LES VILLES DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE V. — LES MARCHANDS.

 

 

Faute de renseignements, il est impossible, comme il arrive presque toujours pour les questions d’origine, d’exposer avec une précision suffisante, la formation de la classe marchande qui a suscité et répandu à travers l’Europe occidentale le mouvement commercial dont on vient d’esquisser les débuts.

Dans certaines contrées, le commerce apparaît comme un phénomène primitif et spontané. Il en fut ainsi par exemple, dès l’aurore de l’histoire, en Grèce et en Scandinavie. La navigation y est au moins aussi ancienne que l’agriculture. Tout engageait les hommes à s’y adonner : la profonde découpure des côtes, l’abondance des havres, l’attirance des îles ou des rivages qui se profilaient à l’horizon et qui excitait d’autant plus à se risquer sur la mer que le sol natal était plus stérile. La proximité de civilisations plus anciennes et mal défendues promettait par surcroît de fructueux pillages. La piraterie fut l’initiatrice du trafic maritime. Chez les navigateurs grecs de l’époque homérique comme chez les Vikings normands, ils se développèrent pendant longtemps de concert. Rien de tel, faut-il le dire, ne se rencontre au Moyen Âge. On n’y découvre aucune trace de ce commerce héroïque et barbare. Les Germains qui envahirent les provinces romaines au Ve siècle étaient complètement étrangers à la vie maritime. Ils se contentèrent de s’approprier le sol, et la navigation méditerranéenne continua comme par le passé à s’acquitter du rôle qui lui avait été dévolu sous l’Empire.

L’invasion musulmane qui causa sa ruine et ferma la mer, ne provoqua aucune réaction. On accepta le fait accompli, et le continent européen privé de ses débouchés traditionnels, se confina pour longtemps dans une civilisation essentiellement rurale. Le trafic sporadique que des Juifs, des colporteurs et des marchands occasionnels pratiquèrent pendant l’époque carolingienne était trop faible et fut d’ailleurs trop complètement anéanti par les incursions des Normands et des Sarrasins pour que l’on soit tenté d’en faire le précurseur de la renaissance commerciale dont on surprend au Xe siècle les premiers symptômes.

Peut-on admettre, comme il semblerait naturel de le supposer à première vue, qu’une classe marchande se soit formée peu à peu au sein des masses agricoles ? Rien ne permet de le croire. Dans l’organisation sociale du haut Moyen Âge, où chaque famille est attachée de père en fils à la terre, on ne voit point ce qui aurait pu pousser les hommes à échanger contre une existence assurée par la possession du sol, l’existence aléatoire et précaire du commerçant. L’amour du gain et le désir d’améliorer sa condition devaient être au surplus singulièrement peu répandus dans une population accoutumée à un genre de vie traditionnel, n’ayant aucun contact avec le dehors, qu’aucune nouveauté, qu’aucune curiosité ne sollicitaient et à laquelle l’esprit d’initiative faisait sans doute complètement défaut. La fréquentation des petits marchés établis dans les cités et dans les bourgs ne procurait aux paysans que des bénéfices trop minimes pour leur inspirer le désir ou leur faire même entrevoir la possibilité d’un genre de vie fondé sur l’échange. L’idée de vendre sa terre pour se procurer de l’argent liquide n’est certainement venue à aucun d’entre eux. L’état de la société et des mœurs s’y opposait invinciblement. Au surplus, on ne possède pas la moindre preuve que personne ait jamais songé à une opération aussi bizarre et aussi hasardeuse.

Certains historiens ont cherché à donner comme ancêtres aux marchands du Moyen Âge ces serviteurs que les grandes abbayes chargeaient de se procurer au dehors les denrées indispensables à leur subsistance et parfois aussi, sans doute, d’écouler dans les marchés voisins, l’excédent de leurs récoltes ou de leurs vendanges. Cette hypothèse, pour ingénieuse qu’elle soit, ne résiste pas à l’examen. Tout d’abord, les marchands d’abbayes étaient trop peu nombreux pour exercer une influence de quelque portée. De plus, ce n’étaient pas des négociants autonomes, mais des employés attachés exclusivement au service de leurs maîtres. On ne voit pas qu’ils aient pratiqué le commerce pour leur propre compte. On n’a pas réussi et l’on ne réussira certainement jamais, à établir entre eux et la classe marchande dont nous recherchons ici les origines, un lien de filiation.

