TROISIÈME PARTIE. — COMPOSITION DE LA PHARSALE.
On a vu, par les descriptions qui remplissent les trois livres dont j’ai donné l’analyse, que de toutes les parties de l’art, la description est celle dont Lucain use le plus. La composition de la Pharsale n’est, à vrai dire, qu’une suite de descriptions liées par un récit. La description est le principal titre poétique de Lucain ; c’est aussi le premier trait distinctif des écrivains de son époque, et généralement de toutes les poésies de décadence. L’érudition est le second. Il faut en indiquer successivement les caractères. I. La description selon l’art grec, et selon l’art de Lucain. La description dans l’art grec, dans les poésies de Virgile surtout, lequel fut le traducteur le plus intelligent et le plus complet de l’art grec, est plus philosophique que physique, et s’adresse plus au sentiment qu’aux yeux. Elle se compose de peu de traits ; elle s’attache bien plus à faire sentir la vie d’un objet qu’à en représenter l’aspect matériel. Elle crayonne plutôt qu’elle ne peint. S’il s’agit du lieu qui doit servir de théâtre à certains événements, la description grecque le dessine en quelques vers ; elle dispose les plans, y jette la lumière et une certaine chaleur que je puis bien appeler la vie ; après quoi elle fait place au récit. S’agit-il de décrire une passion qui se manifeste par des signes extérieurs, par des altérations de la face humaine ? elle est encore plus sobre de détails. Elle donne à la figure une expression simple et générale, elle la contracte dans la colère, elle l’épanouit dans la joie, elle la ride dans les soucis, elle y jette deux larmes dans la douleur et elle montre la laideur comme en fuyant. Elle ne se laisse aller aux détails, que quand elle peint la beauté ; et par la beauté, j’entends tout aspect de la physionomie humaine que détermine un noble ou un heureux état de l’âme. Au contraire, elle glisse sur la peinture des défauts. La description, dans l’art de Lucain et de ses contemporains, est, tout au contraire, beaucoup plus physique que philosophique, et s’adresse bien plus aux yeux qu’au sentiment. Elle veut refléter les couleurs et les nuances, elle veut être riche comme une palette quand elle peint les lieux, savante comme l’anatomie quand elle peint l’homme. A la différence de l’art grec qui insiste sur le beau et glisse sur le laid, elle insiste sur le laid et glisse sur le beau ; et la raison en est simple : c’est que le laid a plus de variété superficielle et prête plus au détail, au lieu que le beau est en apparence uniforme, quoique pour ceux qui savent le regarder il soit infini dans sa variété. La description de Lucain me fait l’effet d’un de ces instruments délicats, polis, d’une précision admirable et d’une forme qui flatte l’œil, lesquels servent à fouiller dans les plaies les plus dégoûtantes. A force de rechercher la vérité physique, elle détruit l’effet moral. L’intérêt de curiosité remplace l’intérêt d’émotion. Le lecteur n’est plus qu’un témoin oculaire ; c’est par nos sens que le poète veut parler à notre esprit. Il est très vrai que l’art grec avait affaire à un public délicat, qu’on intéressait par des moyens très simples, et avec des indications précises bien plus qu’avec des développements sans fin ; tandis que l’art de Lucain et des poètes de son temps avait affaire à un publie blasé, qu’on ne pouvait émouvoir, au dire de Perse, qu’en chatouillant ses sens par des vers lascifs[1], ou en flattant ce qu’il y a de plus vain dans les imaginations. On comprend d’ailleurs que cette différence entre les deux arts ait dû donner lieu à un accroissement considérable du vocabulaire descriptif, et que pour un ordre d’idées nouvelles, il ait fallu de nouvelles combinaisons de mots. Dans ce genre d’invention, il est peu de poètes plus riches, plus ingénieux, plus féconds que Lucain. Mais plus habile que son contemporain Perse, lequel a aussi beaucoup innové dans la langue, Lucain, sauf d’assez nombreuses exceptions, conserve dans ses combinaisons les plus hardies une certaine exactitude grammaticale, tandis que Perse ne sait qu’intervertir les combinaisons connues, et créer en détruisant ce qui est établi. Je m’expliquerai plus tard sur la portée des meilleures innovations en ce genre, tant chez Lucain et les poètes de son époque qu’à d’autres, époques littéraires qui pourraient présenter des caractères analogues. II. Exemples. - Description de la sibylle par Virgile et Lucain. Il faut justifier par deux exemples ce que j’ai dit des traits qui distinguent la description selon l’art grec de la description selon l’art de Lucain. Premier exemple. Je prendrai d’abord Virgile et Lucain dans deux descriptions dont le sujet est le même. On n’en saisira que mieux les innovations de Lucain, en voyant le même objet peint largement par Virgile, et par Lucain minutieusement. Il s’agit de deux sibylles de Cumes, dont l’une, dans Virgile, est consultée par Énée, lorsqu’il s’apprête à descendre aux enfers ; et l’autre, dans Lucain, est interrogée par Appius, gouverneur de l’Achaïe, sur l’issue de la guerre civile. La ressemblance des sujets est complète. Voici la sibylle de Virgile. Je supprime tout ce qui n’appartient pas au portrait de la prêtresse. On était arrivé au seuil du temple, quand la vierge s’écria : « Il est temps de consulter les destinées ; je sens le dieu, voici le dieu. » Comme elle disait ces mots, debout à la porte du temple, son visage, son teint changèrent tout à coup ; ses cheveux s’échappèrent en désordre. Sa poitrine et son sein farouche se gonflèrent de fureur ; sa taille grandit au delà des proportions ordinaires, et sa voix n’eut plus rien d’humain, quand elle reçut le souffle du dieu qui s’approchait..... Cependant la prêtresse d’Apollon, encore impatiente, s’agite comme une frénétique bacchante dans l’antre sacré, essayant de chasser de sa poitrine le dieu puissant qui l’emplit ; mais plus elle fait d’efforts, plus le dieu fatigue sa bouche furieuse, plus il dompte et s’assujettit son sein farouche..... Tels sont les obscurs oracles que la sibylle de Cumes, mugissante au fond de son antre, fait entendre du fond du sanctuaire, enveloppant la vérité de ténèbres mystérieuses. Tel est le frein dont Apollon a se sert pour brider sa fureur, et tel est l’aiguillon qu’il retourne et agite dans sa poitrine..... (Énéide, livre VI.) L’insuffisance de ma traduction fera goûter quelques traits de la paraphrase rimée qu’en a donnée Delille : Ils
avancent ; soudain, pleine d’un saint transport : « Il
est temps, il est temps d’interroger le sort, « Dit-elle
: le dieu vient ; il m’agite, il me presse, « Fils
d’Anchise, écoutez la voix de sa prêtresse, « C’est
lui-même, c’est lui, je le sens, je le vois. » Devant
la porte auguste ainsi tonne sa voix. Mais à
son dieu déjà tous ses sens s’abandonnent ; Ses
cheveux, son regard, ses traits se désordonnent, Son
sein bat et se gonfle et mugit de fureur. Mais
lorsque de plus près le dieu parle à son cœur, Alors son air, sa voix n’ont rien d’une mortelle.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il dit, et la sibylle De son
antre profond, terrible, l’œil en feu, Impatiente
encor, lutte contre le dieu. Plus
elle se débat, et plus il la tourmente, S’imprime
dans son cœur, sur sa bouche écumante, Façonne son maintien, sa parole, ses traits, Et lui souffle des sons dignes de ses décrets.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ainsi
de l’antre saint la prophétique horreur Trouble
sur son trépied la prêtresse en fureur ; Ainsi
le dieu terrible, aiguillonnant son âme, La
perce de ses traits, l’embrase de sa
flamme, Répand
sur ses discours sa sainte obscurité, Et même en l’annonçant voile la vérité. Rien de plus simple que le portrait du poète latin. Virgile se borne à quelques traits expressifs ; il en dit assez pour la raison, pour le bon sens, pour le cœur ; mais il n’en dit pas autant, j’en conviens, qu’il en faudrait à- l’imagination, laquelle est insatiable, et n’aime pas à être bornée par des préceptes de goût. Et admirez quelle chasteté jusque dans cette peinture d’une femme en proie au désordre le plus violent. Non comptæ mansere comæ... Ses cheveux ne restèrent pas en ordre... Quelle délicatesse d’expression ! C’est le désordre de la beauté grecque, c’est-à-dire seulement l’absence de l’ordre. Il en coûte trop à l’art de toucher à l’horrible et au dégoûtant. Cette femme furieuse, haletante, est de la famille de Cassandre et de Niobé. Elle conserve de la grandeur, elle retient quelque chose du dieu qui entre en elle et qui oppresse sa poitrine. Elle inspire de la terreur plutôt que de l’horreur. Elle est fanatique, mais point convulsionnaire, et même, à la voir ainsi obsédée, pauvre mortelle, par un dieu que Virgile appelle grand, on se prend de pitié pour elle ; de sorte que dans ces quinze vers admirables, on passe tour à tour par trois sentiments nobles, la terreur, l’admiration et la pitié, triple effet que rend plus sensible la simplicité des moyens. Je remarque en passant le respect de Virgile pour les traditions religieuses : il les accepte sans les commenter, sans y ajouter d’inventions profanes, parce qu’il ne veut pas risquer de tirer de son cerveau des prodiges qu’il n’a pas vus. Ainsi font toujours les grands poètes. Là où leur expérience propre, leurs sens, leur instinct, lequel est toujours conforma aux lois éternelles de la nature, ne leur donnent pas de certitude, ils se taisent, ils n’inventent pas. Ils recueillent les traditions et les font passer dans leurs vers avec la seule parure dont le poète revêt toutes ses impressions personnelles ; mais ils ne les refont pas. Voyez au contraire comment procèdent les poésies en décadence. Elles se substituent à la tradition populaire ; elles y ajoutent des détails de fantaisie ; elles l’amplifient comme un sujet de déclamation. Dans les trois cents vers de Lucain sur les présages qui accompagnèrent la guerre civile, que de présages qui sont de son invention, et qui sont risibles à force de vouloir nous faire peur ! Lucain fait des présages, comme il fait des fleuves de sang, avec l’assurance d’un témoin oculaire. Il trouve plus de poésie en lui que dans les superstitions populaires, si simples et si saisissantes. Les hommes de génie sont plus modestes ; ils croient qu’il y a, dans beaucoup de choses, quelqu’un qui a plus d’invention qu’eux : c’est tout le monde. Mais j’en reviens à la sibylle de Lucain. Appius, trompé une première fois par la prêtresse, qui a feint une fausse inspiration pour échapper aux fatigues, aux angoisses de l’inspiration véritable, la menace de toute sa colère : Enfin, la prêtresse épouvantée se réfugie vers le trépied, et, retirée au fond de la vaste caverne, elle s’arrête, et là, elle reçoit malgré elle le dieu dans son sein... Jamais Apollon ne posséda plus pleinement le corps d’une pythonisse. L’âme qui animait ce corps en est chassée ; le dieu force tout ce qu’il y a d’humain dans cette poitrine à lui céder la place. La prêtresse insensée se démène au fond de l’antre, jetant çà et là sa tête qui ne lui appartient plus, et secouant sur son front hérissé les bandelettes et les couronnes du dieu. Prise de vertige, elle tourne dans le vide du temple, renversant les trépieds sur son passage ; un feu immense bouillonne dans ses veines, car elle te porte, Apollon, avec toutes tes colères. Le fouet et l’aiguillon ne te suffisent pas ; tu verses la flamme dans ses entrailles. . . . . Alors, pour la première rois, l’écume découle de ses lèvres tremblantes de rage ; sa poitrine haletante laisse échapper des gémissements et des murmures aigus ; bientôt elle remplit l’antre sacré d’un triste et long hurlement ; et, vaincue enfin, elle fait entendre ces prophétiques paroles. . . . . Cependant sa fureur n’est pas épuisée ; et, comme elle n’a pas tout dit, le dieu, qu’elle n’a pu chasser, l’agite et la possède encore. C’est lui qui se fait voir dans ses yeux hagards, qui errent sur toute la voûte du ciel. Son visage change sans cesse ; il est tantôt tremblant, tantôt plein de menaces ; une rougeur de feu brûle ses lèvres et ses joues livides. Sa pâleur n’est pas celle que donne la crainte, mais celle qui l’inspire ; son sein fatigué ne s’apaise