Publius Papinius Statius, qui met Rome en rumeur quand il doit faire quelque lecture, qui ajoute tous les ans un chant à la Thébaïde, et à qui de riches Romains louent une salle, des banquettes, des rafraîchissements, un orchestre, pour réciter ce nouveau-né de l’année ; — c’est l’improvisateur italien, c’est le Sgricci de la Rome impériale. Lui aussi aurait le droit de dire : Tout ce que j’essaie d’écrire est vers. Stace n’écrit qu’en vers à sa femme ; Stace ne parle qu’en vers à sa fille. Les Allemands pensent que certaines idées nous viennent avant les signes ; dans le cerveau de Stace, le rythme, le nombre, la cadence, viennent avant les idées ; le vers est inné en lui, comme toute autre faculté, comme le grand nerf sympathique, comme la poche de l’estomac. Voyez-vous Stace errant sous les galeries du palais d’Abascantius, l’œil à demi fermé, la marche irrégulière, le poing contracté, les lèvres marmottantes, une grande mèche de cheveux, qu’il ramène d’ordinaire sur le haut de sa tête, flottant au gré du vent qui souffle sous ces portiques, une sorte de front haut et intelligent, mais qui paraît creux, un manteau grec bien porté, car Stace met de la coquetterie à bien copier la Grèce ; eh bien ! pour peu que vous soyez lié avec lui, allez le toucher du doigt, il en sortira un hexamètre ou un pentamètre, comme il sort un son de la cloche qu’on a frappée. I. Stace le père et Stace le fils. L’improvisation se transmet de père en fils. Stace le père était aussi grand improvisateur. Il est mort chargé de couronnes remportées aux jeux pythiens, néméens et isthmiens, qui se célèbrent à Naples, la ville des Grecs, toute remplie des usages de la Grèce, toute retentissante de sa belle langue. De treize à dix-neuf ans, Stace le père a été couronné chaque année ; on a vu longtemps dans sa petite maison de Naples, au fond d’une vieille armoire de famille, des petits dieux lares en bois sculpté, une Vénus de marbre, et, au fond d’une boîte en cèdre, sa première barbe, chose que les Romains gardent avec un soin superstitieux, et que Néron faisait conserver dans une boite d’or enrichie de diamants ; en outre une demi-douzaine de couronnes fanées : c’est à peu près tout le patrimoine que Stace le père a laissé à son fils. Ces couronnes étaient tantôt de laurier, tantôt de pin : on récompensait à moins dans la vieille Rome celui qui avait pris une ville ou gagné une bataille. Stace le père était à Rome dans le temps qu’on s’égorgeait dans les rues et sur les places publiques, ceux-ci pour Vitellius, ceux-là pour Vespasien. Le Capitole fut dévoré par un incendie. Stace le père vit là un beau sujet de vers ; il trouva que c’était jouer de bonheur que d’arriver à Rome, avec une tête six fois couronnée, au milieu d’une boucherie civile et d’un incendie ; il avait raison. Il fit un poème sur cet incendie, en faveur de son prince, dit un commentateur, lequel prince était Domitien. Ce poème fut achevé comme les cendres du Capitole fumaient encore, ce qui fit dire au même commentateur que la rapidité de son génie égalait la rapidité des flammes ! Voyez donc comme la maxime du docteur Pangloss est vraie. Voilà Stace le, père enchanté que le Capitole brûlé lui ait donné un sujet de poème ; voilà son commentateur enchanté de la métaphore que lui a fournie cet incendie. Je suis sûr que Stace le père se rappelait avec orgueil la tuerie des Vitelliens et l’immense ruine du Capitole, parce que ce double événement lui avait inspiré des vers imitatifs. Tant il est vrai qu’il n’y a de grands malheurs dans ce monde que pour la postérité qui les voit de loin ; ceux qui sont tout auprès, poètes et autres, les rapetissent à la taille de leur muse ou de leurs intérêts. Pour en finir avec le père de Stace, avant que son poème l’eût fait connaître des grands, il donnait aux jeunes Romains des leçons de littérature grecque ; il leur apprenait la religion, chose qui s’apprenait alors comme la déclamation, et pour une fin tout aussi profane ; il tenait un petit séminaire de prêtres saliens, d’augures, de prêtres sibyllins : aux uns, il enseignait à manier en cadence les boucliers échancrés ; aux autres, à lire dans les cieux, et, j’imagine, à tirer du vol des oiseaux tous les présages dont César pouvait avoir besoin ; à ceux-ci, à expliquer les livres sibyllins. Il paraît même qu’il corrigeait ses écoliers avec le fouet et la férule, et que certains luperques ou prêtres de Pan lui en gardaient rancune. Au reste, comme la fonction de ces luperques, aux fêtes de leur dieu, consistait à courir la ville, en donnant de la férule sur les doigts des passants, c’était sans doute pour leur montrer à s’en servir avec le public que Stace le père s’en servait avec eux[1]. Son poème sur le Capitole le mit en vogue. Ce poème a péri. Il avait eu pourtant la vertu de consoler Jupiter de la perte de son temple : c’est du moins ce que Stace le fils en a dit[2]. Jupiter signifie-t-il ici Domitien ? On pourrait le croire, car Domitien est traité en cent endroits de dieu, de maître du monde, d’arbitre de l’univers ; et il était, à coup sûr, quelque chose de plus à Rome que Jupiter. Les riches Romains tirèrent Stace le père de l’ombre de ses écoles et de ses cours publics : au lieu d’avoir à fouetter des apprentis luperques, métier ingrat et maigrement payé, il vécut des dîners des grands et des pensions de l’empereur. Sitôt que Stace le fils eut atteint la prétexte, Stace le père le montra aux riches patrons qui l’hébergeaient ; là il lui faisait lire des vers, dont il avait ôté paternellement les fautes de quantité ; il réclamait l’indulgence de l’auditoire pour sa jeune muse ; il l’écoutait, l’œil humide, respirant à peine, et murmurant sur ses lèvres les derniers mots de chaque vers ; inquiet, lorsque les applaudissements se faisaient attendre ; rougissant d’émotion et de joie lorsque son fils était applaudi[3]. II. Le caractère et le talent de Stace. Ainsi fut élevé Stace. Dès sa première jeunesse, son père le mena flatter les grands, flatter l’empereur ; il fut applaudi par eux, admis à leur table, comme un Grec ou comme un affranchi. Il se fit leur poète, il mit à louage son ventre et son talent ; il fit l’agréable autour de ces grands vices et de ces débauches monstrueuses qui souillaient Rome ; il prodigua, devant des débauchés, l’esprit, les traits délicats ; le faux goût, car c’est la seule littérature que puissent supporter de telles époques ; il colporta, dans les maisons des grands, sa facilité et ses inspirations disponibles à celui qui avait perdu sa femme, il fit des vers pour cette femme ; à celui qui avait perdu son chien ou son perroquet[4], il fit des vers pour ce chien ou ce perroquet ; à celui qui venait de faire bâtir un palais, il fit la description et l’état de lieux de ce palais[5] ; à celui qui avait à son dîner un turbot pris à Ostie, il chanta l’excellence de ce turbot. Stace est le consolateur de tous les chagrins ; il a des pleurs pour ceux qui veulent pleurer, des rires pour ceux qui veulent rire ; il appartient à tout le monde. — Allez dire à Stace qu’il me faut vingt vers pour le jour de naissance de ma Lesbie. — Ma femme est morte, j’ai besoin que Rome croie que je la regrette ; priez Stace de m’arranger, avec la douleur d’Orphée pleurant Eurydice, une douleur convenable et qui nie fasse honneur. — J’ai fait construire de magnifiques bains, où je voudrais bien qu’il prit envie à César de venir laver son corps auguste, et de faire étriller ses membres divins, roidis par le rhumatisme. Dites à Stace que je compte sur lui pour me faire une description détaillée qui soit lue de César[6]. — Comment trouvez-vous mon platane, mon cher Stace ? lui dit Atédius Mélior, son ami. N’est-ce pas chose merveilleuse qu’un arbre dont le tronc prend naissance sur le bord de mon lac, s’élève de terre jusqu’à trois coudées, puis redescende par une courbure gracieuse dans le lac, où il semble une seconde fois prendre racine pour s’élancer dans les airs ? Beau sujet, mon poète ; il faut m’écrire sur mes tablettes des vers en l’honneur de mon platane. — Et Stace, le lendemain, invoque les naïades et les faunes, met en mouvement toutes les divinités champêtres, Diane et ses flèches rapides, Pan dont Stace le père fouettait les prêtres, et voici l’histoire qu’il fait : Un essaim de nymphes légères fuyait la poursuite du dieu Pan ; mais le dieu n’en voulait qu’à l’une d’elles, la belle Pholoé. Pholoé franchit les plaines et les montagnes, et arrive dans la villa de Mélior ; là, elle s’assied épuisée au bord du lac, et s’y endort. Pan découvre sa retraite, il va s’élancer sur elle, quand tout à coup Diane descend de l’Aventin, et lance à la naïade une flèche dont le bois seul frappe son épaule blanche ; elle s’éveille, s’élance dans le lac, et s’y cache au fond des roseaux. Pan, qui craint l’eau, se garde bien d’y suivre la naïade : mais, pour se consoler, il arrache un platane naissant, le porte au bord du lac, l’y plante dans une terre féconde, et lui recommande amoureusement d’ombrager l’asile où se cache la nymphe inhumaine. Et tout cela aussi coquet, aussi froid, aussi prétentieux que des vers de Dorat[7]. Stace est flatteur ; quelquefois il l’est gauchement, ce qui lui fait encore honneur ; quelquefois il y met une délicatesse fâcheuse : Ne vous indignez pas contre lui, pourtant. Quintilien ne vante-t-il pas la sainteté de Domitien, son éloquence, son talent poétique, la protection divine qu’il accorde aux études ? Martial ne se met-il pas à ses pieds, et ne baise-t-il pas la poussière que foule César ? Juvénal n’a-t-il pas flatté ? Tacite n’a-t-il pas flatté ? Il a fait pis ; il a accepté des places de César, et ne s’y est pas rendu suspect. N’accusez donc pas le pauvre porte : il sortait du peuple, et le peuple est l’ami de César. L’empire, c’est la fin du sénat, des nobles, des chevaliers, gens de naissance ou de fortune, qui écrasaient le peuple ; c’est la confiscation de cent tyrannies particulières au profit d’une seule, qui n’a point d’intérêt à opprimer le peuple, et qui l’a pour principal allié contre les complots des castes privilégiées écrasées par Tibère. L’empire, c’est la forme la plus populaire de la société romaine : tout ce qui est peuple a salué sa venue avec des cris de joie ; le peuple a fait à César les honneurs du cirque ; le peuple est le second maître de Rome après César ; le peuple et César se traitent d’égal à égal, se flattent réciproquement, chacun en sa langue. César peut faire descendre dans l’arène un fils de sénateur, un nom de la vieille Rome, mais il n’y peut pas faire descendre le peuple ; c’est le peuple qui demande grâce pour ce gladiateur, qui est du sang de Paul Émile, et qui, pour flatter César, mêle ce sang de Paul Émile à celui d’un esclave germain. Le peuple ne va plus aux comices, où on lui achetait à bas prix son suffrage[8], mais il a de grands festins, des jeux, des gladiateurs, toutes choses qu’il estime moins et qu’il aime mieux que la liberté ; la liberté, c’est ce que lui promettent les factions quand elles n’ont autre chose à lui donner. Le peuple n’a d’ailleurs pas peur ; que la fortune change, que César lui vienne des bords de l’Euphrate ou des bords du Rhin, que le soleil impérial se lève dans les belles contrées de l’Orient ou dans les sauvages forêts de la Germanie, le peuple a tout à espérer et rien à craindre. C’est toujours l’aristocratie qui paiera les frais de ces changements ; ceux qui