Tout ce que l’on peut affirmer avec certitude c’est que la profession commerciale apparaît à Venise dès une époque où rien encore ne fait prévoir son expansion dans l’Europe occidentale. Cassiodore, au VIe siècle, décrit déjà les Vénitiens comme un peuple de marins et de marchands. Au IXe siècle, nous savons avec certitude que de très grandes fortunes s’étaient édifiées dans la ville. Les traités de commerce qu’elle conclut dès lors avec les empereurs carolingiens ou avec ceux de Byzance ne peuvent, au surplus, laisser aucun doute sur le genre de vie de ses habitants. On ne possède par malheur aucune donnée sur la manière dont ils accumulèrent leurs capitaux et pratiquèrent leur négoce. Il est infiniment probable que le sel, préparé dans les îlots de la lagune, fut de très bonne heure l’objet d’une exportation lucrative. Le cabotage le long des côtes de l’Adriatique et surtout les relations de la ville avec Constantinople fournirent des bénéfices plus abondants encore. On est frappé de voir combien l’exercice du négoce vénitien est déjà perfectionné dès le Xe siècle[1]. À une époque où dans tout le reste de l’Europe, l’instruction est le monopole exclusif du clergé, la pratique de l’écriture est largement répandue à Venise, et il est impossible de ne point mettre ce curieux phénomène en rapports avec le développement commercial.

On peut supposer encore avec une grande vraisemblance que le crédit a contribué de très bonne heure à le faire parvenir au point qu’il a atteint. Sans doute, nos renseignements à cet égard ne sont pas plus anciens que le commencement du XIe siècle. Mais la coutume du prêt maritime paraît déjà tellement développée à cette époque, qu’il est nécessaire d’en faire remonter l’origine à une date plus avancée.

Le marchand vénitien emprunte à un capitaliste, moyennant un intérêt qui se monte en général à 20 %, les sommes nécessaires à la constitution d’une cargaison. Un navire est frété par plusieurs marchands agissant en commun. Les dangers de la navigation ont pour conséquence que les expéditions maritimes se font par flottilles renfermant plusieurs navires, pourvus de nombreux équipages soigneusement armés[2]. Tout indique que les bénéfices sont extrêmement abondants. Si, à cet égard, les documents vénitiens ne nous offrent guère de précisions, nous pouvons suppléer à leur silence grâce aux sources génoises. Au XIIe siècle, le prêt maritime, l’équipement des bateaux, les formes du négoce sont les mêmes de part et d’autre[3]. Ce que nous savons des énormes bénéfices réalisés par les marins génois, doit donc être vrai également de leurs précurseurs de Venise. Et nous en savons assez pour pouvoir affirmer que le commerce et le commerce seul a pu, d’un côté comme de l’autre, donner d’abondants capitaux à ceux dont la chance a favorisé l’énergie et l’intelligence[4].

Mais le secret de la fortune si rapide et si hâtive des marchands vénitiens se trouve incontestablement dans l’étroite parenté qui relie leur organisation commerciale à celle de Byzance et par Byzance à l’organisation commerciale de l’Antiquité. En réalité Venise n’appartient à l’Occident que par sa situation géographique ; par la vie que l’on y mène et par l’esprit qui l’inspire, elle lui est étrangère. Les premiers colons des lagunes, fuyards d’Aquilée et des cités voisines, y ont apporté la technique et l’outillage économiques du monde romain. Les rapports constants et de plus en plus actifs qui, depuis lors, n’ont cessé de rattacher la ville à l’Italie byzantine et à Constantinople, y ont sauvegardé et développé ce précieux dépôt. En somme, entre Venise et l’Orient où se conserve la tradition millénaire de la civilisation, le contact n’a jamais été perdu. On peut considérer les navigateurs vénitiens comme les continuateurs de ces navigateurs syriens que nous avons vu fréquenter si activement, jusqu’aux jours de l’invasion musulmane, le port de Marseille et la Mer Tyrrhénienne. Ils n’ont pas eu besoin d’un long et pénible apprentissage pour s’initier au grand commerce. La tradition n’en avait jamais été perdue chez eux et cela suffit à expliquer la place singulière qu’ils occupent dans l’histoire économique de l’Europe occidentale. Il est impossible de ne point admettre que le droit et les usages commerciaux de l’Antiquité ne soient la cause de la supériorité qu’ils y manifestent et de l’avance qu’ils y ont prise[5]. Des études de détail fourniront sans doute un jour la démonstration de ce que nous avançons ici. Il n’est pas douteux que l’influence byzantine, si frappante dans la constitution politique de Venise durant les premiers siècles, n’ait imprégné aussi sa constitution économique. Dans le reste de l’Europe, la profession commerciale s’est tardivement dégagée d’une civilisation où toute trace s’en était perdue depuis longtemps. À Venise, elle est contemporaine de la formation de la cité ; elle y est une survivance du monde romain.

