LES VILLES DU MOYEN-ÂGE

 

CHAPITRE VI. — LA FORMATION DES VILLES ET LA BOURGEOISIE.

 

 

Dans aucune civilisation la vie urbaine ne s’est développée indépendamment du commerce et de l’industrie. La diversité des climats, des peuples ou des religions est aussi indifférente à ce fait que celle des époques. Il s’est imposé dans le passé aux villes de l’Égypte, de la Babylonie, de la Grèce, de l’Empire Romain ou de l’Empire Arabe comme il s’impose de nos jours à celles de l’Europe ou de l’Amérique, de l’Inde, du Japon ou de la Chine. Son universalité s’explique par la nécessité. Une agglomération urbaine, en effet, ne peut subsister que par l’importation des denrées alimentaires qu’elle tire du dehors. Mais à cette importation doit répondre d’autre part une exportation de produits fabriqués qui en constitue la contre-partie ou la contre-valeur. Il s’établit ainsi, entre la ville et son voisinage, une relation permanente de services. Le commerce et l’industrie sont indispensables au maintien de cette dépendance réciproque : sans l’importation qui assure le ravitaillement, sans l’exportation qui la compense par des objets d’échange, la ville périrait[1].

Cet état de choses comporte évidemment une infinité de nuances. Suivant les temps et suivant les lieux, l’activité commerciale et l’activité industrielle ont été plus ou moins prépondérantes parmi les populations urbaines. On sait suffisamment que dans l’Antiquité, une partie considérable des citadins se composait de propriétaires fonciers vivant soit du travail, soit du revenu des terres qu’ils possédaient à l’extérieur. Mais il n’en reste pas moins qu’à mesure que les villes s’agrandirent, les artisans et les commerçants y devinrent de plus en plus nombreux. L’économie rurale plus ancienne que l’économie urbaine continua d’exister à côté de celle-ci ; elle ne l’empêcha point de se développer. Les villes du Moyen Âge nous présentent un spectacle très différent. Le commerce et l’industrie les ont faites ce qu’elles ont été. Elles n’ont point cessé de croître sous leur influence. À aucune époque on n’observe un contraste aussi marqué que celui qui oppose leur organisation sociale et économique à l’organisation sociale et économique des campagnes. Jamais auparavant, il n’a existé, semble-t-il, une classe d’hommes aussi spécifiquement, aussi étroitement urbaine que le fut la bourgeoisie médiévale[2].

Que l’origine des villes du Moyen Âge se rattache directement, comme un effet à sa cause, à la renaissance commerciale dont on a parlé aux chapitres précédents, c’est ce dont il est impossible de douter. La preuve en résulte de la concordance frappante que l’on relève entre l’expansion du commerce et celle du mouvement urbain. L’Italie et les Pays-Bas où la première s’est manifestée tout d’abord, sont précisément les pays où la seconde a débuté et où elle s’est affirmée le plus rapidement et le plus vigoureusement. Il est facile de remarquer qu’au fur et à mesure des progrès du commerce les villes se multiplient. Elles apparaissent le long de toutes les routes naturelles par lesquelles il se répand. Elles naissent pour ainsi dire sous ses pas. On n’en rencontre tout d’abord qu’au bord des côtes et des rivières. Puis la pénétration commerciale s’amplifiant, il s’en fonde sur les chemins de traverse qui relient les uns aux autres ces premiers centres d’activité. L’exemple des Pays-Bas est tout à fait caractéristique à cet égard. Dès le Xe siècle, les premières villes commencent à se fonder au bord de la mer ou sur les rives de la Meuse et de l’Escaut ; la région intermédiaire, le Brabant, n’en connaît pas encore. Il faut attendre le XIIe siècle, pour les y voir apparaître le long de la route qui s’établit entre les deux grandes rivières. Et l’on pourrait faire partout des constatations analogues. Une carte de l’Europe où serait marquée l’importance relative des voies commerciales coïnciderait, à très peu de chose près, avec un relevé de l’importance relative des agglomérations urbaines.

Sans doute les villes médiévales présentent une variété extraordinaire. Chacune d’elles possède sa physionomie et son caractère propres. Elles diffèrent les unes des autres comme les hommes diffèrent entre eux. On peut cependant les répartir par familles, les grouper conformément à certains types généraux. Et ces types eux-mêmes se ressemblent par leurs traits essentiels. Il n’est donc pas irréalisable de décrire, comme on essayera de le faire ici, l’évolution de la vie urbaine dans l’Occident de l’Europe. Le tableau que l’on obtiendra ainsi présentera nécessairement quelque chose de trop schématique. Il ne conviendra exactement à aucun cas particulier. On n’y trouvera que les caractères communs, abstraction faite des caractères individuels. Les grandes lignes seules apparaîtront comme dans un paysage contemplé du haut d’une montagne.

Le sujet, d’ailleurs, est moins compliqué qu’il ne pourrait sembler à première vue. Il est inutile, en effet, dans un exposé de l’origine des villes européennes, de tenir compte de l’infinie complexité qu’elles présentent. La vie urbaine ne s’est développée tout d’abord que dans un nombre assez restreint de localités appartenant à l’Italie du Nord ainsi qu’aux Pays-Bas et aux régions voisines. C’en sera assez que de s’en tenir à ces villes primitives, négligeant les formations postérieures qui ne sont en somme, quel qu’en puisse être l’intérêt, que des phénomènes de répétition[3]. Encore accordera-t-on dans les pages suivantes, une place privilégiée aux Pays-Bas. C’est qu’en effet, ils fournissent à l’historien sur les premiers temps de l’évolution urbaine, des lumières plus abondantes qu’aucune autre région de l’Europe occidentale.

L’organisation commerciale du Moyen Âge, telle qu’on s’est efforcé de la décrire, rendait indispensable l’établissement à poste fixe des marchands-voyageurs sur qui elle reposait. Dans les intervalles de leurs courses et surtout pendant la mauvaise saison qui rendait la mer, les fleuves et les chemins inabordables, ils devaient nécessairement s’agglomérer en certains points du territoire. Ce fut naturellement dans les endroits dont le site facilitait les communications et où ils pouvaient en même temps mettre en sécurité leur argent et leurs biens, qu’ils se concentrèrent tout d’abord. Ils se portèrent donc vers les cités ou vers les bourgs qui répondaient le mieux à ces conditions.

Le nombre en était en somme considérable. L’emplacement des cités leur avait été imposé par le relief du sol ou la direction des cours d’eau, bref par les circonstances naturelles qui précisément déterminaient la direction du commerce et dirigeaient ainsi les marchands vers elles. Quant aux bourgs, destinés à s’opposer à l’ennemi ou à fournir un abri aux populations, on n’avait pas manqué d’en construire aux endroits dont l’accès était particulièrement facile. C’est par les mêmes routes que passent les envahisseurs et que s’acheminent les marchands, et il en résulta que les forteresses élevées contre ceux-là, s’adaptaient excellemment à attirer ceux-ci vers leurs murailles. Il arriva ainsi que les premières agglomérations commerciales se constituèrent aux endroits que la nature prédisposait soit à devenir soit à redevenir les foyers de la circulation économique[4].