se seront engraissés des confiscations en engraisseront d’autres ; ceux qui auront flatté trop tôt ou trop tard seront jetés dans le Tibre ; le peuple ira au-devant de César, soit qu’il entre par la voie Appienne, soit qu’il entre par la voie Sacrée, et tout sera dit. Les grands que Stace cultive sont des fils de fortune : ce sont des noms d’hier, sortis du peuple, affranchis ou fils d’affranchis, dont les titres sont des emplois de cour, et dont la noblesse date du jour où César a eu besoin de leurs complaisances. Cela n’empêche pas que Stace ne leur fabrique des généalogies et qu’il ne fasse des demi-dieux de ces parvenus de la veille, qui accompagnent César à la guerre, qui lui tendent le genou quand il monte à cheval, qui bandent son arc, et lui présentent ces flèches dont les Germains, si j’en crois Martial, sont heureux d’être percés[9]. Cette aristocratie qui fourmille autour de César, qui est de planton à toutes les portes de son palais, et qui lui offre de magnifiques repas, qui le pourvoit de courtisanes et de matrones, cette aristocratie parvenue veut être aussi vieille que les vins de ses celliers, et dater des consuls de la Rome républicaine, apparemment pour donner plus de prix à sa servilité. Ces orgueilleux enfants du savoir-faire, de l’adresse, d’un compagnonnage de débauches avec l’empereur, cachent soigneusement leurs pères, qu’on pourrait connaître, et ne se vantent que de leurs aïeux qu’on ne connaît pas ; et Stace parle complaisamment de ces aïeux ; et il ne s’étonne pas de la valeur de Crispinus, des talents qu’il déploie à seize ans, ni de l’épée que lui a donnée César, car Crispinus est de bonne famille[10] ! Stace a fait comme le peuple ; il s’est mis au service de César et de ses favoris, il s’est fait courtisan. Mais le peuple est un courtisan qui a cent mille voix, qui flatte d’une telle façon, qu’on ne sait pas bien s’il flatte ou s’il gronde, et qui sera maître de l’empire tant qu’on n’aura pas trouvé la grande faux qui peut faucher le peuple romain comme une seule tête. Le poète, au contraire, doit flatter César toujours et à toute heure ; il faut qu’il s’enivre de servitude, comme Martial, qu’il baise les pas de l’empereur, sauf à l’insulter mort ; ou bien il faut qu’il s’ouvre les veines, comme Lucain. Prenez garde, Stace ; vous fêtez le jour de naissance de Lucain : les traditions de Néron, reniées publiquement, sont encore en honneur au palais, surtout quand Domitien est de bonne humeur. Fier, il a tant caressé Clémens, il l’a tant promené dans sa litière, que Clémens en est mort ce matin par la main du bourreau. Rusticus a péri pour avoir loué Thraséas ; Coccéianus, pour avoir célébré le jour de naissance d’Othon ; Lamia, pour d’anciennes railleries ; Lucullus, pour avoir appelé de son nom des lances d’une nouvelle forme ; Helvidius, pour une allusion au divorce de César ; Sabinus, pour avoir été proclamé empereur au lieu de proconsul, par un héraut maladroit qui n’avait pas la mémoire des titres. Et puis cela ne vous sied guère de la même voix qui chante les perroquets, les bains, les platanes, les cheveux des eunuques[11], de parler de ce rare jeune homme qui aimait assez courageusement son art pour oser ne pas s’y croire inférieur à Néron. Aussi bien j’ai reconnu le poète de, cour dans l’hommage froid que vous adressez à cette muse si fière, qui n’a pas plus pardonné à Néron d’avoir osé lui disputer le prix dans la lutte quinquennale que Néron ne lui a pardonné d’avoir été vaincu. C’est Calliope qui accourt aux premiers vagissements de Lucain, qui le reçoit dans ses bras caressants, qui oublie la perte d’Orphée, qui présage longuement à son nouveau nourrisson ses hautes destinées poétiques, ses succès auprès des sénateurs et des chevaliers, son mariage avec une jeune fille belle et riche, telle que Vénus et Junon pourraient la lui choisir, et, occasionnellement et comme par distraction, sa rivalité avec César et sa mort. Ô béatitude du poète, béatitude héréditaire dans la famille de Stace ! Stace le père ne voit dans le bouleversement politique qui fait tomber Vitellius du trône dans des latrines, que le, sujet d’un petit poème sur l’incendie du Capitole ; et voilà qu’à son tour, dans la singulière existence de ce Lucain, si fier et si humble, qui conspire contre Néron pour une rivalité de collège, et qui se fait délateur pour racheter sa tête, qui tient plus à ses vers qu’à sa vie, et à sa vie qu’à son honneur, Stace le fils ne voit que l’occasion d’une froide allégorie, où la Calliope tant rebattue des Grecs et des Latins, vient se consoler au berceau de Lucain de la perte d’Orphée, apparemment parce qu’elle n’en a pas été dédommagée par Homère et Virgile[12] ! Cette froide mythologie étouffe toutes les inspirations de Stace. Certes il était né avec quelque génie ; il aimait les champs, les oliviers, les fontaines, l’azur du ciel et de la mer, premières et dernières amours des natures poétiques. Mais les usages de la Grèce, les dieux de la Grèce, le bavardage facile et sans profondeur de ses philosophes, les imitations de ses jeux nationaux, de ses rites, de ses cérémonies, les belles lignes de son architecture, ont saisi ce jeune homme dès sa naissance, et l’ont enivré de mots sonores, de formes gracieuses, d’une certaine harmonie tout extérieure, à laquelle son imagination s’est arrêtée. Cependant sa tête s’est mûrie, s’est cheveux ont grisonné, mais son talent n’a pas fait un pas. Il n’est pas entré dans le temple grec, il est resté sur le seuil ; il n’a été poète que par les sens ; il a répété des sons, comme l’écho, avec une monotone fidélité ; il a réfléchi des images, comme le miroir, en les affaiblissant. La Grèce glorieuse, la Grèce d’Homère et de Sophocle, s’était vengée une première fois de ses défaites et des libertés dérisoires octroyées par Flamininus, en imposant à Rome victorieuse l’imitation de ses lettres et de ses arts. Depuis le siècle d’Auguste, la Grèce intrigante, faisant de tous les métiers, se glissant sous tous les costumes dans les maisons de ses vainqueurs, dans les palais des Césars ; la Grèce assise à tous les foyers, convive de toutes les fêtes, complice de toutes les débauches, esclave qui enivre ses maîtres, et qui chante pendant leurs orgies ; la Grèce s’attachant, comme l’ivraie, aux derniers restes de la race romaine, éteignant dans le plaisir les fils de famille, usant leurs sens, faussant leur esprit, la Grèce venait de laisser à Rome, pour dernières représailles de sa nationalité éteinte, le lieu commun. Le lieu commun infestait alors toutes les intelligences ; il retentissait au barreau, dans le sénat, aux écoles des rhéteurs ; il était dans les mœurs, il menait aux emplois, aux riches mariages, aux faveurs impériales. Stace trouva le lieu commun à Naples, à Rome ; il n’eut pas assez de génie pour le fuir, il s’y précipita. Une muse plus vigoureuse et plus solitaire n’y put pas échapper plus que lui ; Juvénal enchaîna son beau génie au lieu commun. Suivez cette décadence de la littérature romaine depuis Auguste. Au premier âge, elle emprunte à la Grèce le fond des idées ; au second âge, elle ne lui emprunte plus qu’une sorte de personnel mythologique sans couleur et sans vie. Virgile va chercher les hommes dans Homère ; Stace va chercher les dieux dans Hésiode. L’imitation de Virgile est de l’amour ; l’imitation de Stace est une mode. L’un reprend l’humanité au point où l’ont laissée les poèmes homériques, et ajoute au trésor de cette philosophie tout ce que son cœur a senti et tout ce que l’observation lui a révélé. L’autre renchérit sur le merveilleux de ces poèmes, et s’inquiète plus d’être érudit que d’être philosophe. Stace mêle des dieux à tout ; il n’y a pas d’action si insignifiante, pas de personnage si petit, qui ne puisse faire sortir un dieu de l’Olympe, et deux au besoin. Pour le platane d’Atédius Mélior, il a fait venir Pan, les Naïades, Diane, toutes les divinités des champs et des bois. Pour fêter Lucain, Calliope arrive tout éplorée. Voici maintenant Gallicus, préfet de Rome, grand ami de Domitien, qui est pris de léthargie. Vite, Stace fait descendre Apollon du sommet des Alpes, où il a un temple ; il le transporte à Épidaure, chez Esculape, son fils. Apollon implore les secours du divin médecin pour ce Gallicus, qui n’est pas poète et n’a rien à prétendre d’Apollon. Les deux dieux arrivent à Rome, la robe relevée à la manière de Pœon, et Gallicus sort de son sommeil, au risque d’y retomber, s’il lit les félicitations mythologiques de son ami Stace[13]. Pourtant, Stace est allé quelquefois au-delà du lieu commun. Il lui est arrivé de percer ce monde extérieur de formes, d’harmonie vague, de mythologie puérile, le seul et stérile champ d’exploitation de la décadence grecque, et d’entrevoir les beautés profondes d’Homère et de Sophocle. Dans cette épopée et cette moitié d’épopée[14], qu’il nous a laissées, il y a des caractères tracés, sinon complètement, du moins par parties, avec force et simplicité. Par malheur, Stace ne reste pas jusqu’au bout fidèle à la tradition homérique ; et tel de ses héros qui commence en homme de la famille d’Achille, finit par des actes de furieux et d’insensé. Quelques descriptions de batailles sont remuantes, et. sans faux luxe de morts extraordinaires et de blessures ridicules ; et parmi ses comparaisons, quelques-unes sont marquées de cette justesse, de cette exactitude, de cet intérêt dramatique, qui donnent tant de charmes aux comparaisons d’Homère et de Dante, ces deux génies frères, dans l’art des comparaisons surtout. J’en prendrai au hasard deux ou trois exemples. L’impétueux Hippomédon veut faire passer l’Asope à ses soldats. Le fleuve, grossi par les pluies, s’est répandu dans la plaine. Les soldats hésitent Hippomédon pousse son cheval en avant, et s’élance le premier dans les flots. Entraînés par son exemple, ses compagnons le suivent. Tous se précipitent dans le fleuve, honteux de ne s’y jeter qu’à la suite d’Hippomédon. Ainsi, lorsqu’un pâtre conduit son troupeau sur les rives d’un fleuve inconnu, le troupeau s’arrête tristement, tant, le rivage opposé lui paraît loin, et tant la crainte lui exagère la largeur du fleuve. Mais qu’un taureau s’avance le premier et lui trace un passage, l’onde aussitôt lui semble moins rapide, le trajet plus facile, et il voit les rives se rapprocher. Præcipitant
cuncti fluvio, puduitque secutos. Ac
velut ignotum si quando arm enta per amnem Pastor
agit, stat triste pecus, procul altera tellus Omnibus,
et late medius timor : ast ubi ductor Taurus init,
fecitque vadum, tunc mollior unda, Tunc faciles saltus, visæque accedere ripæ. (Thébaïde, livre VII, v. 435.) Parmi les guerriers qui accompagnent Polynice, on distingue le foudroyant Tydée, marchant à la tête des bataillons qu’il a amenés de son pays. La trompette a sonné ; il est plein de joie et d’ardeur ; il ne se ressent plus de sa blessure. Tel le serpent, à l’écaille glissante, quand le soleil du printemps a ramené les tièdes zéphyrs, délivré de sa vieille peau, pur de toutes rides, s’élance de terre et déroule, en menaçant, ses verts replis sur les herbes nouvelles. Malheur au laboureur qui viendrait alors à le heurter, et sur qui s’épuiserait son premier venin ! . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . Ceu lubricus alta Anguis
humo, verni blanda ad spiramina solis Erigitur,
liber senio, et squalentibusannis Excitus,
lætisque minax interviret herbis. Ah !
