PREMIÈRE PARTIE. — VIE DE LUCAIN.
Marcus Annæus Lucanus naquit à Cordoue, en l’an 38 de notre ère, de Marcus Annæus Méla, chevalier romain, frère de Sénèque, et d’Acilia, fille d’Acilius Lucanus, lequel avait quelque réputation comme orateur officiel, et n’était pas sans talent. A l’âge de huit mois, dit un ancien commentateur, il fut amené à Rome, afin que son génie, qui devait remplir le monde de sa renommée, reçût les premières leçons dans la capitale de l’univers. Le même commentateur ajoute qu’il arriva, ainsi que pour Hésiode enfant, que des abeilles voltigèrent autour de son berceau et se posèrent même sur ses lèvres, soit pour y recueillir la douce haleine du poète enfant, soit pour présager ses destinées futures. Je doute que des abeilles aient bourdonné autour de Lucain nouveau-né, quoique Pline le naturaliste veuille que nous prenions au mot cette ingénieuse allégorie dont les Grecs voilaient le berceau plein d’avenir du poète ; mais ce que je sais très bien, c’est que Lucain fut livré tout enfant aux rhéteurs et aux grammairiens qui avaient la réputation de corrompre avec le plus de talent le jugement et le goût de leurs disciples. Ce que je sais encore, c’est que l’allégorie des abeilles venant se poser sur ses lèvres comme sur une fleur qui ne doit son parfum et son miel qu’à la nature, ne convient qu’aux génies simples et grands qui ont l’instinct du beau, et qui n’expriment que ce qu’ils sentent, naïvement et sans effort, et non à un poète de talent dont l’éducation a gâté le naturel, et que de mauvais maîtres ont accoutumé à exprimer ce qu’il ne pensait pas. Ce fut Sénèque qui se chargea de produire son neveu Lucain. Sénèque tenait le premier rang à la cour de Néron : Lucain fut donc élevé à la cour ; l’air des courtisans philosophes fut sa première nourriture. Sa vie commence par quelque chose de faux ; mais à Cordoue, le mal eût été le même, s’il n’eût été pis. Les parents de Lucain y tenaient aussi un rang distingué à la cour ; mais c’était une cour de proconsul, iule cour au petit pied, où l’adulation est un peu plus basse, parce que l’objet adulé est un peu moins haut. Son grand-père l’aurait bercé au bruit des harangues de félicitation qu’il débitait aux proconsuls nouveaux venus. Il n’y avait aucun recoin du monde romain où un poète pût naître et grandir en liberté ; le pouvoir impérial absorbait tout : Lucain, né dans l’antichambre d’un proconsul, grandit dans l’antichambre d’un empereur. Au reste, vous voyez comme tout cela s’est fait. Annæus Méla est honnête homme ; il vit retiré dans la province ; il est peu ambitieux pour lui-même, mais il l’est beaucoup pour son fils ; Sénèque, son frère, est bien avec l’empereur et a de la réputation : que peut-il faire de mieux que de lui envoyer son fils ? Sénèque l’instruira et le poussera. Voilà donc Lucain transplanté à Rome : il suit les leçons de Memmius Palémon le grammairien, et de Virginius Flaccus le rhéteur ; il apprend la philosophie sous Cornutus. Il fait de rapides progrès, il étonne tout le monde par ses talents précoces ; il déclame en grec et en latin devant un auditoire transporté. Son oncle Sénèque lui donne des matières d’amplification, et il amplifie à ravir ; on lui apprend l’art de développer les idées qu’il n’a pas, dé plaider une cause à laquelle il ne s’intéresse pas, d’affirmer et de nier ce qu’il ne sait pas. Cette jeune imagination espagnole, si riche et si impatiente, qu’il fallait prendre garde d’éveiller trop tôt de peur que, dans sa première fougue, elle ne se prit trop vivement aux mots et aux images, et qu’elle ne finit par y rester, — à peine l’a-t-on vue poindre qu’on l’épuise : on met de la chaux vive au pied de cette jeune plante vigoureuse qui n’avait besoin que des sucs ordinaires et d’un peu de temps pour produire d’excellents fruits, et à qui cette chaleur factice ne fera jeter que du feuillage. Au lieu de distraire ce génie dont la facilité est effrayante, de l’apaiser, de lui cacher ces lueurs folles de la vogue, qu’il prend de loin pour la gloire ; au lieu de le laisser pousser, se fortifier, gagner de quoi suffire quelque jour aux veilles glorieuses qui l’attendent, prendre du corps et des forces physiques, afin que le premier regard favorable du monde, le premier applaudissement de ses contemporains ne lui coûtent pas, comme à Perse, ses cheveux, ses yeux, ou sa vie ; on le souffle, on