On pourrait être tenté de croire, et certains historiens ont cru en effet, que les marchés (mercatus, mercata), fondés en si grand nombre à partir du IXe siècle, ont été la cause de ces premières agglomérations. Pour séduisante qu’elle paraisse à première vue, cette opinion ne résiste pas à l’examen. Les marchés de l’époque carolingienne étaient de simples marchés locaux fréquentés par les paysans des environs et par quelques colporteurs. Ils avaient uniquement pour but de subvenir au ravitaillement des cités et des bourgs. Ils ne se tenaient qu’une fois par semaine et leurs transactions étaient limitées par les besoins ménagers des habitants très peu nombreux, en faveur desquels ils étaient établis. Des marchés de cette sorte ont toujours existé et existent encore de nos jours dans des milliers de petites villes et de villages. Leur attraction n’était ni assez puissante ni assez étendue pour attirer et fixer autour d’eux une population marchande. On connaît d’ailleurs quantité d’endroits, qui, quoique pourvus de marchés de cette sorte, ne se sont jamais élevés au rang de villes. Il en fut ainsi par exemple de ceux que l’évêque de Cambrai et l’abbé de Reichenau établirent l’un en 1001 au Cateau-Cambrésis et l’autre en 1100 à Radolfzell. Or Radolfzell et Le Cateau ne furent jamais que des localités insignifiantes et l’insuccès des tentatives dont elles furent l’objet montre bien que les marchés ont été dépourvus de cette influence que l’on s’est plu parfois à leur accorder[5].

On peut en dire autant des foires (fora), et pourtant les foires, à la différence des marchés, ont été instituées pour servir de rendez-vous périodiques aux marchands professionnels, pour les mettre en contact les uns avec les autres, et les faire confluer vers elles à époques fixes. En fait, l’importance de beaucoup d’entre elles a été très grande. En Flandre celles de Thourout et de Messines, en France celles de Bar-sur-Aube et de Lagny figurent parmi les centres principaux du commerce médiéval jusque vers la fin du XIIIe siècle. Il peut donc apparaître étrange à première vue qu’aucune de ces localités ne soit devenue une ville digne de ce nom. C’est que le mouvement d’affaires qui s’y faisait manquait de ce caractère permanent qui est indispensable à la fixation du négoce. Les marchands se dirigeaient vers elles parce qu’elles étaient situées sur la grande voie du transit courant de la Mer du Nord à la Lombardie, et parce que les princes territoriaux les avaient dotées de franchises et de privilèges. Elles étaient des points de rassemblement et des lieux d’échange où se rencontraient vendeurs et acheteurs venus du Nord ou du Midi ; puis, après quelques semaines, leur clientèle exotique se dispersait pour ne revenir que l’année suivante.

Il est arrivé, sans doute, et il est même arrivé bien souvent, qu’une foire ait été fixée à l’endroit où se constitua une agglomération marchande. Il en fut ainsi, par exemple, de Lille, d’Ypres, de Troyes, etc. La foire a sûrement favorisé le développement de ces villes, mais il est impossible d’admettre qu’elle l’ait provoqué. Plusieurs grandes villes en fournissant aisément la preuve. Worms, Spire, Mayence n’ont jamais été le siège d’une foire ; Tournai n’en a obtenu une qu’en 1284, Leyde qu’en 1304 et Gand qu’au XVe siècle seulement[6].

Il reste donc que la situation géographique jointe à la présence d’une cité ou d’un bourg fortifié apparaît comme la condition essentielle et nécessaire d’un établissement de marchands. Rien de moins artificiel que la formation d’un établissement de ce genre. Les nécessités primordiales de la vie commerciale, la facilité des communications et le besoin de sécurité en rendent compte de la manière la plus naturelle. À une époque plus avancée, lorsque la technique aura permis à l’homme de vaincre la nature et de lui imposer sa présence en dépit des obstacles du climat ou du sol, il sera possible sans doute de bâtir des villes partout où l’esprit d’entreprise et la recherche du profit en arrêteront le site. Mais il en va tout autrement dans une période où la société n’a pas encore acquis assez de vigueur pour s’affranchir de l’ambiance physique. Forcée de s’y adapter, c’est d’après elle qu’elle règle son habitat. La formation des villes du Moyen Âge est à peu de choses près un phénomène aussi nettement déterminé par le milieu géographique et par le milieu social que le cours des fleuves est déterminé par le relief des montagnes et la direction des vallées[7].

À mesure que s’accentua, depuis le Xe siècle, la renaissance commerciale de l’Europe, les colonies marchandes installées dans les cités ou au pied des bourgs s’agrandirent d’un mouvement ininterrompu. Leur population s’accrut en fonction de la vitalité économique. Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, le mouvement ascensionnel dont elle témoigne dès l’origine se continuera de façon ininterrompue n’était impossible qu’il en fût autrement. Chacun des nœuds du transit international participait naturellement à l’activité de celui-ci, et la multiplication des marchands avait forcément pour conséquence l’accroissement de leur nombre en tous les endroits où d’abord ils s’étaient fixés. Car ces endroits étaient justement les plus favorables à la vie commerciale. S’ils avaient plus tôt que d’autres attiré les marchands, c’est parce que mieux que d’autres ils répondaient à leurs besoins professionnels. Ainsi s’explique de la manière la plus satisfaisante qu’en règle générale, les plus grandes villes commerciales d’une région en soient aussi les plus anciennes.

Nous ne possédons sur les primitives agglomérations marchandes que des renseignements dont l’insuffisance est bien loin de satisfaire notre curiosité. L’historiographie du Xe et du XIe siècle s’est désintéressée complètement des phénomènes sociaux et économiques. Exclusivement rédigée par des clercs ou par des moines, elle mesurait naturellement l’importance des évènements à celle qu’ils présentaient pour l’Église. La société laïque ne sollicitait leur attention qu’autant qu’elle était en rapports avec la société religieuse. Ils ne pouvaient négliger le récit des guerres et des conflits politiques qui exerçaient leur répercussion sur celle-ci, mais comment eussent-ils pris soin de noter les origines de la vie urbaine pour laquelle la compréhension ne leur faisait pas moins défaut que la sympathie[8] ? Quelques allusions échappées par hasard, quelques annotations fragmentaires à l’occasion d’une émeute ou d’un soulèvement, voilà presque toujours ce dont l’historien est réduit à se contenter. Il faut descendre jusqu’au XIIe siècle pour trouver çà, et là, chez quelque rare laïque se mêlant d’écrire, un butin un peu plus abondant. Les chartes et les records nous permettent de suppléer dans une certaine mesure à cette indigence. Encore sont-ils bien rares pour la période des origines. Ce n’est qu’à partir de la fin du XIe siècle qu’ils commencent à fournir des clartés un peu plus abondantes. Quant aux sources d’origine urbaine, je veux dire écrites et composées par des bourgeois, il n’en existe point qui soient antérieures à la fin du XIIe siècle. On est donc obligé, quoiqu’on en ait, d’ignorer beaucoup et contraint de recourir trop souvent, dans la passionnante étude de l’origine des villes, à la combinaison et à l’hypothèse.