pas, mais, semblable à la mer qui pousse un rauque murmure, quand Borée à cessé de souffler, ce sein se soulage à force de soupirs. . . . . A peine la prêtresse a-t-elle repris ses sens, qu’elle tombe. (Pharsale, liv. V, vers 465.) Cette description est, pour ainsi dire, tout anatomique. Nous avons le détail de toutes les altérations par lesquelles peut passer le visage d’une femme convulsionnaire : la rougeur, la pâleur, au physique ; au moral, l’effroi et la menace, tour à tour. Lucain n’a pas peur d’inspirer le dégoût, s’il peut à ce prix atteindre de plus près à la vérité matérielle. Il n’y a pas jusqu’à l’écume qui coule des lèvres de la prêtresse, dont il n’ait tiré parti. Cette Ménade furieuse, qui se démène dans son antre, qui renverse les trépieds, n’est plus de la famille grecque ; ces- cheveux qui se dressent sur sa tête, ne sont plus la chevelure sir9plement en désordre de la sibylle virgilienne ; il n’y a pas trace de beauté dans la pythonisse de Lucain : c’est la Mégère dépêchée des enfers par un trou méphitique, plutôt que la prêtresse dont la taille et la voix ne sont plus d’une mortelle, et qui doit rester digne de recevoir un dieu dans son sein. Mais si l’effet moral que produit cette sibylle repoussante n’est pas en rapport avec le luxe des moyens de terreur et d’horreur qu’a déployés Lucain, il est impossible de ne pas remarquer l’originalité de certains tours poétiques, la vigueur et la nouveauté de certaines expressions, et des combinaisons de,langue dont on ne ferait pas assez de cas en les trouvant seulement ingénieuses. Les passages que j’ai soulignés sont admirables. C’est un genre de beauté, j’en conviens, auquel il faut un peu se prêter : on en a peur d’abord, parce qu’on ne sait trop si c’est de l’or ou du clinquant, et on ne l’admire pas sans quelque scrupule. C’est de la poésie pour l’imagination seulement ; tous ses effets sont dans le style. L’espèce de plaisir qu’on y trouve est inquiet, hésitant ; il touche plus les jeunes gens que les esprits mûrs mais il n’est méprisable pour personne. La description de Lucain pouvait n’être pas nécessaire ; mais puisque nous l’avons, nous dirons que c’est de l’espèce de superflu dont Voltaire a dit si spirituellement : Le superflu, chose très nécessaire... III. Description d’une tempête par Homère, Virgile et Lucain. Je prendrai le second exemple dans le poète de l’art grec, Homère, et dans le plus original de ses imitateurs, Virgile : puis je comparerai ces deux modèles de l’art grec à l’art de Lucain. Le sujet est une description de tempête. Voici d’abord celle d’Homère : Nous venions de quitter l’île ; on ne voyait plus la terre, mais seulement le ciel et l’eau. Tout à coup le fils de Saturne étendit une nuée bleuâtre au-dessus du léger navire ; la mer tout entière en fut obscurcie. La nuée ne courut pas longtemps dans les airs ; car le zéphyr fondit sur nous en sifflant, et nous enveloppa d’un immense tourbillon. Un coup de vent rompit les deux cordages du mât : le mât renversé tomba en arrière et entraîna tous les agrès dans la sentine. Dans sa chute, il frappa la tête du pilote qui était assis à la poupe, et lui brisa du même coup tous les os du crâne. Celui-ci, semblable au plongeur, tomba, la tête la première, du pont dans la mer, et son âme généreuse abandonna son corps. En même temps Jupiter tonna, et lança la foudre sur le vaisseau. Frappé de la foudre de Jupiter, le vaisseau tournoyait sur les ondes, et était tout rempli de soufre. Mes compagnons furent précipités dans la mer ; semblables à des corneilles marines, ils étaient portés par les flots autour du vaisseau noir. Un dieu leur ôta le retour dans la patrie. (Odyssée, XII, 403-419.) Voilà, certes, l’art dans sa plus grande simplicité. il est impossible de produire plus d’effet avec moins de moyens. Cela est si grand pourtant qu’on ne peut pas croire qu’il se passe dans le monde, au même moment, quelque chose qui soit plus grand. C’est Jupiter qui conduit la nuée bleuâtre au-dessus du navire ; c’est Jupiter qui lance sa foudre, et qui précipite les malheureux matelots. Il y a de tout dans ces quinze : vers ; il y a des détails techniques ; il y a un épisode ; il y a une catastrophe. Deux vers suffisent à Homère pour peindre le lieu de la scène. Plus de terre, mais seulement le ciel et l’eau. Puis un vaisseau qui se débat dans un tourbillon, au milieu des ténèbres. Tout l’effet est dans le sentiment moral qu’inspire cette poignée d’hommes perdue sur la mer, et qui a contre elle le grand Jupiter. J’admire ce qu’il y a d’ironique et de profond dans cette double comparaison du pilote à un plongeur, et des matelots à des corneilles marines. Quand l’humanité a le malheur d’être aux prises avec les dieux, de quel droit la plaindrait-on d’avoir succombé ? Quelle résignation dans le poète ! ou plutôt quel jugement sur la vie ! Et cependant, l’homme religieux qui n’ose pas s’intéresser à ceux que Jupiter a voulu perdre, l’homme d’expérience qui sait si bien ce que vaut la vie, Ulysse, car c’est lui qui raconte son naufrage, laisse échapper un mot douloureux sur les matelots qui ont péri dans les flots : Un dieu leur ôta le retour dans la patrie. Quelle tristesse et quelle sympathie grave dans ces paroles ! Qui connaît mieux que vous, ô Ulysse, le malheur de ne pas revoir sa patrie[2] ! Dans le récit de Virgile, Énée est assailli par une tempête dans la mer de Tyrrhénie. Éole a lâché tous les vents. A ces mots, Éole frappe du revers de sa lance les flancs creux de la montagne. Les vents, comme un essaim fougueux, s’échappent par cette issue, se précipitent et bouleversent les airs de leurs tourbillons ; ils fondent et se répandent sur la mer ; l’Eurus et le Notus, le vent d’Afrique si fécond en orages, la creusent jusque dans ses plus profonds abîmes, et font rouler les vastes flots sur les rivages. Le cri des hommes se mêle au sifflement des cordages. Les nues dérobent tout à coup aux Troyens la vue du ciel et du jour ; une nuit noire pèse sur les flots. Les cieux tonnent ; l’air est sillonné de fréquents éclairs. Tout présente la mort aux Troyens.... L’orage, excité par les sifflements de l’aquilon, frappe de face les voiles et soulève les flots jusqu’aux astres. Les rames se brisent ; le vaisseau tourne et présente le flanc aux flots ; soudain une montagne d’eau vient s’y briser. Les uns sont suspendus au sommet des vagues ; d’autres voient la terre entre les flots entr’ouverts ; la mer en furie fait bouillonner le sable.... Une lame immense prend en poupe le vaisseau qui portait les Lyciens et le fidèle Oronte ; l’infortuné pilote est renversé, il tombe la tête la première dans la mer. Le vaisseau, après avoir tournoyé trois fois au-dessus de l’abîme, s’engouffre dans un tourbillon, et disparaît. Çà et là, sur la mer immense, apparaissent quelques Troyens qui nagent. Les armes des guerriers, les richesses de Troie flottent sur la mer, parmi les débris des navires[3]. Voici la paraphrase de Delille : Il dit
; et, du revers de son sceptre divin, Du mont
frappe les flancs : ils s’ouvrent, et soudain En
tourbillons bruyants l’essaim fougueux s’élance, Trouble
l’air, sur les eaux fond avec violence L’Eurus
et le Notus, et les fiers aquilons, Et les vents
de l’Afrique en naufrages féconds, Tous
bouleversent l’onde, et des mers turbulentes Roulent
les vastes flots dans leurs rives tremblantes. On
entend des nochers les tristes hurlements, Et des
câbles froissés les affreux sifflements ; Sur la
face des eaux s’étend la nuit profonde ; Le jour
fuit, l’éclair brille, et le tonnerre gronde, Et la
terre et le ciel, et la foudre et les flots, Tout présente la mort aux pâles matelots. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’orage affreux qu’anime encor Borée Siffle,
et frappe la voile à grand bruit déchirée ; Les
rames en éclats échappent au rameur ; Le
vaisseau tourne au gré des vagues en fureur, Et
présente le flanc au flot qui le tourmente. Soudain,
amoncelée en montagne écumante, L’onde
bondit : les uns sur la cime des flots Demeurent
suspendus ; d’autres au fond des eaux Roulent,
épouvantés de découvrir la terre : L’onde
en grondant répond aux éclats du tonnerre, Le fond des mers bouillonne, et les sables mouvants Sont poussés par les flots et battus par les vents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Oronte
sur le sien (son vaisseau), tel qu’un mont escarpé Voit
fondre un large flot : par sa chute frappé Le
pilote tremblant, et la tête baissée, Suit
l’onde qui retombe ; et la mer courroucée Trois
fois sur le vaisseau s’élance à gros bouillons, L’enveloppe
trois fois de ses noirs tourbillons ; Et,
cédant tout à coup à la vague qui gronde, La nef
tourne, s’abîme et disparaît sous l’onde. Alors,
de toutes parts, s’offre un confus amas D’armes
et d’avirons, de voiles et de mâts, Les débris d’Ilion, son antique opulence, Et quelques malheureux sur un abîme immense.... On trouve encore dans cette description l’art grec, quoiqu’il soit déjà plus extérieur que dans Homère, et qu’il n’en ait ni l’extrême simplicité ni la profondeur. Il y a dans ces vers un certain luxe ; les Troyens, il faut le dire, sont presque moins intéressants que les effets de coupes et d’hémistiches du poète. Ce n’est plus cet événement indifférent auquel Homère consacre à peine quelques vers, parce qu’il n’a pas besoin d’un morceau brillant, et qu’il croirait profane de se parer pour peindre la colère du grand Jupiter. Virgile sait déjà qu’une tempête est un morceau à effet, sur lequel on compte ; il y met du soin, de l’artifice, il ne croit pas qu’Éole pût faire assez bien les choses ; il vient à son aide, il emploie toutes les grâces du style. . . . . . Præruptus aquæ mons. Hi summo in fluctu pendent.... Volvitur in caput.... Le tout, afin qu’un professeur de grammaire dise à ses élèves : Ne vous semble-t-il pas voir la montagne d’eau s’écrouler sur le vaisseau d’Oronte ?..... Et ces navires ne sont-ils pas suspendus sur la crête des flots ?..... Et ne voyez-vous pas de vos yeux la culbute de ce pilote ?..... Je ne trouve pas non plus dans ce morceau la précision d’Homère, cette précision de l’ensemble bien plus que des détails. Le tableau, pour vouloir être plus complet, est plus vague ; l’expression même est molle quelquefois. J’ai souligné le mot insequitur, qui vient deux fois, quoique ce soit le mot qui dise le moins de choses. Il s’applique plus au temps qu’au mouvement. Il remplace évidemment un mot plus pittoresque qui n’est point venu. L’image du pilote tombant la tête la première ne touche point ; d’abord parce que c’est un incident imité d’Homère, ensuite parce que la circonstance qui amène cette mort est vague ; on ne se figure pas bien un vaisseau soulevé par la poupe et qui verse dans la mer son pilote par la proue, au lieu qu’on se figure très bien un mât fracassé qui écrase en tombant la tête du pilote et le précipite dans les flots. Ipsius ante oculos ne fait ressortir que davantage le peu de précision du détail de Virgile ; car on se demande naturellement : qu’est-ce donc que voit Oronte ? Est-ce la vague qui vient prendre son vaisseau en poupe ? Mais il est si naturel qu’il la voie, qu’il est au moins superflu de le dire. Virgile a mis une variante à la catastrophe d’Homère, qui ne me paraît pas heureuse. Il fait disparaître dans un tourbillon le vaisseau d’Oronte ; Homère s’inquiète peu du vaisseau d’Ulysse une fois que tout ce qui s’y trouvait d’êtres vivants a péri, et qu’il en a arraché un débris, sur lequel Ulysse se sauvera du naufrage. Virgile ne baisse pas la toile sur ces quelques Troyens qui nagent sur la mer immense ; il trouve encore un désastre plus grand, et ce désastre c’est la perte des armes, des ais des navires, des richesses troyennes qui flottent sur les ondes. Homère a tout dit, quand il a dit : Un dieu leur ôta le retour dans la patrie. Tout ce qui suit n’est que le récit des efforts d’Ulysse, liant ensemble avec des courroies de cuir les deux moitiés du mât qui doivent le porter au rivage. Malgré toutes ces différences, Virgile est resté fidèle à l’art grec, principalement par la sobriété des détails et par la simplicité des moyens. Il prend la tempête dans ses trois ou quatre effets les plus généraux, et il la