ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

LUCAIN, OU LA DÉCADENCE.

CONCLUSION. — DIFFÉRENCES ET RESSEMBLANCES ENTRE LA POÉSIE DE NOTRE ÉPOQUE ET CELLE DE L’ÉPOQUE DE LUCAIN.

 

 

Il est difficile que je me dérobe à un rapprochement entre la poésie de l’époque de Lucain et celle de notre temps. Ce rapprochement est la seule moralité qui se puisse tirer de mon livre, et je ne dois pas dissimuler d’ailleurs que l’étude des poètes de notre temps m’a fort servi à expliquer l’époque de Lucain. J’essayerai donc cette comparaison, mais avec scrupule ; car, comment ne pas toucher aux personnes, et par le point le plus sensible, quand on caractérise les ouvrages ?

 

I. Différences dans la nature des sujets.

Je noterai les différences et les ressemblances. La comparaison n’est sérieuse qu’à cette condition.

Les différences sont de deux sortes ; les unes tiennent à la nature des sujets ; les autres, aux circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.

Les sujets, y en avait-il à l’époque de Lucain ? Sont-ils le fond ou seulement le cadre des ouvrages envers ? L’invention des sujets est plus bornée qu’on ne pense. Les événements héroïques, les caractères, les passions, l’homme sous ses traits généraux, voilà le champ du poète ancien ; or, au temps de Lucain, ce champ a été épuisé. L’humanité, telle. que la conçoit le paganisme, a eu ses glorieux interprètes ; la poésie de l’individu, tel que le christianisme l’a fait, est encore à naître. Placez une école de poètes très habiles entre ces deux sources d’inspiration, dont l’une est tarie, et dont l’autre n’est pas encore ouverte ; n’ayant rien à inventer dans les choses, et ne voulant pas imiter, c’est la langue qui portera la peine de leur impuissance. Plus ces poètes auront de talent, plus le mal qu’il feront à la langue sera grand ; car quiconque ne veut pas des idées des autres et n’en a pas à lui, ne sait que bouleverser une langue, pour se donner, par cette démolition, l’illusion de croire qu’il crée. C’était là l’illusion de l’époque de Lucain. Elle pensait créer, parce qu’elle faisait autour d’elle un chaos, et elle se promettait bravement l’immortalité à peu près dans les mêmes termes qu’Horace et Virgile.

Notre époque n’est pas aussi au dépourvu, en fait de sujets, que celle de Lucain. S’il n’y a guère plus à ajouter, dans l’une que dans l’autre, à la poésie de l’humanité, il faut dire que l’époque elle-même, et la condition qui y est faite à l’individu, ont leur poésie. Le malaise de la société, le manque de discipline religieuse, la maladie du doute,, les ardeurs politiques, une immense liberté de désirer, d’ambitionner, de sentir, d’envier, et presque nulle proportion entre ce qu’on peut et ce qu’on veut ; un raffinement d’intelligence qui augmente les besoins ; le mal des meilleures choses, de la liberté, de l’égalité, de la paix, biens humains, donc biens imparfaits ; tous ces divers aspects de notre société ont donné matière à d’ingénieuses et poétiques analyses des souffrances des âmes. Notre époque n’est pas, comme celle de Lucain, pressée entre le mépris de l’imitation et l’impuissance d’innover. C’est peut-être sur une pointe d’aiguille que tourne notre poésie : mais cette pointe d’aiguille manquait à l’époque de Lucain. Eux aussi étaient de bien ingénieux artisans de langage ; mais ils n’avaient pas une idée de quelque valeur à laquelle cet art pût être employé.