Le peuplement des villes nous échappe dans ses détails. On ne sait comment les premiers marchands qui vinrent s’y fixer s’installèrent au milieu ou à côté de la population préexistante. Les cités, dont les enceintes comprenaient fréquemment des espaces vides occupés par des champs et des jardins, durent leur fournir au début une place qui devint bientôt trop étroite. Il est certain que dès le Xe siècle, dans beaucoup d’entre elles, ils furent forcés de s’établir en dehors des murs. À Verdun, ils construisent un enclos fortifié (negotiatorum claustrum[9]), relié à la cité par deux ponts ; à Ratisbonne, la ville des marchands (urbs mercatorum) s’élève à côté de la ville épiscopale, et le même fait est attesté à Utrecht, à Strasbourg, etc.[10]. À Cambrai, les nouveaux venus s’entourent d’une palissade de bois qui, un peu plus tard, est remplacée par une muraille en pierre[11]. Nous savons qu’à Marseille l’enceinte urbaine a dû être élargie au commencement du XIe siècle[12]. Il serait facile de multiplier ces exemples. Ils établissent d’une manière irrécusable l’extension rapide prise par les vieilles cités qui, depuis l’époque romaine, n’avaient subi aucun agrandissement.

Le peuplement des bourgs est dû aux mêmes causes que celui des cités, mais il s’est opéré dans des conditions assez différentes. Ici, en effet, l’espace disponible manquait aux arrivants. Les bourgs n’étaient que des forteresses dont les murailles n’enserraient qu’un périmètre étroitement limité. Il en résulte que, dès l’origine, les marchands furent contraints de s’installer, faute de place, à l’extérieur de ce périmètre. Ils constituèrent, à côté du bourg, un bourg du dehors, c’est-à-dire un faubourg (forisburgus, suburbium). Ce faubourg est encore appelé par les textes nouveau bourg (novus burgus), par opposition au bourg féodal ou vieux bourg (vetus burgus) auquel il s’est accolé. On rencontre pour le désigner, spécialement dans les Pays-Bas et en Angleterre, un mot qui répond admirablement à sa nature : portus.

On appelle portus dans la langue administrative de l’Empire romain, non point un port de mer, mais un endroit clôturé servant d’entrepôt ou d’étape pour des marchandises[13]. L’expression a passé en se transformant à peine, aux époques mérovingienne et carolingienne[14]. Il est facile de voir que tous les endroits auxquels elle s’applique sont situés sur des cours d’eau et qu’un tonlieu y est établi.

C’étaient donc des débarcadères où s’accumulaient, en vertu du jeu de la circulation, des marchandises destinées à être transportées plus loin[15]. Entre un portus et un marché ou une foire, l’opposition est très nette. Tandis que ceux-ci sont des rendez-vous périodiques d’acheteurs et de vendeurs, il est une place permanente de commerce, un centre de transit ininterrompu. Dès le VIIe siècle, Dinant, Huy, Mæstricht, Valenciennes, Cambrai étaient des sièges de portus et par conséquent des lieux d’étape[16]. La décadence économique du VIIIe siècle et les invasions normandes ruinèrent naturellement leur négoce. Il faut attendre le Xe siècle pour voir, non seulement les anciens portus se ranimer mais pour observer qu’en même temps il s’en fonde de nouveaux dans quantité d’endroits, à Bruges, à Gand, à Ypres, à Saint-Omer, etc. On relève à la même date, dans les textes anglo-saxons, l’apparition du mot port employé comme synonyme des mots latins urbs et civitas, et l’on sait avec quelle fréquence la désinence port se rencontre dans les noms de villes de tous les pays de langue anglaise[17]. Rien ne montre avec plus de clarté l’étroite connexion qui existe entre la renaissance économique du Moyen Âge et les débuts de la vie urbaine. Elles sont tellement apparentées que le même mot qui désigne un établissement commercial a servi dans l’un des grands idiomes européens, à désigner la ville elle-même. L’ancien néerlandais présente, au surplus, un phénomène analogue. Le mot poort et le mot poorter y sont employés, le premier avec la signification de ville, le second avec celle de bourgeois.

Nous pouvons conclure avec une sûreté complète que les portus mentionnés en si grand nombre durant le Xe et le XIe siècle au pied des bourgs de Flandre et des régions avoisinantes, sont des agglomérations de marchands. Les quelques passages des chroniques ou des vies de saints qui nous fournissent à leur sujet de trop rares détails, ne peuvent laisser subsister le moindre doute à cet égard. Je me bornerai à citer ici le curieux récit des Miracula Sancti Womari, écrit vers 1060 par un moine témoin des événements qu’il rapporte. Il y est question d’une troupe de religieux arrivant processionnellement à Gand. Les habitants sortent à leur rencontre, comme un essaim d’abeilles. Ils conduisent tout d’abord les pieux visiteurs à l’église de Sainte-Pharaïlde, située dans l’enceinte du burgus. Le lendemain, ils sortent de celui-ci pour se rendre à l’église de Saint-Jean-Baptiste, récemment élevée dans le portus[18]. Il apparaît donc que nous avons à faire ici à la juxtaposition de deux centres d’habitation d’origine et de nature diverses. L’un, le plus ancien, est une forteresse, l’autre, le plus récent, est une place de commerce. Et c’est de la fusion graduelle de ces deux éléments, dont le premier sera peu à peu absorbé par le second, que naîtra la ville[19].

Observons avant d’aller plus loin, quel a été le sort tant des cités que des bourgs auxquels leur situation n’a pas réservé la fortune de devenir des centres commerciaux. Tels, par exemple, pour ne point sortir des Pays-Bas, la cité de Térouanne ou les bourgs construits autour des monastères de Stavelot, de Malmédy, de Lobbes, etc.

Dans la période agricole et domaniale du Moyen Âge, tous ces endroits s’étaient distingués par leur richesse et leur influence. Mais trop éloignés des grandes voies de communication, ils ne furent pas atteints par la renaissance économique, ni si l’on peut ainsi dire, fécondés par elle. Au milieu de l’efflorescence qu’elle a provoquée, ils sont restés stériles, comme des semences jetées sur la pierre. Aucun d’eux ne s’est élevé, avant les temps modernes, au-dessus du rang d’une simple bourgade à demi-rurale[20]. Et il n’en faut point davantage pour préciser le rôle joué dans l’évolution urbaine, par les cités et les bourgs. Adaptés à un ordre social très différent de celui qui a vu naître les villes, ils n’ont point donné naissance à celles-ci. Ils n’ont été, pour ainsi parler, que les points de cristallisation de l’activité commerciale. Elle ne sort point d’eux, elle y arrive du dehors quand les circonstances favorables du site l’y font confluer. Leur rôle a été essentiellement un rôle passif. Dans l’histoire de la formation des villes, le faubourg commercial dépasse de beaucoup l’importance du bourg féodal. C’est lui qui est l’élément agissant et c’est par lui, comme on le verra, que s’explique le renouveau de la vie municipale qui n’est que la conséquence du renouveau économique[21].