Venise a certainement exercé une action profonde sur les autres villes maritimes qui, dans le courant du XIe siècle, ont commencé à se développer : Pise et Gênes tout d’abord, plus tard Marseille et Barcelone. Mais elle ne semble pas avoir contribué à la formation de la classe marchande grâce à laquelle l’activité commerciale s’est peu à peu répandue des côtes de la mer dans l’intérieur du continent. On se trouve ici en présence d’un phénomène tout différent et que rien ne permet de rattacher à l’organisation économique de l’Antiquité. Sans doute, on rencontre de bonne heure des marchands vénitiens en Lombardie et au Nord des Alpes. Mais on ne voit pas qu’ils aient fondé nulle part de colonies. Les conditions du commerce terrestre sont d’ailleurs trop différentes de celles du commerce maritime pour que l’on puisse être tenté de leur attribuer une influence qu’aucun texte au surplus ne nous révèle.

C’est dans le courant du Xe siècle que s’est reconstituée dans l’Europe continentale, une classe de marchands professionnels dont les progrès, très lents au début, s’accélèrent à mesure que l’on s’avance dans le siècle suivant[6]. L’augmentation de la population, qui commence à se manifester à la même époque, est certainement en rapport direct avec ce phénomène. Elle a eu pour résultat, en effet, de détacher du sol un nombre de plus en plus considérable d’individus et de les vouer à cette existence errante et hasardeuse qui, dans toutes les civilisations agricoles, est le lot de ceux qui ne trouvent plus à se caser sur la terre. Elle a multiplié la masse des vagabonds flottant à travers la société, vivant au jour le jour des aumônes des monastères, se louant au temps de la moisson, s’embauchant dans les armées en temps de guerre et ne reculant ni devant la rapine ni devant le pillage quand l’occasion s’en présentait. C’est parmi cette masse de déracinés et d’aventuriers qu’il faut chercher sans nul doute les premiers adeptes du commerce. Leur genre de vie les poussait naturellement vers les endroits où l’affluence des hommes permettait d’espérer quelque chance de gain ou quelque heureuse rencontre. S’ils fréquentaient assidûment les pèlerinages, ils n’étaient certainement pas moins attirés par les ports, par les marchés et par les foires. Ils s’y louaient comme matelots, comme haleurs de bateaux, comme débardeurs ou porte-faix. Les caractères énergiques, trempés par l’expérience d’une vie pleine d’imprévus, devaient abonder parmi eux. Beaucoup connaissaient des langues étrangères et étaient au courant des mœurs et des besoins de pays divers[7]. Qu’un hasard heureux se présentât, et l’on sait si les hasards sont nombreux dans l’existence d’un vagabond, ils étaient merveilleusement propres à en tirer profit. Un petit gain, avec de l’habileté et de l’intelligence, peut se transformer en un grand gain. Il devait en être ainsi à une époque surtout où l’insuffisance de la circulation et la rareté relative des marchandises offertes à la consommation devait naturellement maintenir les prix à un taux très élevé. Les famines, que cette circulation insuffisante multipliait à travers l’Europe, tantôt dans une province tantôt dans une autre, augmentaient encore les chances de s’enrichir pour qui savait les utiliser[8]. Il suffisait de quelques sacs de blés transportés à propos au bon endroit pour réaliser des bénéfices magnifiques. Pour un homme adroit et n’épargnant pas ses peines, la fortune réservait donc de fructueuses opérations. Et certainement du sein de la masse misérable de ces va-nu-pieds errant par le monde, des nouveaux riches ne tardèrent pas à émerger.

On possède par bonheur quelques renseignements propres à fournir la preuve qu’il en fut bien ainsi. Il suffira de citer le plus caractéristique d’entre eux, la biographie de Saint Godric de Finchale[9].