l’excite, on donne un auditoire à cet enfant qui n’a besoin que d’une palestre ou d’un jeu de paume ; on lui décerne le prix de la déclamation vide et sonore, à lui qui ne devait concourir que pour le prix de la course au Champ-de-Mars. Laissez passer l’enfant poète, haut à peine de deux coudées, qui va monter en chaire et imiter les phrases finales et les gestes de son maître Palémon ; qui se prend pour un vieillard, parce qu’il passe à côté d’enfants de son âge ; qui s’ennuie de porter la prétexte et ne veut pas attendre l’époque légale de la toge ; qui a un cercle noir autour des yeux, et je ne sais quoi de las sur la face : pauvre enfant que vous offenseriez grièvement, si vous aviez le malheur de le prendre sur vos genoux ! A vrai dire, la faute de tout cela n’est à personne. Quand il est dans la loi des choses qu’une époque ne produira ni un génie complet, ni un monument de belle littérature, tout s’y trouve disposé pour que les plus hautes facultés avortent et pour que le génie même aboutisse à ce que nous appelons du talent. Telle est l’époque de Lucain. Il n’était donné à personne d’y échapper. Le mensonge sous les formes de la convenance, les complaisances de cour érigées en profession, la vie publique commençant avant la robe virile, la déclamation salariée par l’État, non seulement comme art, nais comme enseignement public des seuls moyens d’arriver aux professions libérales : telles sont, avec d’autres encore, les abeilles qui voltigent sur le berceau de Lucain. A peine sa langue est-elle déliée et son intelligence ouverte, que Sénèque le présente à ses amis, courtisans comme lui ; et voilà cet enfant qui, au lieu d’écouter les hommes d’âge mûr, en est écouté ; voilà qu’au lieu de recevoir, c’est lui qui donne ; au lieu de recueillir, comme dans les beaux temps de la Grèce, les oracles des vieillards, c’est l’enfant qui rend des oracles aux vieillards. Ses dispositions brillantes, son goût précoce et passionné pour la poésie, fleurs précieuses qu’on a déchirées dans le bouton pour les faire éclore plus vite, Sénèque les regarde comme un moyen de fortune rapide, comme un apprentissage des emplois de cour. Méla n’a pas envoyé son fils à Rome pour qu’il s’ébatte sur les bords du Tibre avec des enfants d’esclave ou d’affranchi, ni pour qu’il joue au jeu du roi[1], comme faisaient les Curius et les Camille. Lucain est à Rome pour faire son chemin. Voyez, au contraire, l’époque de Lucrèce, de Virgile, d’Horace : cette époque comportait de grands écrivains et de grands ouvrages ; aussi combien elle respecte l’enfance de ces trois hommes ! Ceux-là se font présenter à leur siècle, non pas par un oncle bien en cour, mais par d’admirables ouvrages. On ne fait pas à une réunion de vieux poètes officiels ou de vieux courtisans, les honneurs de leurs petites dispositions précoces et de l’aisance avec laquelle ils reçoivent, comme un tribut qui leur est dû, les éloges et les baisers ; on n’annonce pas leur gloire dix ans à l’avance, sauf à voir cette gloire promise s’évanouir en fumée. Ce sont eux qui s’annoncent d’eux-mêmes, et avec d’autant plus de défiance ; ils sortent de leur solitude, un bon livre à la main, et si le public, qui ne les attendait pas, hésite à les admirer, ils ne s’en plaignent ni ne s’en étonnent. Lucrèce, né quelques années avant les guerres de Marius et de Sylla, d’une famille que l’on voudrait faire remonter jusqu’au noble sang de la chaste Lucrèce, suit Memmius dans son gouvernement de Bithynie, visite sans doute Athènes, s’y nourrit de philosophie et de poésie, et compose en silence, pour le loisir de son docte et indolent ami, un poème qui fait faire à la poésie latine, entre Ennius et Virgile, un pas de géant[2]. Virgile, né aux champs, passa sa jeunesse, comme son devancier, dans de sévères et solitaires études. Les guerres civiles l’atteignent dans son loisir et dans son aisance ; il est chassé de son foyer par des soldats qu’on récompensait avec les terres des Italiens. Il commence sa vie par la solitude et le malheur. A vingt-cinq ans, il hasarde timidement, sous le patronage de Théocrite, quelques poésies mélodieuses et profondes. Son talent pur et plein d’harmonie ouvre l’âge d’or de la poésie latine. Même destinée pour Horace, ou à peu près. Son père, affranchi et collecteur d’impôts, homme de sens, le mène à Rome tout enfant, mais pour y trouver des livres, des moyens