Les agglomérations marchandes se caractérisent, à partir du Xe siècle, par une croissance ininterrompue. Par là, elles présentent le plus violent contraste avec l’immobilité dans laquelle persistent les cités et les bourgs au pied desquels elles se sont fixées. Elles attirent continuellement à elles de nouveaux habitants. Elles se dilatent d’un mouvement continu, couvrant un espace de plus en plus vaste, si bien qu’au commencement du XIIe siècle, dans bon nombre d’endroits, elles enserrent déjà de toutes parts la forteresse primitive autour de laquelle se pressent leurs maisons. Dès le commencement du XIe siècle, il est devenu indispensable de créer pour elles de nouvelles églises et de répartir leur population en paroisses nouvelles. À Gand, à Bruges, à Saint-Omer et dans bien d’autres endroits, des textes signalent la construction d’églises dues souvent à l’initiative de marchands enrichis[22]. Quant à l’aménagement et à la disposition du faubourg, on ne peut s’en faire qu’une idée d’ensemble à quoi manque la précision des détails. Le type original est partout très simple. Un marché, établi au bord du cours d’eau qui traverse la localité ou bien au centre de celle-ci, est le point de jonction des rues (plateæ) qui de lui se dirigent vers les portes donnant accès sur la campagne. Car le faubourg marchand, et il importe de relever ce trait avec une attention particulière, s’entoure bientôt d’ouvrages de défense[23].

Il était impossible qu’il en fût autrement dans une société où, malgré les efforts des princes et de l’Église, la violence et la rapine sévissaient de façon permanente. Avant la dissolution de l’Empire Carolingien et les invasions normandes, le pouvoir royal avait réussi tant bien que mal à garantir la sécurité publique, et il semble que les portus de ce temps-là, ou tout au moins le plus grand nombre d’entre eux, demeurèrent à l’état de lieux ouverts. Mais déjà au milieu du IXe siècle, il n’existe plus, pour la propriété mobilière, d’autre garantie que l’abri des murailles. Un texte de 845-846 indique clairement que les gens les plus riches et les rares marchands qui subsistent encore ont cherché un refuge dans les cités[24]. La renaissance commerciale surexcita trop bien les appétits des pillards de toutes sortes pour que l’impérieux besoin de se protéger contre eux ne s’imposât pas aux agglomérations commerciales. De même que les marchands ne se risquaient qu’en armes sur les routes, de même aussi ils firent de leurs résidences collectives des manières de places fortes. Les établissements qu’ils fondèrent au pied des cités ou des bourgs rappellent, d’une manière assez exacte les forts et les bloc-houses construits par les immigrants européens au XVIIe et au XVIIIe siècle dans les colonies d’Amérique ou du Canada. Comme ceux-ci, la plupart du temps, ils n’étaient défendus que par une solide palissade de bois percée de portes et entourée d’un fossé. On peut encore retrouver un souvenir de ces premières fortifications urbaines dans la coutume, longuement conservée en héraldique, de représenter une ville par une sorte de haie circulaire.

Il est certain que cette grossière clôture de charpente n’avait d’autre but que de parer à un coup de main. Elle constituait une garantie contre des bandits ; elle n’aurait pu résister à un siège en règle[25]. En cas de guerre, il fallait la livrer aux flammes afin d’empêcher l’ennemi de s’y embusquer, et se refugier dans la cité ou dans le bourg comme dans une puissante citadelle. Ce n’est guère qu’à partir du XIIe siècle que la prospérité croissante des colonies marchandes leur permit d’augmenter leur sécurité en se ceignant de remparts de pierres, flanqués de tours, et capables d’affronter une attaque régulière. Dès lors, elles furent elles-mêmes des forteresses. La vieille enceinte féodale ou épiscopale, qui continuait à se dresser encore en leur centre, perdit ainsi toute raison d’être. Peu à peu on en laissa tomber en ruines les murs inutiles. Des maisons s’y accolèrent et les recouvrirent. Il arriva même que des villes les rachetèrent au comte ou à l’évêque, pour qui ils ne représentaient plus qu’un capital stérile ; on les démolit et on transforma l’espace qu’ils avaient occupé, en terrains à bâtir.

Le besoin de sécurité qui s’imposait aux marchands nous fournit donc l’explication de ce caractère essentiel des villes du Moyen Âge d’être des villes fortes. On ne peut concevoir à cette époque une ville sans murailles ; c’est un droit ou, pour employer la manière de parler de ce temps, c’est un privilège qui ne manque à aucune d’elles. Ici encore l’héraldique se conforme très exactement à la réalité, en surmontant les armoiries des villes d’une couronne murale.

Mais l’enceinte urbaine n’est pas seulement l’emblème de la ville, c’est encore d’elle que provient le nom qui a servi et qui sert encore à en désigner la population. Du fait, en effet, qu’elle constituait un endroit fortifié, la ville devenait un bourg. L’agglomération marchande, nous l’avons déjà dit, était désignée, à côté du vieux bourg primitif, par le nom de nouveau bourg. Et c’est de là que ses habitants reçoivent, au plus tard depuis le commencement du XIe siècle, le nom de bourgeois (burgenses). La première mention que je connaisse de ce mot appartient à la France, où on le relève dès 1007. On le trouve en Flandre, à Saint-Omer, en 1056 ; puis il passe dans l’Empire par l’intermédiaire de la région mosane où on le rencontre à Huy en 1066. Ainsi, ce sont les habitants du nouveau bourg, c’est à dire du bourg marchand qui ont reçu ou plus probablement qui se sont donné l’appellation de bourgeois. Il est curieux d’observer qu’elle n’a jamais été appliquée à ceux du vieux bourg. Ceux-ci nous apparaissent sous le nom de castellani ou de castrenses. Et c’est une preuve de plus et particulièrement significative que l’origine de la population urbaine doit être cherchée non point parmi la population des forteresses primitives, mais dans la population immigrée que le commerce fit affluer autour d’elles et qui, dès le XIe siècle, commença à absorber les anciens habitants.

L’appellation de bourgeois n’a pas tout d’abord été d’usage universel. À côté d’elle, on a continué encore à employer celle de cives conformément à la tradition antique. On relève aussi, en Angleterre et en Flandre, les mots poortmanni et poorters, qui sont tombés en désuétude vers la fin du Moyen Âge, mais qui, l’un et l’autre, confirment de la façon la plus heureuse l’identité que nous avons constatée par ailleurs entre le portus et le nouveau bourg. À vrai dire, l’un et l’autre ne sont qu’une seule et même chose, et la synonymie que la langue établit entre le poortmannus et le burgensis suffirait à l’attester si nous n’en avions déjà fourni assez de preuves.