A ne considérer les poètes des deux époques que comme peintres de deux sociétés désabusées de poésie, et occupées de tout autre chose, les nôtres auraient encore un notable avantage sur l’époque romaine. Quel genre de notions Lucain et ses contemporains nous donnent-ils sur la société où ils vivent ? Qui d’entre eux voit au delà de son aspect extérieur ? Qui est-ce qui s’inquiète sur l’avenir de cette grande machine sourdement minée par une révolution religieuse ? Je vois bien, dans Juvénal, d’amères critiques de la société romaine ; mais c’est de l’ironie déclamatoire, ou du dégoût sans profondeur. Rien ne me dit que Juvénal en ait profondément souffert, et je reconnais seulement qu’un tel poète eût été bien embarrassé pour écrire, si la société, au lieu d’être si désordonnée, eût été réglée et austère comme aux temps des Camille. Il y a aussi de la tristesse dans Stace ; mais cette tristesse n’a rien d’intime ; je ne sais pas si sa douleur n’est pas un thème. Ces lauréats n’ont que des sentiments pour le papier ; il faut bien prendre garde de les plaindre quand ils pleurent, car on s’exposerait à les fâcher, comme ce fou d’Horace qui s’est jeté dans un puits, et qui en voudrait beaucoup à qui lui tendrait une corde. Martial, le poète des cancans, nous parle des bains, du champ de Mars, des lions de César, des nouveaux édifices, des vices qu’il tourne enjeux de mots. Pour lui, il se plaint sans cesse de sa toge râpée, de son toit qui fait eau ; mais il serait assez content de son siècle, s’il avait une meilleure part des biens qu’on y estime. Aucun enseignement précis ne nous est venu de ces poètes ; c’est à peine si de loin à loin, dans quelque hémistiche isolé, presque toujours obscur, on entrevoit quelque coin du monde où ils vivent ; on croit l’entrevoir du moins, et, avec ces indications douteuses, on essaye de reconstruire quelques parties de ce monde, comme j’ai fait, au risque de se tromper grossièrement.

Les poètes de l’époque de Lucain ne nous aident guère à juger cette époque ; mais je crois qu’il sera impossible de faire une histoire fidèle de notre temps sans avoir lu et médité ses poètes. Il y a, dans quelques-uns, des traits d’observation profonde, rendus dans un beau langage ; il y a, dans d’autres, des confessions intimes sur leur état moral, qui sont en même temps des révélations exactes sur celui de beaucoup de leurs contemporains. On n’y aperçoit pas, il est vrai, quelle est la pensée de ce siècle-ci et du grand peuple qui’ lui imprime une action souveraine, quoique obscure en ce moment ; mais toutes les pensées sérieuses qu’inspire à chacun de nous ce qui se passe dans notre pays, tous ces scepticismes divers d’où sortira tôt ou tard, s’il plaît à Dieu, une nouvelle foi politique et sociale, ont trouvé d’admirables interprètes, et enrichi la poésie nationale de pages qui ne périront pas.

 

II. Différences entre les circonstances politiques et sociales propres aux deux époques.

L’œuvre de l’unité romaine a été accomplie par César, et affermie par Auguste. Dans le même temps l’œuvre littéraire de Rome a été consommée. Ce sont deux faits qui sont nés et se sont développés simultanément, comme cela s’était vu en Grèce, comme cela se verra en France dix-sept siècles plus tard. Il y a là une loi de la Providence, qui fait vivre de la môme vie les nationalités et les langues. Mais Rome a payé son unité de sa liberté. Sous la république on avait vu déjà la corruption des mœurs ; l’empire y ajoute la corruption des esprits. La civilisation est tout matérielle ; tout s’y fait en vue du corps. C’est la fumée des festins, la promiscuité des bains publics, le parfum des vins de Grèce, la banalité des femmes, qui ont attiré les Barbares. Depuis l’accomplissement de l’unité romaine jusqu’à la dispersion de l’empire, tout se précipite, tout se rue vers la fin marquée, au bruit des hourras des Barbares et des orgies impériales. La chute est lente pourtant, à cause de l’immensité du corps qui tombe. Un monde met plus de temps à s’abîmer qu’un peuple. Sa masse retarde sa chute. Je ne parle pas de ce que l’homme est devenu dans cette lente dissolution ; il a continué à se reproduire, à végéter sur cette terre labourée par des invasions ; ni romain, ni barbare, sans dignité, sans avenir, s’attachant à ce qui restait de murailles, par une sorte d’instinct animal, ou bien faisant le vœu de mourir, entre deux invasions, des suites d’un joyeux repas ; — à moins qu’il ne fût de la foi nouvelle, et qu’il ne se mît du parti des démolisseurs, pour faire plus vite place nette à cette religion qui rouvrait l’avenir à l’espèce humaine.

