ÉTUDES DE MŒURS ET DE CRITIQUE SUR LES POÈTES LATINS DE LA DÉCADENCE

 

LES TRAGÉDIES DITES DE SÉNÈQUE OU LA TRAGÉDIE EN MANUSCRIT — DEUXIÈME PARTIE. - ANALYSE COMPARÉE DE L’ŒDIPE DE SÉNÈQUE ET DE L’ŒDIPE DE SOPHOCLE.

 

 

I. L’Œdipe de Sénèque.

Nous sommes au matin, Œdipe nous le dit, au début d’un monologue de quatre-vingts vers ; le soleil semble éclairer avec peine une ville que la peste ravage. Quel fardeau que celui d’une royauté ! s’écrie le roi de Thèbes. Et il compare la royauté à une montagne que les vents assiègent, à une roche élevée au milieu de la mer, que les flots, même paisibles, battent incessamment. Il atteste les dieux qu’il n’a été roi que par hasard, malgré lui, qu’il est tombé sur un trône ;

. . . . . In regnum incidi. (v. 14)

Les dieux l’avaient menacé d’un avenir d’inceste et de parricide ; il s’est enfui des états de Polybe, pour échapper à ce double crime, se fiant peu à lui-même, et mettant en sûreté tes saintes lois, ô nature,

. . . . . . . . . . . . . . . In tuto tua,

Natura, posui jura . . . . . (v. 24.)

précaution d’un stoïcien, contemporain de Sénèque, et non d’un roi de la vieille Thèbes, où l’on ne connaissait pas le personnage de la Nature, mais seulement le destin et les dieux.

Œdipe s’étonne de n’être pas atteint par le mal qui dévore ses peuples ; sa conclusion, c’est qu’il est l’auteur de la peste. Pourquoi ? parce qu’Apollon n’a pu donner un royaume bien portant, regnum salubre, à un homme menacé de si grands crimes. Mais alors le drame est fini dès le quarantième vers. Car si Œdipe se croit l’auteur de la peste, s’il est convaincu que la menace des dieux a fait de lui un roi contagieux, que ne sort-il à l’instant de la scène, pour s’arracher les yeux ?- Non, Œdipe reste pour faire aux amis de Sénèque une description de la peste. Œdipe a déjà rempli les deux conditions du drame bâtard de cette époque : il a fait en premier lieu une déclamation sur les inconvénients de la royauté ; il va faire une description de la peste.

Mais comment s’y prendra-t-il ? Homère, Sophocle, Lucrèce, Virgile, Ovide, ont fait des descriptions de la peste, où il n’y a guère à ajouter ; c’est un thème usé, rebattu ; que va-t-il dire de neuf sur la peste ? C’est là précisément ce qui excite l’attente des amis de Sénèque, et Sénèque ne négligera rien pour ne pas la tromper. Les premiers peintres de ces grandes catastrophes se contentaient de traits généraux, sommaires, laissant à l’imagination le triste soin de compléter le tableau ; Œdipe ramassera les menus détails, les petits traits dédaignés ; il se mettra à la suite des porteurs et soulèvera les linceuls, pour voir la couleur des pestiférés ; il s’abattra comme les vautours sur les cadavres, pour noter les altérations de la mort ; il nous montrera des gens qui sont brûlés sur des bûchers destinés à d’autres ; des mères qui y portent un fils, et vont en toute hâte (properant) à la maison pour en chercher un second ; des bûchers volés ; des tombeaux violés ; et deux lignes plus bas, plus de terre pour les tombeaux, plus de forêts pour les bûchers ; des médecins mourants sur leurs malades. Les amis de Sénèque auront applaudi, surtout à ce trait final : La maladie tue le secours (v. 70.)

Quant à Œdipe, il veut quitter cette ville de larmes, où il disait tout à l’heure qu’il n’y avait plus de larmes :

Periere lacrymæ . . . . . (v. 59.)