Sous quel aspect convient-il de se représenter la bourgeoisie primitive des agglomérations commerciales ? Il est évident qu’elle ne se composait pas exclusivement de marchands au long cours tels que nous avons cherché à les décrire au chapitre précédent. Elle devait comprendre à côté d’eux un nombre plus ou moins considérable de gens employés au débarquement et au transport des marchandises, au gréement et à l’équipement des bateaux, à la confection des voitures, des tonneaux, des caisses, en un mot de tous les accessoires indispensables à la pratique des affaires. Celle-ci attirait nécessairement vers la ville naissante les gens des alentours en quête d’une profession. On peut constater nettement, dès le commencement du XIe siècle, une véritable attraction de la population rurale par la population urbaine. Plus augmentait la densité de celle-ci, plus aussi s’intensifiait l’action qu’elle exerçait autour d’elle. Elle avait besoin pour son entretien journalier, non seulement d’une quantité, mais aussi d’une variété croissante de gens de métier. Les quelques artisans qui avaient jusqu’alors suffi aux besoins restreints des cités et des bourgs ne pouvaient évidemment répondre aux exigences multipliées des nouveaux venus. Il fallut donc que les travailleurs des professions les plus indispensables : boulangers, brasseurs, bouchers, forgerons, etc., arrivassent du dehors.

Mais le commerce lui-même suscitait l’industrie. Dans toutes les régions où celle-ci était pratiquée à la campagne, il s’efforça et il réussit à l’attirer tout d’abord, puis bientôt à la concentrer dans les villes.

La Flandre fournit à cet égard un exemple des plus instructifs. On a déjà vu que depuis l’époque celtique, l’exercice de la draperie n’avait pas cessé d’y être très largement répandu. Les draps confectionnés par les paysans avaient été transportés au loin, avant la période des invasions normandes, par la navigation frisonne. Les marchands des villes ne devaient pas manquer à leur tour d’en tirer parti. Dès la fin du Xe siècle, nous savons qu’ils transportaient du drap en Angleterre. Ils apprirent bientôt à y connaître l’excellente qualité de la laine indigène et ils se mirent à en introduire en Flandre où ils la firent travailler. Ils se transformèrent ainsi en donneurs d’ouvrage et attirèrent naturellement vers les villes les tisserands du pays[26]. Ces tisserands perdirent dès lors leur caractère rural pour devenir de simples salariés au service des marchands. L’augmentation de la population favorisa naturellement la concentration industrielle. Quantité de pauvres affluèrent vers les villes où la draperie, dont l’activité croissait au fur et à mesure du développement du commerce, leur garantissait un gagne-pain. Leur condition y apparaît d’ailleurs comme très misérable. La concurrence qu’ils se faisaient les uns aux autres sur le marché du travail, permettait aux marchands de les payer à très bas prix. Les renseignements que nous possédons sur eux et dont les plus anciens remontent au XIe siècle, nous les dépeignent sous l’apparence d’une plèbe brutale, inculte et mécontente[27]. Les conflits sociaux que la vie industrielle devait fomenter si terribles dans la Flandre du XIIIe et du XIVe siècle, sont déjà en germe à l’époque même de la formation des villes. L’opposition du capital et du travail s’y révèle comme aussi ancienne que la bourgeoisie.

Quant à la vieille draperie rurale, elle disparut assez rapidement. Elle ne pouvait lutter avec celle des villes, abondamment fournies de matière première par le commerce, et jouissant d’une technique plus avancée. Car les marchands ne manquèrent point d’améliorer, en vue de la vente, la qualité des étoffes qu’ils exportaient. Ils organisèrent et dirigèrent eux-mêmes des ouvroirs où elles étaient foulées et teintes. Au XIIe siècle ils étaient parvenus à les rendre sans rivales sur les marchés de l’Europe pour la finesse du tissu et la beauté des couleurs. Ils en augmentèrent aussi les dimensions. Les anciens manteaux (pallia) de forme carrée qu’avaient fabriqués jadis les tisserands du plat-pays, furent remplacés par des pièces de drap d’une longueur de 30 à 60 aunes, d’une confection plus économique et d’une exportation plus commode.

Les draps de Flandre devinrent ainsi l’une des marchandises les plus recherchées du grand commerce. La concentration de leur industrie dans les villes, resta jusqu’à la fin du Moyen Âge la source essentielle de la prospérité de celles-ci et contribua à leur donner ce caractère de grands centres manufacturiers qui confère à Douai, à Gand ou à Ypres une originalité si marquée.

Si la draperie a joui en Flandre d’un prestige incomparable, elle est bien loin, naturellement, de se restreindre à ce pays. Quantité de villes du Nord et du Midi de la France, de l’Italie, de l’Allemagne rhénane s’y sont adonnées aussi avec succès. Les draps ont alimenté plus que tout autre produit fabriqué le commerce du Moyen Âge. La métallurgie a joui d’une importance beaucoup moindre. Elle se réduit presque exclusivement au travail du cuivre, auquel un certain nombre de villes, parmi lesquelles il faut citer particulièrement Dinant dans la vallée de la Meuse, doivent leur fortune. Mais quel que soit d’ailleurs le genre d’industrie, partout il obéit à cette loi de concentration que nous avons constatée de si bonne heure en Flandre. Partout les agglomérations urbaines ont aspiré vers elle, grâce au commerce, l’industrie rurale[28].

À l’époque de l’économie domaniale, chaque centre d’exploitation, grand ou petit, subvenait, dans la plus large mesure possible, à tous ses besoins. Le grand propriétaire entretenait dans sa cour des artisans serfs, de même que chaque paysan construisait lui-même sa maison ou confectionnait de ses propres mains les meubles ou les outils qui lui étaient le plus indispensables. Les colporteurs, les juifs, les rares marchands qui passaient de loin en loin subvenaient au reste. On vivait dans une situation très analogue à celle qui se rencontrait encore récemment dans de nombreuses régions de la Russie. Tout cela changea dès que les villes commencèrent à offrir aux habitants des campagnes, le moyen de s’approvisionner chez elles de produits industriels de toute sorte. Il s’établit entre la bourgeoisie et la population rurale cet échange de services dont nous avons parlé plus haut. Les artisans chez qui se fournissait la première, trouvèrent aussi dans la seconde une clientèle assurée. Le résultat en fut une division du travail très nette entre les villes et les campagnes. Celles-ci s’adonnèrent exclusivement à l’agriculture, celles-là à l’industrie et au commerce, et cet état de choses dura aussi longtemps que la société médiévale.

