue, les flots, les berges fourmillaient de travailleurs. Ils allaient, venaient, gambadaient, sans paraître se soucier de ma présence ; les plus téméraires, dans leurs courses affairées, passaient sur mes jambes étendues. De nouveau, on les voyait couper avec leurs dents tranchantes, fouir avec leurs ongles aigus, nager avec leurs palmes de canard, battre l’argile avec leurs lourdes queues. De nouveau, un peuple de bûcherons, de charpentiers, de vanniers, de colmateurs, de maçons, s’activait sous mes yeux. Ils semblaient maintenant excités et piqués d’émulation par la présence d’un étranger. Enfin les femelles elles-mêmes sortaient de leurs réduits avec leurs petits, et, assises sur la rive, se mettaient tranquillement à les allai. ter, tout en suivant d’un oeil ravi l’œuvre de leurs époux. Parfois, si une panique se mettait dans la troupe, ce n’était pas moi qui en étais la cause, mais bien quelque cerf étourdi qui dévalait à grand fracas de la berge, ou une bande de sanglier, ; brutaux qui passaient en reniflant et fouillant de leurs hures dans la vase. Rien ne le décourageait, ce petit monde de laborieux. La rivière avait beau se fâcher, s’enfler, inonder les tanières, ruiner ou emporter les digues. L’orage passé, mes ingénieurs à quatre pattes se remettaient à l’ouvrage, et, à mille pas de distance, on entendait les truelles taper sur la glaise, et les ouvriers siffler pour s’encourager au travail. Ce village de castors était respecté de notre village d’humains. Mon père disait que ces bêtes rendaient de grands services, qu’elles régularisaient le cours de l’eau, retardaient les crues et les rendaient moins désastreuses. Personne des nôtres n’eût osé darder sa flèche contre un de nos industrieux voisins. Nos paysans en parlaient entre eux avec crainte et révérence. Il n’était pas possible, disaient-ils, que des animaux si habiles et si avisés fussent de simples bêtes. Il y avait plutôt en eux quelque chose de divin, puisqu’ils savaient prévoir les orages et les inondations. Certains de nos laboureurs prétendaient que leurs ancêtres à eux étaient fixés dans le pays longtemps avant tous les autres habitants ; ils racontaient, qu’à l’origine, les hommes et les castors vivaient en société et parlaient le même langage. Ces rongeurs étaient pour eux ou bien des parents éloignés, des espèces de cousins, ou bien les âmes des aïeux revivant sous une autre peau. Il y avait longtemps d’ailleurs que les habitants de Mon grand-père et mon arrière-grand-père, quoiqu’ils ne fussent pas de la race de nos paysans et ne se fussent pas des autochtones, avaient fait peindre sur leur bouclier un castor assis qui faisait l’exercice avec un pilotis en guise de lance. Le nom que mon aïeul avait donné à mon père est même à remarquer ; car Béborix, dans la vieille langue du pays, signifie quelque chose comme chef des Castors ou roi des Castors. Bref, Castors on nous avait appelés, nous autres Parises
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