Il veut s’enfuir, fût-ce chez ses parents. Évidemment l’exaltation lui ôte ici le sens commun ; car retourner à Corinthe, c’est courir au-devant de l’inceste et de l’assassinat qui lui ont été prédits.

. . . . . Profuge jamdudum ocius

Vel ad parentes . . . . . (v. 80.)

Jocaste cherche à le raffermir par une déclamation sur celui des nombreux devoirs de la royauté qui consiste à montrer d’autant plus de fermeté que la situation est plus chancelante. Sans doute, répond Œdipe par une description, s’il s’agissait de me battre contre une armée ou de recommencer avec le Sphinx, je n’aurais pas peur. Et il raconte minutieusement comment le Sphinx ouvrait sa gueule effroyable, comment la terre était jonchée tout à l’entour d’ossements blancs, restes des abominables repas du monstre ; comment, du haut de son rocher, il agitait ses ailes et sa queue, faisait craquer ses mâchoires, grattait le roc avec ses ongles, attendant les entrailles d’Œdipe (v. 100.)

Le mal de Thèbes vient sans doute des représailles du Sphinx, dit en finissant ce sage roi, après avoir dit au commencement qu’il venait de l’oracle ; et il quitte la scène.

Le chœur s’en empare, et se met aussi à décrire. Quoi ? Encore la peste. Sénèque a voulu transporter ses amis. Une première description les avait étonnés. une seconde les mettra hors d’eux-mêmes. Œdipe avait montré la peste dans ses rapports avec les hommes ; le chœur va la montrer dans ses rapports avec les animaux. La brebis, l’agneau, le taureau, tant celui des sacrifices que celui des pâturages, le cheval, la vache, la génisse, les loups, les cerfs, les lions, les ours, les serpents, figurent dans cette énumération. Puis viennent les embarras de Caron, le nautonier des enfers, car une telle dépopulation doit lui donner de la besogne ; puis les prodiges qui accompagnent la peste, puis les différents symptômes ou aspects de la maladie, langueur des membres, rougeur du visage, immobilité du regard, bourdonnements d’oreilles, saignements du nez, gémissements des entrailles, borborygmes, rien n’y manque. Estimable chœur ! qui conserve assez de sang-froid au milieu de toutes ces funérailles pour faire des jeux de style et de l’esprit de mots imperturbable ; qui ne trouve pas une larme à verser, pas une prière à adresser aux dieux ; qui seul est sain de corps, sinon d’esprit, dans ce peuple mourant, dans cette ville infortunée dont les sept portes ne sont pas assez larges pour le passage des convois funèbres (v. 130). Ne cherchez pas là d’exposition. Qu’est-ce qu’Œdipe ? d’où vient Œdipe ? que nous veut Œdipe ? Un art quelque peu dramatique mettrait le spectateur au courant de toutes ces choses ; mais il n’y a pas d’art dramatique ici, et l’exposition ne servirait à rien. Le sujet d’Œdipe est un thème de déclamation ; Sénèque se dispense de tout préliminaire ; son auditoire en sait là-dessus autant qu’il est besoin pour l’espèce d’effet qu’il recherche. Nous assistons à une lecture, et point à un drame joué.

Créon arrive de Delphes, où il est allé consulter l’oracle d’Apollon[1]. Œdipe lui demande ce qu’a dit l’oracle. Créon répond par une description du temple d’Apollon, des lauriers qui s’agitent, de la fontaine Castalie qui s’arrête tout court, du trouble qu’il a éprouvé lui-même ; après quoi il en vient à l’oracle. Cet oracle est double comme tous les oracles ; il désigne obscurément que le meurtrier de Laïus est un étranger, lequel doit rentrer un jour dans le sein de sa mère. Ces dernières paroles glissent sur Œdipe, lui qui tout à l’heure parlait avec effroi de l’inceste dont il a été menacé par les destins. Il ne trouve pas étrange qu’un homme ait commis le même crime qui est suspendu sur sa tête ; mais il songe à son rôle de roi qui l’oblige à pourvoir à la sûreté de la royauté, et il appelle tous les maux et tous les supplices sur le meurtrier de Laïus. Cependant sa curiosité est légèrement excitée. Où donc Laïus a-t-il été tué ? demande-t-il. — Belle occasion, pour Créon, d’une nouvelle description. Il décrit donc les riches vignobles de la Phocide, et la pente si molle du Parnasse, et tous ces petits ruisseaux qui arrosent la vallée du côté de l’Attique, le tout pour en arriver aux trois routes. Le mot redoutable des trois routes, qui, dans le drame grec, secouera l’âme d’Œdipe, ne dérange même pas l’Œdipe de Sénèque. Il écoute patiemment la description de Créon, comme pourrait faire l’auditoire de Sénèque, quand surviennent Tirésias et Manto sa fille, lesquels, à ce qu’il semble, ont dirigé leur promenade vers le palais d’Œdipe.