Il était d’ailleurs beaucoup plus avantageux à la bourgeoisie qu’aux paysans. Aussi les villes s’efforcèrent-elles énergiquement de le sauvegarder. Elles ne manquèrent jamais de combattre toute tentative d’introduire l’industrie dans le plat-pays. Elles veillèrent jalousement sur le monopole qui garantissait leur existence. Il faut attendre l’époque moderne pour qu’elles se résignent à renoncer à un exclusivisme désormais incompatible avec le progrès économique[29].

La bourgeoisie dont nous venons d’esquisser la double activité commerciale et industrielle se trouva dès l’abord aux prises avec des difficultés multiples dont elle ne triompha qu’à la longue. Rien n’était préparé pour la recevoir dans les cités et dans les bourgs où elle s’établit. Elle dut y apparaître comme une cause de perturbation, et l’on pourrait être tenté de dire qu’elle y fut accueillie très souvent en indésirable. Il lui fallut tout d’abord s’arranger avec les propriétaires du sol. Tantôt c’était l’évêque, tantôt un monastère, tantôt un comte ou un seigneur qui y possédait la terre et y exerçait la justice. Il arrivait même fréquemment que l’espace occupé par le portus ou le nouveau bourg relevât par parties de plusieurs juridictions et de plusieurs domaines. Il était destiné à l’agriculture, et l’immigration des nouveaux venus le transformait tout à coup en terrain à bâtir. Il fallut un certain temps avant que ses détenteurs s’aperçussent du profit qu’ils pouvaient en retirer. Au début, ils ressentirent surtout les inconvénients de l’arrivée de ces colons adonnés à un genre de vie qui heurtait les habitudes ou qui choquait les idées traditionnelles.

Des conflits éclatèrent tout de suite. Ils étaient inévitables si l’on songe que les arrivants, en leur qualité d’étrangers, n’étaient guère enclins à tenir compte d’intérêts, de droits, de coutumes qui les gênaient. On dut leur faire place tant bien que mal, et à mesure que leur nombre alla croissant, leurs empiétements devinrent de plus en plus hardis.

En 1099, à Beauvais, le Chapitre devait intenter un procès aux teinturiers qui avaient tellement encombré le cours de la rivière, que ses moulins ne pouvaient plus fonctionner[30]. Ailleurs, on voit un évêque ou un monastère contester aux bourgeois les terres qu’ils occupent. De gré ou de force pourtant, il fallut s’entendre. À Arras, l’abbaye de Saint-Vaast finit par céder ses cultures et à les répartir par parcelles[31]. On constate des faits analogues à Gand, à Douai, et l’on peut certainement admettre la généralité d’arrangements de ce genre en dépit de la pénurie de nos renseignements. Jusqu’à nos jours, les noms des rues rappellent dans quantité de villes, la physionomie agricole qu’elles présentèrent au début. À Gand, par exemple, l’une des artères principales est encore désignée sous le nom de rue des Champs (Veldstraat) et l’on rencontre dans ses environs la place du Kouter (cultura)[32].

À la variété des propriétaires répondait la variété des régimes auxquels les terres étaient soumises. Les unes étaient astreintes à des cens et à des corvées, d’autres à des prestations destinées à l’entretien des chevaliers qui formaient la garnison permanente du vieux bourg, d’autres encore à des droits perçus par le châtelain, par l’évêque ou par l’avoué à titre de seigneurs haut-justiciers. Toutes, en somme, portaient la marque d’une époque dans laquelle l’organisation économique comme l’organisation politique avaient été fondées exclusivement sur la possession du sol. À cela s’ajoutaient les formalités et les taxes exigées par la coutume lors de la transmission des immeubles et qui en compliquaient singulièrement, s’ils n’en rendaient pas impossible, la vente et l’achat. Dans de telles conditions, la terre, immobilisée par la lourde armature des droits acquis qui pesaient sur elle, ne pouvait entrer dans le commerce, acquérir une valeur marchande ou servir de base au crédit.

La multiplicité des juridictions compliquait encore une situation déjà si embrouillée. Il était bien rare que le sol occupé par les bourgeois ne relevât que d’un seul seigneur. Chacun des propriétaires entre lesquels il se répartissait possédait sa cour domaniale seule compétente en matière foncière. Quelques-unes de ces cours exerçaient en outre soit la haute, soit la basse justice. L’enchevêtrement des compétences aggravait donc encore celui des juridictions. Il se faisait que le même homme dépendait à la fois de plusieurs tribunaux suivant qu’il était question de dettes, de crimes ou tout simplement de possession de terre. Les difficultés en résultaient d’autant plus grandes que ces tribunaux ne siégeaient pas tous dans la ville et qu’il fallait parfois se transporter au loin pour y plaider. En outre, ils différaient les uns des autres par leur composition, aussi bien que par le droit qu’ils rendaient. À côté des cours domaniales, subsistait presque toujours un ancien tribunal d’échevins établi soit dans la cité, soit dans le bourg. La cour ecclésiastique du diocèse attirait à elle non seulement les affaires relevant du droit canonique, mais encore toutes celles dans lesquelles un membre du clergé était intéressé, sans compter quantité de questions de succession, d’état civil, de mariage, etc.

Si l’on tourne les yeux vers la condition des personnes, la complexité apparaît plus grande encore. Le milieu urbain en formation présente à cet égard tous les contrastes et toutes les nuances. Rien n’est plus bizarre que la bourgeoisie naissante. Les marchands, on l’a vu plus haut, étaient, en fait, traités en hommes libres. Mais il n’en allait pas de même d’un très grand nombre des immigrants qui, attirés par le désir de trouver du travail, affluaient vers eux. Car, presque toujours originaires des environs, ils ne pouvaient dissimuler leur état civil. Le seigneur au domaine duquel ils avaient échappé pouvait facilement les retrouver ; les gens de leur village les rencontraient quand ils venaient à la ville. On connaissait leurs parents, on savait qu’ils étaient serfs, puisque la servitude était la condition générale des classes rurales, et il leur était donc impossible de revendiquer, comme les marchands, une liberté dont ces derniers ne jouissaient que grâce à l’ignorance où l’on était de leur condition native[33]. Ainsi la plupart des artisans conservait dans la ville, leur servitude originaire. Il y avait, si on peut ainsi dire, incompatibilité entre leur nouvelle condition sociale et leur condition juridique traditionnelle. Bien qu’ayant cessé d’être des paysans, ils ne pouvaient effacer la tâche dont le servage avait marqué la classe rurale. S’ils cherchaient à la dissimuler ils ne manquaient pas d’être rudement rappelés à la réalité. Il suffisait que leur seigneur les revendiquât pour qu’ils fussent obligés de le suivre et de réintégrer le domaine qu’ils avaient fui.