peint avec plus de traits qu’Homère, mais avec peu de traits pourtant. On la sent moins et on la voit plus que dans Homère ; mais on la sent encore plus qu’on ne la voit. L’art a perdu en simplicité, mais il a gagné en effets de détail, ou plutôt c’est le même art qui a fait quelques acquisitions de bon goût dans la description physique. Que va faire Lucain après de si grands modèles ? César veut traverser l’Adriatique sur une barque de pécheur, pour aller chercher sa flotte qui doit mettre à la voile à Brindes, et qui se fait attendre. Une tempête vient l’assaillir à quelques milles du rivage. Je suis obligé de faire des extraits, la description étant d’une longueur démesurée. Je souligne les passages qui me paraissent à la fois les plus caractéristiques et les meilleurs. Il dit, et détachant la barque, il livre la voile aux vents. Leur premier souffle fut si impétueux, que non seulement les étoiles errantes tombèrent, traînant dans leur chute de longs sillons de lumière, mais que les astres même qui sont attachés au sommet des cieux parurent s’ébranler. D’horribles ténèbres couvrent la surface de la mer ; l’onde menaçante bouillonne et se développe au loin en d’immenses replis ; et la mer en tumulte, ne sachant lequel des vents qui la travaillent va devenir son maître, annonce seulement par sa rumeur qu’elle les a tous dans son sein. . . . . . . . . . . Alors tous les périls ensemble viennent fondre sur César de tous les points du monde. Ce fut toi, Corus, qui le premier élevas ta tête du sein de l’océan Atlantique, et vins déchaîner la tempête. Déjà la mer, obéissant à ton impulsion puissante, s’était dressée tout entière contre les rochers, quand le froid Borée s’élance et repousse l’onde irritée ; la mer, entre vous suspendue, ne sait auquel des deux céder. C’est l’Aquilon qui l’emporte, l’Aquilon, qui souffle de la Scythie : il tourne les flots sur eux-mêmes, et fait de la mer un vaste gué. . . . . . . . . . . Cette nuit-là ne fut pas une nuit du ciel, mais une nuit des enfers ; l’air sombre s’affaisse accablé par les nuages dans lesquels le flot va chercher la pluie. On a ne voit pas même le redoutable jour de la foudre ; les éclairs n’ont point de flamine, et la nue se déchire sans pouvoir percer les ténèbres. . . . . . . . . . Quand les vagues gonflées s’entrouvrent de nouveau, à peine voit-on poindre la cime du mât ; les voiles sont dans les nuages, et la carène touche le sable. . . . . . . . . . . La terreur a triomphé de l’art : le nautonnier ne sait auquel des vents il doit résister, ni auquel obéir. La discorde des flots le sauve lui et César ; car la vague, qui aurait pu submerger la barque, trouvait un obstacle dans la vague opposée, et comme chaque flot la repoussait, elle se trouva comme suspendue en l’air, et soutenue par tous les flots..... L’art, ici, a subi une transformation presque complète. Il est tout entier dans les détails, dans la peinture des objets matériels ; le sentiment moral en est exclu. Ce que Lucain veut décrire, ce sont les convulsions ou plutôt les désordres de toute espèce qui naissent de l’action simultanée des vents contraires sur une grande masse d’eau. Après cela, il ne restait plus qu’à prendre les flots un à un, à en décrire la couleur, l’aspect, à les analyser goutte à goutte ; il y a bien eu des poètes qui s’y sont résignés. L’art a cependant fait encore quelques acquisitions dans le tableau de Lucain ; mais à quel prix ! Voilà les planètes qui tombent, les étoiles fixes qui chancellent ; voilà les vents personnifiés qui se livrent des combats singuliers sur la mer, et bien d’autres incidents ridicules dont j’ai épuré cette description. Tout y est donné au plaisir des yeux. L’âme n’a que faire ici ; il n’y a pas un vers qui s’adresse à elle ; mais, en revanche, une imagination de jeune homme, quoiqu’on n’y voie pas clair partout, trouverait à admirer presque à chaque vers. L’art a perdu non seulement ce qui sépare Homère de Virgile, mais encore ce qui sépare Virgile de Lucain, c’est-à-dire ce reste de sentiment moral que Virgile avait conservé dans sa description déjà inférieure à celle d’Homère. Mais du moins, Virgile, qui écrivait dans une autre langue qu’Homère, pouvait transporter dans son œuvre quelques-unes des beautés de son maître, et ces beautés servaient tout à la fois à régler et à parer ses propres innovations. Lucain, qui ne pouvait imiter Virgile sans lui prendre sa langue, se jette dans les nouveautés les plus hasardeuses ; et quand, malgré lui, son récit l’amène à peindre les mêmes circonstances, il viole la langue pour ne pas imiter ; c’est alors le hasard seul qui décide s’il a bien ou mal fait. Par exemple, là où Virgile a dit tout à l’heure : . . . . Unda dehiscens Terram inter fluctus aperit : furit œstus arenis[4] ; Lucain dit à tout hasard : . . . . . Vicit rabies Aquilonis, et undas Torsit, et abstrusas penitus varia fecit arenas[5]. Encore cette hardiesse n’est-elle pas malheureuse. Mais combien d’autres où la peur de l’imitation l’a mal inspiré ! Toutefois, les beautés sont les plus nombreuses dans le morceau qu’on vient de lire. Ces flots qui se déroulent en d’immenses replis, cette mer qui est grosse de tous les vents et qui reste suspendue sous l’effort de deux vents contraires, ces éclairs sans flamme, cet air qui éclate sans donner de lumière, tous ces détails d’un phénomène tout physique sont saisissants ; ils prouvent de l’invention, du style, quoique ce soient de ces beautés qui donnent plus d’estime pour le talent du poète que de vrai plaisir, et qui ennuient à la longue, pour parler franchement. Le propre de la description de Lucain, c’est de faire apprécier la difficulté vaincue, plaisir froid et savant qui fait bientôt bâiller ; le propre de la description grecque, c’est qu’on ne voit ni comment ni à quel prix elle s’est faite : on l’aime encore plus qu’on ne l’admire. C’est là l’espèce d’impression que me fait le plus souvent la lecture de Virgile. Je n’ai pas cité les meilleures descriptions de Lucain, parce que j’avais besoin, pour caractériser les modifications de l’art aux trois époques représentées par Homère, Virgile et Lucain, de prendre dans ce dernier deux exemples qui eussent de l’analogie avec ceux d’Homère et de Virgile. Il y a dans la Pharsale des descriptions beaucoup plus simples et plus originales ; il y en a de singulièrement spirituelles. En disant que les descriptions sont le principal titre de Lucain, je ne l’ai pas beaucoup déprécié, ce semble ; car, d’une part, je crois que c’est la seule chose qui pût être faite avec talent de son temps, et, d’autre part, je remarque que les descriptions tiennent plus de la moitié de la Pharsale, laquelle n’est à proprement dire qu’un poème descriptif, et n’intéresse guère qu’à ce titre. IV. Du jugement de Quintilien sur la Pharsale. C’est ici l’occasion d’expliquer le jugement de Quintilien sur Lucain. Lucain, dit le célèbre critique, doit être compté parmi les orateurs plutôt que parmi les poètes[6]. Je trouve d’abord à reprocher à ce jugement ce qu’on peut reprocher à tous les jugements de Quintilien sur ses contemporains : il est vague. Qu’est-ce qu’un poète qui est plus orateur que poète ? S’il est orateur, il n’est pas assez poète ; s’il est poète, il ne doit pas être orateur. Ce sont deux idées qui s’excluent. Un orateur fait des harangues, un poète fait des vers, et si ses poèmes contiennent des harangues, ces harangues sont en vers et veulent être jugées comme morceaux de poésie, avant de l’être comme morceaux oratoires. La phrase de Quintilien est-elle un éloge, est-elle une critique ? Si c’est un éloge, il est fâcheux, car il signifie que Lucain s’est trompé sur la nature de son talent, et qu’il a eu le tort de faire des vers au lieu de plaider devant le préteur. Si c’est une critique, et les mots pour dire ce que j’en pense, ut dicam quod sentio, me le feraient croire, cette critique manque de justesse ; elle ôte à Lucain le titre de poète que nul n’a mérité plus que lui, après les beaux âges et les grands noms de la littérature latine. Lucain avait été élevé dans les exercices oratoires ; il avait retenu de cette éducation l’habitude de composer un discours, de chercher des traits, de viser à l’effet oratoire ; de là, en effet, dans les harangues qu’il fait tenir à ses personnages, un certain arrangement qui n’est pas sans habileté, des traits, des effets, une chaleur de plaidoyer ; mais de là aussi, la déclamation, l’emphase, le lieu commun, la multiplicité des monologues et des discours. Ses moindres personnages semblent toujours dire à la tribune aux harangues le peu qu’ils ont à dire. Je reconnais là les défauts de l’école ; et, comme il arrive, ces défauts lui étaient entrés bien plus avant que les bonnes habitudes ; car, en fait d’art, les bonnes habitudes vous obligent à beaucoup de travail, tandis que les défauts vous en dispensent. Celles-ci fatiguent toujours l’esprit, ceux-là le soulagent. Sous ces réserves, j’accorde que Lucain est orateur, mais orateur souvent inopportun, souvent sans logique, sans tact, sans bon sens ; orateur par les dehors et les faux brillants de l’éloquence, et par quelques beautés qui n’appartiennent qu’à la poésie. Au reste, le jugement de Quintilien peut s’expliquer par deux dispositions d’esprit de ce célèbre rhéteur lesquelles atténuent singulièrement l’importance de quelques-unes de ses opinions littéraires, surtout, comme je l’ai dit, en ce qui regarde les contemporains. D’abord, Quintilien est très prudent, non seulement par esprit de conduite, mais par nature ; il ne tranche jamais, et si ses doctrines sont très décidées, ses jugements sur les personnes, sont pleins de ménagements. Quintilien n’avait pas la passion de son rôle. Il gémissait bien plus qu’il ne protestait. Chargé officiellement de défendre le goût, il le défendait sans énergie, toujours sous des noms anciens, afin de n’être mal avec personne ; et, au besoin, il ne refusait pas une phrase obligeante aux auteurs qui offensaient le plus ce goût dont on l’avait nommé le défenseur, notamment à Perse, le plus barbare d’entre eux. En second lieu, Quintilien s’occupe peu des poètes. Je ne sais s’il aimait beaucoup la poésie ; on en pourrait douter. Ses études avaient été dirigées vers l’art oratoire, la grammaire et la philosophie, bien plus que vers la poésie. Son livre traite des institutions oratoires ; la poésie n’y est considérée qu’en passant, par allusion, et seulement dans ce qu’elle peut présenter de rapports avec l’art oratoire. Ce qu’il signale surtout dans presque tous les poètes qu’il passe en revue, ce sont les qualités qui peuvent être communes à l’art oratoire et à la poésie, et le plus grand éloge qu’il trouve à faire de la poésie, c’est de dire que la lecture des poètes est très utile à l’orateur[7]. Or, d’après les habitudes de prudence de Quintilien, on pourrait croire que son jugement sur Lucain, ou plutôt la mention très courte qu’il en fait, n’a été vague que parce que Quintilien a voulu qu’elle fût ainsi. C’est une de ces opinions qui n’engagent à rien, dans le genre de celle-ci sur Valerius Flaccus : Nous avons naguère beaucoup perdu dans Valerius Flaccus[8] ; ou de cette autre sur Saléius Bassus : Saléius Bassus eut le génie véhément et poétique ; mais la vieillesse même ne put le mûrir[9] ; ou d’autres encore qui ne sont que des politesses faites aux amis de ces poètes. La nomenclature obligeante que donne Quintilien de tous les poètes du siècle semble un traité de paix que fait le grand critique avec toutes les vanités contemporaines. Il aurait bien voulu mettre en tête le nom de Domitien : Mais le souci de gouverner la terre, dit-il, a détourné Germanicus Auguste des études qu’il avait commencées, et les dieux ont jugé que c’était trop peu pour lui d’être le plus grand des poètes[10]. Si, au contraire, Quintilien a bien entendu caractériser le talent de Lucain, il faut croire que, préoccupé exclusivement d’études oratoires, il n’aura remarqué, dans notre poète, que cette prodigieuse quantité de discours, parmi lesquels il y en a d’habilement faits, quoiqu’ils manquent d’à-propos. Le talent descriptif de Lucain ne l’aura pas frappé, parce que c’est peut-être le genre de talent le plus étranger