miser agrestum si quis per gramen hianti Obvius, et primo siccaverit ora veneno ! (Thébaïde, livre IV, v. 95.) Le jeune guerrier d’Arcadie, Parthénopée, se jette au milieu des combattants. Son are est tendu ; il n’obéit qu’à son bouillant courage ; il oublie sa patrie, sa mère ; il s’oublie lui-même. Tel un lionceau de Gétulie auquel sa mère a longtemps apporté sa sanglante pâture, aussitôt qu’il sent croître sa crinière, et que son œil farouche a aperçu ses griffes naissantes, dédaigne une proie qu’il n’a pas saisie, s’échappe, et se répand avec joie dans les plaines immenses ; il ne retournera plus à l’antre qui l’a vu naître. Ut leo,
cui parvo mater Gætula cruentos Suggerit
ipsa cibos, quum primum crescere sensit Colla
jubis, torvusque novos respexit ad ungues, Indignatur
ali, tandemque effusus apertos Liber amat campos, et nescit in antra reverti. (Thébaïde, livre IX, v. 738.) Je pourrais citer d’autres comparaisons qui portent sur des idées plus gracieuses ; mais c’est assez de ces exemples. Assurément, ce n’est plus là la poésie d’Isomère, et le bel esprit s’y montre par plus d’un trait[15] : mais il y a de la raison sous cet éclat ; il y a aussi un vif sentiment de la réalité ; on ne peut se tirer avec plus d’esprit de la mauvaise situation où le siècle d’Auguste avais mis les écrivains postérieurs, en ne leur laissant rien de nouveau à dire, et en les plaçant entre le triste rôle d’imitateurs et celui non moins triste de créateurs de choses parfaitement inutiles. III. Les lectures publiques. Ce qui a le plus contribué à gâter le talent de Stace, ce sont les lectures« publiques. Il faut voir ce qu’étaient ces lectures, d’abord confidentielles, puis publiques, qui commencèrent par être une mode et finirent par devenir une institution. Il est probable que les poètes eurent, de tout temps, un ou plusieurs amis de choix, auxquels ils communiquaient leurs vers avant d’affronter l’épreuve de la publicité. Je dis amis de choix, non que je pense qu’ils choisissent les plus sévères et les plus francs, mais bien plutôt parce qu’ils s’adressaient aux plus complaisants. Toutefois on peut croire qu’il y eut, par exception, des poètes ou assez modestes ou assez forts pour consulter le goût de quelques amis judicieux, et pour ne pas craindre ni éluder leur avis. Horace était du nombre de ceux-là. Il recommandait aux poètes de consulter Quintilius Varus[16], parce qu’il l’avait consulté lui-même, et s’en était bien trouvé. Il vantait encore beaucoup le sens et la sagacité d’un certain Spurius Metius Tarpa[17], dont l’oreille était très sensible au défaut d’harmonie, et la franchise apparemment égale à sa délicatesse de critique. Lui-même s’offrait à l’aîné des Pisons pour juge de ses essais poétiques[18], et lui promettait de faire entendre, toutes les fois qu’il en serait besoin, la phrase favorite de Quintilius Varus : Corrigez ceci et cela. . . . . . . . . . . Corrige, sodes, Hoc, aiebat, et hoc ........... L’art, surveillé par de tels critiques, maintenu dans les voies de la raison et du goût par ce commerce sévère entre le poète et son censeur, pouvait inspirer de beaux vers, même à des poètes grands seigneurs comme .étaient les Pisons. Mais l’amour-propre de cette espèce irritable n’y trouvait pas son compte. Du temps même d’Horace, on professait cette maxime commode que la critique n’est bonne qu’à couper les ailes au génie. En portant le nombre des auditeurs d’un à vingt, puis de vingt à cent ou plus, selon l’étendue du local, on espéra étouffer les délicatesses particulières dans le tumulte d’un suffrage confus. On organisa, en conséquence, l’épreuve dérisoire des lectures publiques. Asinius Pollion eut le premier cette idée ; il convient de lui en laisser toute -la responsabilité. Homme d’esprit, d’ailleurs, et de goût, d’une vie politique honorable, ancien pompéien et républicain de la vieille Rome, résigné mais non soumis à Auguste, il s’étourdissait sur’ la perte des libertés et de la gloire de son pays, en ouvrant des écoles de déclamation, et, ce qui valait mieux, en établissant le premier, à Rome, une bibliothèque publique. Je ne recherche pas si ce fut pour faire entendre ses tragédies qu’il imagina d’avoir chez lui, à grands frais de meubles et de rafraîchissements, un auditoire disposé à payer par des applaudissements cette hospitalité délicate. N’ayant sur ce point aucune donnée, je ne veux point calomnier Asinius Pollion, quelque mal qu’aient fait les lectures publiques. Il y a bien plus lieu de croire que ce fut par amour pour les lettres qu’il ouvrit à la fois une école de déclamation, une bibliothèque, et une salle d’auditoire pour les lectures. Mais la postérité ne lui doit de reconnaissance que pour sa bibliothèque ; et lui-même put voir de son vivant le mal que devaient faire aux lettres latines les lectures de vers, et ces admirateurs ambulants qui venaient faire sur les banquettes du poète la digestion de son dîner. Les hommes de goût et de sens ne sont pas gens à se porter en troupe à des lectures publiques qui ont lieu deux ou trois fois la semaine ; à plus forte raison les hommes occupés, lesquels ont mieux à faire. Les oisifs et les parasites assistaient presque seuls à ces fêtes, avec les dispositions bienveillantes que donnaient aux uns l’ennui d’avoir un avis, aux autres, la reconnaissance d’un dîner reçu. Pour les premiers, ce fut un moyen d’honorer leur oisiveté ; pour les autres, de payer une dette. Du reste, ce n’était pas la seule espèce de débiteurs qui se libérât par ce moyen. Tout le monde se mêlant de poésie, riches et pauvres, consuls et affranchis, magistrats et peuple, il n’était pas rare que le même homme fût le créancier opulent d’une centaine de débiteurs, et en même temps un poète fort suivi et fort écouté. Les débiteurs étaient les auditeurs nés des lectures publiques. Ils parvenaient à force d’applaudissements, soit à se faire remettre leur dette, soit à gagner des renouvellements. Il fallait écouter le cou tendu, écouter sans fin, car les lectures duraient quelquefois trois jours. Quand le poète reprenait haleine, c’était une explosion d’applaudissements ; chacun en donnait pour son argent. Les hommes de goût que le poète était parvenu à traîner malgré eux à sa lecture, protestaient tout bas contre ce guet-apens. Placés sur les bancs les plus rapprochés du lecteur, ils s’enveloppaient de résignation et de silence ; ils regardaient le poète, qui évitait leurs yeux, tourné vers le gros de l’auditoire, comme s’il eût commandé lui-même la manœuvre triomphale dont il était l’objet. Auguste avait encouragé ces lectures. Lui-même y assistait, tantôt comme lecteur, tantôt comme auditeur. Devenu vieux, il s’y faisait remplacer par Tibère, lequel y prit sans doute ce dédain pour les lettres et les gens de lettres qui fit de son règne un règne si peu littéraire. Aussi, sous Auguste, le goût des lectures publiques était-il devenu une mode, une fureur. Tout ce qui pouvait être un lieu de réunion, servait au besoin à une lecture. Les places publiques, les salles de bain, retentissaient de la déclamation des lecteurs et des applaudissements des auditeurs[19]. Un poète venait-il à passer sur la place, son manuscrit dans sa poche, et se sentant pris pour ce manuscrit d’un de ces accès d’admiration que produit le contact du poète et de son parchemin chéri ? il montait sur les degrés d’un temple, et là, ramassant autour de lui tous les oisifs de la place, il déployait gravement son écrit, et faisait une lecture applaudie presque autant que les bouffonneries d’un baladin grec. Horace en gémissait, et, avec lui, tous ceux qui prenaient sérieusement intérêt à l’art. Borate sentait bien que les lectures publiques venaient d’enlever l’art à la solitude, à la méditation, et le mettaient à la merci des flatteurs, des badauds et des gens sans goût. Au reste, il n’aimait guère plus la lecture entre amis, en petite réunion, que la lecture en place publique. S’il se résignait à lire, même devant quelques hommes de goût capables de le comprendre, assez francs pour le corriger, c’était à regret[20]. Poète sévère et recueilli, il s’en fiait plus à sa propre révision qu’à celle toujours indulgente de ses amis ; il craignait même leur franchise, comme pouvant donner peut-être trop de prix à leur suffrage. Venu plus tard, dans le feu des lectures publiques, Ovide pensait tout autrement qu’Horace. Autant l’un fuyait cette publicité décevante, autant l’autre la recherchait. Ovide, exilé chez les Gètes, se plaint de n’avoir personne à qui lire ses vers, ou, s’il les lit, de n’avoir pas qui le comprenne[21]. Privé d’auditoire, il se sent refroidir et languir ; il n’est plus soutenu par ces applaudissements, immense aiguillon de la gloire, dit-il. C’est que du temps d’Ovide on n’entend déjà plus la gloire comme du temps d’Horace. Celle d’Ovide, c’est la vogue, qui a pris tous les airs de la gloire, et qui, pour comble d’illusion, fait bien plus de bruit et parle par bien plus de voix. Horace a besoin de solitude, Ovide de publicité, de clameurs, de battements de main. Un abîme sépare déjà ces deux contemporains. Ovide justifie bien le titre que je lui ai donné ailleurs[22] de premier poète de la décadence, lui qui en admire si naïvement une des causes les plus actives. Toutefois, sous Auguste, les lectures publiques ne sont encore qu’un usage. Après Tibère, qui ne lit ni ne veut qu’on lise, elles deviendront une institution, une loi de l’État. Désormais, il sera de bonne politique que l’empereur y assiste. Les lectures publiques tiendront lieu des corps littéraires, autre institution d’un autre temps, mais dont le protecteur-né est toujours le prince. Il n’y aura pas jusqu’à Claude, ce pauvre et somnolent empereur, auquel il reste si peu de temps après les querelles de ses affranchis et de ses femmes, et la grave affaire de son dîner, qui ne mette parmi ses obligations impériales le devoir d’encourager par sa présence les lecteurs, et de venir bâiller à leurs lectures[23]. Après Claude viendra Néron, le poète gâté, lequel lira et entendra lire. Il abaissera la majesté de César jusqu’à rendre les applaudissements qu’on lui aura prêtés. Néron sera l’empereur homme de lettres, mais homme de lettres de bonne foi, qui travaillera pour avoir des applaudissements, jusqu’à ce qu’il lui prenne envie d’en avoir sans travailler. Auguste lisait devant un petit cercle d’admirateurs ; Néron lira dans son palais et en plein théâtre[24], devant le peuple assemblé, et ces lectures seront si universellement goûtées, qu’on en remerciera les dieux par des prières publiques, et que ses vers écrits en lettres d’or seront dédiés à Jupiter Capitolin. Après lui, les révolutions militaires qui mettront la légitimité impériale dans le bagage des armées, ne laissant pas le loisir de lire, on ne fera ni poésies ni lectures sous Galba, Othon et Vitellius ; mais on lira de plus belle sous Domitien, lequel fit lui-même des lectures de vers qui n’étaient pas de lui, pour feindre le goût de la poésie, et se conformer à cette convenance politique, une des charges de l’empire, depuis Néron[25]. Le règne de celui-ci peut être considéré comme l’âge d’or des lectures publiques. Toute l’activité intellectuelle de l’époque s’est portée là. Il y avait du temps de Stace un corps de préceptes, et comme un enseignement officiel sur les lectures publiques. Tout y était réglé, la tenue du lecteur, l’attitude de l’auditoire. On recommandait à l’un beaucoup de modestie, à l’autre beaucoup d’indulgence. On ne disait plus, comme au temps d’Horace, qu’il ne faut pas craindre de reprendre, dans l’ouvrage d’un ami, des fautes légères, sous prétexte de ne pas le blesser pour des bagatelles[26] ; mais on disait tout au contraire : N’allez pas offenser un homme ni vous en faire un ennemi, pour des scrupules littéraires, quand vous êtes venu lui prêter amicalement vos oreilles. Que vous ayez plus de mérite, que vous en ayez moins, que vous en ayez autant, louez toujours, louez invariablement, ou votre inférieur, ou votre maître, ou votre égal[27]. Voilà pour l’auditoire. Quant au lecteur, on lui prescrivait, à son entrée dans la salle, un peu d’embarras, une légère rougeur, pour prévenir l’auditoire en sa faveur, de timides regards levés vers le ciel pour montrer d’où l’inspiration lui était venue, un petit charlatanisme aimable de modestie plutôt que d’orgueil, et pourtant de la confiance moins en soi qu’en ses auditeurs. Après ces premières caresses au public, le lecteur s’asseyait ; puis, dans un court préambule improvisé, il disait quelques mots de son dessein, se recommandait lui et son œuvre à la bienveillance de l’assemblée, ou bien il cherchait à la bien disposer par des motifs tirés d’autres circonstances. Par exemple, si le hasard voulait que, le jour même où il devait faire sa lecture, on fût venu le prier à l’improviste de plaider une cause, le matin, il pouvait supplier l’auditoire de penser qu’il serait désolé qu’on attribuât à de l’indifférence pour cette séance