Les marchands eux-mêmes ressentaient indirectement les atteintes de la servitude. Voulaient-ils se marier, la femme qu’ils choisissaient appartenait presque toujours à la classe servile. Seuls les plus riches d’entre eux pouvaient ambitionner l’honneur d’épouser la fille de quelque chevalier dont ils avaient payé les dettes. Pour les autres, leur union avec une serve avait pour conséquence la non-liberté de leurs enfants. La coutume attribuait, en effet, aux enfants le droit de leur mère en vertu de l’adage partus ventrem sequitur, et l’on comprend l’incohérence qui en résultait pour les familles. La liberté dont le marchand jouissait pour lui-même ne pouvait se transmettre à ses enfants. Le mariage faisait réapparaître la servitude à son foyer. Que de rancœurs, que de conflits naissaient fatalement d’une situation aussi contradictoire. Manifestement le droit ancien, en prétendant s’imposer à un milieu social auquel il n’était plus adapté, aboutissait à ces absurdités et à ces injustices qui appellent irrésistiblement une réforme.

D’autre part, tandis que la bourgeoisie grandissait et par le nombre acquérait la force, la noblesse, peu à peu, reculait devant elle et lui cédait la place. Les chevaliers établis dans le bourg ou dans la cité n’avaient plus aucune raison d’y demeurer depuis que l’importance militaire de ces vieilles forteresses avait disparu. On aperçoit très nettement, tout au moins dans le Nord de l’Europe, qu’ils se retirent à la campagne et abandonnent les villes. En Italie seulement et dans le Midi de la France, ils continuèrent à y résider.

Il faut sans doute attribuer ce fait à la conservation dans ces pays, des traditions et dans une certaine mesure de l’organisation municipale de l’Empire Romain. Les cités d’Italie et de Provence avaient été trop intimement rattachées aux territoires dont elles formaient les centres administratifs, pour n’avoir pas conservé avec eux lors de la décadence économique du VIIIe et du IXe siècle, des relations plus étroites que partout ailleurs. La noblesse, dont les fiefs s’éparpillaient à travers la campagne, n’y prit point ce caractère rural qui caractérise celle de France, d’Allemagne ou d’Angleterre. Elle se fixa dans les cités, où elle vécut des revenus de ses terres. Elle y construisit dès le haut Moyen Âge, ces tours qui jusqu’aujourd’hui donnent un aspect si pittoresque à tant de vieilles villes de Toscane. Elle ne se dépouilla point de l’empreinte urbaine dont la société antique avait été si fortement marquée. Le contraste apparaît moins frappant entre la noblesse et la bourgeoisie en Italie que dans le reste de l’Europe. À l’époque de la renaissance commerciale, on voit même les nobles s’y intéresser aux affaires des marchands et y engager une partie de leurs revenus. C’est par là que le développement des villes italiennes diffère peut-être le plus profondément de celui des villes du Nord.

Dans ces dernières, ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que l’on rencontre çà et là, isolée et comme égarée au milieu de la société bourgeoise, une famille de chevaliers. Au XIIe siècle, l’exode de la noblesse vers le plat-pays est achevé presque partout. Nous touchons d’ailleurs ici à une question encore très mal connue et sur laquelle il est permis d’espérer que des recherches ultérieures jetteront plus de clarté. On peut supposer, en attendant, que la crise économique à laquelle la noblesse fut en proie au XIIe siècle par suite de la diminution de ses revenus, ne fut pas sans influence sur sa disparition dans les villes. Elle dut trouver avantageux de vendre à des bourgeois les fonds qu’elle y possédait et dont leur transformation en terrains à bâtir avait énormément augmenté la valeur.

La situation du clergé ne fut point sensiblement modifiée par l’afflux de la bourgeoisie vers les cités et les bourgs. Il en résulta pour lui des inconvénients, mais aussi des avantages. Les évêques durent lutter pour maintenir intacts, en présence des nouveaux venus, leurs droits de justice et leurs droits domaniaux. Les monastères et les Chapitres se virent contraints de laisser des maisons se bâtir sur leurs champs ou sur leurs cultures. Le régime patriarcal et domanial auquel l’Église était accoutumée se trouva trop brusquement aux prises avec des revendications et des nécessités inattendues pour qu’il n’en résultât pas tout d’abord une période de malaise et d’insécurité.

D’autre part, cependant, les compensations ne manquaient pas. Les cens dus par les lots de terrain cédés aux bourgeois formaient une source de revenus de plus en plus abondante. L’augmentation de la population entraînait une augmentation correspondante du casuel alimenté par les baptêmes, les mariages et les décès. Le produit des offrandes allait croissant sans cesse. Les marchands et les artisans se groupaient en confréries pieuses affiliées à une église ou à un monastère moyennant des redevances annuelles. La fondation de nouvelles paroisses, à mesure que montait le chiffre des habitants, multipliait le nombre et les ressources du clergé séculier. Quant aux abbayes, ce n’est plus qu’à titre tout à fait exceptionnel qu’on en voit encore s’établir dans les villes à partir du XIe siècle. Elles n’eussent pu s’accoutumer à leur vie trop bruyante et trop affairée et, au surplus, il eût été impossible désormais d’y trouver la place nécessaire à une grande maison religieuse avec les services accessoires qu’elle requérait. L’ordre de Cîteaux qui se répandit si largement par l’Europe au cours du XIIe siècle, n’essaima que dans la campagne.

C’est seulement au siècle suivant que les moines reprendront, mais dans des conditions toutes différentes, le chemin des villes. Les ordres mendiants, Franciscains et Dominicains, qui viendront alors s’y fixer ne correspondent pas seulement à l’orientation nouvelle de la ferveur religieuse. Le principe de la pauvreté les a fait rompre avec l’organisation domaniale qui avait été jusqu’alors le support de la vie monastique. Par eux, le monachisme s’est trouvé merveilleusement adapté au milieu urbain. Ils n’ont demandé aux bourgeois que leurs aumônes. Au lieu de s’isoler au centre de vastes enclos silencieux, ils ont bâti leurs couvents le long des rues ; ils ont participé à toutes les agitations et à toutes les misères des artisans ; ils en ont compris toutes les aspirations, et ils ont mérité d’en devenir les directeurs spirituels.

 

 

 



[1] Ceci n’est vrai, naturellement que pour les villes placées dans des conditions normales. L’État a dû souvent entretenir des populations urbaines beaucoup trop nombreuses pour pouvoir suffire à leur propre subsistance. Il en fut ainsi, par exemple, à Rome dès la fin de la République. Mais l’augmentation de la population à Rome était le résultat de causes politiques, non de causes économiques.

[2] Il y a eu certainement plus tard au Moyen Âge quantité de localités portant le nom de ville et dotées de franchises urbaines et dont les habitants étaient cependant beaucoup plus occupés d’agriculture que de commerce ou d’industrie. Mais ce sont là des formations d’époque postérieure. Je fais allusion ici à la bourgeoisie telle qu’elle s’est constituée tout d’abord et telle qu’elle a continué d’exister dans les centres générateurs de la vie urbaine.

[3] Les villes les plus importantes pour l’étude de l’origine des institutions urbaines sont évidemment les plus anciennes ; c’est là que la bourgeoisie s’est constituée. C’est une faute de méthode que de chercher à expliquer celle-ci en s’appuyant sur des villes de formation postérieure et tardive comme celles de l’Allemagne d’Outre-Rhin. Il est aussi impossible d’y surprendre les origines du régime municipal qu’il le serait de rechercher les origines du système féodal dans les Assises de Jérusalem.