Il naquit vers la fin du XIe siècle, dans le Lincolnshire, de pauvres paysans, et il dut s’ingénier dès l’enfance à trouver des moyens de vivre. Comme beaucoup d’autres miséreux de tous les temps, ce fut un batteur de grèves, à l’affût des épaves rejetées par les flots. Puis on le voit, peut-être à la suite de quelque heureuse trouvaille, s’improviser colporteur et parcourir le pays, chargé d’une pacotille. À la longue, il amasse quelques sous, et, un beau jour, il se joint à une troupe de marchands rencontrée au cours de ses pérégrinations. Il la suit de marché en marché, de foire en foire, de ville en ville. Devenu ainsi négociant de profession, il réalise rapidement des bénéfices assez considérables pour lui permettre de s’associer à des compagnons, de fréter un bateau en commun avec eux et d’entreprendre le cabotage le long des côtes de l’Angleterre et de l’Écosse, du Danemark et de la Flandre. La société prospère à souhait. Ses opérations consistent à transporter à l’étranger des denrées qu’elle sait y être rares et à y acquérir en retour des marchandises dont elle a soin de se défaire aux endroits où la demande en est la plus forte et où l’on peut réaliser, en conséquence, les gains les plus avantageux. Au bout de quelques années, cette prudente coutume d’acheter à bon marché et de vendre très cher a fait de Godric un homme puissamment riche. C’est alors que, touché de la grâce, il renonce subitement à la vie qu’il a menée jusqu’alors, abandonne ses biens aux pauvres et devient ermite.

L’histoire de Saint Godric, si l’on en supprime le dénouement mystique, a été celle de bien d’autres. Elle nous montre, avec une clarté parfaite, comment un homme parti de rien a pu, en un temps relativement court, amasser un capital considérable. Les circonstances et la chance ont dû sans doute concourir largement à sa fortune. Mais la cause essentielle de son succès, et le biographe contemporain auquel nous en devons le récit y insiste abondamment, c’est l’intelligence ou, pour mieux dire, le sens des affaires[10]. Godric nous apparaît comme un calculateur doué de cet instinct commercial qu’il n’est pas rare de rencontrer, à toutes les époques, chez les natures entreprenantes. La recherche du profit dirige toutes ses actions et l’on reconnaît clairement chez lui ce fameux esprit capitaliste (spiritus capitalisticus) dont on a voulu nous faire croire qu’il ne datait que de la Renaissance. Il est impossible de soutenir que Godric n’a pratiqué le négoce que pour subvenir à ses besoins journaliers. Au lieu d’entasser au fond d’un coffre l’argent qu’il a gagné, il ne s’en sert que pour alimenter et étendre son commerce. Je ne crains pas d’employer une expression trop moderne en disant que les bénéfices qu’il réalise sont employés au fur et à mesure à augmenter son capital roulant. Il est même surprenant d’observer que la conscience de ce futur moine est complètement dégagée de tous scrupules religieux. Son souci de rechercher pour chaque denrée le marché où elle produira le maximum de gain est en opposition flagrante avec la réprobation dont l’Église frappe tout espèce de spéculation et avec la doctrine économique du juste prix[11].

La fortune de Godric ne s’explique pas seulement par l’habileté commerciale. Dans une société encore aussi brutale que celle du XIe siècle, l’initiative privée ne pouvait réussir qu’en recourant à l’association. Trop de périls guettaient l’existence errante du marchand pour ne point lui imposer tout d’abord la nécessité de se grouper afin de se défendre. D’autres motifs encore le poussaient à s’unir à des compagnons. Aux foires et aux marchés, surgissait-il une contestation, il trouvait parmi eux les témoins ou les cautions qui répondaient pour lui en justice. En commun avec eux il pouvait acheter en gros des marchandises que, réduit à ses propres ressources, il eût été incapable d’acquérir. Son crédit personnel s’augmentait du crédit de la collectivité dont il faisait partie, et, grâce à elle, il pouvait plus facilement tenir tête à la concurrence de ses rivaux. Le biographe de Godric nous apprend en propres termes que c’est du jour où son héros s’est associé à une troupe de marchands voyageurs que ses affaires ont pris leur essor. En agissant ainsi il n’a fait que se conformer à la coutume. Le commerce du haut Moyen Âge ne se conçoit que sous cette forme primitive dont la caravane est la manifestation caractéristique. Il n’est possible que grâce à l’assurance mutuelle qu’elle établit entre ses membres, à la discipline qu’elle leur impose, à la réglementation à laquelle elle les soumet. Qu’il soit question de commerce maritime ou de commerce sur terre, c’est toujours le même spectacle. Les bateaux ne naviguent que réunis en flottilles, comme les marchands ne parcourent le pays que par bandes. La sécurité n’existe pour eux que si elle est garantie par la force, et la force est la conséquence du groupement.