En France, l’œuvre de l’unité et l’œuvre littéraire se consomment simultanément sous Louis XIV. Le sol s’est accru de ses dépendances naturelles. Je sais bien qu’il reste encore à acquérir quelques lambeaux de territoire ; mais la plus triste politique du monde suffira pour les réunir à la France. D’ailleurs l’unité d’une nation ne consiste pas seulement à compléter son territoire, mais à savoir ce qui lui manque, et à pouvoir le prendre. Or, la France en était là sous Louis XIV ; l’unité française date de son règne. Mais l’analogie entre Rome et la France ne va pas plus loin. La révolution française est une renaissance inouïe dans l’histoire des hommes. Rome avait appelé les Barbares pour guérir ses plaies ; la France, malade aussi de bien des corruptions, n’a appelé personne pour se traiter ; elle a mis, de ses propres mains, le fer et le feu dans ses plaies ; et c’est peut-être par cette raison-là qu’une cure qui a achevé de ruiner Rome, a réparé la France. L’homme est sorti de cette révolution agrandi et épuré. Nous valons, grâce à eux, mieux que nos pères ; nous avons toutes les libertés intellectuelles et religieuses ; nous pouvons tout ce que nous valons ; nous sommes tout ce que nous devons être. Les temps modernes étaient réservés apparemment pour cette grande nouveauté d’un peuple se régénérant par ce qui épuise les nations, rajeunissant par ce qui les tue. Ni la Grèce, ni Rome n’avaient eu cette abondance de vie ; elles avaient suivi la loi de progrès, de décadence et de mort exprimée par leurs philosophes : la France seule a donné l’exemple d’une résurrection. Un moment abîmée sous les débris qu’elle avait faits, elle a relevé sa tête sur une terre renouvelée. La loi des décadences des empires a eu tort pour la première fois : pourquoi la loi des décadences littéraires n’aurait-elle pas tort à son tour ? Je dirai, à ce sujet, mes pressentiments.

 

III. Ressemblances.

Mais il faut d’abord noter les ressemblances des deux époques.

J’y remarque le même goût pour l’érudition, et presque la même espèce d’érudition. L’époque de Lucain aimait les fables religieuses, les traditions du paganisme mourant ; notre époque recherche les superstitions du moyen âge, les légendes du vieux catholicisme. Ici et là, on fait de la géographie et de l’archéologie ; ici et là, on simule une foi naïve, j’allais dire enfantine ; il n’y a pas de meilleurs païens que les poètes de l’époque de Lucain ; il n’y a pas de plus tendres chrétiens que les poètes de notre époque.

Mais j’aime mieux l’érudition religieuse de nos poètes que celle des poètes latins. Celle-ci ne semble chercher que des oripeaux de mythologie, pour en orner de vaines compositions ; celle-là veut retrouver, sous les croyances, les sentiments et les pensées. Le paganisme des poètes latins est un lieu commun ; le catholicisme de nos poètes est un état de l’âme. Il peut y avoir du caprice dans notre goût pour le gothique ; mais il y a surtout de la tristesse chrétienne.

Autre ressemblance, profusion des descriptions. Après l’érudition, la description est la marque la plus certaine de décadence. Là où je vois la description abonder, je soupçonne que le fond de l’ouvrage est léger, et qu’il a fallu enrichir le sujet de la plus facile espèce d’accessoires ; là où je vois tout ensemble l’érudition et la description, je me demande ce qui reste à l’invention.

Et dans ces descriptions, même intempérance de détails, même recherche des nuances, même esprit de mots, mêmes subtilités, mêmes exagérations, et parmi les exagérations même préférence pour le laid.

Tout cela, bien entendu, avec les diversités des sujets et des talents, et la supériorité morale de notre époque sur celle de Lucain.

Mais c’est surtout par les procédés de style que les deux époques se ressemblent.

Ici et là, à chaque instant, des mots vagues et généraux, que les lois du mètre déterminent, et non le besoin de la pensée.

Ici et là, de laborieux efforts de style pour dissimuler des idées très communes ; et à côté, des négligences choquantes ; nul souci de la propriété des mots, avec la prétention de n’employer que le mot propre.

Des deux parts, même abondance d’images ; même profusion de métaphores boiteuses ; même monotonie ; même abus des synonymes, et surtout même manière d’aiguiser le trait, de le réserver pour la fin, de le préparer à l’avance, en y sacrifiant tout ce qui précède.

Voilà bien des analogies qui prouveraient que la même décadence est commune aux deux époques. Mais n’y a-t-il pas, dans les différences que j’ai marquées, quelque raison de croire que notre décadence n’est pas sans retour ?