à l’art oratoire, et parce que l’étude des descriptions ne profite que fort peu à ceux qui se destinent à l’éloquence. Je, crois donc, malgré l’autorité de ce critique si sensé, particulièrement dans les matières qui sont de son objet, que les plus belles qualités de Lucain sont dans les descriptions, et si, par orateur, on entend au moins un bon orateur, et par poète, un homme doué du talent poétique, je retournerais volontiers la phrase de Quintilien, et je dirais que Lucain me parait beaucoup plus près d’être un bon poète qu’un bon orateur. V. De la description dans les poètes contemporains de Lucain. La description est aussi le seul mérite poétique des contemporains de Lucain, faiseurs d’épopées ou autres. Valerius Flaccus, Stace, Silius Italicus, poètes sans invention, sans génie, mais non pas sans talent de style, ont réussi dans la description. Les Argonautiques, poème sans caractère et sans intérêt, oit le poète n’oublie qu’une chose, à savoir le but de l’expédition des Argonautes ; et, du reste, parle de tout ce qui s’y rapporte de près ou de loin, fait des voyages, prodigue l’érudition mythologique, géographique ou astronomique, et promène son lecteur de côte en côte, au risque d’être abandonné au premier promontoire ; la Thébaïde et l’Achilléide, ces deux amplifications poétiques, dont la première, en douze livres seulement, de près de mille vers chacun, n’était qu’une introduction à la seconde, vaste épopée, où Stace se proposait sérieusement de passer en revue toute la vie d’Achille, y compris même la portion de cette vie gigantesque imparfaitement traitée, à ce qu’il parait, par Isomère ; les Puniques, cette longue, froide, ennuyeuse paraphrase en vers des beaux récits de Tite Live, et des documents stratégiques de Polybe sur les guerres puniques ; tous ces ouvrages, écrits dans une mauvaise langue, où l’exagération est toujours prise pour la grandeur, et la subtilité pour l’esprit ; où l’érudition remplace l’invention ; où tout ce que sait l’auteur, bien ou mal, en géographie, en histoire, en mythologie, entre dans son poème, à propos de tout, et hors de tout propos ; toute cette monnaie de la grande épopée d’Homère ne vaut quelque chose que par la description. Il y a des descriptions de lieux très ingénieuses dans Valerius Flaccus ; il y en a de batailles, dans Silius Italicus, qui sont belles ; il y en a de toutes les sortes dans Stace, où l’on peut étudier avec intérêt les ressources de la langue qui fournit à tout ce luxe de détails. Les autres poètes de la même époque ont traité avec la même supériorité la description. Les meilleurs morceaux de Perse, pour ne pas dire les seuls bons, sont des descriptions. Juvénal décrit avec un éclat de couleurs incomparable ce qu’on doit dire et ce qu’on doit taire, fanda et infanda. Martial, le plus fidèle, peut-être, de tous les poètes de cette époque, aux traditions du siècle d’Auguste, Martial, qui n’innove qu’avec discrétion, a quelques descriptions courtes qui sont étincelantes. J’appellerais volontiers la troisième époque de la littérature latine l’époque descriptive. Au reste, les ouvrages de pure description n’ont pas manqué à cette époque. Un ami de Sénèque, Lucilius Junior, homme d’esprit et de talent, procurateur de la Sicile, employait les loisirs de sa charge à décrire toutes lés curiosités de ce pays. Il est resté de lui une description de l’Etna[11], plus scientifique peut-être que poétique, dont le style un peu âpre n’est pas sans couleur ni sans énergie. Il paraît que Lucilius avait déjà fait quelques poèmes de ce genre, un entre autres sur la fontaine d’Aréthuse et sur l’Alphée, où il expliquait comment l’Alphée, fleuve de l’Aide, après s’être perdu dans les terres, venait rejoindre, par un cours souterrain, la fontaine de Sicile. Lucilius rejetait la fable des poètes, et donnait des raisons physiques de ce riant mariage d’un dieu fleuve et d’une nymphe. Parmi les ouvrages purement descriptifs, on peut ranger le dixième livre de Columelle sur les jardins. Columelle traite des jardins d’utilité plutôt que de ceux d’agrément. Il remplit une lacune des Géorgiques de Virgile, que ce grand poète lui-même regrettait d’avoir laissée. Le livre de Columelle est écrit avec une simplicité prosaïque. S’il n’est guère plus orné qu’un potager, et si d’ailleurs les détails de mauvais goût y sont rares, c’est que le poète ne pouvait avoir ni les qualités du siècle d’Auguste, ni les défauts des poètes ses contemporains. Il y a souvent de l’esprit et du mérite à avoir certains défauts, particulièrement aux époques où les défauts littéraires tiennent encore plus à la corruption des esprits qu’à leur médiocrité. Le bon Columelle, prosateur assez pur, eut le tort de croire que Virgile lui avait laissé, comme un legs d’héritier, l’obligation de remplir la lacune des Géorgiques. Il prit pour lui le : Je laisse ces choses a chanter à d’autres[12], qui termine l’épisode du vieillard de Cilicie, et il fut poète comme on est exécuteur testamentaire. Virgile, dit-il avec une naïveté charmante, nous a laissé « dire après lui les choses qu’il ne pouvait pas traiter lui-même, enfermé qu’il était dans un cercle rigoureux, lorsqu’il chantait les moissons riantes, les dons de Bacchus, et toi, grande Palès, et le miel, doux présent du ciel[13]. Il existe, dit Schœll dans son Histoire de la littérature romaine[14], un poème élégant et ingénieux d’un certain Térentianus Maurus, sur les lettres de l’alphabet,, les syllabes, les pieds et les mètres, dans lequel ces matières sèches sont traitées avec tout l’art dont elles étaient susceptibles. Ce poème est extrêmement utile pour la connaissance de la poésie latine : l’auteur y réunit l’exemple au précepte, en employant, pour l’explication des divers rythmes, des vers écrits dans la mesure même dont il parle. On ne peut rien dire de plus juste ni de plus complet sur ce poète, pour lequel c’est assez d’une simple note bibliographique. Ce qui a fait croire avec raison que ce Térentianus Maurus appartient à la troisième époque, c’est qu’il parle dans son poème d’un autre poète, Septimius Sévérus, le même auquel Stace a dédié un de ses poèmes. Con n’a souvent pour tout renseignement, dans la classification des poètes, par époques, que des compliments de camaraderie, ce qui ne manque d’ailleurs à aucune époque, surtout à celles où l’es médiocrités sont nombreuses. Voici un passage de Juvénal qui prouve que la description était la muse la plus invoquée par les pontes de son temps : Non, dit-il, personne ne connaît mieux sa propre maison que je ne connais, moi, le bois consacré à Mars, et l’antre de Vulcain, voisin des roches Éoliennes. Je n’entends plus chanter que les tourmentes des vents, les ombres torturées par Lacus, l’enlèvement de la toison d’or[15], les ormes lancés par le centaure Monychus. Les platanes de Fronton[16] et ses marbres ébranlés ne retentissent que de ces lieux communs ; les colonnes sont rompues par l’éternel lecteur qui les débite, et il faut les essuyer du plus grand comme du moindre des poètes. (Satire 1.) Il est évident que Juvénal a voulu se moquer ici de la manie descriptive qui s’était emparée de tous les poètes, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Tout le matériel des innombrables épopées qui se faisaient de ce temps-là est dans ces huit vers. La part des descriptions n’y est pas la moins forte. Quid agant venti ne serait-il pas une allusion aux vents de Lucain, dont vous avez vu tout à l’heure les jeux si bizarres et les fureurs si compliquées ? Cet antre de Vulcain ne s’appliquerait-il pas à la description de l’Etna de Lucilius Junior ? Tout le monde faisait des descriptions ; la description était le génie des plus habiles, et la tentation des plus médiocres. Ceux qui n’avaient pas vu les objets qu’ils avaient à décrire, empruntaient les couleurs des autres, et y ajoutaient des nuances de leur façon ; la description tournait dans le même cercle, le même sujet passait par mille mains. Après l’époque de Lucain, la description sera un genre, et non plus l’accessoire dans des genres plus nobles. On verra des poèmes descriptifs sur les recettes à administrer aux malades, sur la chasse, les chiens de chasse, les ustensiles de chasse. On décrira les dix-sept principales villes de l’empire romain, les principaux fleuves, la Moselle entre autres, les diverses espèces de poissons qu’elle nourrit, les rives qu’elle arrose, les affluents qui s’y jettent. Il y aura des descriptions de festins, de noces ; des poèmes sur certaines parties de l’art du jardinage ; sur la greffe, par exemple, et sur l’innocent plaisir qu’on prend à greffer ; on sera poète, par une description du phénix, du porc-épic, de la torpille, de l’aimant, du Nil. La poésie latine sera étouffée par la description, comme une plante noble est étouffée par l’ivraie. L’art sera de la mécanique. A l’époque de Lucain, il y a encore des personnages dans les poèmes ; ces personnages ont des passions ; l’homme figure encore, au moins de nom, dans la poésie. Mais son image y est affaiblie, pâle, dégénérée, comme les copies épuisées d’un grand dessin. L’humanité, dans toutes ces épopées de troisième ordre, ressemble à ces figures insignifiantes qu’on fait entrer dans les paysages pour marquer les plans, ou pour indiquer, par le costume, à quelle localité appartient le paysage. La description domine ; elle a tous les soins du poète ; c’est sur elle qu’il compte pour son succès dans les jardins de Fronton. La plupart des poèmes de quelque étendue qui nous sont restés de cette période littéraire, ont pour sujet les aventures d’un héros qui s’est souvent déplacé et qui a couru le monde. Il y a de fréquents changements de scènes, afin que la description puisse être à la fois fréquente et variée ; il y a des voyages, afin qu’il y ait des descriptions de lieux ; la description est le fond, l’homme n’est que l’ornement. VI. Pourquoi l’art de l’époque de la décadence latine est-il tout entier dans la description ? Pourquoi cette forme particulière de la décadence dans la littérature romaine ? pourquoi l’art tourne-t-il tout entier à la description ? Le caractère distinctif des poèmes homériques, et des deux littératures grecque et romaine qui sont nées de ces poèmes, c’est que l’humanité y tient la plus grande place ; et, par l’humanité, j’entends l’homme sous ses traits les plus généraux. Dans les descriptions mêmes, l’intérêt principal vient de la place qu’y tient l’homme ; le lieu décrit n’est que la scène où figure cet acteur universel. Le paysage que le poète choisit est toujours sillonné par la charrue, et couvert d’habitations : on y voit les travaux des bœufs, c’est-à-dire les travaux de l’homme. Le chef-d’œuvre de la description antique, de cette description où l’humanité est sur le premier plan, c’est la description du bouclier d’Achille dans Homère. On a là toute l’histoire de l’humanité ; le détail de ses joies et de ses peines ; la civilisation dans les villes, l’obscurité et le travail dans les villages. A côté des magnifiques tableaux, Homère n’a pas oublié les petites circonstances ; car l’homme donne du prix à tout ce qui le touche. Le petit sentier des vendangeurs, tracé le long des vignes, c’est le sentier où la pauvre humanité chemine haletante, sous la double loi du destin et des dieux. Si l’art des littératures en décadence se fût emparé d’un tel sujet, il eût aussi décrit l’humanité, mais dans ce qu’elle a de plus extérieur et de plus divers ; il eût peint les costumes des différents peuples ; il eût fait de la géographie savante et animée. Homère ne connaît que les hommes qui travaillent, qui haïssent, qui aiment, qui bâtissent des villes, qui font des mariages, et qui meurent. Il n’y a pas pour lui de contrée intéressante, sinon par les hommes qui l’habitent ; ni d’élément qui mérite d’être décrit, sinon à cause du dieu qui le fait mouvoir dans l’intérêt de ses affections ou de ses colères. La pensée qu’il attache à chaque objet est toujours plus grande que l’objet lui-même. Pour décrire une tempête, il n’a pas eu besoin, comme Virgile, de rassembler les nuées de tous les points du monde, ni de faire heurter ensemble tous les vents, comme fait Lucain ; il ne lui a fallu qu’une nuée, une