littéraire le mélange un peu profane qu’il venait de faire, dans le même jour, de la poésie et des affaires ; mais qu’il était dans ses principes de préférer ses affaires à ses plaisirs, et ses amis à lui-même[28]. Et l’auditoire applaudissait : car, quel préambule plus subtil pourrait-on trouver pour recommander des poésies de décadence ? Ces excuses faites d’un ton doux et humble, le lecteur développait son manuscrit[29], et lisait tantôt l’ouvrage tout entier, tantôt des morceaux choisis, selon le degré de patience et les bonnes dispositions qu’il supposait à l’auditoire. Le poète riche réunissait ses amis dans sa salle à manger ; il les faisait asseoir sur des chaises placées devant les lits, afin, apparemment, qu’ils pussent au besoin quitter la chaise pour le lit. Avec cette précaution délicate, on gardait longtemps son auditoire ; et le poète qui prenait soin que ses juges fussent bien assis, pouvait ne leur faire grâce de rien : il ne lisait pas de fragments, mais des ouvrages entiers. D’autres lisaient dans une vaste salle, ou louée ou à eux ; les auditeurs étaient assis sur des banquettes ; mais, par compensation, la sortie étant plus libre, beaucoup levaient la séance quand ils étaient las de la dureté des sièges. Il y avait des règles de prononciation, de geste, d’accent, que le lecteur devait observer pour plaire. Généralement, on se trouvait mieux d’une voix molle, caressante, que de grands éclats ; d’un geste tempéré, rare, que de grands bras. On réservait pour les traits une accentuation plus vive et plus pénétrante. La prononciation était d’un si grand poids dans le succès final, que le poète de peu d’haleine, ou d’un accent ingrat, faisait lire ses vers par un affranchi dressé à ce métier[30]. Pendant ce temps-là, placé tout près de la chaire, l’œil fixé sur son remplaçant, il réglait son débit de la main, des yeux, et, au besoin, lui murmurait tout bas le ton, comme fait le souffleur pour les chanteurs. Celui qui savait prononcer avait d’autres précautions à prendre. Il fallait, non seulement qu’il eût l’oreille attentive à tout ce qui se disait dans l’auditoire, mais encore qu’il promenât tout autour de lui d’obliques regards, et qu’il devinât par les physionomies, les clins d’yeux, les gestes, les murmures, le silence, quel était le sentiment de chacun[31], et ce qui était suffrage sincère ou pure politesse : épreuve délicate où les poètes se vantaient de ne pas se tromper, parce qu’en effet elle leur était toujours favorable. C’est tout simple : les auditeurs pouvant être le lendemain lecteurs, chacun faisait pour les autres ce qu’il voulait qu’on fît pour lui. Il était aussi de bonne grâce que le lecteur ; après les morceaux un peu longs, se fit prier de continuer, en déclarant qu’il voulait cesser. Je finirai, disait-il, mes amis, si vous le permettez. — Non, non, lisez, lisez, criait tout l’auditoire, ceux surtout qui désiraient le plus qu’il se tût[32]. — C’est trop exiger de votre amitié, disait-il encore, en déployant timidement un reste formidable de manuscrit. — Continuez, continuez, répétait-on de plus belle, nous vous donnerons demain et après-demain, s’il le faut[33]. Tout cela était formulé d’avance ; tout cela faisait partie du code de l’institution. On comptait en outre diverses manières d’applaudir : chacun prenait celle qui allait le mieux à son caractère ou à son zèle. L’un criait : Bien, très bien, admirablement bien ! termes laudatifs sous lesquels on a enterré dans tous les temps bien des réputations de poètes. L’autre battait des mains à s’y faire des durillons. Un troisième s’élançait de son siège et frappait du pied la terre, un quatrième agitait sa toge, et donnait des signes visibles de transport. C’étaient là les quatre sortes d’admiration les plus usitées. L’histoire n’a pas pris note des inventions particulières que pouvaient suggérer à des personnes plus dévouées, ou d’un tempérament plus vif, soit le désir d’être aperçues du poète riche, soit le besoin d’obtenir du retour le lendemain, quand elles auraient changé de rôle. Je ne me permettrai pas de les conjecturer, quoique j’aie pu voir de mon temps toutes les variétés du genre. Au temps de Stace, les lectures publiques ont atteint leur plus haut degré de prospérité. On disait alors de l’année qui venait de s’écouler. Cette année a été prodigieusement fertile en poètes[34], comme on aurait pu dire en blés ou en melons. Dans tout le mois d’avril, il n’y a guère eu de jours sans une lecture[35], disait-on encore, comme on aurait pu dire : Il n’y a pas eu un seul jour sans pluie. Regulus l’avocat a lu des compositions familières ; Sentius Augurinus, des poésies légères ; Calpurnius Pison, un poème ; Passienus Paulus, des élégies ; un ami de Stace, des vers charmants ; un ami de cet ami, un ouvrage accompli ; Virginius Romands, une comédie ; Titinius Capiton, des morts d’hommes illustres ; d’autres, d’autres ouvrages. J’ai cité les auteurs à la mode : d’auteurs qui lisent, il y en a en effet plus que de jours dans le mois. Au milieu de tous ces poètes, Stace fait école ; il a tout autour de lui des imitateurs qui applaudissent ses paroles, qui applaudissent son silence. Ce sont de très petites intelligences qui tournent autour de l’homme à la mode, comme des satellites autour d’une planète. Stace ne se transporte nulle part sans ce cortége d’amis ; il les dirige, il les tempère du geste et de la voix ; il va même jusqu’à rougir encore de leurs flatteries, habitude que perdent vite les poètes gâtés. Crispinus, que j’ai nommé tout à l’heure, est le plus ardent de ses amis ; il y a, dans son admiration, plus que de l’intolérance. Crispinus ne souffre pas les amis tièdes, et il est prêt à chercher querelle aux indifférents. Crispinus fait placer les gens aux lectures de Stace ; il indique d’avance ce qui sera beau. Quand son voisin s’extasie à quelque chute harmonieuse : Vous n’y êtes pas encore, lui dit-il, attendez. Jusqu’à ce qu’on soit arrivé au passage qui emporte tout, Crispinus s’enfle, il retient son haleine, il s’emplit d’air, il va étouffer. Heureusement Stace est à la fin de son improvisation ; alors Crispinus éclate, saute au cou de son maître, baise ses cheveux, chiffonne sa robe si bien arrangée à la grecque ; il parcourt l’assemblée, il y échauffe les applaudissements. N’allez pas au moins le contredire dans un tel moment ; il ferait bientôt siffler à vos oreilles l’épée que vient de lui donner César. Stace compose pour son auditoire : ce n’est pourtant pas faute de penser à la postérité ;- car il n’y a pas jusqu’à sa pièce sur le platane d’Atédius Mélior à laquelle il ne promette modestement des siècles de durée. Malgré ce désir d’immortalité, Stace écrit pour le présent, pour l’après-midi, comme on écrit dans d’autres siècles pour la soirée. Ce trait-ci est pour le ministre de l’intérieur de César, Abascantius ; ce trait-là est pour l’affranchi du prince, Glabrion. Voici une petite coquetterie pour Priscilla, femme du ministre de l’intérieur ; voilà qui ira droit au cœur de Gallicus, le préfet de Rome, si tant est que Gallicus ait un cœur. Les imitateurs de Stace ont aussi leur part dans ces galanteries ; c’est à eux qu’il jette les expressions bizarres, les métaphores ambitieuses, choses qu’ils prisent d’autant plus qu’ils n’imitent guère de leur maître que ses défauts. Au reste, si vous êtes curieux d’entendre Stace cet après-midi, allez chez Abascantius, quartier de Subura, dans cette maison à larges portiques dont les clients ont usé le marbre avec leurs pieds. Vous verrez à l’entrée un portier épluchant des pois dans un plat d’argent ; aux deux côtés de la porte, aux chiens d’attache en peinture, qui ne font pas peur aux voleurs, mais aux enfants ; au-dessus, dans .une cage dorée, suspendue à hauteur d’homme, une pie qui salue les passants, soir et matin, de ces mots : César le Germanique, trois fois clément et divin ! Pauvre pie ! sa reconnaissance pour les bienfaits de César ne finira qu’avec sa vie. Si quelque affranchi poignarde le Germanique, on étranglera l’oiseau pour lui apprendre à se taire ; le maître changera tout simplement de langage, ce que les hommes font plus vite que les pies. Il n’y aura même qu’à ôter le Germanique, le reste étant de circonstance en tout temps. IV. La fête des Saturnales. Voici à quelle occasion Stace doit se faire entendre. Domitien célèbre aujourd’hui ses Saturnales ; il a voulu avoir tous les plaisirs en un jour : c’est pourquoi il a fait dire à Abascantius qu’il lui serait agréable d’être récréé par une lecture de Stace, à la condition expresse que Stace ne le flatterait point. Il veut des vérités et des vers de saturnales ; la coutume était, dans ces fêtes-là, que les esclaves fissent la leçon aux maîtres. Mais n’ayez pas peur, Stace ne sera pas trop hardi ; il sait bien que les esclaves se mettent à table avec leurs maîtres aux saturnales, et qu’ils ont le privilège de tout dire ; mais il fiait aussi qu’on leur fait payer le lendemain l’intempérance de leur langue. Stace trouvera donc moyen de désobéir à l’empereur, et de faire en même temps ce qui lui plaît. Le pauvre esclave auquel on a permis de se croire maître un moment s’oublie, parce qu’on l’a gorgé !de viandes et de vin : Stace ne fera sa lecture qu’à jeun ; c’est d’ailleurs un flatteur habile, métier, qu’on apprend vite quand il y vade la tête, ou seulement des quatre veines ! Domitien s’est, dit-on, livré à d’étranges excès ce matin. Il a l’habitude de faire son premier repas avec une pomme ou une poire et un verre de liqueur[36]. C’est même par respect pour cette habitude auguste que son ministre Abascantius ne mange à déjeuner qu’une pomme ou une poire et ne boit qu’un verre de liqueur de ménage, que lui prépare sa femme Priscilla. Tendre épouse, ou flatteur effronté, Priscilla s’est roulée aux pieds de Domitien, pour le remercier d’avoir fait son mari ministre de l’intérieur, semblable, dit Stace, à la prêtresse de Bacchus qui conduit, le thyrse en main, les chœurs des folles Ménades[37]. Aujourd’hui. Domitien a déjeuné de deux ou trois provinces. Ses proconsuls d’Afrique et d’Asie lui ont envoyé, pour présents de saturnales, la substance de plusieurs peuples. Les esclaves ne pouvaient point se mettre à la table de Domitien ; ce n’eût pas été une nouveauté pour lui, et, sous ce rapport, ses saturnales sont de tous les jours. Il s’est donc fait esclave de son ventre, il a servi son ventre comme il eût servi son esclave devenu maître ; et puisse le grand Jupiter lui épargner une indigestion ! comme dirait Martial. hier, les intendants du palais ont consacré tout le jour à enregistrer les présents offerts à César. C’étaient des oiseaux de mille couleurs, pris à une certaine heure de la mue, qui en fait un manger délicieux ; des femelles surprises sur les œufs qu’elles couvaient ; des mâles subitement interrompus dans leur sommeil, et jetés en cage, l’émotion rendant, à ce qu’il paraît, leurs foies plus délicats ; c’était du frai de poisson qu’on avait détaché du fond des lacs, comme on pêche des perles ; c’étaient des poissons de toute rareté envoyés vivants à Rome, avec toute la portion de mer ou de lac où ils avaient été pris. Que sais-je ? il y avait des champignons dont il faut épier la naissance durant de longues nuits humides et froides, pour les disputer à certains insectes qui en sont friands, et qui les mangent à peine sortis de terre. Il y avait des fruits embarqués avec l’arbre qui les portait et le jardin où ils étaient cultivés, afin que César pût les cueillir de sa main et eût les prémices de leur parfum et de leur duvet. Pendant ce temps-là, les sujets de César s’envoient humblement, pour cadeaux de saturnales, soit un bon manteau, soit de beaux oignons d’Égypte, débarqués à Ostie, à peu près comme les artichauts de Pantin nous arrivent de Laon ; ou bien un panier de dattes, un jambon de Germanie, des ornements de lit, des œufs, de la farine, des saucissons de Lucanie, du boudin de Phalérie, de la vaisselle, etc., etc.