[4] H. Pirenne, L’origine des constitutions urbaines au Moyen Âge (Revue historique, t. LVII [1895], p. 68).

[5] H. Pirenne, Villes, marchés et marchands au Moyen Âge (Revue historique, t. LXVII [1898], p. 59) ; F. Keutgen, Untersuchungen über den Ursprung der deutschen Stadtverfassung (Leipzig, 1895) ; S. Rietschel, Markt und Stadt in ihrem rechtlichen Verhältniss (Leipzig, 1897).

[6] H. Pirenne, L’origine des constitutions urbaines, loc. cit., p. 66.

[7] Le milieu géographique seul ne suffit pas. Sur les exagérations auxquelles il a donné lieu, voir L. Fèvre, La terre et l’évolution humaine, p. 411 et suiv. (Paris, 1922).

[8] Le chroniqueur Gilles d’Orval, par exemple, mentionnant les franchises accordées à la ville de Huy par l’évêque de Liège en 1061, en signale quelques points et passe le reste sous silence pour ne pas ennuyer le lecteur. Il pense évidemment au public ecclésiastique pour lequel il écrit.

[9] Richer, Historiæ, lib. III, § 103 (c. 985) : Negotiatorum claustrum muro instar oppidi extructum, ab urbe quidem, Mosa interfluente sejunctun, sed pontibus duobus interstratis et annexum.

[10] Dans le vieux droit municipal de Strasbourg, l’agglomération nouvelle s’appelle urbs exterior. F. Keutgen, Urkunden zur Städtischen Verfassungsgeschichte, p. 93 (Berlin, 1899).

[11] Gesta episcoporum Cameracensium. Mon. Germ. Hist. Script., t. VII, p. 499.

[12] F. Kiener, Verfassungsgeschichte der Provence, p. 212.

[13] Digeste, l. 16, 59 : Portus appellatus est conclusus locus quo importantur merces et inde exportantur. Isidore de Séville, Etymologiæ, l. XIV, c. VIII, § 39, 40 : Portus dictus a deportandis commerciis.

[14] Le mot y a été souvent employé comme s’il appartenait à la deuxième déclinaison. Voyez par exemple, la Vita Eparchi dans les Mon. Germ. Hist. Script. Rer. Merov., t. III, p. 557 : Navis ipsa, omnibus portis relictis, fluctibus valde oppressa etc.

[15] Au XIIe siècle encore, le mot conservait sa signification primitive de débarcadère. Infra burgum Brisach et Argentinensem civitatem, nullus erit portus, qui vulgo dicitur Ladstadtt, nisi apud Brisach. Gengler, Stadtrechtsaltertümer, p. 44.

[16] H. Pirenne, L’origine des constitutions urbaines au Moyen Âge (Revue historique, t. LVII, p. 12).

[17] Murray, New English Dictionary, t. VIII, 2e part., p. 1136.

[18] Miracula. S. Womari. Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 841.

[19] H. Pirenne. Les villes flamandes avant le XIIe siècle (Annales de l’Est et du Nord, t. I, p. 22).

[20] On peut faire la même observation pour les cités de Bavai et de Tongres qui avaient été à l’époque romaine des centres administratifs importants dans le Nord de la Gaule. N’étant situées sur aucun cours d’eau, elles ne profitèrent pas de la renaissance commerciale. Bavai a disparu au IXe siècle ; Tongres est resté jusqu’à nos jours sans aucune importance.

[21] Je ne prétends pas naturellement que l’évolution se soit passée exactement dans toutes les villes de la même manière. Le faubourg marchand ne se distingue pas partout aussi nettement du bourg primitif que, par exemple, dans les villes flamandes. Suivant les circonstances locales, les marchands et les artisans immigrés se sont agglomérés de façons diverses. Je ne puis ici qu’indiquer les grandes lignes du sujet. Voir les observations de N. Ottokar, Opiti po istorii franzouskich gorodov, p. 244 (Perm, 1919).

[22] En 1042, l’église des bourgeois à Saint-Omer est construite aux frais d’un certain Lambert qui est plus que probablement lui-même un bourgeois de la ville. A. Giry, Histoire de Saint-Omer, p. 369 (Paris, 1877). En 1110, la Capella d’Audenarde est élevée par les cives. Piot, Cartulaire de l’abbaye d’Eename, n° 11, 12.

[23] Voyez la carte de Bruges au commencement du XIIe siècle dans H. Pirenne, Histoire du meurtre de Charles le Bon par Galber de Bruges (Paris, 1891).

[24] Borétius, Capitularia regum francorum, t. II, p. 405. Cf. Dümmler, Jahrbücher des Fränkischen Reiches, 2e édit., t. III, p. 129, n. 4.

[25] Voyez plus haut, le texte cité pour Cambrai. À Bruges, au commencement du XIIe siècle, la ville n’était encore défendue que par des palissades de bois.

[26] Gand devait être déjà au XIe siècle un centre de tissage puisque la Vita Macarii (Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 616) parle des propriétaires des environs qui y amènent leurs laines.

[27] Voir à cet égard le Chronicon S. Andreæ Castri Cameracesii, Mon. Germ. Hist. Script., t. VII, p. 540, et les Gesta abbatum Trudonensium. Ibid., t. X, p. 310.

[28] Au XIe siècle, les Miracula Sancti Bavonis (Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 594) signalent à Gand les laici qui ex officio agnominabantur corrarii. Il n’y a pas de doute que ces artisans y étaient arrivés du dehors.

[29] H. Pirenne, Les anciennes démocraties des Pays-Bas, p. 225.

[30] H. Labande, Histoire de Beauvais, p. 55 (Paris, 1892).

[31] Voyez les textes très instructifs de Guiman, Cartulaire de Saint-Vaast d’Arras, éd. Van Drival (Arras, 1875). Au commencement du XIIe siècle, l’abbaye divise en mansiones et hostagia son jardin, son verger, sa léproserie ainsi que le vicus Ermenfredi (p. 155, 157, 162).

[32] Pour la condition de la propriété foncière dans les villes, voyez G. Des Marez, Étude sur la propriété foncière dans les villes du Moyen Âge et spécialement en Flandre (Gand, 1898). La plus ancienne mention que je connaisse de l’affranchissement du sol urbain remonte au commencement du XIe siècle.

[33] Servus incognitus non inde extrahatur ; servus vero qui per veridicos homines servus probatus fuerit, tam de christianis quam de agarenis sine aliqua contentione detur domino suo. Droit de Castrocalbon (1156) dans l’Annuario de historia del derecho español, t. I, p. 375 (Madrid, 1924). Malgré sa date relativement tardive et son origine espagnole, ce texte précise avec une grande netteté la situation qui, au début, a partout été celle des serfs immigrés dans les villes.