seule ; mais cette nuée est menée par Jupiter ; c’est Jupiter qui la décharge sur le vaisseau d’Ulysse. La Bible aussi n’a besoin que d’une nuée pour abîmer les villes et dissiper les armées ; mais c’est Jéhova qui la lance de son pied dans l’espace. Quand Lucain, quand le siècle de Lucain viennent au monde, voici dans quel état ils trouvent l’art. Deux grandes littératures, inspirées par l’épopée homérique, avaient épuisé l’humanité, comme sujet des créations poétiques, l’humanité telle qu’elle était avant le christianisme, c’est-à-dire sans cette science nouvelle du cœur qu’il nous a révélée. Toutes les passions primitives, et qui peuvent servir de types, avaient été traitées avec une désespérante perfection. Le monde ancien, trouvé tout en une fois par Homère, avait été décomposé et reproduit, homme à homme, par le drame de Sophocle et d’Euripide ; l’ode d’Horace et de Pindare avait donné le détail de la philosophie homérique ; l’épopée de Virgile avait reproduit jusqu’au rythme de l’Iliade et de l’Odyssée ; il n’était plus possible de repasser par des voies tant foulées, et foulées par des poètes supérieurs. L’humanité homérique avait duré autant que les dieux homériques ; or, à l’époque dei Lucain, époque où ces dieux n’étaient plus, pour le public sensé, que ce que sont pour nous les sylphes, et les apparitions du moyen âge, et où l’humanité, contemporaine de ces dieux, leur survivait dans des écrits inimitables, le poète d’un vrai talent devait chercher ses inspirations ailleurs. Mais où en trouver ? L’humanité avait-elle changé de face ? et les changements qu’elle avait subis étaient-ils assez frappants pour saisir l’imagination du poète et renouveler le monde des sujets poétiques ? Non, l’humanité, au temps de Lucain, est à peu près comme le paganisme. Les religions et les hommes s’étaient soutenus pendant plus de mille ans, et avaient vécu de la même vie, souffert des mêmes maux, prospéré par les mêmes causes. Au temps de Lucain, les religions languissent et les hommes s’effacent. L’humanité et le paganisme se traînent ensemble ; l’humanité avec des traits affaiblis, des caractères usés, des passions monstrueuses, parce qu’elles ne peuvent plus être grandes, des appétits contre nature, et quelques figures seulement qui se détachent sur ce fond pâle, et illuminent cette ténébreuse agonie ; mais ces figures ne sont point naïves, elles ont un caractère uniforme d’ironie et de dégoût sans remède. Le paganisme se traîne de son côté, avec des bandelettes flétries, toute une garde-robe de costumes usés, de boucliers pendus aux murs, de couteaux qui remplacent les haches rouillées des sacrifices, la piété des derniers païens étant plus prodigue de pigeons que de bœufs. Le christianisme n’a pas encore monté à la surface de la société ; mais comme la source vive qui doit bientôt renouveler une pièce d’eau croupissante, il trouble seulement la vase de ce monde en décrépitude, sans que ce qui s’agite au-dessus s’aperçoive du mouvement intérieur qui doit tout renouveler. Le christianisme n’ayant pas encore remplacé l’humanité du monde ancien par l’homme qu’il a régénéré, celle-ci ne peut plus tenter une belle imagination de poète, et celui-là échappe encore à ses regards. Et cependant il faut que cette imagination se prenne à quelque chose, car il naît des poètes même à des époques qui ne leur offrent rien à créer, et qui les forcent de s’éteindre dans l’érudition et de s’exalter pour des hommes et des choses qui ne sont plus. Otez d’un siècle l’humanité et l’individu, que reste-t-il ? L’érudition et la nature extérieure. C’est à cela que va s’attacher le poète, à qui manquera le monde moral ; c’est pour des choses mortes ou pour des choses inanimées qu’il aura des veilles ingénieuses, nais infécondes : Lucain fera de l’histoire et de la description, de la description surtout. Il fera de l’histoire, parce que l’histoire lui fournit les seuls individus de l’humanité, dans le monde ancien, à savoir les grands hommes. Il fera de la description surtout, parce que c’est la seule partie de l’art que les grands poètes ses devanciers n’ont pas épuisée. Déjà une nécessité du même genre avait pesé sur d’autres poètes, à quelques siècles de là. Les poètes de l’école d’Alexandrie, héritiers des beaux siècles d’Athènes, s’étaient aussi rejetés sur la description pour alimenter des talents ingénieux, et fournir à des inspirations de critique bien plus que de génie. Si le siècle d’Auguste, qui vint après l’école d’Alexandrie, put produire, à Rome, une grande littérature avec ce qui n’avait pu produire dans la Grèce égyptienne qu’une école, c’est que le génie latin avait alors toute sa vigueur native, et que ces imitateurs de la Grèce étaient créateurs dans leur pays. L’école d’Alexandrie venait après la liberté, après la belle langue, après toutes les gloires de la Grèce. C’étaient des esprits mous et délicats, éclos au souffle des rhéteurs, et dans le bruit des interprétations et des commentaires ; littérateurs de profession qui allaient porter leur petite gloire dans de petites cours, et se louaient honnêtement, tantôt au roi d’Égypte, tantôt au roi de Syracuse, pour donner à l’une des deux royautés le relief de protectrice des lettres et des arts. Lucain, faut-il le dire, lisait beaucoup les poètes d’Alexandrie ; et malgré une certaine énergie assez antipathique avec la manière de cette école, il trouvait encore à imiter là. VII. Du caractère de la description dans les poètes français du XIXe siècle. Notre littérature est aussi arrivée, ou, si l’on aime mieux, est tombée à sa période descriptive. Jamais on n’a tant décrit que depuis soixante ans. Sur la fin de l’époque de Voltaire, après cette profusion de grands écrivains et de grands ouvrages qui ont fondé et fixé tout à la fois notre langue littéraire, la description est venue ramasser tout ce que les grands écrivains avaient dédaigné. Elle s’est jetée sur les petits sujets ; elle a glané ce que les maîtres avaient dédaigné dans les grands. On a fait des poèmes sur le café, sur les échecs, sur la lumière ; les grands ouvrages ont été des poèmes sur les jardins. On ne s’occupait plus guère alors de l’humanité selon le monde ancien, ni de l’individu selon le christianisme, mais seulement de quelques-uns des sens de l’homme animal, de l’individu sensitif, pris à l’état de la statue de Condillac, quand on lui attache un nez pour lui donner la sensation de l’odeur. Les héros des poèmes étaient tantôt le nez, tantôt l’œil, tantôt le palais, et encore le nez restreint à l’odeur du tabac, l’œil à quelques familles de plantes, le palais à la sensation du café. Notre décadence, ou si cela vous choque moins, notre diffusion littéraire a commencé par où la décadence de la poésie latine a fini : nous avons eu les rebuts de la description avant d’en avoir les bons morceaux. La description, notamment depuis quinze ans, s’est relevée à la dignité d’un art. Elle s’était traînée jusque-là à la suite des ouvrages de haut genre, s’habituant volontiers à son infériorité, et ne réclamant pour elle que le très humble titre de littérature de morceaux. Elle n’inventait pas plus dans les mots que dans les choses, et elle avait peur de tout ce qui ressemblait à une hardiesse, et, pour tout dire, elle se craignait elle-même ; car, malgré son titre et sa qualité de description, elle n’appelait jamais les choses par leur nom, et cachait les objets sous un luxe de périphrases qui les rendait aussi peu sensibles à l’esprit qu’aux yeux. Hais sous la plume de quelques contemporains éminents, elle a inspiré des pages que le temps n’effacera jamais de notre littérature nationale. Deux caractères la distinguent : d’une part, elle est revenue au sentiment moral qui donnait la vie à la description homérique, avec des modifications que j’indiquerai ; d’autre part, elle a ajouté des beautés à notre langue, elle y a innové avec bonheur, avec originalité ; elle l’a enrichie de quelques hardiesses de bon goût. Le sentiment moral qui anime la description, telle qu’on l’a traitée depuis quinze ans, n’est pas si simple que celui de la description homérique. Il n’émane pas d’une foi naïve à une religion quelconque ; il ne nomme pas les dieux qui l’inspirent ; il n’appartient pas à une religion personnifiée dans les habitants d’un certain Olympe ; mais il se nourrit de l’idée d’un Dieu, dieu panthéistique, âme du monde, qui donne l’aspect du beau à tous les objets naturels, et qui fait que toutes ces matières inanimées qui composent un paysage ont cependant une respiration, une vie, pour celui qui la sait sentir. Cette idée de Dieu tantôt se rapproche et tantôt. s’éloigne des vieilles croyances des nations chrétiennes ; elle s’en éloigne dans les jours de doute, de peine d’esprit, de découragement, alors qu’il semble au poète que le monde est abandonné par Dieu, parce qu’il s’abandonne lui-même. Quand le poète peint les nuages, il ne les peint pas de la terre, il y monte, et des nuages il voit le ciel, et du ciel il voit Dieu. Quand il peint la mer, il ne s’arrête pas à sa surface, il plonge au fond de ses abîmes, et de ses abîmes il voit encore Dieu. Le fini le mène toujours à l’infini. Quand l’art voit au delà de l’horizon des yeux, il est émancipé, il a conquis le sentiment moral. Par une différence non moins profonde, ce n’est plus l’humanité du monde ancien qui donne son principal aspect aux objets décrits, c’est l’homme selon le christianisme. Mais, là même où l’humanité n’a pas labouré de sillons, ni bâti de villes, là même où il n’y a personne qui travaille, qui ait des plaisirs et des peines, qui haïsse, qui aime et qui meure, il y a cependant de la vie. Sitôt que l’individu selon le christianisme est entré dans cette solitude, et y a mis sa pensée en harmonie avec les objets naturels, ces objets s’animent et vivent. Partout où l’homme du christianisme peut mettre le pied, il n’y a rien de perdu, il n’y a rien qui n’ait un sens. Tout point du monde est noble d’où il peut s’élever à l’idée de Dieu. Les deux caractères dont je viens de parler donnent une incontestable supériorité à la description actuelle sur la description de Lucain et de son époque ; car celle-ci n’a plus le sentiment moral de la description homérique, et elle n’y a rien substitué. La description de Lucain ne tire sa vie ni des dieux ni de d’humanité. C’est la description de la matière. Elle est le lieu commun de la description homérique, comme l’éloquence des rhéteurs était le lieu commun de la véritable éloquence. Or, le lieu commun, c’est toute la partie inanimée de l’art. Mais, sous le rapport de la langue ; la description de Lucain peut soutenir la comparaison avec celle de ce temps-ci. Dans les deux pays, la langue poétique a gagné ; de part et d’autre, on a fait avancer d’un pas l’art des époques privilégiées, après lesquelles il semble qu’il n’y a plus qu’à mal dire, n’y ayant plus rien à dire. Laquelle des deux langues, latine et française, a fait les plus belles acquisitions, toutes deux, hélas ! au prix des mêmes pertes ? C’est la langue française, et la raison en est simple. Les combinaisons de style de Lucain et de son époque n’ont servi qu’à peindre des objets matériels et inanimés ; celles des poètes éminents de notre époque ont servi à peindre surtout des harmonies nouvelles de l’âme avec les beautés du monde physique. La supériorité des acquisitions de notre langue sur celles de la langue latine est la supériorité du sentiment moral sur la matière, de la pensée et de l’exécution réunies sur l’exécution toute seule. Ce n’est pas qu’on n’ait abusé singulièrement de la description dans ces quinze dernières années littéraires[17]. Nous avons eu des nuages à peu près aussi étranges que les vents de Lucain. La description, à force de vouloir vivifier les paysages, a fini par faire des eaux chantantes, des forêts dansantes, des vents qui portent des paroles sur leurs ailes. Au lieu de saules pleureurs, nous avons eu des saules qui versent des pleurs. Nous avons eu des brises jouant des airs. Enfin on a créé une nature toute en mouvement, toute frémissante et concertante, où l’homme n’a que le rôle d’un écho. En outre, pour vouloir étendre la description à toutes les rêveries individuelles, et