[38] Les grands se font de plus riches cadeaux : Gallicus, le préfet, a envoyé à Abascantius, le ministre, un cheval espagnol, dont le plus beau mérite est que César a bien voulu en faire compliment à Gallicus. Il y a un descendant des Servilius, riche, mais endetté, qui a offert son testament à César. Je plains les créanciers de Servilius, si César est son légataire ! Je connais un poète très distingué, Grosphus, je dis très distingué, car ses poésies se vendent bien. Un libraire en renom, qui tient boutique aux Esquilies, emploie tous les jours vingt copistes à’ transcrire ses vers, et deux lecteurs à leur dicter lentement le manuscrit. C’est ce qu’on peut voir très facilement en passant dans le quartier. Ce poète a pour patron un très riche personnage, auquel Domitien a confié l’intendance des blés et la surveillance des hôtelleries : place grasse, car il y a à grappiller sur les approvisionnements d’une ville comme Rome, et ce n’est pas gratuitement que la surveillance d’un intendant est plus ou moins sévère. Par malheur ce patron est vilain. Grosphus comptait tirer de lui un manteau pour cadeau de saturnales. Il n’avait rien négligé pour y réussir. D’abord il avait loué le port majestueux de son patron sous sa toge d’intendant des blés et de surveillant des hôtelleries ; il avait peint l’air d’aisance et de prospérité que donne à un intendant une belle toge, et la peur que cela fait aux abus. Il n’y avait pas à s’y méprendre. Le poète râpé, qui loue la garde-robe d’un patron, demande un habit. En outre, Grosphus avait joint à ces flatteries peu coûteuses une copie de ses dernières poésies, roulée autour d’un cylindre d’ivoire et enfermée dans un, étui de pourpre, avec deux couvercles d’argent à chaque bout. La dépense, je crois, montait à dix as ! Dix as ! c’est ce que coûte le déjeuner ordinaire de, Domitien. Grosphus est allé ce matin, dès le lever du soleil, saluer son patron ; il a fait queue une heure à sa porte, couvert d’un vieux manteau qui parlait pour son pauvre maître. Un commis de l’intendant est venu, a reçu tous les saluts, celui de Grosphus avec un sourire particulier de bienveillance, et lui a remis, quoi ? un bouquin rongé des vers, ayant reçu la poussière de cinquante étés, tels que ceux qui servent d’enveloppe aux olives de Libye, au poivre d’Égypte ou aux anchois de Byzance. Et, pour comble, ce bouquin renferme les insipides rêveries de Décimus Brutus, très bon Romain, mais détestable écrivain, sur la philosophie, l’éloquence et la politique. Que dites-vous de cette façon d’échapper au dois d’un manteau par le don d’un méchant bouquin ? Il y a grande cohue de litières à la porte d’Abascantius. Domitien et Stace doivent y venir ; le poète et l’empereur ! deux puissances, dont l’une dépend du bon plaisir de l’autre. Stace sera bien applaudi ce soir ; car il est convenu qu’il ne louera pas beaucoup Domitien. Entrons donc. Oui, bonne pie, gloire et santé au Germanique, trois fois divin et clément ! Je n’ai pas peur qu’aucun de ceux qui viennent chez Abascantius te donne un démenti, prudent oiseau ! Voici l’esclave qui avertit les personnes d’entrer du pied droit. On tient à mauvais augure d’entrer du pied gauche chez les dieux et chez les grands. Silence ! Glabrion, l’affranchi de César, vient d’arriver, porté par des esclaves, au son des instruments. Il se nettoie la bouche avec un cure-dent, d’argent, et porte au doigt un énorme anneau d’or. C’est un personnage beaucoup plus important que le maître de la maison, quoiqu’il ne soit ni ministre, ni même intendant. Le voilà tellement entouré qu’on ne distingue plus si ce sont des es, claves ou des hommes libres qui le portent. Place donc à l’ombre de César, à l’affranchi Glabrion !.... V. L’histoire de Glabrion. C’est une singulière histoire que celle de cet affranchi. Il a commencé par être employé aux enterrements. Une vestale de la plus haute naissance, qui lui trouvait de l’esprit et un certain savoir-faire, l’a recommandé à Domitien, l’auteur des lois contre l’adultère. Glabrion est complaisant. Il n’y a pas de plus sûr moyen de fortune auprès des libertins honteux. On le dit assez bonhomme d’ailleurs. Les gens de sa maison le pillent impunément, et ce sont des affranchis qui dévorent cet affranchi. Glabrion est un de ces fils de la fortune dont les sociétés en rein e sont encombrées. Il est venu de pis que rien, vous le voyez ; il s’est arrondi, il s’est accru, comme un rayon de miel. Voilà la troisième fois que ses gens le mangent, et voilà la troisième fois que Domitien l’envoie se refaire dans les provinces. Malheur au pays sur lequel s’abat cet oiseau de proie, avec sa nichée d’affranchis ! Les vols lui profitent si peu qu’il se persuade qu’il ne vole pas. Il a autant d’intendants que de doigts dans la main. Ces intendants, échelonnés comme dans une hiérarchie, butinent l’un sur l’autre et par ricochets : de là les fréquentes banqueroutes de Glabrion. César est chauve ; Glabrion, que la nature avait fait chevelu, s’est fait chauve. Les épilateurs ni les onguents ne manquent dans la ville impériale, vous jugez bien. César a de grands veux, mais il cligne Glabrion a de petits yeux, de sorte qu’il les ferme tout à fait pour cligner. César est de grande taille, Glabrion de très petite ; mais, outre que les empereurs aiment assez peu les grandes tailles autour d’eux, Glabrion est parfaitement dans les convenances de César, qui aime à s’appuyer sur l’épaule de ses favoris et à voir une tête chauve à la hauteur de son coude. César a un gros ventre, et il s’en plaint : Glabrion l’a démesurément petit et creux, et il en pleure, afin que César se console d’avoir en plus ce que Glabrion a en moins. César a les jambes grêles et menues : Glabrion les a grosses de tout ce qui manque à son ventre. En somme Glabrion est beaucoup plus laid que César ; toute sa fortune est donc dans l’espèce de savoir-faire tant prisé par là, vestale. On ne sait pas au juste ce qu’invente le bon Glabrion pour varier les plaisirs de César ; mais on le devine, on en cause par la ville, et cela occupe beaucoup ceux qui sont heureux que César s’amuse. Glabrion entre chez Abascantius : Esclave, as-tu vu de quel pied ? — Gauche ou droit, le pied d’un affranchi de César est toujours d’un bon augure. On dépose Glabrion sur de petits coussins. Il a le malheur de ne pas aimer les lettres, et pour d’excellentes raisons. Aussi le patron, qui est prévoyant, lui a-t-il fait préparer ces coussins pour y remplir le plus commodément possible les vues de César, qui n’aime pas plus les lettres que lui, mais qui veut que toute sa maison ait l’air de les encourager. VI. La Pléiade romaine. Les premiers sièges sont occupés par les amis de poésie de Stace. Chacun est jaloux de son voisin ; tous sont jaloux de Stace. Bons amis qui se soutiennent dans le public, qui se trahissent dans le privé. C’est de l’histoire universelle. Voici Regulus l’avocat, celui qui a l’œil louche et humble, et qui salue, si bas : homme de talent et surtout d’intrigue, riche par toutes sortes de moyens, Regulus est haï, mais craint, parce qu’il a le double crédit d’un homme méchant et d’un homme riche. Regulus se mêle de vers, et on le blesse fort à ne le louer que de son talent d’avocat. Quand il a bien plaidé, on peut lui dire qu’il fait admirablement les vers ; mais quand il a lu des vers, il y a du danger à lui dire qu’il plaide bien. C’est un charlatan qui a pour dupes ceux même qui ne veulent pas l’être. Les magistrats lui donnent tout haut gain de cause, et, tout bas, critiquent son éloquence, qui est lourde et de mauvais goût ; les poètes lui donnent, dans l’auditoire, la palme de la poésie, et, hors de l’auditoire, estiment ses vers à rien. C’est ainsi que sa réputation est l’œuvre de ceux même qui le jugent le plus sérieusement ; triomphe unique, mais qu’obtiendront toujours et partout ces trois choses réunies, l’intrigue, la méchanceté et le talent. Le rôle politique de Regulus a été peu honorable, et c’est encore pour cela qu’on le craint ; sous le dernier César il paraissait bouder, quoique secrètement il fût au mieux avec lui ; sous le successeur, il s’est donné comme un chaud ami, quoiqu’il soit tout bas mécontent. Il a deux rôles, l’un pour le monde, l’autre pour lui ; ceux qui se lient à lui sur l’étiquette du premier sont très souvent victimes du second. Regulus n’est sûr et franc que pour Regulus. Voulez-vous connaître un de ses moyens de fortune ? Regulus donnerait au Tirésias d’Horace des leçons dans l’art de capter les testaments ; mais, comme tous les fripons trop habiles, ses ruses échouent ; il s’en mord les doigts, et recommence. Par exemple, il va voir une veuve qui se meurt ; il lui demande le jour, l’heure de sa naissance. La veuve lui dit l’un et l’autre. Alors il compte mystérieusement sur ses doigts, et d’un air fatidique : Vous guérirez, lui dit-il ; mais, pour plus de sûreté, je vais consulter un sacrificateur infaillible. Il part, fait un sacrifice et revient, et jure que les victimes et les astres sont d’accord. La veuve reconnaissante lui assure un legs. Peu de jours après, le mal redouble, et la pauvre femme meurt, après l’avoir rayé de son testament. Cela ne le décourage pas. Il apprend qu’un riche consulaire, en danger de mort, veut ajouter un codicille à son testament. Il y court ; il voit les médecins, il les supplie de conserver une tête si chère : le consulaire, touché, l’inscrit dans ce codicille. Regulus alors gourmande les médecins de ce qu’ils prolongent par des remèdes la vie du mourant. Le bruit en revient au consulaire, qui lui retire son legs. Trompé dans ses ruses, Regulus change de manière ; ne pouvant se glisser dans les testaments, il y veut entrer de force : Une dame de grand mérite, allait sceller son testament ; elle s’était parée de ses plus riches habits. Léguez-moi, ces vêtements ; demande effrontément, Regulus. La dame cède, sans doute pour la nouveauté du fait ; elle institue Regulus légataire de sa garde-robe. Mais comme elle ne meurt pas, Regulus n’hérite pas. Regulus est superstitieux, comme tous les gens dont l’audace est de tête et non de cœur. Avant de plaider, il se couvre d’un enduit l’œil droit, si son client est défendeur ; l’œil gauche s’il est demandeur. Il consulte les aruspices, il met un bandeau blanc sur l’un de ses sourcils ; il n’a pas foi en son droit, mais en sa divination : les lois sont des dés avec lesquels il joue ; la chance décide du gain. Regulus avait émancipé son fils, pour le rendre apte à hériter de sa mère. Ce fils étant mort, il a étalé la plus bruyante douleur. L’enfant avait de petits chevaux de main, des attelages, des chiens de toute taille, des rossignols, des perroquets, des merles ; Regulus a fait égorger les bêtes et brûler les joujoux sur le bûcher. Tout le monde est allé le voir, ses ennemis tout les premiers ; il a reçu leurs condoléances dans ses magnifiques jardins d’au-delà du Tibre, dont le rivage est couvert de ses statues. II a commandé des bustes de son fils de toutes les grandeurs ; il veut parer de son deuil les immenses portiques de ses palais. Regulus est le type du savoir-faire audacieux’ et méchant, dans la Rome impériale. Un mélange si monstrueux de talent, d’esprit, de superstition, de manque de foi, de mensonge, de friponnerie vulgaire, de faste insolent, n’est possible que dans une telle société. Ailleurs, le portrait de Regulus paraîtrait une charge[39]. Tout près de Regulus est assis le plus doux des poètes de la pléiade romaine, Sentius Augurinus, celui qui fait des poésies légères. Augurinus est fils d’un Gaulois, homme considérable. Il a été consul, et a brillé dans le barreau. Mais depuis quelque temps l’amour des vers a pris le dessus, des vers hendécasyllabiques particulièrement. Sentius fait de petites poésies sur de petits sujets. Il y en a de délicates, de simples, de nobles, de galantes, de tendres, de douces, de piquantes. C’est un poète de petite taille, doux, modeste, autant que Regulus est insolent ; il a l’œil voilé, la voix faible, la démarche négligée, incertaine, comme un vers lien décasyllabique ; il lit tout doucement, et a peur des grands auditoires, dont son faible filet n’atteint pas les banquettes supérieures. Aussi s’en tient-il aux petites réunions. Ses amis se mettent sous la chaire, et là, les yeux et les oreilles en l’air, ils recueillent chaque mot qui tombe comme une rosée bienfaisante, et s’en vont toujours édifiés, sans avoir ni ri ni pleuré tout à fait, mais non sans avoir beaucoup applaudi. Il y a peu de poètes qui croient plus à la poésie qu’Augurinus. De tous ceux qui sont vénus pour entendre Stace, il n’y en a pas un qui soit plus convaincu qu’il remplit un devoir sérieux, dont les muses le récompenseront en lui envoyant des inspirations heureuses. Il a de la race gauloise, outre les cheveux blonds, la franchise et la naïveté. A le voir se serrer contre Regulus, on dirait qu’il lui demande sa protection pour conjurer sa haine. Verginius Romanus, le poète dramatique, est moins timide qu’Augurinus ; il fait des vers sans trop y croire, et seulement parce que le métier n’est pas plus mauvais qu’un autre. Avant de s’essayer dans la comédie imitée de Plaute et de Térence, il a composé des mimïambes. Ce sont des scènes détachées dont les personnages sont de la populace, et que des mimes jouent sur le théâtre, avec licence d’y ajouter des farces de leur cru. On vantait les mimïambes de Romanus. Il a voulu s’élever plus haut, et s’est mis à imiter l’ancienne comédie. On dit qu’il y réussit ; ses amis ont marqué son rang entre Térence et Plaute ; on ne sait pas si la postérité lui gardera ce rang. Comme caractère, Romanus est le plus fade complimenteur qui se puisse voir : en public il exalte le talent de ses amis, en proportion de ce qu’il le dénigre chez lui ; et, au contraire, il parle humblement du sien, en proportion du cas qu’il en fait. Stace lui tend la main, quoiqu’il l’estime peu ; Romanus serre tendrement cette main, quoiqu’il déteste