d’étudier, et non des vices. Horace va aux écoles. Mais son père l’y conduit par la main ; il le suit chez ses maîtres ; il garde sévèrement sa jeunesse du contact des idées fausses et de la corruption. A vingt-deux ans, Horace, pourvu de deux langues, celle de Lucrèce et celle d’Homère, va continuer ses études à Athènes. La guerre civile amène là Brutus, qui l’enlève à ses livres et l’affuble des insignes du tribunat militaire. Horace se laisse faire soldat par distraction, suit Brutus, et joue le jeu des guerres civiles sans y vouloir rien gagner. S’il n’eût pas fui à Philippe, et si, par malheur, il avait eu assez de courage pour se croire bon soldat, au lieu d’être un grand poète, il eût été un de ces chefs de partisans médiocres dont Auguste acheta la neutralité, et plus tard les services, par des commandements à l’extérieur ou par des offices de cour. Placé entre deux gloires, il préféra celle qui lui convenait à celle qui lui était imposée, et l’époque y trouva son compte. Elle ne perdait rien à ce qu’un républicain de plus, enrôlé en courant, et nommé chef avant d’avoir été soldat, lâchât pied dans une guerre impie ; mais elle eût perdu beaucoup à avoir un grand poète de moins. Sénèque, devenu gouverneur de Néron, plaça son neveu auprès du jeune prince. Il n’y a pas de pire éducation que celle-là. Lucain et Néron apprenaient ensemble la philosophie et la poésie. Le sujet avait plus d’esprit que le prince, et il fallait qu’il s’en trouvât moins. Cette espèce de familiarité où les distances sont conservées est la plus abrutissante de toutes les servitudes. Lucain était ardent, avide de succès, vain comme un Espagnol ; Néron était jaloux, tout aussi désireux de louange, vain comme un prince, et ayant assez d’esprit pour s’impatienter de n’en avoir pas davantage. Entre ces deux jeunes gens, l’amitié devait être gênée, orageuse, et, en tout cas, ne pouvait pas durer longtemps. Il y eut toutefois un moment où elle parut aussi vive qu’entre égaux ; du côté de Lucain, elle éclata par d’ardentes flatteries ; du côté de Néron, par des places et des honneurs. Le temps des plaisirs de jeunesse emporta pour un moment toutes les préoccupations littéraires. Néron fit nommer son ami questeur, avant l’âge prescrit par les lois. Le peuple y gagna un magnifique spectacle de gladiateurs que Lucain lui fit donner durant sa questure. On ne remarqua pas cette violation de la loi, encore qu’à cette époque Rome ne s’aperçût le plus souvent de l’existence des, lois que par leur violation[3]. Quelque temps après, Lucain fut nommé augure. Toutes ces faveurs accumulées firent tomber Lucain un peu plus vite et d’un peu plus haut. La vanité littéraire reprit le dessus ; les vers brouillèrent ceux que les plaisirs avaient réunis. Si Sénèque avait eu plus de sens, il aurait prévu qu’entre un prince bel esprit et un poète en réputation, il ne peut pas y avoir de liaison solide. Je m’étonne d’autant plus de son imprévoyance, que lui-même avait failli périr sous Caligula, parce que ce prince imbécile lui enviait son talent[4]. La mode d’écrire, et de ce qu’on appelait déclamer, était si furieuse à Rome, les applaudissements si recherchés, et cette gloire de banquettes si courue, que les empereurs ne se croyaient pas dédommagés par une puissance sans contrôle et sans limites de n’être pas les premiers poètes de leur empire, où du moins les plus applaudis. Le refroidissement entre Néron et Lucain fut rapide. La convenance voulait que, dans les lectures faites par l’un des deux amis, l’autre fût là pour écouter et applaudir. Quand c’était le tour de Néron de déclamer, Lucain arrivait le premier au lieu de l’assemblée ; il faisait asseoir les nobles personnages qui venaient flatter César poète, afin que César empereur s’en souvînt. Il allait de l’un à l’autre, glissant à l’oreille des plus empressés quelques mots sur la pièce qui devait être lue, et dont il avait reçu la première confidence. C’est lui qui conduisait les applaudissements, qui, par ses acclamations ou ses gestes significatifs, avertissait l’assemblée des passages où Néron désirait d’être applaudi ; c’est lui qui commandait le silence à l’orchestre, et qui donnait le signal de ces murmures croissants au milieu desquels se perdaient les derniers mots de la période poétique de Néron ; c’est lui qui arrangeait toutes choses de façon que son puissant ami eût des éloges là où