Ce serait une erreur complète que de voir dans les associations marchandes dont on peut relever les traces dès le Xe siècle, un phénomène spécialement germanique. Il est vrai que les termes dont on s’est servi pour les désigner dans le Nord de l’Europe, gildes et hanses, sont originaires de l’Allemagne. Mais le fait du groupement se rencontre partout dans la vie économique et quelles que soient les différences de détail qu’il présente suivant les régions, dans ce qu’il a d’essentiel, il est partout le même, parce que partout existaient de même les conditions qui le rendirent indispensable. En Italie comme dans les Pays-Bas, le commerce n’a pu se répandre que par l’entraide. Les frairies, les charités, les compagnies marchandes des pays de langue romane sont exactement l’analogue des gildes et des hanses des régions germaniques[12]. Ce qui a dominé l’organisation économique ce ne sont point les génies nationaux, ce sont les nécessités sociales. Les institutions primitives du commerce ont été aussi cosmopolites que celles de la féodalité.

Les sources nous permettent de nous faire une idée exacte des troupes marchandes qui, à partir du Xe siècle, se rencontrent de plus en plus nombreuses dans l’Europe occidentale[13]. Il faut se les représenter comme des bandes armées, dont les membres pourvus d’arcs et d’épées encadrent des chevaux et des chariots chargés de sacs, de ballots et de tonneaux. En tête de la caravane marche un porte-fanion. Un chef, le Hansgraf ou le Doyen, exerce son autorité sur la compagnie. Celle-ci se compose de frères liés les uns aux autres par un serment de fidélité. Un esprit de solidarité étroite anime tout le groupe. Les marchandises sont, selon toute apparence, achetées et vendues en commun et les bénéfices répartis au prorata de l’apport de chacun dans l’association.

Il semble bien que ces compagnies aient, en règle générale, accompli des voyages fort lointains. On se tromperait du tout au tout en se représentant le commerce de cette époque comme un commerce local, étroitement borné à l’orbite d’un marché régional. Nous avons déjà constaté que des négociants italiens s’avancent jusqu’à Paris et jusqu’en Flandre. À la fin du Xe siècle, le port de Londres est régulièrement fréquenté par les marchands de Cologne, de Huy, de Dinant, de Flandre et de Rouen. Un texte nous parle de Verdunois trafiquant avec l’Espagne[14]. Dans la vallée de la Seine, la Hanse parisienne des marchands de l’eau est en rapports constants avec Rouen. Le biographe de Godric, en nous racontant ses expéditions dans la Baltique et dans la Mer du Nord, nous apprend en même temps celles de ses compagnons.

C’est donc le grand commerce ou, si l’on préfère un terme plus précis, le commerce à longue distance qui a été la caractéristique de la renaissance économique du Moyen Âge. De même que la navigation de Venise et d’Amalfi et plus tard celle de Pise et de Gênes se lancent dès le début dans des traversées au long cours, de même les marchands du continent promènent leur vie vagabonde à travers de larges espaces[15]. C’était là pour eux, le seul moyen de réaliser des bénéfices considérables. Pour obtenir de hauts prix, il était nécessaire d’aller chercher au loin les produits que l’on y trouvait en abondance, afin de pouvoir les revendre ensuite avec profit, aux lieux où leur rareté en augmentait la valeur. Plus était lointain le voyage du marchand, plus aussi il était profitable. Et l’on s’explique sans peine que l’appât du gain ait été assez puissant pour contre-balancer les fatigues, les risques et les dangers d’une existence errante et livrée à tous les hasards. Sauf pendant l’hiver, le marchand du Moyen Âge est continuellement en route. Des textes anglais du XIIe siècle le désignent pittoresquement sous le nom de pieds poudreuxpedes pulverosi[16].

Cet être errant, ce vagabond du commerce a dû dès l’abord étonner, par l’étrangeté de son genre de vie, la société agricole dont il heurtait toutes les habitudes et où aucune place ne lui était réservée. Il apportait la mobilité au milieu de gens attachés à la terre, il révélait à un monde fidèle à la tradition et respectueux d’une hiérarchie qui fixait le rôle et le rang de chaque classe, une activité calculatrice et rationaliste pour laquelle la fortune, au lieu de se mesurer à la condition de l’homme, ne dépendait que de son intelligence et de son énergie. Aussi ne peut-on pas être surpris s’il a fait scandale. La noblesse n’eut jamais que dédain pour ces parvenus sortis on ne sait d’où et dont elle ne pouvait supporter l’insolente fortune. Elle enrageait de les voir mieux fournis d’argent qu’elle même ; elle était humiliée de devoir recourir dans les moments de gêne, à la bourse de ces nouveaux riches. Sauf en Italie, où les familles aristocratiques n’hésitèrent pas à augmenter leur fortune en s’intéressant à titre de prêteur, aux opérations commerciales, le préjugé que c’est déchoir que de se livrer au négoce, demeura vivace au sein de la noblesse jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