Stace. Romanus est le poète homme d’affaires. Nul ne sait mieux organiser un succès que lui ; ses lectures sont toujours très bruyantes, et si l’on mesure la gloire au nombre des battements de mains et des trépignements de pieds, Romanus aurait plus de gloire que Stace. Le tout est de savoir choisir ses gens : or le faiseur de mimïambes, qui a fait pendant longtemps parler des crocheteurs et des poissardes, ne dédaigne pas les suffrages des gens de cette espèce, et, au besoin, les achète, dit-on. On en cite un fait tout récent. Deux des nomenclateurs[40] d’une personne de marque ont été arrêtés en pleine rue par l’affranchi recruteur de Romanus, et engagés au prix de trois deniers[41] pour applaudir tout un après-midi[42]. C’est encore trop cher pour des succès dont le secret est éventé dès le lendemain. Stace a un ami sincère dans Passienus Paulus, chevalier romain distingué et fort savant, du pays de Properce et de sa famille, dit-on, qui fait des vers élégiaques, seulement pour prouver sa naissance. Passienus est sans prétention. Auditeur fort scrupuleux et fort exact, il n’y a pas de dettes qu’il acquitte plus fidèlement. Passienus est l’admirateur de fondation de tous les poètes de ce temps ; il est le centre de toutes les réunions ; on compte sur lui ; on -dispose de son temps comme d’une propriété publique. Passienus n’a jamais d’affaire plus pressante que d’aller écouter ou applaudir ; ses oreilles et ses mains font partie intégrante du mobilier d’un auditoire. Du reste, il se contente de peu en fait d’éloges ; il ne demande qu’à n’être pas découragé ; pourtant il y a des jours où il se croit plutôt encore l’émule que ce descendant de Properce, et il s’asseoit toujours auprès de Verginius Romanus, parce que cet effronté complimenteur le lui a dit. Quel poète n’a de ces jours-là et de ces reconnaissances-là ? Le plus aimable, le plus, obligeant, le plus dévoué, le plus louangeur, le plus empressé, le plus obséquieux, le plus utile, le plus nécessaire, celui qui se multiplie le plus, qui a le plus de mains, le plus de pieds, le plus d’oreilles au service de ses amis littéraires, c’est Titinius Capiton. Il ne faut pas le chercher à la lecture de Stace ; il y est dès le matin, il y était dès la veille. !11 loue, il console,,il encourage, il rassure, il aide tous les poètes, la plupart de ses conseils, quelques-uns,de son argent. Tout poète a son lit dans la salle à manger de Capiton : à ceux qui ne peuvent louer un auditoire. il,prête sa,maison, ses nomenclateurs, ses rafraîchissements. Il fait volontiers les frais d’inauguration de toutes les gloires nouvelles. C’est un homme dont la physionomie est singulière. Il a les yeux vifs et bienveillants, et tout le reste du visage immobile et froid comme marbre : il rit par les yeux, il s’attendrit par les yeux, il s’enthousiasme par les yeux ; ses autres traits ne bougent pas ; vous diriez un masque froid qui n’est percé qu’à l’endroit des yeux, et derrière lequel est la vraie figure. Ceux qui sont un peu loin de lui et qui n’aperçoivent pas la sincérité de son regard, voyant cet enthousiasme sans expression, et cette admiration de pierre, insinuent que Capiton n’est pas dupe des sentiments qu’il affecte, mais qu’ayant un très mince talent ; toléré plutôt que goûté, il a senti le besoin de s’entourer de protecteurs et de patrons, et que, pour cela, il s’est résigné à admirer tout le monde sans le consentement de son visage. J’ai peur que ce ne soit une calomnie. Capiton a tout simplement peu de souplesse dans les muscles du visage ; c’est d’ailleurs le meilleur des hommes : on dit de lui comme de la Providence : Il n’a manqué à personne. Nemini defuit. La plupart des personnes qui doivent entendre Stace, et particulièrement Regulus et Romanus, ont été invitées par un libelle ou codicille[43], billet de faire part du temps. Quant à Passienus et à Capiton, qui flairent de si loin une lecture publique, ils savent d’ordinaire le jour, l’heure, le lieu de la réunion, sans qu’on le leur dise. Ils n’ont donc reçu de Stace aucun billet ; c’est, à leurs yeux, une manière délicate de leur prouver qu’il compte sur eux. On dit des premiers, qu’on les a appelés[44] ; des seconds, qu’on les emploie[45]. C’est la différence d’un service domestique à une complaisance d’ami. VII. Les préliminaires de la lecture. - La lecture. Avant l’arrivée de Glabrion, Stace a échangé quelques paroles amicales avec ces différents personnages, et d’autres dont les noms m’échappent. Il a été au-devant de Regulus et de Romanus ; il a fait un sourire à Capiton, un hochement de tête à Paulus ; à chacun selon ses exigences. Il a salué les autres en ruasse. Le voilà qui se prosterne maintenant devant Glabrion. L’affranchi complimente le poète de la grâce que lui a faite César. Le poète remercie l’affranchi, comme s’il la lui devait. A la cour de l’empereur, il peut être quelquefois prudent de remercier le dernier des esclaves des faveurs du maître. Stace sourit à chaque instant : n’est-ce pas une preuve qu’il est triste ? Ce sourire n’est qu’une contraction des lèvres ; c’est la grimace habituelle du masque ; l’homme qui est dessous a le cœur brisé. J’ai dit beaucoup de mal du pauvre Stace ; j’en ai regret à présent, à le voir sourire si à contrecœur à ce visage d’affranchi, tout luisant de parfums et tout riant de suffisance ; car il y a de l’imagination et quelque noblesse dans cet enfant de Naples, que l’air de la cour impériale a gâté. Il n’est pas donné à tous d’avoir un grand œil noir, ombragé d’un épais sourcil, qui regarde au ciel naturellement, quoiqu’il s’abaisse devant l’œil terne et clignotant de César. Il n’est pas donné à tous de tirer d’une lyre dont la tyrannie a brisé les plus belles cordes, des sons qui font rêver encore à la poésie absente, ni de faire croire qu’avec la liberté ces inspirations bâtardes et ces élans comprimés auraient pu être du génie. Il faut bien le dire, Stace est las de Rome et des Romains ; il veut revoir son pays, ses foyers paternels ; il sent que la vie lui échappe, il veut vivre à Naples ce qui lui en reste encore. Stace est un homme de mœurs et de vie domestiques. Après une jeunesse orageuse, il a pris, par la faveur de Vénus, une femme selon son cœur. Claudia prodigue à son mari les soins les plus tendres ; elle comprend ses vers, elle en a les premières confidences, elle partage toute l’anxiété et toute l’ivresse de ses succès. Claudia était aux derniers jeux d’Albe, quand le héraut y a proclamé, le nom de Stace, trois fois vainqueur dans le combat de poésie. C’est là que César, qui présidait à ces jeux, en sandales grecques, vêtu d’une robe de pourpre et couvert d’une large couronne d’or où étaient gravées les images de Jupiter, Junon et Minerve, a fait approcher Stace, et lui a mis sur la tête, aux acclamations du peuple, un cercle d’or. Claudia assistait à ce triomphe ; elle s’est élancée sur son glorieux époux, elle a couvert sa tête de baisers passionnés. Cette femme, que les lois de la cité ont placée dans une classe intermédiaire entre l’esclave et l’homme libre, et qui n’est ni tout à fait libre ni tout à fait esclave, cette femme s’est émancipée par l’affection et par l’intelligence ; elle s’est assise près du mari, sur un siège de même hauteur, avant que la grande révolution religieuse qui couvait sourdement sous cet amas de ruines devînt la loi souveraine dans la société régénérée. Comme elle a les joies du triomphe, Claudia a les poignantes douleurs de la défaite. Aux jeux Capitolins, Stace ayant été vaincu, la triste épouse a accusé Jupiter d’ingratitude pour avoir trahi son, poète. Stace est heureux par Claudia ; il se console auprès d’elle des ennuis de la réputation et des mauvais : jours d’un talent capricieux comme tous les talents d’improvisation. Stace aime la vie intérieure. C’est quelquefois l’effet des grandes, corruptions universelles, de faire rechercher le calme et- l’obscurité de la famille, et de ramener lés hommes par le besoin, de solitude, aux vertus du foyer domestique. D’ailleurs Stace a une fille à marier. Ce n’est pas son enfant ; les dieux ne lui ont pas accordé la faveur d’en avoir : c’est l’enfant d’un premier mari de Claudia : mais Stace a pour cette fille d’adoption toute la tendresse d’un père. Tous deux souffrent de voir tant de jeunesse et de grâces se consumer sur une couche solitaire, dans un stérile abandon. La pauvre fille est belle, belle à faire injure à Vénus, qui ne lui a pas encore trouvé un époux. Son front est petit, non comme celui de Priscilla, qui se met un Bandeau pour diminuer le sien, mais comme celui de la Lycoris d’Horace. On y voit les racines de ses cheveux, qu’elle relève sur sa jolie tête : Tantôt la jeune fille promène ses doigts sur le luth, tantôt elle fait des vers ou récite ceux de son père adoptif, tantôt elle déploie ses bras arrondis dans une danse animée. Stace a bien des fois reproché à la reine de Cythère et aux volages amours de laisser languir dans l’oubli une si gracieuse fleur. Il désespère de marier sa fille à Rome, la ville des riches héritières et des mariages sans amour, la ville prostituée aux pieds des courtisanes, la ville où l’on marchande les fiancées, la ville des avortements impurs et des libertinages impuissants. Stace veut chercher à Naples un mari pour sa fille[46]. C’est à Naples qu’il espère retrouver tout ce qu’il a perdu à Biome, repos, plaisirs de cœur, santé, solitude, silence. Il a l’amour de la patrie comme le sauvage exilé qui se dessèche au pied de l’arbre qui lui rappelle son pays. A mesure que Rome s’est répandue sur le monde, les petits coins de terre lointains, les petites patries, ont augmenté de prix. La patrie de Stace, c’est Naples, la ville aimée de Vénus, dont une colombe, envoyée par la déesse, fixa jadis l’emplacement sur les bords d’une mer amoureuse. C’est à Naples que Stace retrouvera la paix, la paix sans alarmes ; c’est à Naples qu’il jouira d’un doux loisir ; c’est au murmure du golfe qui baigne ses murailles, qu’il pourra dormir enfin d’un vrai sommeil. Allons à Naples, dit-il à Claudia, nous y marierons notre fille ; ce n’est pas à Rome seulement que se forme le nœud conjugal, et que s’allume le joyeux flambeau ; ma patrie aussi est fertile en mariages[47]. » Claudia résiste, parce qu’elle est femme, parce qu’elle aune la grande ville, le bruit des applaudissements, les couronnes aux jeux Pythiens, parce qu’elle jouit d’autant plus vivement de la gloire de son mari, qu’on dit dans le monde qu’elle n’y est pas étrangère. Stace a donc la tristesse dans le cœur ; mais si Domitien a désiré qu’il fût gai, il faudra bien que Stace soit gai. Que va-t-il lire ? se demande-t-on à voix basse. Nul ne le sait, si ce n’est Claudia sa femme, et Abascantius le ministre, qui a revu la pièce, de son double droit de censeur officieux et officiel. Est-ce un chant de l’Achilléide ? Est-ce une Silve ? Quelques-uns veulent sonder, à ce sujet, Crispinus, l’appariteur de Stace ; il sourit en homme discret, quoiqu’il n’en sache pas plus que les autres. Mais tout le monde se promet du plaisir, excepté Romanus, lequel pourtant applaudira le plus. On attend César. Les entretiens sont languissants ; on ne parle haut qu’autour de Glabrion, qu’on félicite de la dernière victoire de César. Il s’agit de l’expulsion des philosophes qu’il a récemment chassés de Rome, parce qu’il s’en est trouvé deux ou trois qui avaient plus de barbe que de prudence. Stace se tient à l’écart : Crispinus l’environne, veille sur lui, dispose en cercle les sièges d’ivoire, dit un mot à l’oreille du chef de l’orchestre, un autre à Abascantius, un autre à Stace. Bon Crispinus, comme il s’agite pour la gloire de son maître ! soins d’autant plus touchants qu’il en ennuie tout le monde, et qu’il n’y a rien de plus ridicule que le maître des cérémonies d’un poète qui fait des lectures publiques ! Abascantius sort à chaque instant de la salle, et va épier, sous le vestibule, l’arrivée de César, qui a promis de venir sans suite et sans licteurs, peut-être pour qu’on ne l’en reçoive qu’avec plus de pompe. Abascantius s’en est douté ; il sait qu’il ne faut jamais prendre au mot un empereur qui veut qu’on le traite sans façon : il a donc fait mettre sur pied tout son monde, jusqu’à la pauvre pie, qu’on a affamée pour qu’elle parlât un peu plus. Cependant, une litière modeste s’arrête à la porte : c’est celle dont se sert l’empereur chauve, quand il veut garder l’incognito. Domitien en descend, et entre dans la salle, sans couronne ni cercle d’or, mais en simple toge, vêtu comme Martial quand ses riches amis l’ont rhabillé à neuf. L’assemblée se lève et salue César le Germanique, cent fois clément et divin. Abascantius remercie l’assemblée au nom de César, lequel n’aime pas à prendre la parole et se résignerait encore plus aisément à écrire qu’à parler en public. César sourit obliquement à Stace, se glisse sur le siège qu’on lui a réservé près de la chaire, et indique qu’on fasse silence. L’assemblée s’assied : tous les yeux sont tournés sur l’auguste assistant ; le poète est oublié pour l’empereur. Stace profite de cette distraction pour se remettre ; il tire de dessous sa toge un petit étui orné de la main de Claudia, déroule le manuscrit qu’il contenait, puis, d’une voix douce et voilée, s’adressant à l’auditoire : Ce sont des vers, dit-il en rougissant, sur la mort du lion apprivoisé de l’empereur.... L’assemblée accueillit, par un long murmure d’approbation, l’à-propos de cette flatterie. Domitien sourit ; Abascantius et Glabrion baissèrent la tête et donnèrent des signes de douleur, car César avait beaucoup regretté son lion. Oui, le beau lion de César, est mort ; ce lion qui avait une cage à part, qui mangeait dans la main, qui jouait avec un bélier et un lièvre ; ce lion qui avait pris la place d’un autre lion, condamné à mort par César pour avoir mordu son gardien. César en a eu tant de chagrin, qu’il s’en est peu fallu, dans l’excès de sa sensibilité, qu’il ne fît mettre en croix le chef de la ménagerie impériale et l’esclave qui lui avait apporté la fatale nouvelle. Il faut avouer que ce lion était sans égal. D’abord il avait été pris à la glu, preuve qu’il était né avec un bon naturel, et que ce sauvage aspirait à la civilisation. César avait été si touché de ses belles manières, de sa douceur, qu’il avait ordonné qu’on l’apprivoisât pour lui, dût son éducation coûter la vie à ses premiers maîtres. L’excellente bête vivait en bonne intelligence avec tout le monde ; un lièvre, qui a peur de ses oreilles, n’avait pas peur de ce lion. Hélas ! c’est cette facilité de mœurs qui l’a perdu ! Un tigre, nouveau venu d’Afrique, l’a étranglé. Le sénat, convoqué extraordinairement, s’est empressé, sur la proposition d’Abascantius, de décréter des regrets solennels à César. Heureux Stace, de n’avoir pas à affecter une fausse joie, quand son cœur est plein de tristesse ! Voilà qui va bien à l’état de ton âme, pauvre exilé de Naples ! le lion de César à pleurer, et Naples à voir encore ! De quel poids cette nouvelle soulage Crispinus, qui s’inquiétait du succès de ta lecture, en te voyant si sombre un jour de saturnales ! Pour qui vit, comme toi, par l’empereur et pour l’empereur, ces deux tristesses s’accordent à merveille : la mort du lion favori de César et une patrie absente ! Lis donc, heureux poète, quelque Silve lamentable, sur un événement qui a fait une place vide dans la ménagerie de Domitien ; et, puisque César ne veut pas que tu le flattes, eh bien ! flatte son lion. Crispinus fit faire une dernière fois silence, et Stace lut l’élégie qui suit[48]. Que t’a servi de rompre tes habitudes féroces, de renoncer au meurtre, d’abjurer ton instinct homicide, pour te façonner à l’obéissance et subir la loi d’un maître que tu pouvais vaincre ? En vain tu avais appris à quitter et à regagner librement ta demeure, à épargner ta proie déjà saisie, à laisser échapper sans blessure la main qu’on avait plongée dans ta gueule. Tu meurs, habile destructeur des monstres les plus redoutables ; tu meurs, non pas assiégé par la foule des chasseurs massyliens, entouré de leurs toiles, déchiré par l’épieu qu’on oppose à tes bonds redoutés, ou précipité dans la fosse qu’un art perfide dérobait à tes yeux ; tu meurs a vaincu sous la dent d’un fugitif. Ta loge infortunée reste ouverte, et de tous côtés les lions tremblent derrière leurs grilles, effrayés qu’un tel crime ait pu être commis : tous laissent tristement retomber leurs crinières ; honteux de voir passer les restes de leur frère, ils abaissent sur leurs yeux toutes les rides de leurs fronts. Mais s’il faut subir l’affront nouveau d’une défaite, tu n’es pas écrasé dès le premier choc, ton courage est demeuré ferme ; tu tombes, mais ta fierté se réveille au sein de la mort, et le même coup n’a pas emporté toutes tes menaces. Comme un soldat qui sent sa blessure profonde, marche à l’ennemi, lève le bras et menace encore du fer qui lui échappe ; tel ce lion dont les pas fléchissent, dont la majesté s’est effacée, ranime ses yeux mourants, et, la gueule béante, cherche un reste de vie et redemande son ennemi. Mais, dans cette mort imprévue, de grandes consolations ont accompagné ta défaite. Le peuple et le sénat, gémissant de ta mort, semblaient regretter un gladiateur fameux tombant sur l’arène funèbre. Et les yeux même du grand César, parmi tant d’animaux que la Scythie, l’Afrique, les bords du Rhin et les peuples du Phare envoient mourir par milliers dans le cirque, la mort d’un seul lion leur a coûté des larmes. (Silves, II, V.) Stace descend de la chaire, au milieu d’applaudissements dont l’empereur a donné le signal. Il faut avouer que Stace est un habile courtisan. On l’avait prié de ne point flatter ; or, il trouve moyen d’obéir à ce vœu, et pourtant de flatter deux fois au lieu d’une. D’abord, s’il ne loue pas l’empereur, il loue son lion : flatterie indirecte, qui n’en va que mieux au but. Ensuite, il sait que César n’est qu’un auditeur de pompe et de complaisance ; il ne lit donc qu’une pièce très courte, ménageant ainsi sa patience, si facilement mise à bout, et son temps si précieux à l’État. Aussi, Domitien l’en paiera généreusement, dans sa monnaie toutefois ; il lui donnera son genou à baiser, et l’invitera à son souper de saturnales. Ce sont là les plus grosses faveurs du Germanique : si l’on veut obtenir plus, il faut le demander, comme Martial, jusqu’au scandale ; il faut étaler, sur le passage de César, les coutures blanches de sa toge râpée, et crier famine devant sa litière, comme le même Martial. Domitien quitte la salle : Abascantius et Glabrion le suivent, le ministre à pied, l’affranchi sur ses coussins. La partie d’apparat de l’assemblée s’en est allée. Reste l’auditoire ordinaire, qui murmure divers jugements sur le chef-d’œuvre de Stace. Vous entendez, Crispinus faire valoir, à voix haute, ces fronts des lions qui descendent tout entiers sur leurs yeux. . . . . . Et totas duxere in lumina frontes. Tous ces admirateurs, vrais ou faux, se mettent à ronger ce petit os. Il meurt (le lion) comme un soldat d’Homère, dit Capiton avec sa voix claire et sa figure immobile. — Oui, répond Verginius Romanus ; mais ce qui n’est pas dans Homère, ce sont toutes ces menaces qui n’ont pas encore tourné le dos. . . . . . Nec protinus omnes Terga dedere minæ . . . . . Compliment qui peut s’entendre de deux manières, pense tout bas Stace. Passienus Paulus admire beaucoup la hardiesse de ce tour : Mais cette honte nouvelle ne t’écrase pas du premier coup... At te
non primo fusum novus obruit ictu Ille, pudor. . . . . . . . . . Tant d’autres auraient mis là une longue périphrase, ajoute le bon Capiton. Les auditeurs de moindre marque, qui généralement jugent peu, étouffent Stace de baisers et d’épithètes. C’est homérique, dit l’un ; — Homère a moins d’esprit, dit l’autre ; — Pulchre, bene, recte, dit un troisième. On n’assemble pas un auditoire pour trente vers, même quand ces trente vers sont de Stace. Qui donc occupera la chaire qu’il vient de quitter ? qui osera lire après lui ? Verginius Romanus, quoique plein de mépris pour le talent de Stace et pour son lion apprivoisé, ne s’expose jamais à lire dans une séance où Stace a lu. Capiton n’est point prêt ; il produit peu, et fait plus volontiers son service de poète en tenant l’auditoire, qu’en lisant des vers. Regulus n’est poète que par boutade, quand il a entendu vanter un succès qui efface son dernier plaidoyer, et qu’il veut ramener vers lui la renommée ; en lisant des vers qu’on louera, puisqu’on n’osera pas les critiquer. Crispi nus a bien quelques essais en manuscrit, qu’il vante, nais qu’il ne lit pas ; essais qui n’ont pas fait de lui, jusqu’à présent, un poète accrédité, pas plus que l’épée de César n’en a fait un soldat. Ce sera donc Passienus Paulus, lui qui ne veut pas que, de son vivant, les auditoires manquent d’auditeurs, ni les lectures de lecteurs, et qui a toujours sous sa toge une petite pièce d’attente, qu’il glisse volontiers entre deux lectures des poètes favorisés, Stace et Verginius. Crispinus a aperçu le petit bout de manuscrit sous la toge ; il dénonce Paulus à l’assemblée, il le pousse vers la chaire, l’y installe, commande le silence ; et Paulus, après quelques excuses, lit : Priscus, vous ordonnez... Moi, je n’ordonne rien, s’écrie un certain Javolénus Priscus, ami de Paulus, homme de peu de tête, dit-on, quoiqu’il en ait fait preuve cette fois en se défendant de toute complicité dans la lecture de Passienus Paulus[49]. L’assemblée éclate de rire. Tous ces comédiens se soulagent : Regulus se dilate, car l’effet de la séance est perdu ; ce qui en restera, ce n’est pas le succès de Stace, mais la déconvenue de Paulus. Javolénus n’est après tout qu’un sot ; mais ce sot aura tué les lectures publiques : tant il est vrai que le bien se fait par les mains qui s’y entendent le moins. Pauvre Paulus ! est-ce donc là le prix de trente ans de bons offices littéraires, et d’une assiduité aux lectures qu’on ne pouvait comparer qu’à celle d’un vieux et fidèle client aux salutations de chaque matin ! Cet innocent Javolénus aurait-il trahi, sans le vouloir, l’ennui qui commence à gagner ce qu’il y a de public sensé à Rome ? Grand Jupiter ! par quelle main vient de périr une institution que soutenait, aujourd’hui encore, de tout le poids de sa majesté illettrée et de sa maussade présence, ton second sur cette terre, César le Germanique ! VIII. Décadence des lectures publiques. Stace a vu les derniers beaux jours des lectures publiques, et s’est enivré de leurs dernières fumées. Après lui, l’institution languit ; le public sensé l’abandonne ; on a déjà changé le nom de lectures publiques en un nom qui signifie parades ; on ne dit plus recitationes, mais ostentationes, mot que les moins latinistes peuvent entendre. En vain les petits poètes, qui voient la gloire leur échapper, cette gloire facile, petit composé de bruits de pieds et de mains, de baisers, de complaisances, font toutes sortes d’efforts pour retenir l’institution qui tombe ; en vain les docteurs prétendent que la crainte d’un auditoire est salutaire au génie, que c’est le meilleur et le plus sévère des censeurs[50] ; qu’on se corrige rien qu’à entrer dans une salle de lectures ; qu’il y a profit certain à pâlir, à frissonner, à regarder tout autour de soi de tous ses yeux[51]. Les hommes de sens voient bien le secret de ces maximes : Vanité de poète, disent-ils, vanité de lecteur ; on n’a vu personne, de mémoire d’auditeur, pâlir de la peur des critiques ; mais on a pu voir des poètes rougir des louanges excessives de leurs amis. Aussi la défection commence ; ce n’est plus un devoir d’ami ou de client d’assister à une lecture, c’est une corvée ; et chacun s’en dispense comme il peut, ou ne la fait qu’à moitié quand il la faut faire. L’empereur a beau venir au secours des lectures et des lecteurs ; l’empereur, qui peut tout, ne peut pas forcer les gens à s’ennuyer. La servitude est devenue trop dure ; tout le monde s’enfuit ; c’est un sauve qui peut général. Juvénal estime qu’il n’y a pas de désert qui ne soit plus supportable que Rome dans le mois des lectures[52]. Trajan honore de sa présence impériale les lectures de Pline le jeune ; il lui témoigne toute la sollicitude d’un ami. Quand Pline élève trop la voix, Trajan détache vers sa chaire un affranchi, lequel tire Pline par le bout de sa toge, pour lui rappeler qu’il est homme, et qu’il a la poitrine délicate ; et Pline baisse le ton. L’empereur a pris le rôle de Crispinus ; il fait comme le joueur de flûte de l’ancien théâtre, qui donnait la note juste à l’acteur ; il règle l’accentuation de son ami ; il retranche de ses gestes ; il le met dans tous ses avantages ; il vient au secours d`es lectures publiques- comme empereur et comme homme de lettres. Mais rien n’y fait ; la majesté impériale se brise contre l’ennui et le dégoût publics ; et c’est, Pline lui-même, si soutenu, si gâté, que ses amis viennent entendre pendant trois jours, par le plus mauvais temps[53], parce qu’il est l’ami de Trajan ; c’est Pline dont l’empereur soigne si paternellement la poitrine, qui se lamente tout le premier sur la décadence des lectures publiques. Le silence de l’auditoire n’est plus le même que du temps de Stace. Alors, c’était un silence profond, avide, et, comme on disait, âcre[54], silence plus flatteur que les cris, plus doux à l’oreille que ces explosions d’applaudissements, où l’on ne distingue pas ceux qui admirent de ceux qui bâillent tout haut ; silence si délicatement analysé par Pline le jeune, l’ami de Trajan, parce que son auditoire l’en honorait, principalement aux jours où Trajan honorait l’auditoire de sa personne ; hélas ! non ; c’est un silence morose et froid. Vous diriez des sourds-muets[55] ; pas un geste, pas un mouvement de lèvres, pas un regard ; bien plus, pendant une heure de lecture, ils ne se lèvent pas même une fois, ne fût-ce que par fatigue d’être assis, et pour se détendre les