 

IV. Du danger que font courir aux langues les poésies individuelles.

C’est une chose très précieuse, assurément, que la poésie individuelle, et ce peut être une chose intéressante que de savoir exactement tout ce qui passe par la tête d’un poète ; mais je crois que rien n’est plus propre à détruire une langue que l’abus de cette espèce de poésie. S’il est passé dans l’opinion du public que la poésie n’est pas du domaine de tout le monde, mais que chaque poète peut en avoir une à soi, et si les hommes de talent qui s’occupent de vers se prévalent de cette concession, c’en est fait de la langue poétique. La raison en est, simple. Le poète à qui l’on donne le droit de ne faire de la poésie que pour lui, ou pour ses amis, a le droit d’imaginer une langue particulière pour des idées qui ne sont qu’à lui. Plus il est maître de dire tout ce qu’il veut, plus il doit l’être de le dire en tels termes qu’il lui plait. La conséquence de cela, c’est que plus il y aura de poètes particuliers, plus il y aura de langues particulières ; et c’est ce que nous voyons autour de nous. Tous les poètes de ce temps-ci ont chacun leur langue ; quoique, à y regarder de près, ce soit plus d’intention que d’effet, et que toutes ces langues individuelles semblent des ex-pressions très peu diverses du même lieu commun.

Quand le poète est l’organe de tout le monde, il fait un choix dans ses pensées, il en ôte tout ce qui est de pure fantaisie, tout ce qui ne peut être d’aucun prix pour le siècle qui l’entend, tout ce qui est sans corps et ne se peut évaluer ni en morale ni en philosophie ; puis il emprunte à la langue du peuple des formes claires et générales pour exprimer sa pensée ainsi épurée. Mais quand il est reçu qu’un poète ne doit être clair que pour lui ; qu’il a raison de dire tout ce qu’il sent, et de sentir tout ce qu’il veut ; qu’on ne peut pas plus lui contester ses idées que la façon dont il les exprime ; que tout ce qui est vrai est bon à dire, et que tout ce qui est dans l’imagination est vrai : alors le poète ne fait  plus de choix parmi ses pensées ; il les reçoit pêle-mêle, d’où qu’elles lui viennent, et il leur fait une langue tout exprès. Si le peuple n’entend ni ses idées ni sa langue, il s’en dédommage dans un petit cercle en se laissant dire que la poésie est la propriété du poète, et que ce n’est pas au poète à venir au peuple, mais au peuple à venir au poète ; toutes raisons d’autant plus goûtées, qu’elles dispensent du travail. Aussi les poésies individuelles augmentent-elles singulièrement le nombre des poètes ; les ouvriers abondent là où le travail peut se faire sans peine : c’est la multiplication des cinq pains. Mais que devient la langue nationale au milieu de toutes ces langues individuelles ? Hélas ! ce qu’elle peut.

Non, il n’y a plus de poésie populaire là où il y en a tant d’originales. Le poète qui dédaigne la foule, qui transforme son cabinet en sanctuaire, qui ne se communique qu’à des initiés, est un homme qui se leurre lui-même, jusqu’à ce que le peu de profit du métier, et l’ennui d’avoir toujours les mêmes admirateurs, le fassent rentrer dans la raison et dans la langue universelle. Il y en a plus d’un exemple.