Quant au clergé, son attitude à l’égard des marchands fut plus défavorable encore. Pour l’Église, la vie commerciale était dangereuse au salut de l’âme. Le marchand, dit un texte attribué à Saint Jérôme, ne peut que difficilement plaire à Dieu. Le commerce apparaissait aux canonistes comme une forme de l’usure. Ils condamnaient la recherche du profit, qu’ils confondaient avec l’avarice. Leur doctrine du juste prix prétendait imposer à la vie économique un renoncement et pour tout dire un ascétisme incompatible avec le développement naturel de celle-ci. Toute espèce de spéculation leur apparaissait comme un péché. Et cette sévérité n’a point uniquement pour cause la stricte interprétation de la morale chrétienne. Il semble bien qu’il faille l’attribuer aussi aux conditions d’existence de l’Église. Sa subsistance, en effet, dépendait exclusivement de cette organisation domaniale dont on a vu plus haut combien elle était étrangère à l’idée d’entreprise et de bénéfice. Si l’on ajoute à cela l’idéal de pauvreté que le mysticisme clunisien assignait à la ferveur religieuse, on comprendra sans peine l’attitude défiante et hostile par laquelle elle accueillit la renaissance commerciale, qui fut pour elle un objet de scandale et d’inquiétudes[17].

Il faut admettre d’ailleurs que cette attitude ne laissa point d’être bienfaisante. Elle eut certainement pour résultat d’empêcher la passion du gain de s’épancher sans limites ; elle protégea dans une certaine mesure les pauvres contre les riches, les débiteurs contre leurs créanciers. Le fléau des dettes, qui dans l’Antiquité grecque et l’Antiquité romaine s’abattit si lourdement sur le peuple, fut épargné à la société du Moyen Âge, et il est permis de croire que l’Église contribua beaucoup à cet heureux résultat. Le prestige universel dont elle jouissait agit comme un frein moral. S’il ne fut pas assez puissant pour soumettre les marchands à la théorie du juste prix, il le fut assez pour les empêcher de se livrer sans remords à l’esprit de lucre. Beaucoup certainement s’inquiétaient du péril auquel leur genre de vie exposait leur salut éternel. La crainte de la vie future tourmentait leur conscience. Sur leur lit de mort, nombreux étaient ceux qui par testament fondaient des établissements charitables ou affectaient une partie de leurs biens à rembourser des sommes injustement acquises. La fin édifiante de Godric témoigne du conflit qui a dû se livrer bien souvent dans leurs âmes entre les séductions irrésistibles de la richesse et les prescriptions austères de la morale religieuse que leur profession les obligeait de violer sans cesse tout en la vénérant[18].

La condition juridique des marchands acheva de leur faire, dans cette société qu’ils étonnaient à tant de titres, une place tout à fait singulière. Par suite même de la vie errante qu’ils menaient, ils apparaissaient partout en étrangers. Personne ne connaissait l’origine de ces éternels voyageurs. Certainement la plupart d’entre eux étaient nés de parents non libres qu’ils avaient quittés de bonne heure pour se lancer dans les aventures. Mais la servitude ne se préjuge pas : il faut qu’elle se démontre. Le droit traite nécessairement en homme libre celui auquel il ne peut assigner un maître. Il arriva donc qu’il fallut considérer les marchands, dont la plupart sans doute étaient fils de serfs, comme s’ils avaient toujours joui de la liberté. En se déracinant du sol natal, ils s’affranchirent en fait. Au milieu d’une organisation sociale où le peuple était attaché à la terre et où chacun relevait d’un seigneur, ils présentèrent le spectacle étrange de circuler partout sans pouvoir être réclamés par personne. Ils ne revendiquèrent point la liberté ; elle leur fut octroyée parce qu’il était impossible de prouver qu’ils n’en jouissaient pas. Ils l’acquirent, pour ainsi dire, par l’usage et par prescription. Bref, de même que la civilisation agraire avait fait du paysan un homme dont l’état normal était la servitude, le commerce fit du marchand un homme dont la condition normale fut la liberté. Dès lors, au lieu d’être soumis à la juridiction seigneuriale et domaniale, il ne releva que de la juridiction publique. Seuls furent compétents pour le juger les tribunaux qui maintenaient encore, par-dessus la multitude des cours privées, l’ancienne armature de la constitution judiciaire de l’État franc[19].