l’obliger à nous fournir des signes pour tous les aspects du ciel qu’il nous plaisait d’imaginer, pour tous les paysages enfants de nos songes, combien de fois n’avons-nous pas fait violence à la belle langue de notre pays ? VIII. De quelle sorte est l’érudition des poètes latins de la décadence ? Il y a une certaine conséquence à dire qu’une époque littéraire dont la description est la principale gloire, doit être une époque d’érudition. D’abord la description comporte en elle-même une certaine érudition, surtout quand elle prétend, comme la description de l’époque de Lucain, à l’exactitude matérielle. Si le poète n’a pas vu ce qu’il décrit, il faut tout au moins qu’il l’ait lu ; s’il ne décrit que ce qu’il a vu, c’est après l’avoir vu avec les yeux pour le décrire, non avec l’âme pour le sentir. En outre, la description vit de détails ; or, la connaissance des détails, c’est l’érudition. Il y a entre ces deux choses un lien qui n’échappera à personne. Ce que j’entends ici par érudition, ce n’est pas l’érudition qui amasse des faits sur une époque, afin de les comparer et de les juger. L’érudition de poètes de la décadence n’a pas de but critique ; elle ne prétend pas réformer les idées d’un pays ou d’une génération sur quelque grand fait de l’histoire, elle ne compare ni ne juge. C’est tout simplement un besoin de chercher dans les souvenirs du passé des détails que l’inspiration ne fournit pas. Telle est l’érudition qui fait prendre pour sujets des poèmes, tantôt les siècles héroïques, tantôt le moyen âge, selon le temps où vivent les poètes. Les contemporains de Lucain vont s’inspirer aux siècles héroïques ; les poètes de notre époque s’adressent au moyen âge. L’érudition est ici la muse, et, comme toutes les muses, elle ne fait pas de critique ni de dissertations, où, du moins, elle tâche de mettre un certain enthousiasme poétique dans ses recherches savantes, pour faire illusion sur le manque d’inspiration poétique qui l’a forcée d’y recourir. L’érudition se donne alors le nom imposant de reconstruction du passé, et elle trouve des flatteurs qui lui disent au figuré, selon l’époque, tantôt qu’elle fait des hommes comme Prométhée, tantôt qu’elle ressuscite les générations dans les plaines de Josaphat. Le poème de Lucain est un livre d’érudition, quoique ce ne soit pas assurément d’érudition critique ; mais il a traité un point d’histoire, il a abdiqué son droit de créer, pour se traîner à la suite des annalistes. L’érudition est dans le choix même de son sujet. Le poème de Silius Italicus sur les guerres puniques est aussi un livre d’érudition. Mais Silius, qui avait très peu d’imagination, a fait de l’érudition sérieuse ; il a suppléé les omissions de Tite Live, en sorte qu’on ne pourrait faire une histoire. Complète des guerres puniques sans consulter Silius Italicus. Seulement, pour se persuader à lui-même et pour faire croire aux autres qu’il compose un poème et non qu’il versifie l’histoire, il emprunte aux vieilles recettes de l’épopée des machines ou des fictions glacées qui rendent la lecture de son poème insupportable. Silius Italicus est le type de l’érudit poète de ce temps-là. Il connaissait à fond tous les poètes grecs et latins, ceux surtout dont il pouvait tirer parti. Il a pillé Hésiode, Homère, Lucrèce, Horace, Virgile, ce qui est du moins la preuve qu’il les a beaucoup lus. Il avait notamment une telle prédilection pour Cicéron et Virgile, dont l’un l’avait aidé tant de -fois dans ses exercices d’éloquence, et l’autre dans, ses vers, qu’il acheta deux villas qui avaient appartenu à ces deux grands hommes, celle de Cicéron à Tusculanum, et celle de Virgile près de Naples Silius visitait souvent le tombeau de Virgile, afin d’y prendre des inspirations, et plus souvent encore ses poésies, afin d’y prendre des centons. Il donnait aussi tous les ans une fête solennelle pour célébrer le jour de naissance de Virgile ; car Silius ne vivait pas de ses vers ; il était riche et puissant ; il avait été trois fois consul et une fois proconsul ; et si, à cette époque, ces hautes charges ne faisaient plus faire de beaux vers, elles faisaient faire de grandes fortunes. Les poèmes de Stace et de Valerius Flaccus sont d’une autre sorte d’érudition. Les sujets sont tirés des temps héroïques, et la mythologie y domine, surtout la mythologie des demi-dieux, des héros issus d’un dieu et d’une mortelle ; espèces de bâtards des grands dieux d’Homère. Ceux-ci ne sont pas d’ailleurs exclus de ses poèmes, ils ont même le tort de s’y occuper beaucoup de très petits événements et d’y singer les grandes allures qu’ils ont naturellement dans Homère. Toutes les traditions de la fable y sont racontées, ou bien il y est fait de perpétuelles allusions, qui obligent, à chaque instant, à recourir au dictionnaire de la fable. Vous trouvez là toutes les métamorphoses d’Ovide en récit ou en allusion. Vous savez au juste sous la protection de quel dieu ou de quelle déesse ont été fondées les villes les plus célèbres et les plus obscures ; combien il y. a de lions dans l’histoire d’Hercule, et si celui qu’il tua dans la charmante vallée de Tempé est le même que celui qu’il terrassa dans la forêt de Némée, et dont il portait la peau en guise de trophée ou de manteau ; quel est le degré de parenté des héros avec les dieux ; s’ils sont du même sang ou simplement alliés par des mariages. Sur ces questions de l’état civil de l’Olympe, Stace surtout est compétent ; sa Thébaïde est la cosmogonie des enfants adultérins des dieux. Il désigne quelquefois les héros par leurs noms propres, mais plus souvent par leur ascendance ou leur descendance, par leur aïeul, leur oncle, leur cousin, dieu ou homme, ce qui donne une inestimable variété au discours. Il ne laisse rien ignorer sur les amours des dieux, sur le nombre et la qualité de leurs maîtresses, et sur lés princes et princesses des maisons régnantes qui ont du sang divin dans leurs veines. Il fallait prodigieusement de mémoire pour être si érudit. Stace et Valerius Flaccus ont tiré de là toute la substance de leurs poèmes. Ils relèvent, par toute la Grèce, tous les temples que la guerre ou le temps y ont détruits ; ils consacrent de nouveau tous les lieux consacrés ; ils refont les généalogies avec plus de soin que ces généalogistes aux gages des grandes maisons, lesquels recevaient un salaire pour entasser les quartiers, et pour cacher la tête de la famille dans les nuages de la barbarie ; travail immense, si l’on considère combien les traditions sont obscures et contradictoires. Évidemment Stace et Valerius Flaccus croyaient avoir retrouvé la poésie grecque, ayant retrouvé son personnel de dieux et de héros. Lucain lui-même, quoique détourné par une plus belle imagination et surtout parle choix de son sujet, de ce monde de mensonges et de fables, s’y plaît pourtant, jusqu’à lancer l’imprécation contre quiconque n’y croit pas et prétend forcer le poète à n’y pas croire. Le passage en est à citer. Lucain est en Afrique, sur les bords du lac Triton ; le lieu lui rappelle Minerve, qui, en sortant du cerveau de Jupiter, mit pied à terre pour la première fois sur ces bords. Auprès du lac Triton, coule le Léthon, qui vient du Léthé. Le Léthon servait de rempart au jardin des Hespérides. Comment se trouver au bord du Léthon sans raconter la fable des Hespérides ? Fi de l’envieux, s’écrie Lucain s’interrompant dans son récit, fi de l’envieux qui dispute à l’antiquité ses prodiges et au poète ses mensonges ! (Pharsale, IX, 359-360.) Cette exclamation n’est pas seulement une figure poétique, c’est un aveu de la passion des poètes d’alors pour l’érudition mythologique, et peut-être une preuve qu’il y avait des gens de goût, des envieux, comme dit Lucain par esprit de corps, qui ne s’en accommodaient pas. Cette mythologie secondaire était une ressource que l’art grec avait laissée à la décadence latine. Les grands dieux avaient bien plus occupé la Grèce que les demi-dieux. L’époque de Lucain se rejetait sur la mythologie secondaire, comme elle s’était rejetée sur la description. Il fallait vivre de restes ou mourir d’inanition ; on se résignait donc à vivre de restes. En outre, un certain besoin de foi, au moins littéraire, poussait les poètes dans le monde des fables. Ce monde qu’on trouvait avec raison si animé, si varié, si intéressant, on était tout près d’y croire. Croyance de tête, sans doute, mais croyance pourtant. Ne connaissons-nous pas plus d’un catholique qui l’est par amour pour la poésie du vieux catholicisme ? Du temps de Lucain, il y avait des païens par amour des poétiques merveilles du paganisme. Ce sont illusions propres aux poètes, en tout pays, et qui leur font honneur. Lucain, placé à la tête de ses contemporains par son âge, et aussi par la supériorité du talent, avait mis le premier l’érudition à la mode. Les poètes qui suivirent exagérèrent cette qualité anti-poétique, comme il arrive. L’érudition était presque naïve dans Lucain ; elle fut pédante et prétentieuse dans Silius, dans Valerius Flaccus, et surtout dans Stace. Si ces poètes n’avaient pas été commentés à l’époque où toute page de grec ou de latin faisait veiller pendant de longues nuits des esprits de choix, quelquefois fort supérieurs à ceux qu’ils commentaient, je doute qu’il pût se trouver, même dans la patiente Allemagne, des érudits qui se résignassent à débrouiller ce fatras mythologique, dans un temps surtout où manque un public qui leur sût gré de leurs efforts. Un genre d’érudition commun à Lucain, à Silius Italicus, à Stace, à Valerius Flaccus, ce sont les détails de géographie et d’astronomie. Tout le zodiaque figure dans leurs poèmes ; les attributions de chaque planète y sont décrites avec soin, et dans un style souvent ingénieux. Quant à la géographie, elle fait les frais d’une foule de descriptions. Dans l’art grec, il y a aussi de la géographie ; mais une simple épithète y résume quelquefois l’aspect d’un pays, son caractère, son histoire. L’art grec fuit tout ce qui ressemble à l’érudition. Dans l’art de Lucain et des époques de décadence, la géographie tient une grande place, parce que l’art des décadences a besoin de détails, et que la géographie en fournit plus qu’aucune autre science. Alors aucun ouvrage ne trouve de quoi vivre dans la pensée qui l’a inspiré, ou plutôt aucune pensée n’est assez substantielle pour alimenter un ouvrage. Mais comme la coutume des livres d’une certaine étendue survit à la perte des grandes pensées, qui seules peuvent les remplir, le poète est obligé de s’adresser tour à tour à l’érudition, à la discussion, à la rêverie même, qui peut s’allonger sans fin, parce qu’elle n’a pas de corps ; de s’aider de toutes ses petites connaissances, d’étendre à l’infini la feuille d’or, pour remplir le nombre de pages obligé ; et encore n’est-ce qu’en se traînant, en haletant qu’il en vient à bout. Dans Lucain, cette pauvreté s’étale à chaque page. Il trouve si peu de ressources dans le fond même des choses, que son poème finirait dès le premier chant, si les hors-d’œuvre, si la géographie surtout ne venait à son secours. Pompée se dispose à rassembler ses troupes dans une plaine située au pied de l’Apennin[18]. L’Apennin ! Le mot éveille la chose ; l’Apennin va fournir un quart de chant. Du plus loin que Lucain aperçoit un lieu de quelque importance, il s’y jette avec l’avidité d’un poète au dépourvu, qui allait manquer de matière, et auquel la fortune apporte un thème inespéré. Il me souvient en ce moment d’un autre exemple de cette érudition géographique, que Lucain appelle à son aide même dans les morceaux qui supposent le plus d’enthousiasme poétique, les prophéties, par exemple, et les prosopopées. Appius, proconsul de l’Achaïe, qui tout à l’heure consultait la sibylle de Delphes sur le dénouement de la guerre civile, obtient pour toute réponse de la prêtresse mourante ces mystérieuses paroles : Romain, tu échappes aux menaces de cette guerre immense ; seul, à l’abri de si grands dangers, tu jouiras du repos au fond d’un vallon de l’Eubée[19]. Voilà, certes, un oracle qui devait donner à réfléchir au proconsul de l’Achaïe. Cependant Appius ne s’effraye pas ; l’ambiguïté de l’oracle le rassure ; il songe, au milieu de la querelle