Imaginez la plus belle organisation de poète, clouée de la fécondité, de la raison, de la sensibilité, de l’harmonie, une nature populaire et rayonnante, apparaissant tout à coup au milieu de ce bruit confus de poésies qui crient à la foule sur tous les tons : Loin d’ici le profane vulgaire ! On lui dépêche la troupe de mages disponibles qui a déjà tant salué d’avènements de poètes, et on lui tient ce discours : N’allez pas, ô grand poète, abaisser votre muse jusqu’à vous faire comprendre de tout le monde. Le siècle où vous vivez n’entend rien à la langue de la poésie, et ne fait jamais à nos vers l’injure de les acheter. La poésie doit se tenir, comme l’aigle, entre le ciel et la terre. Le temps n’est plus oit la poésie n’était que la pensée universelle d’une nation répétée par un écho intelligent et harmonieux ; le poète ne doit être que son propre écho. N’allez pas croire, ô jeune aiglon, qu’il faille faire un honteux triage de vos pensées : tout ce qui vient du poète vient de Dieu ; l’Allemagne ne l’a-t-elle pas dit : le poète est au-dessus de Dieu. Le poète est l’image fidèle du monde : tout est beau dans le monde, même le laid ; ainsi, dans le poète. Vous n’êtes pas un simple mortel, ouvrier de l’humanité, travaillant à l’œuvre commune, avec des outils meilleurs et non autres que ceux de tout le monde ; vous êtes un ange enveloppé de mystères, vous êtes un aigle se jouant au-dessus des abîmes ; car vous devez nous parler souvent des abîmes, ô grand poète. N’allez pas croire qu’au moment de l’inspiration vous deviez être simplement calme et riant, comme un heureux génie qui a trouvé d’abondance les paroles dont ses pensées avaient besoin ; il faut être échevelé et haletant, comme la pythonisse qui vient d’être visitée par le dieu, comme la sorcière qui accomplit son évocation nocturne sur quelque bruyère écartée. Couvrez-vous de nuages, ô poète, épaississez le voile qui cache vos mystérieuses veilles ; dérobez votre face au peuple, et ne vous montrez qu’à vos élus.

Si l’on tenait à quelque poète de haute espérance ce langage, qui n’est, après tout, que la traduction des compliments de début adressés tous les jours par des critiques précurseurs, non pas à des hommes de talent, mais aux plus chétives vocations de l’année, on pourrait, sinon le faire avorter, du moins le tant infatuer de lui-même, qu’il en viendrait à perdre la langue par vanité, pour ne pas paraître s’estimer moins qu’elle en la respectant.

Mais n’y eût-il pas de tels précurseurs pour saluer chaque nouveau venu, et pour gâter les plus grands talents, notre société a si peu besoin de poésie, qu’à défaut d’une grande idée commune au siècle et au poète, le poète en sera réduit à se prendre pour sujet de ses vers, et à faire de la poésie personnelle, au grand péril de la langue’. A la vérité, le premier fatigué de cette orgueilleuse et stérile contemplation de soi-même, ce sera le poète. Aussi laissera-t-il les vers pour quelque autre emploi de l’esprit qui le mette plus en communication avec tout le monde. Les poètes s’en vont. Ceux qui ont le génie souple, abandonnent la muse à temps, et font des contes, puisque le siècle s’en amuse ; ou des discours politiques, puisque la gloire est de ce côté-là. Le temps de la poésie est fini en France : car, comme la poésie n’est que l’écho d’une pensée universelle, là où il n’y a de pensée universelle que dans les choses de la politique, dont la langue est la prose, la poésie est bien près de périr. Il n’y a pas d’exemple d’une langue qui ait eu deux beaux âges de poésie. La France a atteint, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la plus haute civilisation littéraire des temps modernes ; elle veut réaliser, au XIXe, la plus haute civilisation sociale et politique. Faites attention que, dans tout ce qui ne se rapporte pas à cette nouvelle destinée, sa belle langue est marquée de tous les symptômes de décadence ; mais elle ne s’en émeut pas, car elle sait que sa gloire, dans les lettres, est sans égale. Au contraire, dans tout ce qui regarde la politique et la société, cette langue reste pure, sévère, populaire : c’est que les idées nouvelles sont de ce côté-là ; les langues ne périssent que quand elles n’ont plus rien d’utile à dire.

Cependant, et malgré tant de signes de décadence, comme la nation française n’en est pas à sa fin, il reste à la poésie, et à ceux qui ne peuvent pas se résigner à la croire morte, l’inconnu, l’avenir. L’avenir nous réserve peut-être un nouvel âge d’or de poésie, qui sait ? On n’est pas si fou d’espérer une telle chose d’une nation si merveilleusement douée que la nôtre. Mais, à cette heure, toute poésie est sur la proue des bateaux à vapeur, ou sur les rails des chemins de fer, ou sur l’affût des canons. Le siècle se précipite vers une nouvelle civilisation, sortie du triple effort de ces trois moyens de propagande ; et le poète qui s’amuse à lui chanter des vers, pendant qu’il passe, me fait l’effet d’un pèlerin égaré en terre profane, qui raconte ses infortunes dans une langue inconnue à des voyageurs pressés d’arriver, et qui n’ont ni le cœur ni les oreilles à ses récits.