L’autorité publique le prit en même temps sous sa protection. Les princes territoriaux qui avaient à protéger dans leurs comtés la paix et l’ordre public, à qui appartenaient la police des routes et la sauvegarde des voyageurs, étendirent leur tutelle sur les marchands. En agissant ainsi, ils ne faisaient que continuer la tradition de l’État dont ils avaient usurpé les pouvoirs. Déjà, dans son Empire agricole, Charlemagne s’était préoccupé de maintenir la liberté de la circulation. Il avait édicté des mesures en faveur des pèlerins et des commerçants juifs ou chrétiens, et les capitulaires de ses successeurs attestent qu’ils restèrent fidèles à cette politique. Les empereurs de la Maison de Saxe n’agirent pas autrement en Allemagne et les rois de France, dès qu’ils en eurent le pouvoir, firent de même. Les princes avaient d’ailleurs tout intérêt à attirer les marchands vers leurs pays, où ils apportaient une activité nouvelle et augmentaient fructueusement les revenus du tonlieu. De très bonne heure, on voit les comtes prendre des mesures énergiques contre les pillards, veiller au bon ordre des foires et à la sûreté des voies de communication. Au XIe siècle, de grands progrès ont été accomplis et les chroniqueurs constatent qu’il est des régions où l’on peut voyager avec un sac plein d’or sans risquer d’être dépouillé. De son côté, l’Église frappa d’excommunication les détrousseurs de grands chemins, et les paix de Dieu dont elle prend l’initiative à la fin du Xe siècle protègent tout particulièrement les marchands.

Mais il ne suffit pas que les marchands soient placés sous la sauvegarde et la juridiction des pouvoirs publics. La nouveauté de leur profession exige encore que le droit fait pour une civilisation fondée sur l’agriculture, s’assouplisse et se prête aux nécessités primordiales qu’elle lui impose. La procédure judiciaire avec son formalisme rigide et traditionnel, avec ses lenteurs, avec des moyens de preuve aussi primitifs que le duel, avec l’abus qu’elle fait du serment absolutoire, avec ses ordalies qui remettent au hasard l’issue d’un procès, est pour les commerçants une gêne perpétuelle. Ils ont besoin d’un droit plus simple, plus expéditif et plus équitable. Aux foires et aux marchés il s’élabore entre eux une coutume marchande (jus mercatorum) dont on peut surprendre les premières traces au cours du Xe siècle[20]. Il est fort probable que, de très bonne heure, elle s’est introduite dans la pratique judiciaire, tout au moins pour les procès entre marchands. Elle doit avoir constitué pour eux une sorte de droit personnel dont les juges n’avaient aucun motif de leur refuser le bénéfice[21]. Les textes qui y font allusion ne nous permettent pas malheureusement d’en connaître le contenu. C’était, à n’en pas douter, un ensemble d’usages nés de l’exercice du négoce et qui se répandirent de proche en proche au fur et à mesure que celui-ci prit plus d’extension. Les grandes foires où se rencontraient périodiquement des marchands de divers pays et dont on sait qu’elles étaient pourvues d’un tribunal spécial chargé de faire prompte justice, auront sans nul doute vu s’élaborer tout d’abord une sorte de jurisprudence commerciale, partout la même en son fond, malgré la différence des pays, des langues et des droits nationaux.

Le marchand apparaît ainsi, non seulement comme un homme libre mais encore comme un privilégié. De même que le clerc et que le noble il jouit d’un droit d’exception. Il échappe comme eux au pouvoir domanial et au pouvoir seigneurial qui continuent à s’appesantir sur les paysans.

 

 

 



[1] R. Heynen, Zur Entstehung des Kapitalismus in Venedig, p. 81.

[2] R. Heynen, Zur Entstehung des Kapitalismus in Venedig, p. 65.

[3] Eugène-H. Byrne, Commercial contracts of the Genœse in the Syrian trade of the twelfth century (The quarterly Journal of Economics, 1916, p. 128) ; Genœse trade with Syria in the twelfth century (American Historical Review, 1920, p. 191).

[4] R. Heynen, Zur Entslehung des Kapitalismus in Venedig, p. 18 ; H. Sieveking, Die Kapitalistische Entwicklung in den italienischen Staaten des Mittelalters (Vierteljahrschrift für Social und Wirtschaftsgeschichte, 1909, p. 15).

[5] Sur le caractère romain du droit vénitien, cf. L. Goldschmidt, Handbuch des Handelsrechts, t. I, p. 150, n. 26 (Stuttgart, 1891).