qui divise le monde, à se tirer hors des deux partis, et à régner à Chalcis, capitale de l’Eubée, en qualité de roitelet indépendant. Lucain s’en indigne, et cette fois il en a sujet, lui qui s’indigne si souvent hors de propos ; il apostrophe durement l’ambitieux proconsul : Insensé, quel autre dieu que la mort peut te garantir du choc de cette guerre, et te préserver des maux qui pèsent sur le monde ? Oui, tu reposeras en paix sur les rives solitaires de l’Eubée, couché dans une tombe dont les hommes se souviendront. » Jusqu’ici tout est bien, mais la position topographique de la sépulture d’Appius ne semble pas à Lucain suffisamment établie ; il continue : Le tombeau t’attend là où Caryste, célèbre par ses marbres, rétrécit la mer comme en une gorge ; là où Rhamnus adore des divinités ennemies de l’orgueil ; où la mer, resserrée dans un gouffre rapide, bouillonne avec violence ; où l’Euripe entraîne, par des courants contraires, les flottes de Chalcis aux rives de l’Aulide si funestes aux vaisseaux. N’admirez-vous pas combien cette topographie est de bon goût, après l’apostrophe lancée au proconsul ? Que de détails inutiles à propos d’une chose de détail ? et que de commentaires n’exigent pas ces cinq vers bourrés d’érudition de toute sorte Nous voilà tenus de savoir que Caryste avait des carrières de marbre ; que Rhamnus était un bourg de l’Attique, dans lequel Némésis, la vengeresse des superbes, avait un’ temple ; que l’Aulide est cette côte fameuse où la flotte grecque qui allait combattre Troie fut retenue par les vents contraires. Sans compter qu’il reste à débattre si Caryste était située dans le détroit de l’Euripe ou sur la partie du rivage eubéen qui fait face aux Cyclades. Pendant ce temps-là, que devient Appius, et n’a-t-on pas déjà oublié l’imprécation prophétique de Lucain ? C’est d’ailleurs un bon exemple pour faire apprécier l’espèce de chaleur que l’on prête à Lucain, et qui l’a fait qualifier par Quintilien de poète ardent, emporté, ardens, concitatus. Lucain est en effet chaleureux, mais il n’est pas chaud. Il faut qu’il ait gardé la tête assez libre, au milieu même de ses emportements, pour aller tirer d’un détail géographique, d’un souvenir d’histoire ou de mythologie, quelques étincelles poétiques qui ne brillent qu’aux yeux. Cette chaleur ressemble, au talent près, à celle de certain écrivain, qui mettait en marge de son manuscrit, et avant de commencer son discours : Je placerai ici une apostrophe ; ici une interrogation ; ici une prosopopée, prenant ainsi l’obligation d’être chaud, quoi qu’il arrivât. C’est là l’espèce de chaleur dont les professeurs de Lucain avaient pu lui donner la recette. On sent que tous les poètes de l’époque de Lucain n’ayant d’haleine que pour un morceau, ont voulu tirer de leur tête un poème ; ils font dix mille vers, parce qu’il n’en coite pas plus pour en faire dix mille que pour en faire cent ; mais ce n’est point parce que leur pensée a besoin de cet espace pour se déployer librement et pour se communiquer aux hommes. L’intempérance des détails, qui semble généralement indiquer l’excès de fécondité, n’est que l’effort perpétuel d’une imagination stérile pour étendre aux proportions d’un poème ce qui pouvait à peine donner lieu à une pièce de vers. IX. Résumé. - Caractères des poètes primitifs. En résumé, il semble qu’il y ait trois époques dans l’histoire de l’art : l’époque des poètes primitifs ; celle des poètes littérateurs ; celle des versificateurs érudits. Les poètes primitifs précèdent les littératures et les théories ; ils sont marqués d’un caractère évident de nécessité. Ils écrivent parce qu’un souffle divin les inspire ; mais ils n’y sont sollicités ni par le public qui les ignore ou ne les comprend pas, ni par les corps littéraires qui n’existent pas encore, ni par les critiques qui ne viennent qu’après eux. Ils sortent tout à coup, et sans être annoncés, tantôt du choc de deux civilisations aux prises l’une avec l’autre, comme Homère ; tantôt des ténèbres de la barbarie, comme Dante ; tantôt d’obscures révolutions où s’agitaient plus de passions que d’idées, comme Shakespeare. Ils ont la conscience de leur génie, et c’est cette conscience qui leur donne la force et la patience, et qui les soutient contre l’insouciance de la multitude, laquelle n’est pas ouverte encore aux influences de la poésie, et l’aime souvent sans l’admirer ; mais ils ne savent pas qu’ils fondent un art, ils ne se regardent pas comme des gens de lettres. Je ne concevrai jamais que Dante, Homère et Shakespeare se soient considérés comme ouvriers dans un art appelé la poésie. Ce qu’on regarde comme des traces dé barbarie dans leur œuvre, ce sont moins des fautes contre la vérité, que des fautes contre l’art tel qu’on l’a compris après eux, et grâce à eux. Ces hommes sont à eux seuls un art tout entier ; aussi, pour les mieux expliquer, on les dédouble, comme ces hommes des époques héroïques, lesquels résumaient les exploits de plusieurs rois ou héros secondaires ; on partage Homère en plusieurs poètes, comme s’il était plus aisé d’expliquer plusieurs Homère qu’un seul. Il est vrai de dire qu’il y a quelque ressemblance entre Homère et Hercule, dans ce sens qu’Homère est le type héroïque de l’humanité intelligente, comme Hercule est le type héroïque de l’humanité en lutte avec la nature. Ce qui distingue les poètes primitifs, c’est la naïveté. Or, qu’est-ce que la naïveté, sinon l’ignorance des règles écrites, sinon l’instinct qui précède l’art ? Quand l’art est arrivé, la naïveté n’est plus possible, ou du moins n’est possible que par imitation, et avec un mélange d’art. Là naïveté, postérieure à l’art, c’est l’invention ingénieuse de façons de parler qui donnent à une œuvre le caractère qu’il a plu à l’art d’appeler naïveté. La naïveté, dans les poètes primitifs, c’est celle de l’écho qui renvoie le son, ou du miroir qui réfléchit les traits ; car ces hommes semblent placés au centre de l’humanité pour la recevoir tout entière dans leur intelligence, et pour la rendre comme ils l’ont reçue, et non point pour l’analyser dans ses détails au moyen de méthodes que les époques littéraires découvriront plus tard. Ils viennent dans des temps confus, où il semble que l’humanité a besoin de se reconnaître, ils disent à l’humanité ce qu’elle est et ce qu’elle sera, et ils font sortir l’esprit du milieu des ruines accumulées par le monde des passions matérielles. Ces grands génies ne disposent pas d’eux ; ils acceptent la gloire au prix qu’on la leur fait, ou plutôt ils ont la force de se passer de la gloire, et lors même qu’ils appartiennent à leur siècle et à leur pays par le corps, ils en sont indépendants par l’esprit et par la pensée. Voilà pourquoi ils sont si peu importants comme hommes, et pourquoi ils le sont tant comme poètes. Homère n’est qu’un voyageur qui n’a d’autre place d’ans cette société dont il chante les glorieuses origines que celle que les hommes lui font à leur foyer ou sur le banc de pierre de leurs maisons, et les dieux sur les marches de leur temple. Dante n’est pas même jugé, bon pour faire un ambassadeur dans une petite république. La critique n’a pas pu trouver encore à Shakespeare une position sociale qui ne soit pas quelque chose de moins que la place de porte-queue de la reine Élisabeth. La naïveté des poètes primitifs n’est pas seulement dans leurs idées, elle est aussi dans leur langage. Ils font les langues, mais ils ne les fixent pas : c’est l’emploi des époques littéraires. Comme ils n’ont pas réglé leurs conceptions d’après les préceptes d’un art, ils n’ont pas non plus fait leur langue d’après une grammaire. Aussi, quoique les idiomes. dans lesquels ils ont écrit reconnaissent des modèles plus purs, plus châtiés, la langue des poètes primitifs n’en est pas moins regardée, par toutes les critiques et par toutes les littératures, comme la langue la plus naturelle et la plus expressive. Cette langue n’a aucune des petites qualités des époques littéraires ; elle ne craint pas les répétitions de mots ; elle se prête au sommeil de la pensée ; elle ne se pare point pour exprimer les idées intermédiaires ; elle a, si je puis parler ainsi, ses lacunes et ses landes, ainsi que les plus beaux ouvrages de Dieu. Son harmonie est intime, et non pas produite par des arrangements symétriques de sons ; elle est aussi naïve et ne sait pas plus d’où elle vient que ces voix naturellement douces et mélodieuses que la nature donne à quelques créatures privilégiées. Quand les faiseurs de prosodie veulent citer des exemples d’harmonie imitative, ils ne vont pas les chercher dans les poètes primitifs, d’abord parce qu’ils les lisent peu, et ensuite, parce que ces rapports parfaitement exacts entre la langue et les choses extérieures qu’elle veut peindre, sont des tours de force de l’art ; or, il n’y a pas plus de tours de force que d’art dans les poètes primitifs. Tout ce qui occupe si fort les époques littéraires, et surtout les époques de versification et d’érudition, et, je dois le dire, tout ce qui est nécessaire aux ouvrages de détails, les transitions, les formes symétriques, la variété des coupes et des chutes, tout ce menu de l’art, qui en devient quelquefois la plus grande chose, ne se voit pas dans les poètes primitifs. Ou s’il s’y voit, c’est comme une des mille formes que prend la pensée à l’insu du poète, lequel ne semble pas plus savoir que le peuple et les enfants, si ce qu’il dit s’appelle du nom de tropes dans les rhétoriques. Dante et Homère dont les épopées sont écrites d’un bout à l’autre dans la même mesure, sont pleins de nobles négligences ; Shakespeare a été plus insouciant encore de la forme, lui qui mêle les vers à la prose et la prose aux vers, selon les caractères et les situations de ses personnages, ou même selon des caprices d’inspiration où les raffinés s’évertuent à voir de profondes combinaisons dramatiques. Nécessité et naïveté, voilà donc les deux caractères les plus frappants des poètes primitifs, et l’un est la conséquence de l’autre ; car la nécessité excluant l’idée de l’art, là où il n’y a pas d’art, il y a toujours naïveté, naïveté du fond, naïveté de la forme. X. Caractère des poètes littérateurs. La seconde époque est celle des poètes littérateurs. Cette qualification, qui a pu paraître un peu vague, va s’éclaircir par le développement. Après les poètes primitifs, qui sont à eux seuls toute une époque poétique, viennent les littératures locales, et ce qu’on appelle vulgairement les âges d’or des belles-lettres, lesquels portent le nom de certains princes, comme on dit le siècle d’Auguste, le siècle de Périclès, le siècle des Médicis, le siècle de Louis XIV. Or, entre les poètes primitifs et ces poésies des âges d’or, il s’écoule une période de temps durant laquelle se forme la civilisation littéraire dont elles doivent être le fruit. Par un singulier concours de circonstances, l’existence politique des peuples qui vont être dotés d’une grande littérature s’affermit et s’assied ; les gouvernements se consolident par ]’hérédité ou par le génie de ceux qui tiennent le pouvoir ; les guerres cessent tout à fait, ou, si elles continuent, elles ne sont point menaçantes pour l’existence intérieure des gouvernements ; la civilisation sociale se perfectionne, les peuples s’éclairent, les arts fleurissent, le besoin des lettres en amène le goût. Il se répand dans les nations un certain désintéressement des affaires publiques, qui dispose les esprits aux nobles jouissances des lettres et des arts. On sent la nécessité de transporter ailleurs une activité à laquelle les intérêts de la politique n’offrent plus un aliment suffisant ; les passions épuisées font place à des besoins d’intelligence plus doux et plus élevés, et dans les pays d’assemblées populaires comme dans les pays de parlement, d’aristocratie comme de démocratie, les peuples rentrent chez eux, pour faire les affaires de leur esprit et de leur gloire littéraire, lesquelles ne se font bien que dans le silence et la paix. Alors les écoles s’ouvrent, l’art prend naissance et prescrit des règles ; l’esprit humain, qui s’était soumis d’abord aux poètes primitifs, et avait accepté sans contradiction leurs divines influences, commence à