il en voulait, et que l’assemblée parût ne lui en donner que là où elle le voulait. Ces bons offices étaient à charge de revanche ; mais l’auditoire conduit par Néron comprenait très bien que le prince ne lui saurait pas mauvais gré de ne pas admirer Lucain autant qu’il l’admirait lui-même, et de le laisser quelquefois applaudir tout seul les vers de son émule. L’épreuve recommençait souvent, parce que Lucain et Néron étaient également féconds. Lucain faisait des silves, des saturnales, des iliaques, des poèmes, à peu près comme on a fait de notre temps des méridionales, des occidentales, et des américaines. De son côté Néron composait des poèmes mythologiques dont on a perdu le catalogue, parce que les actes de l’empereur ont rais les vers du poète en oubli. Des deux réputations de Néron l’une a effacé l’autre. Il a barbouillé de tant de sang ses poésies qu’il ne s’est pas même trouvé un commentateur pour en déchiffrer les titres. Après tout, ces deux poètes, amis et rivaux, mais bien plus rivaux qu’amis, cet auditoire mené tour à tour par l’un d’eux, tout cela n’était qu’une comédie qui ne pouvait être bien jouée longtemps. Les excessives complaisances de Lucain pour Néron le trahissaient, car il prouvait par là, malgré lui, qu’il se sentait supérieur au prince, et qu’il avait besoin de le flatter pour combler l’intervalle. Néron, qui n’était pas sans finesse, voyait bien que le succès de Lucain était réel et le sien imposé. Les éloges de son ami devaient lui paraître insultants, parce que sans doute Lucain, qui était vaniteux, ne se défendait pas d’un certain sourire d’indulgence qui les rendait plus que suspects. D’ailleurs, l’auditoire, quoique rompu à la flatterie, avait fini par laisser échapper sa préférence pour Lucain. Une assemblée composée de flatteurs consommés fait quelquefois preuve d’honnêteté et de franchise. Quand tous ces. courtisans de Claude et d’Agrippine, quand tous ces sénateurs, qui n’opinaient plus que sur des vers, et qui, au lieu de juger entre des rois, jugeaient entre des poètes, avaient devant eux, dans une chaire, non pas un de ces méchants faiseurs de vers dont parle Perse, lesquels lisaient en fausset des pièces voluptueuses, mais un jeune homme ardent, au front haut et fier, à la chevelure noire et touffue, à la voix accentuée, déclamant de toute la force de ses poumons des vers écrits avec l’instinct qui fait les grands poètes, il ne leur était pas possible, quelque soin qu’ils y missent, de cacher leur sympathie pour un si rare talent. Il se dégageait alors de cette troupe de courtisans, menteurs effrontés, si vous les aviez pris un à un, une certaine émanation de vérité qui devait fort contrarier Néron. Quand c’est le corps qui parle au corps, comme dit Buffon, et cela peut s’appliquer très bien à Lucain enthousiasmé récitant de beaux vers devant un auditoire, il est difficile que ceux qui écoutent échappent à l’influence de celui qui lit, et que l’auditoire rie soit pas sincère, même quand les auditeurs sont faux. Il y a d’ailleurs entre des applaudissements libres et des applaudissements de flatterie ; entre des éloges promis et des éloges spontanés ; certaines nuances qui ne pouvaient pas toujours échapper à Néron ; quoiqu’il fût sans doute accueilli par plus d’interjections et plus de gestes que Lucain. Lucain avait d’ailleurs de la gloire au dehors. Le public ; qui ne pouvait pas tenir dans la salle dés lectures ; applaudissait à la porte ; car on ne craignait encore de Néron que sa manie de faire des vers. Au contraire, on était froid pour les poésies du prince, et Lucain avait peut-être la maladresse de vouloir l’en consoler. La rupture était donc inévitable entre les deux amis ; ce fut Néron qui se déclara le premier. C’était un jour où Lucain déclamait. La salle était pleine. L’orchestre avait été envahi. Les joueurs de, flûte et de cithare, qui ouvraient les séances par des accords dont nous n’avons guère l’idée, étaient restés au dehors, dans la salle des rafraîchissements. Néron, alors empereur, était assis sur un siège d’ivoire qui dominait la chaire oit venait de monter Lucain. Il prévoyait un brillant succès, et c’était apparemment pour l’empêcher qu’il s’était placé en vue de tout l’auditoire. Lucain n’avait aucune tablette à la main ; ses doigts n’étaient point chargés de diamants ; sa tunique n’avait pas été faite tout exprès pour la soirée ; sa