membres. Les gens semblent pétrifiés : le poète dit que c’est orgueil et paresse ; non, c’est ennui. Ces ennuyés sont polis, après tout. Que diriez-vous donc de ceux qui, au lieu de se résigner, protestent, qui font la contrepartie des applaudissements, et, comme on pourrait dire de nos jours, qui opposent le charivari à l’ovation ? Ils crient si souvent au lecteur : Continuez, continuez, que le lecteur est forcé d’interrompre ; ils profitent du moindre bruit, de l’aboiement d’un chien dans la rue, du bourdonnement d’une mouche, du coup de marteau d’un ouvrier qui travaille à l’extérieur de la salle, du craquement d’une chaise, pour éclater en rires fous, ou pour chuchoter longuement, à peu près comme ces spectateurs qui, voulant arrêter une pièce ennuyeuse, font faire incessamment silence au public qui se tait. La mésaventure de Passénius Paulus a été d’un bien mauvais exemple. Beaucoup font des imitations de cet accident naturel. On cite des gens d’esprit qui feignent d’être aussi simples que Priscus Javolénus, cet inoffensif destructeur des lectures publiques. Tout dernièrement, comme on lisait chez Capiton, un des assistants, homme très corpulent, ayant cassé sous lui une des banquettes, de formidables éclats de rire ont forcé le lecteur de descendre de la chaire, et Capiton de remettre la séance au lendemain. Pour comble, l’homme obèse s’était endormi ; on l’a relevé se frottant les yeux, ébranlé par cette chute, mais fort heureusement sans blessure. Le pauvre homme, ami intime du lecteur, a voulu nier qu’il dormît ; nouveaux éclats de rire : le poète s’est échappé au milieu du tumulte ; on le croit guéri de la fantaisie de lire[56]. On a imaginé plusieurs moyens de rendre service à ses amis littéraires, avec le moindre dommage pour soi. La peur de l’ennui rend presque aussi inventif que le désir de s’amuser. Quelques personnages envoient leurs affranchis à leur place, comme ils enverraient leurs litière à un enterrement ; mais l’affranchi, en l’absence du maître, est un auditeur mou, qui arrive tard et s’en va tôt, qui acquitte la dette de son maître par quelques applaudissements donnés tout de travers, et qui se sauve à la taverne pour s’y dérider avec d’autres affranchis envoyés pour le même office. Ceux qui restent sont inintelligents, et par là j’entends dire qu’ils applaudissent peu ; ou, ce qui est bien pis, ils sont tapageurs ; il n’y a pas d’oreilles plus fines pour entendre les bruits qui peuvent donner à rire : s’ils sont Grecs surtout, je plains le poète. Beaucoup de ces affranchis sont excellents mimes ; aux plus beaux endroits de la lecture, quand le poète a le geste précipité et la voix retentissante, en voici un qui fait sa charge, ouvre la bouche et gesticule ; et l’assemblée de pouffer de rire : l’appariteur, qui se tient près de la chaire, dit au poète qu’on rit d’aise, et le poète continue. Ceux qui n’ont pas d’affranchis, et qui n’aiment pas plus à s’ennuyer que ceux qui en ont, se servent d’un moyen plus discret et moins compromettant. A l’heure de la lecture, ils se tiennent sur une place publique proche du lieu de la séance, et de temps en temps envoient un esclave s’informer où en est la lecture. Vers la fin, vous les voyez venir lentement un à un, et, pour peu que l’esclave les ait mal informés et que le poète soit moins avancé dans sa lecture, ils gagnent la porte, ceux-ci furtivement en baissant le dos, ceux-là d’un pas bruyant et la tête levée. L’invention a pris, et, comme il arrive, on l’a bientôt perfectionnée. Sans doute, on s’ennuie moins à prendre l’air sur une place publique qu’à bâiller à une lecture ; mais on s’ennuie encore trop pourtant. D’ailleurs, il y peut faire ou trop chaud ou trop froid ; les gens prudents y ont pourvu. Ils se tiennent dans un lieu couvert, soit dans des bains, soit à un jeu de paume. C’est de là qu’ils envoient leur esclave en vedette. Quand la lecture a lieu chez Capiton, rien n’est si commode. La magnifique maison de Capiton est presque contiguë à un jeu de paume. Pendant donc que les fidèles se rendent à la lecture, lés tièdes se rendent au jeu de paume. Ils dépêchent une première fois l’esclave spéculateur[57]. — Le poète est-il entré ? — Pas encore. — On engage les parties. Peu après, l’esclave retourne. — Où en est le poète ? — Il n’est pas encore en chaire ; ses amis le louent de ce qu’il va lire. — Le jeu continue. Une heure se passe. L’esclave va de nouveau passer sa tête par la porte entrouverte. — Que lit le poète ? — Un mimïambe. — Bon ! disent les joueurs. C’est qu’il importe de savoir avec précision quelle est la pièce lue, afin de n’arriver ni trop tôt ni trop tard. Si c’est un mimïambe on a deux heures devant soi. Le mimïambe est long ; il vous laisse le temps d’une partie de paume ou d’un bain. L’esclave sort une dernière fois. — Le poète en est-il à la fin ? — Il lisait très vite un dialogue très animé ; cela sent le dénouement. L’auditoire paraît se ranimer, comme s’il se préparait à vider la salle. Lés banquettes craquent ; on entend un petit bruit confus qui pourrait se traduire par : Enfin ! — Les joueurs quittent leurs baignoires de marbre. L’esclave les essuie à loisir, et ils entrent enfin dans la salle, au moment des derniers coups, avec tous les signes de gens désappointés, auxquels le libelle ou codicille d’invitation a indiqué une heure pour une autre. Il faut entendre le désolé Capiton se plaindre de ce refroidissement. Il a pour cela deux raisons : la première, ce sont quelques pièces renfermées dans l’étui, qui y attendront leur jour, Jupiter sait combien de temps ; la seconde, c’est un amour sincère mais peu éclairé de l’art, dont il voit les destinées attachées à celles des lectures publiques. Il faut l’entendre rappeler le bon temps, ce temps où l’empereur Claude, se promenant dans son palais et entendant un grand bruit d’applaudissements, demanda qui causait ce bruit, et, comme on lui dit que Servilius Nonianus[58] lisait publiquement un de ses ouvrages, quitta brusquement son cortége de courtisans, et vint s’asseoir parmi les auditeurs de Nonianus[59]. Alors tout allait bien, la prose était aussi florissante que la poésie ; alors l’auditoire était garni, et c’était une industrie lucrative que la location des salles et des banquettes destinées aux lectures ; alors la foule se pressait aux portes, et plus d’un payait de sa toge le plaisir d’entendre un auteur goûté. A peine remarquait-on la magnanimité de ces jeunes gens qui restaient dans la salle, tant que durait la séance, avec un vêtement en lambeaux. Le style du lecteur avait une agréable variété, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant, mêlé de noblesse et de simplicité, de légèreté et de grandeur, de sévérité et d’agrément (style des partisans des lectures). Lui-même rougissait en lisant sa préface, et l’on voyait sur son visage cette crainte qui recommande si bien un lecteur ; car la timidité a, dans l’homme de lettres, je ne sais quelle grâce que n’a pas la confiance (même style). Dans ce temps-là, pourtant, Sénèque traitait de fou l’écrivain qui sortait joyeux d’un auditoire où il venait d’être applaudi[60]. Il est vrai que Sénèque pouvait se passer de la gloire qu’on décerne dans les lectures publiques. Il faut entendre là-dessus les petites indignations aigres-douces (indignatiunculæ) de Pline le jeune, quand il voit la partie la plus bruyante de sa gloire lui échapper avec les lecteurs. Il est choqué du dédain de ces hommes qui, bien qu’inoccupés, bien que priés et suppliés de venir, ne viennent pas ; ou, s’ils viennent, ne se cachent pas pour dire qu’ils ont perdu leur journée[61]. Quel orgueil, s’écrie-t-il, et quelle méchanceté ! quelle inhumanité de blesser ainsi les gens qui vous demandent un si petit service ! Quant à lui, il a la conscience nette à ce sujet. Il a assisté à presque toutes les lectures, et tous ceux qui aiment les lettres sont assurés de son suffrage : entendez bien, ceux qui aiment les lettres, non ceux qui y réussissent. Sa main est à qui la demande ; ses louanges à qui en veut. Celui-là est féroce, dit-il en prose, et a sucé le lait d’une tigresse d’Hyrcanie, dirait-il en vers, qui n’aime pas les lettres jusqu’à applaudir de parti délibéré le premier venu qui les déshonore. Pline le jeune est un de ces écrivains qui ont besoin de tout le monde. Il a peur de la critique, et, pour n’en être pas atteint, il se couvre du plastron d’une bienveillance universelle. Pline le jeune a beau faire ; c’est lui qui mènera le deuil des lectures publiques. La chose est dure, j’en conviens : quand cette petite association qui liait étroitement tous les amis des lettres, comme parle Pline, fut rompue, il fallut bien que chacun cherchât ou son dédommagement ou sa force en soi, triste ressource à l’époque de Pline le jeune. La poésie n’était plus’ alors qu’une convention, laquelle reposait sur une confrérie assez fortement organisée, puisqu’elle subsista deux siècles. La confrérie étant dissoute, la convention qu’elle soutenait disparut. Les poètes, forcés de s’isoler, se turent ; et, comme à cette, époque-là on ne connaissait pas encore l’invention des poésies individuelles, lesquelles se contentent du plus petit auditoire, n’y ayant plus de poésie. publique, il n’y eut plus de poète que le versificateur de la cour, chargé des épithalames et des panégyriques, des naissances et des morts, personnage d’étiquette, entretenu et conservé pour qu’il, y ait toujours des vers, même quand il n’y a plus de poésie. |
[1] Livre V, Silve III.
[2] Livre V, Silve III.
[3] Livre V, Silve III.
[4] Livre II, Silve IV.
[5] Livre II, Silve III.
[6] Stace, livre I, Silve V. (Collection Lemaire).
[7] Stace, livre II, Silve IV. (Collection Lemaire).
[8] Ce fut la première année du règne de Tibère que les comices, dit Tacite, passèrent du champ de Mars au sénat. Annales I, XV.
[9] Martial, Épigrammes, livre IX.
[10] Stace, livre V, Silve II, à Crispinus.
[11] Livre III, Silve IV.
[12] Livre II, Silve IX.
[13] Livre I, Silve IV.
[14] J’ai donné dans le second volume, qui est plus spécialement consacré à la critique, un jugement général sur ces deux poèmes, considérés comme deux monuments remarquables de la décadence latine.
[15] Quel français pourrait rendre, quelle logique pourrait expliquer et late medius timor, et siccaverit ora veneno ?
[16] Horace, Épître aux Pisons, vers 438.
[17] Horace, Épître aux Pisons, vers 387.
[18] Horace, Épître aux Pisons, vers 388.
[19] Horace, Satires, livre I, IV, vers 75.
[20] Horace, Satires, livre I, IV, vers 75.
[21] Ovide, Pontiques, livre IV, II, 34 ; Tristes, livre III, XIV, 39.
[22] Voyez l’article sur Phèdre, à la fin.
[23] Pline le jeune, livre I, lettre XIII.
[24] Suétone, Vies des douze Césars, Néron, X.
[25] Suétone, Vies des douze Césars, Domitien, II.
[26] Horace, Épître aux Pisons, vers 450.
[27] Pline le jeune, livre VI, lettre XVII.
[28] Pline le jeune, livre VIII, lettre XXI.
[29] Pline le jeune, livre VIII, lettre XXI.
[30] Pline le jeune, livre I, lettre XXIV.
[31] Pline le jeune, livre V, lettre III, IX.
[32] Sénèque, épître XCV.
[33] Pline le jeune, passim.
[34] Pline le jeune, livre I, lettre XIII.
[35] Pline le jeune, livre I, lettre XIII.
[36] Suétone, Vies des douze Césars, Domitien, chapitre XXI.
[37] Stace, Silves, livre V, Silve I.
[38] Stace, Silves, livre I, Silve VI.
[39] Voir, dans les lettres de Pline le jeune, les passages relatifs à Regulus.
[40] On appelait nomenclatores les esclaves chargés de nommer les personnes qui se présentaient chez le maître, ou qui l’abordaient dans la rue.
[41] Trois deniers : environ vingt-quatre sous de notre monnaie.
[42] Lettres de Pline le jeune.
[43] Invitari auditores solebant per libellos et codicillos (Pline le jeune.)
[44] Advocari. (Pline le jeune.)
[45] Adhiberi. (Pline le jeune.)
[46] Stace, Silves, livre III, silve V.
[47] Stace, Silves, livre III, silve V.
[48] Je suis heureux de pouvoir donner au lecteur, au lieu d’une traduction de ma façon, l’excellente traduction de M. Rino, longtemps professeur éminent, aujourd’hui proviseur d’un des collèges de Paris, homme d’un savoir solide et d’un rare talent. Quant à cette lugubre oraison funèbre du lion de César, Stace y est presque plus triste que dans la Silve où il pleure son père, ou dans celle qu’il adresse aux mânes de son enfant adoptif, et ne plaisante pas plus dans l’une que dans les autres. Il y a d’ailleurs beaucoup d’esprit et de poésie inutiles dans cette petite pièce.
[49] L’anecdote est vraie. Voyez Pline le jeune, livre VI, lettre XV.
[50] Pline le jeune, livre VII, lettre XVII.
[51] Pline le jeune, livre VII, lettre XVII.
[52] Juvénal, satire III, vers 9.
[53] Pline le jeune, livre III, lettre XVIII.
[54] Silentium acre.
[55] Pline le jeune, livre IV, lettre XVII.
[56] Lettres de Pline le jeune.
[57] Qui va en reconnaissance, speculatores.
[58] Historien fort vanté de Quintilien.
[59] Pline le jeune, livre I, lettre XIII.
[60] Sénèque, lettre LII.
[61] Pline le jeune, livre I, lettre XIII.