s’interroger sur la cause de ses émotions ; il se dépouille, il s’analyse ; il fait, dans ses plaisirs, la part de chaque faculté ; il compare ce qu’il a lu dans le poète avec ce qu’il sent en soi ; il contrôle le fond par son propre fond à lui, et la forme par les délicatesses de ses sens. Les chaires s’ouvrent pour l’interprétation des poètes primitifs, et là où il n’y a pas de chaires, il y a des corps littéraires, des académies, des journaux. L’éducation publique, pour ne perdre aucune chance d’avoir un grand écrivain, enseigne à tout le monde les préceptes auxquels on suppose la vertu de faire les grands écrivains. Les enfants de quinze ans en savent plus qu’Homère lui-même sur la manière dont se fait une épopée. On a tout disséqué pièce à pièce dans l’œuvre immense du poète primitif ; on a raison de tout, des pensées, du style, du mètre, du dialecte ; le génie a cessé d’être un secret pour personne. Alors aussi tous les genres qui étaient contenus en germe dans l’épopée, se produisent tour à tour ou tous ensemble, et donnent naissance à une poétique particulière ou recette qui enseigne la manière de traiter chacun d’eux. Quand tout est prêt pour enfanter l’âge d’or, il arrive un moment, moment unique dans l’histoire des nations, où quatre ou cinq belles natures poétiques s’épanouissent à la fois, prennent possession naturellement et sans contradiction du genre qui leur convient, et le portent à son plus haut point de perfection. Ce sont assurément de merveilleux génies ; mais déjà le métier ne paraît-il pas dans leurs beaux ouvrages, et ne sont-ce pas des poètes qui ont appris à l’être ? Ne sent-on pas l’imitation, c’est-à-dire le besoin inquiet de se rapprocher le plus possible d’un modèle ? Virgile veut jeter son Énéide au feu parce qu’il craint d’en être resté trop loin ; Virgile croit plus aux règles de l’art qu’à son œuvre. Voilà d’ailleurs le public qui intervient, et qui donne son caprice pour la règle du bon et du beau ; voilà les amis dont le poète interroge timidement le goût. La poésie devient un concours littéraire ouvert à tout le monde ; c’est un amusement dont le poète et le public débattent contradictoirement les conditions. Il n’y a plus un poète, mais un corps et presque une confrérie de poètes, qui se partagent la gloire à l’amiable et s’assignent dans la postérité des places que la postérité ne leur garde pas toujours. Le mystère qui couvrait le travail du poète est dévoilé ; la critique s’introduit dans sa solitude, se glisse entre son inspiration et lui, lui dérobe ses secrets et les répand dans la rue ; elle détruit l’illusion qui rendait ses veilles sacrées ; elle prend plaisir à montrer comment s’élabore la gloire, afin que la petitesse du procédé désenchante du résultat. La poésie n’est plus le trésor commun du monde ; c’est un fruit de tel ou tel sol, qui n’est plus bon ailleurs, qui, sur le sol même où elle est née, n’est pas du goût de tout le monde. Les hommes ne la reçoivent plus des dieux comme un hymne sacré : on chantait la poésie d’Homère, on étudie celle de Virgile, on disputera sur celle de Lucain. Ces poètes littérateurs n’en sont pas moins d’admirables poètes, et les siècles qui les voient fleurir sont des siècles privilégiés. Sans doute la poésie des époques littéraires est inférieure à la poésie des époques primitives ; la naïveté où l’on arrive par l’art ne vaut pas celle qui précède l’art ; Homère, Dante, Shakespeare, faisant sortir leur œuvre sublime de leurs passions et de leur raison, sans l’exemple d’aucun précurseur, sans l’appui ni d’un public, ni d’un pays ; ni d’un roi, honorent plus l’espèce humaine, que toutes ces littératures écloses au souffle de toutes les circonstances favorables, caressées par un public lettré, et protégées par quelque grand prince qui ne les croyait ni assez glorieuses pour l’éclipser, ni assez remuantes pour lui faire ombrage. Mais je crois aussi qu’il est revenu à l’humanité plus de lumières, plus de trésors, de raison et de bon sens pratique, de ces belles époques littéraires qu’elle a nommées dans sa reconnaissance des âges d’or. Les œuvres de Shakespeare, de Dante, d’Homère, sont écrites pour les poètes supérieurs qui fleurissent à ces époques ; les œuvres de ces poètes sont écrites, pour la foule, qui ne peut recevoir les enseignements de la poésie primitive que par ces glorieux intermédiaires. Les littératures secondaires fixent d’ailleurs les langues, que les poésies primitives ont créées. Car il arrive un temps où les langues, après avoir flotté avec la civilisation, avec l’existence nationale des peuples, ont besoin de s’arrêter et de s’asseoir à leur tour. Elles se personnifient alors dans quelques écrivains supérieurs en qui les peuples reconnaissent leur propre génie dans sa perfection. La gloire de fixer les langues est moins grande que la gloire de les créer ; mais qu’elle est grande pourtant, et qu’il est beau d’avoir écrit le mieux la langue d’un grand peuple ! XI. Les versificateurs érudits. Reste la troisième et dernière époque, celle des versificateurs érudits. Cette qualification n’est pas une critique, car on peut être un esprit très distingué, et n’être qu’un versificateur érudit ; c’est seulement le titre d’une catégorie inférieure à celle des poètes littérateurs, comme celle-ci l’est elle-même à celle des poètes primitifs. Ce qui nous a paru caractériser l’époque des poètes littérateurs, c’est la prédominance de l’art sur l’inspiration. La méthode, la règle, la disposition des parties, la classification dés genres, les procédés applicables à chacun, tout ce qui constitue la poétique a été pour moitié dans les productions de l’esprit. L’inspiration s’est imposé toutes ces gênes d’ailleurs fort utiles ; mais ce n’a pas été sans perdre beaucoup de sa naïveté et de sa grandeur. C’est le cheval ailé, symbole de la poésie dans l’antiquité, auquel on a mis une selle et un frein, et qui découvre moins de plages dans le ciel depuis que son vol est dirigé et contenu. Ce qui caractérisera l’époque des versificateurs érudits, c’est le règne exclusif du procédé sur les ruines de l’inspiration. L’art, à l’époque des poètes littérateurs, est encore tout philosophique. Ces méthodes, ces règles, ces préceptes, sont fondés sur l’étude de l’esprit humain ; c’est le détail des lois qu’il faut savoir pour arriver an cour on aux intelligences. L’homme s’est interrogé sur le plaisir qu’il reçoit des beautés de la poésie ; il a recherché le secret de sa puissance sur lés âmes ; et il y a reconnu l’action des lois qui président au monde moral. C’est le corps de ces lois qui s’est appelé l’art ; et il faut avouer que l’art ainsi conçu est encore une grande chose ; car il est l’enfant de l’analyse et de la philosophie. L’art des versificateurs érudits est un art subalterne, un procédé, j’ai dit le mot. La connaissance de l’homme, la philosophie n’y ont plus de part. On ne discute plus sur les délicatesses du cœur, mais sur les susceptibilités de l’oreille. On agite tout le matériel du vers, la coupe, l’hémistiche, la mesure ; on fait de la prosodie stérile ; on guerroie contre les beaux siècles littéraires, et on leur fait de risibles procès de lèse-coupe ou de lèse-enjambement. Ici on s’interdit l’hiatus, et là on se le permet, selon que ces siècles l’ont employé ou l’ont évité. On fait pour la poésie, ou plutôt contre la poésie ; ce que les réalistes et les nominaux ont fait contre la philosophie. La question est tombée des choses aux formules ; et c’est pour cela qu’il se forme des écoles et des imitateurs, les idées ne s’imitant pas, au lieu que les formes s’imitent d’autant mieux qu’elles sont plus étranges. Alors aussi, les dernières illusions qui couvraient encore la poésie et son mystérieux travail sont dissipées. Le public, qui se tenait à distance du poète et qui respectait ces natures choisies auxquelles il est donné de parler la langue des vers, les juge maintenant de sa hauteur, et les estime seulement à titre d’habiles ouvriers, dans un métier inutile. La critique prend le haut du pavé, et le poète vient l’implorer, la flatter, la caresser pour en obtenir non de l’estime, non de l’admiration par surprise, mais seulement son silence sur les misères d’un art que le poète et la critique s’avouent l’un et l’autre. Le poète se met aux genoux de la critique, pour que celle-ci ne lui enlève pas le peu de dupes dont il a besoin, et qui d’ailleurs ne manquent pas plus au plus médiocre des poètes que les adhérents ne manquent au plus sot des systèmes. Alors encore, s’il se trouve à ces époques quelque esprit distingué, assez hardi pour demander la gloire des vers à un siècle qui ne peut plus la lui donner, c’est une pitié de voir combien il se tourmente et se fatigue, pour réaliser une couvre de génie ; car il est à remarquer que l’ambition du génie reste là où le génie est devenu impossible. Ne pouvant plus produire de grands effets avec de petits moyens, il essaye de tous les grands moyens pour produire de petits effets. Il appelle à son secours tout ce qui peut offrir des lambeaux de poésie ; il en demande à la description, à l’érudition, à l’histoire, à la fable, aux religions mortes, aux superstitions locales ; il viole la langue des grands écrivains, il l’insulte comme s’il avait le pressentiment qu’il sera quelque jour désavoué par elle. Que nous sommes loin du poète primitif, loin du noble artiste des grands siècles, s’inspirant à la fois de sa propre vie et de son admiration pour les modèles, et écrivant sous la double discipline de la poésie primitive et de l’art qui y a pris ses règles ! Ce poète qui s’agite si fort, c’est le poète des temps de décadence ; ce qu’il poursuit avec tant de scandale, c’est quelque gloire équivoque que lui accordent ou lui ôtent les critiques, les philologues, et autres distributeurs de gloire, sauf la ratification du genre humain. |
[1] . . . . . . . . . . Scalperet intima versu. (Perse, satire 1.)
[2] Virgile a traduit littéralement ce vers si touchant et si simple. Il parle de Pallas et de Lausus, deux guerriers, tous deux beaux, tous deux du même fige, qui combattent avec une égale vaillance, l’un pour l’autre, contre Énée :
. . . . Sed quis fortuna negarat
In patriam reditus. (Énéide, X, 345.)
Fortuna au lieu de deus, voilà la seule différence entre le passage de Virgile et celui d’Homère. C’est que l’un croit toujours aux dieux, l’autre n’y croit que quand il y pense. Lucain se fera une religion selon les exigences de la mesure.
[3] Enéide, 1.
[4] L’eau laisse voir la terre entre les flots entr’ouverts : la mer en furie fait bouillonner le sable.
[5] L’Aquilon l’emporte ; il tourne les flots sur eux-mêmes, et fait de la mer un vaste gué.
[6] Voici toute la phrase de Quintilien sur Lucain : Lucanus ardens et concitatus et sententiis clarissimus et, ut dicam quod sentio, magis oratoribus quam poetis imitandus (De l’Institution oratoire, X, XC). Lucain ardent, rapide, éblouissant de sentences, doit être, pour dire toute ma pensée, compté parmi les orateurs plutôt que parmi les poètes.
[7] De l’Institution oratoire, X, 1.
[8] De l’Institution oratoire, X, 1.
[9] De l’Institution oratoire, X, 1.
[10] De l’Institution oratoire, X, 1.
[11] Les opinions sur l’auteur de ce poème sont extrêmement partagées. Il a été d’abord attribué à Virgile, puis à Quintilius Varus, puis à Manilius, puis à Claudien, ce qui peut donner une idée du bon accord des commentateurs. Au reste, tout est croyable de cette gent, d’ailleurs si respectable, depuis qu’il s’est trouvé un commentateur pour attribuer les œuvres d’Horace à un moine du Ier siècle. Il nie parait démontré d’une manière incontestable, et dans une excellente discussion dont l’auteur est J.-Ch. Wernsdorf, éditeur des Petits poètes latins, que le poème sur l’Etna est l’ouvrage de Lucilius Junior, l’ami de Sénèque.
[12] Géorgiques, IV, 147.
[13] De l’Agriculture, X.
[14] Tome II, page 310.
[15] Ce vers était une épigramme assez directe contre Valerius Flaccus, l’auteur des Argonautiques.
[16] Fronton était un de ces riches patriciens quoi ouvraient leurs jardins au public ; les poètes y venaient lire leurs productions.
[17] J’écrivais cela en 1834.
[18] Pharsale, II, vers 396 et suivants.
[19] Pharsale, V, vers 194.