tenue était simple, et rien n’y sentait la fête ; mais son visage rayonnait. Il commença. Sa voix sortait pleine et sonore de sa poitrine, quoiqu’il n’eût pas avalé d’œufs crus pour l’éclaircir. Les premiers vers furent applaudis faiblement ; chacun dés auditeurs regardait tour à tour César, pour lire sur son visage jusqu’où il permettrait qu’on applaudît Lucain. Mais le jeune poète fit bientôt oublier l’empereur. Sa parole profonde et cadencée ; son geste expressif et sobre, qu’une étude sérieuse de l’art oratoire lui avait appris à gouverner ; ses vers, dont la rude harmonie formait un contraste si neuf et si piquant avec la doucereuse fluidité des poésies du temps ; ses allusions à, la vieille liberté romaine, que Cornutus lui avait fait aimer sous les traits du stoïcisme, tout cela transporta l’auditoire et le fit éclater en déclamations. Néron comprit qu’il était surpassé. Il lança sur Lucain un regard jaloux, pensant le troubler dans son triomphé ; et arrêter les vers qui semblaient éclore au souffle de la faveur universelle. Mais le poète voulait venger par son succès ses longues années dé contrainte ; il méprisa celui qui ne pouvait pas le faire tuer assez tôt pour éteindre sa gloire naissante, et il continua sa déclamation au bruit dés applaudissements. Néron, furieux, se leva dé son siégé, et sortit. Personne ne se méprit sur les causes de ce brusque départ. Ceux qui venaient d’applaudir Lucain n’osèrent pas l’en féliciter ; niais lui s’en vanta chez tous ses amis, et se moqua de Néron jusque dans des lieux publics, si bien que le monde le fuyait pour ne pas l’entendre et pour n’avoir pas à être dé son avis. La guerre était déclarée entre l’empereur et le poète. Cependant Néron n’avait pu pendre tout espoir de reprendre ses avantages. Dans des jeux littéraires qu’il avait institués, il voulut disputer le prix à Lucain. Lucain chanta la descente d’Orphée aux enfers, et Néron la métamorphose de Niobé. Lucain fut proclamé vainqueur par les juges du concours. On ne sait qui féliciter de ce jugement. Sont-ce les juges eux-mêmes, qui ne voulurent pas donner la palme à celui qui pouvait l’exiger ? Est-ce, au contraire, Néron, qui ne voulut combattre qu’avec des armes égales, et qui eut assez d’esprit pour ne pas faire cas d’une palme adjugée par la flatterie ? Néron, artiste, avait ce trait de caractère commun à tant d’artistes ; il voulait mériter le succès, et il ne pouvait pas souffrir qu’un autre l’obtint. L’empereur était toujours derrière le poète pour arracher la palme qui ne s’offrait pas. Ce dernier triomphe de Lucain acheva d’aigrir Néron. Il lui fit défendre non seulement de lire ses ouvrages en public et sur le théâtre, mais même de plaider[5]. S’il ne poussa pas plus loin sa vengeance, on peut croire que ce fut par égard pour Sénèque, qu’il craignait encore, même depuis qu’il ne le respectait plus. Lucain, rendu à la liberté, se livra tout entier à la Pharsale. Ne pouvant plus faire de lectures, il renonça aux poèmes particuliers dont il avait jusque-là entremêlé son grand travail, et il ne s’occupa plus que d’y mettre la’ dernière main. Quoique Lucain eût donné un grand exemple d’indépendance littéraire, en ne voulant pas flatter Néron jusqu’à faire de plus mauvais vers que lui, il était difficile que l’influence de ces fausses et malencontreuses relations de cour ne se fit pas sentir dans son talent. Cette vie pénible, embarrassée, pleine de mensonges, que son oncle lui avait fait mener depuis son enfance, au sein des corruptions de la cour de Claude, dans le commerce d’un jeune prince gâté par une mère intrigante ; cette pratique précoce de la flatterie auprès d’un enfant de race impériale élevé par des danseurs et des joueurs de flûte, sous la direction d’un affranchi en faveur ; ces recommandations prudentes que la famille ne manquait pas de faire à Lucain, pour qu’il eût à se prêter aux caprices de son auguste condisciple, et pour qu’il se fit plus petit que lui, malgré sa vanité naturelle et la confiance qu’il valait mieux que Néron ; cet ouvrage de Sénèque, si contraire à la sagesse qui ne s’enseigne pas ex professo, par lequel il contraignait une jeune imagination, riche, féconde, ouverte aux impressions nobles, à complaire à un fort petit esprit de prince, entêté, haineux, plein de vices cachés, et ayant la vanité de tous les talents ; tout cela ne pouvait que corrompre