[6] H. Pirenne, Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme (Bulletin de l’Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres, 1914, p. 258).

[7] Le Liber Miraculorum Sancte Fidis, éd. A. Bouillet, p. 63, dit à propos d’un marchand : et sicut negociatori diversas orbis partes discurrenti, erant ei terre marisque nota itinera ac vie publicæ diverticula, semite, leges moresque gentium ac lingue.

[8] F. Curschmann, Hungersnöte im Mittelalter (Leipzig, 1900).

[9] Libellus de vita et miraculis S. Godrici, heremitæ de Finchale, auctore Reginaldo monacho Dunelmensi, éd. Stevenson (London, 1845). L’importance de ce texte pour l’histoire économique a été très bien mise en lumière par W. Vogel, Ein Seefahrender Kaufmann um 1100 (Hansische Geschichtsblätter, t. XII [1912], p. 239).

[10] Sic itaque puerilibus annis simpliciter domi transactis, cœpit adolescentior prudentiores vitæ vias excolere et documenta secularis providentiæ sollicite et exercitate perdiscere. Unde non agriculturæ delegit exercitia colere, sed potius, quæ sagacioris animi sunt, rudimenta studuit arripiendo exercere. Hinc est quod mercatoris æmulatus studium, cœpit mercimonii frequentare negotium, et primitus in minoribus quidem et rebus pretii inferioris, cœpit lucrandi officia discere ; postmodum vero paulatim ad majoris pretii emolumenta adolescentiæ suæ ingenia promovere. Libellus de Vita S. Godrici, p. 25.

[11] Qui comparat rem ut illam ipsam integram et immutatam dando lucretur, ille est mercator qui de templo Dei ejicitur. Decretum I, dist. 88, c. 11. Pour le point de vue de l’Église en matière de commerce, voir F. Schaube, Der Kampf gegen den Zinswucher, ungerechten Preis und unlauteren Handel im Mittelalter (Freiburg im Breisgau, 1905).

[12] On rencontre même une organisation semblable en Dalmatie. Voyez C. Jirecek, Die Bedeutung von Raguza in der Handelsgeschichte des Mittelalters (Almanak der Akad. der Wissenschaften in Wien, 1899, p. 382).

[13] W. Stein, Hansa (Hansische Geschichtsblätter, t. XV [1909], p. 539) ; H. Pirenne, La Hanse flamande de Londres (Bulletin de l’Académie Royale de Belgique. Classe des Lettres, 1899, p. 80).

[14] Pigeonneau, Histoire du commerce de la France, t. I, p. 104.

[15] Voyez le passage de Galbert, de Bruges, éd. Pirenne, p. 152, reproduisant les griefs des Brugeois contre le comte Guillaume de Normandie : Nos in terra hac clausit ne negociari possemus, imo quicquid hactenus possedimus, sine lucro, sine negociatione, sine acquisitione rerum consumpsimus.

[16] Ch. Gross, The court of piepowder (The Quarterly Journal of Economics, 1906, p. 231). Il y est question de l’extraneus mercator vel aliquis transiens per regnum non habens certam mansionem infra vicecomitatum sed vagans, qui vocatur piepowdrous.

[17] La vie de Saint Guidon d’Anderlecht (Acta Sanctorum, Sept., t. IV, p. 42) parle de l’ignobilis mercatura et appelle un marchand qui conseilla au saint de s’y livrer diaboli minister.

[18] Un exemple de la conversion d’un marchand tout à fait analogue à celui de Godric nous est fourni à la même époque par la Vita Theogeri. Mon. Germ. Hist. Script., t. XII, p. 457. Voir aussi dans les Gestes des évêques de Cambrai, éd. Ch. De Smedt (Paris, 1880), l’histoire du marchand Werimbold qui, après avoir édifié une fortune considérable, renonce à ses biens et finit en ascète.

[19] H. Pirenne, L’origine des constitutions urbaines au Moyen Âge (Revue historique, t. LVII [1895], p. 18).

[20] H. Pirenne, L’origine des constitutions urbaines au Moyen Âge (Revue historique, t. LVII [1895], p. 30) ; Goldchmidt, Universalgeschichte des Handelsrecht, p. 125. Les Usatici de Barcelone (1064) parlent d’un droit expéditif applicable aux étrangers. Nul doute que ces étrangers ne soient des marchands. Cf. Schaube, op. cit., p. 103.

[21] Alpert, De diversitate temporum. Mon. Germ. Hist. Script., t. IV, p. 718, parle des marchands de Tiel judicia non secundum legem sed secundum voluntatem decernentes.