l’intelligence, si ce n’est même les mœurs de Lucain. Le calcul de sa famille eût été excellent pour le plus grand nombre de cas, c’est-à-dire pour tout jeune homme d’intelligence et de cœur médiocres, qui aurait eu beaucoup à gagner et assez peu de chose à perdre en naissant et en grandissant dans la suite d’un prince ; mais pour une nature de choix, ce calcul était funeste. On avait voulu préparer à Lucain la fortune d’un courtisan ; mais son génie le portait à préférer la gloire de la poésie à la triste puissance que les courtisans tenaient du caprice de César : son éducation fut une violence faite à son naturel. .T’ai dit que la vie de Lucain avait commencé par quelque chose de faux : elle finira de même. La meilleure explication de son livre est là. Les persécutions de Néron avaient exaspéré Lucain. En lui interdisant les lectures publiques, Néron lui avait enlevé le seul prix de ses travaux. Lucain ne pouvait supporter qu’on l’oubliât : habitué aux succès bruyants des assemblées, il n’avait pas .assez des louanges que lui donnaient dans le privé quelques amis. Il voyait avec indignation Néron s’emparer de tous les prix de la poésie et de l’éloquence, que personne ne lui disputait plus ; car, à cette époque, les concurrents avaient ordre de se laisser vaincre ; il n’y avait plus de juges pour couronner les rivaux de l’empereur. Néron avait fait assassiner sa mère et sa femme. La conspiration de Pison trouva Lucain plein d’amertume et de ressentiments : il s’y jeta comme un poète qui n’est pas fait pour conspirer ; il se fit conspirateur, parce que ce fut la première vengeance qu’on lui offrit. Selon Tacite, il se signala par la vivacité de sa haine[6]. Mais je doute que cette haine fût politique. Le poète était plus blessé que le républicain. Lucain n’était pas fait pour ces haines fanatiques qui ne peuvent se satisfaire que par le meurtre ; la sienne devait s’évaporer en paroles ironiques et mordantes : ce n’est que par surprise qu’on avait pu l’amener à conspirer. Il aimait la vieille république, mais non pas jusqu’à la vouloir tirer de son tombeau, et plutôt comme une thèse d’école, que comme un grand gouvernement qu’il fallait faire revivre. Cette conspiration avait pour chef l’homme le plus propre à la faire échouer. Pison, un peu artiste comme Néron, tragédien, athlète, un joueur de paume et d’échecs qu’on venait voir de loin, et qui n’y avait pas son égal, riche d’ailleurs de talents solides, orateur habile, et faisant de son éloquence un généreux usage ; maître des sentiments du juge devant lequel il plaidait ; patron affable pour tous ses clients, aussi doux aux riches qu’aux pauvres, et chaque année tirant de sa bourse de quoi former à quelques plébéiens de mérite le cens de chevalier ; mais trop homme de plaisir, et s’y étant selon toute apparence ruiné ; enfin, grand seigneur sans insolence plutôt que grand caractère ; capable de bien mourir, mais incapable de vendre chèrement sa vie ; Pison n’avait ni la résolution ni toute l’ambition de son rôle[7]. On se servait de lui ; c’était un type de ces chefs de parti, que la naissance, ou quelque exploit de guerre, ou le beau don de la parole dans les pays où bien parler est estimé qualité d’homme d’État, exposent à cette haute fortune, et forcent d’être ambitieux par vanité quand ils ne le sont ni par tempérament, ni par calcul, ni par des vues claires et grandes qui sont impatientes de se réaliser. Sous ce chef incertain, plus d’un complice conspirait pour son compte ; témoin ce hardi tribun qui disait qu’il lui importait assez peu, pour l’honneur de Rome, que le prince fût un joueur de lyre ou un tragédien[8]. La conspiration de Pison fut mieux conduite qu’on ne pouvait l’attendre de son chef. On ne s’était point embarrassé de ce qui suivrait, ce qui était fort sage ; on s’accordait sur la nécessité de tuer Néron, mais on différait sur le temps et le lieu. Les uns voulaient le frapper en plein théâtre ; au moment où il chanterait. Les autres voulaient faire le coup dans une villa de Pison, où le prince venait sans suite prendre des bains et se livrer à la table ; mais Pison prétexta l’hospitalité violée, et le projet fut abandonné. Enfin, on convint de percer Néron au milieu du cirque, le jour de la fête de Cérès. Tous les conjurés avaient demandé un rôle : Lucain n’en avait point ; ses complices lui rendaient justice : Un affranchi de Scevinus, voluptueux obéré, mais homme de cœur, qui voulait finir bien une vie dissolue, alla tout dire à Néron. Il avait été chargé par son maître d’aiguiser le poignard destiné à frapper l’empereur. Scevinus avait eu la veille plus de convives que de coutume ; il avait donné la liberté à plusieurs de ses esclaves et de l’argent à d’autres. Des ligatures pour panser les blessés avaient été préparées par son ordre. Scevinus, interrogé, expliqua tout et déconcerta les soupçons ; mais l’affranchi dénonça un entretien secret qu’il avait eu le même jour avec un ami ; on les interrogea séparément ; ils se contredirent ; la vue de la torture les ébranla ; l’ami de Scevinus d’abord, puis Scevinus lui-même découvrirent tout le complot. Il n’y avait plus qu’à mourir avec honneur. Ceux qui avaient risqué en proportion de ce qu’ils voulaient gagner, moururent dignement. Une femme de plaisir, Épicharis, qui était entrée dans la conspiration, peut-être par quelque amour dévoué qui avait réveillé en elle la vertu, fit la plus héroïque et la plus noble fin. Néron la fit mettre à la torture, pour en tirer des révélations et peut-être des noms qu’il voulait perdre ; Épicharis ne nomma personne. Les coups, les feux, les mille cruautés des bourreaux, qui mettaient, dit Tacite, une sorte d’honneur à n’être pas bravés par une femme, n’arrachèrent d’elle aucun aveu. Ainsi se passa le premier jour de la question. Le lendemain, comme on la ramenait au lieu du supplice, dans une chaise à porteurs, car elle ne pouvait plus se soutenir sur ses membres brisés, elle défit son corsage, et avec le lacet elle forma un nœud coulant qu’elle attacha au haut de sa chaise ; puis elle y passa sa tête, et pesant sur ce nœud de tout le poids de son corps, elle s’ôta le souffle de vie qui lui restait. Exemple admirable que donnait une affranchie, une femme, protégeant ainsi, jusque dans les plus cruelles douleurs, des étrangers et presque des inconnus, tandis que des hommes de sang libre, des chevaliers romains et des sénateurs, trahissaient, sans y être forcés par les supplices, ce qu’ils avaient de plus cher au monde[9]. Lucain, arrêté et interrogé, fit d’abord bonne contenance et ne voulut rien déclarer ; mais bientôt, vaincu par la promesse de la vie, il dénonça ses amis et sa mère. Une ancienne biographie suppose que Lucain espéra que sa lâcheté envers sa mère lui servirait auprès d’un prince parricide. Le biographe, quel qu’il soit, a voulu faire un méchant trait d’esprit aux dépens de Lucain. L’action de Lucain eût été la. plus odieuse et la plus maladroite des flatteries ; car, au lieu de se concilier Néron en se faisant plus infâme que lui, ne risquait-il pas de lui donner l’occasion de montrer une horreur hypocrite pour l’action d’un mauvais fils, et, par là, de protester commodément contre le crime de parricide qui pesait sur lui ? L’amour de la vie et l’espérance mal fondée que Néron ne ferait pas mourir tant de monde, furent les seuls motifs de Lucain. En comptant sur -la modération de Néron, Lucain ne faisait pas preuve de jugement, et surtout n’était guère conséquent avec la haine qu’il lui portait, car on doit tout attendre de ceux que l’on hait. En se rattachant à la vie qu’il lui fallait quitter si jeune, à vingt-sept ans, dans tout l’éclat d’une, gloire d’autant plus belle qu’elle lui était plus disputée, Lucain ne fit qu’une lâcheté assez commune, pour laquelle il faut admettre des circonstances atténuantes, pour peu qu’on aime mieux trouver, dans l’histoire, des cœurs faibles que des misérables. Quand Lucain vit qu’il fallait payer de sa tête la part qu’il avait prise à une conspiration dont la réussite lui aurait rendu, pour quelque temps peut-être, son droit de faire des lectures publiques ; quand il réfléchit, dans la solitude de sa prison, que des ressentiments littéraires, des paroles vives et offensantes, allaient lui coûter aussi, cher qu’à Pison et à d’autres les honneurs qu’ils espéraient d’une révolution faite à leur profit, certes il dut trouver le prix bien disproportionné à la peine, et il se montra lâche parce qu’il croyait n’avoir risqué qu’en proportion de ce qu’il voulait gagner. Il sentit qu’il avait été la dupe de Pison et des autres consulaires, lesquels lui auraient donné, pour sa part du butin, si la conspiration eût réussi, l’insigne honneur d’en écrire l’histoire en vers, et de la débiter sur le théâtre de Néron. A un ambitieux endetté, qui a de vastes passions et un patrimoine épuisé, il peut arriver un temps où la vie toute seule ne peut plus suffire, et où il la faut jouer telle qu’elle est, grevée de besoins et de l’argent d’autrui, contre une situation qui mette les ressources au niveau des dépenses ; mais à un poète qui a de l’indépendance et un beau génie, la vie toute seule suffit, parce que la vie, pour le poète, c’est la gloire. Aussi n’y avait-il aucune ressemblance entre la position de Pison risquant beaucoup d’embarras, de dettes, de souffrances, d’ambition et d’argent, pour devenir le maître du monde, et la position du malheureux Lucain risquant beaucoup d’indépendance, de bonheur domestique, de jeunesse, d’avenir, pour obtenir, quoi ? le droit d’être seul applaudi par les gradins, et d’obtenir toutes les couronnes aux jeux quinquennaux : petite vanité de jeune homme que les jouissances secrètes d’un génie plus mûr lui auraient bientôt fait mépriser ! Pison, voyant la partie manquée, écrivit à Néron une lettre de basse flatterie, non pour lui, car il ne voulait point de grâce, mais pour une femme aussi belle qu’insignifiante qu’il aimait à la folie : il priait l’empereur de conserver ses biens à cette femme. Cela fait, il s’affermit contre les angoisses de la dernière heure, et attendit froidement qu’on lui apportât les ordres de Néron. Quand il vit venir les soldats, il se fit ouvrir les veines des bras, et mourut. Lucain se débattit longtemps contre la mort ; il s’abaissa jusqu’aux plus humbles prières. Il ne cessa, dit Tacite, de dénoncer des complices au hasard, passim, espérant que ces révélations faites coup sur coup lui seraient comptées par Néron comme un service. Mais quand il eut donné à l’amour de la vie tout ce qu’il pouvait lui donner, il se fit ouvrir les veines comme Pison, et mourut en récitant quelques vers de sa Pharsale. Il avait alors vingt-sept ans, et était désigné consul pour l’année suivante. Il y a, au premier chant de la Pharsale, un passage sur les religions druidiques qui peut donner une idée des sacrifices que Lucain était capable de faire pour ne pas mourir. Le poète énumère les peuples gaulois que le départ de César envahissant l’Italie a débarrassés d’un tyran. Arrivé aux Druides, il les apostrophe ainsi : Selon vous, les a ombres ne vont point peupler les demeures silencieuses de l’Érèbe et les pâles royaumes de Pluton : le même esprit, dans un monde nouveau, anime d’autres corps. La mort, à vous en croire, n’est que le milieu d’une longue vie. Certes, ces peuples du septentrion sont heureux de leur erreur, u car ils ne sont point tourmentés par la crainte de la mort, la plus grande de toutes les craintes. De là cette ardeur qui les précipite au-devant du fer ; de là ces âmes qui embrassent la mort ; de là le nom de lâche donné à celui qui ménage une vie qu’on ne perd que pour là reprendre. Celui qui a écrit cela devait dénoncer sa mère ! Telle fut la vie de Lucain. Depuis le premier jour jusqu’au dernier, il passa d’une situation fausse dans une autre, n’ayant, pour se régler au milieu d’une vie que d’autres lui avaient faite, qu’un esprit plus brillant que sain, et un caractère plus fier qu’élevé. Je passe maintenant à l’appréciation de son talent et des poètes de son époque. |
[1] . . . At pueri ludentes : Rex eris, siunt... (Horace, Épîtres, I, I, 59.)
[2] Cicéron parle de Memmius dans son traité de Oratore : Il était, dit-il, consommé dans les lettres grecques, niais dédaigneux des latines ; orateur fin, parlant avec charme, mais qui fuyait le travail de la diction, et même celui de la pensée. Accusé de brigue ou de concussion, Memmius mourut en exil à Patras, bourg de l’Achaïe.
[3] C’était une loi portée au commencement du règne de Néron, et qui lui fut comptée comme un de ses actes les plus louables. Cette loi abrogeait celle des consuls, laquelle obligeait tous les questeurs nommés à donner un spectacle de gladiateurs. (Tacite, Annales, XIII, 5.)
[4] Caligula qualifiait les ouvrages de Sénèque de pures amplifications d’école et de sable sans chaux, commissiones et arenam sine calce. (Suét., Caligula, I.)
[5] Tacite, Annales, XV, 49. Suétone, Vie de Lucain.
[6] Tacite, Annales, livre XIV, chap. XLIX.
[7] Tacite, Annales, livre XV, chap. XLVIII ; voyez aussi Panég. à Pison.
[8] Tacite, Annales, livre XV, chap. LVII.
[9] Annales, livre XV, chap. LVII.