Puisque voilà, Tirésias, remarque Œdipe, il convient que nous le consultions sur le criminel désigné par l’oracle. Tirésias répond que des deux moyens d’arracher la vérité aux dieux, il choisira le moins fatigant pour lui, vieux et cassé. En effet, ou bien le devin se soumettait à toute la fatigue du vaticinium, c’est-à-dire donnait entrée au dieu dans sa poitrine, au prix de tous les accidents physiques résultant de cette cohabitation momentanée de l’homme et de la divinité ; ou bien il usait de l’intermédiaire des bêtes. Faites donc avancer vers l’autel un taureau blanc, demande le vieillard à quelqu’un, peut-être à des sacrificateurs qui l’ont accompagné. Sa fille Manto lui dit qu’une grasse victime est debout devant l’autel. Vont-ils l’égorger, bons dieux ! oui, et, après l’avoir égorgée, ils en feront l’anatomie : écoutez.

C’est Manto qui sacrifie pour son père aveugle, par procuration. Déjà l’encens fume, la flamme brille : Va-t-elle droit au ciel ? demande Tirésias ; est-elle vive et éclatante, ou bien se dissipe-t-elle en tourbillons de fumée ? — Manto ne peut lui dire de quelle couleur est cette flamme ; elle flotte entre le ton rouge du sang, et le ton grisâtre de la fumée. Mais voilà qu’elle se divise tout à coup en deux flammes bien distinctes ; la discorde est entre elles deux (discors favilla) ; elles paraissent s’attaquer et se combattre. Première description par demandes et par réponses.

Seconde description. On immole un bœuf et une génisse. — Souffrent-ils paisiblement les attouchements préparatoires des sacrificateurs ? — Non. Le taureau, tourné vers l’orient, a eu peur du jour et de la lumière du soleil. — Tous deux tombent-ils à terre du premier coup ? — La génisse, oui ; et même elle va au-devant du fer, et s’en revêt, comme dit le poète, fort applaudi pour cette expression neuve (semet induit) ; mais le taureau ne succombe qu’après deux coups, et rend le sang par les yeux. — Maintenant, qu’est-ce que cette flamme double, qu’est-ce que ce taureau, qu’est-ce que cette génisse ? Les deux flammes sont Étéocle et Polynice en guerre l’un contre l’autre. Le taureau, c’est Œdipe pleurant du sang, et achevant dans la plus horrible cécité sa misérable vie. La génisse, c’est Jocaste se donnant la mort.

Voilà le beau des littératures de décadence ; le beau d’une tuerie, le beau d’un abattoir : voilà l’érudition des littératures de décadence ; un cours complet de pyromancie, de capnonnancie, d’hiéroscopie. Et c’est une jeune fille de la Grèce qui le fait l Le prêtre du drame antique livrait à la flamme la chair de la victime, et ne l’étalait pas toute pantelante sur le seuil des temples. Le spectateur ne voyait du sacrifice que les fleurs, les bandelettes et les vaporeuses exhalaisons des autels. Avec Sénèque, nous en avons la cuisine. Maintenant il s’agit de la partie la plus scabreuse de l’énigme. Il faut trouver un inceste dans les entrailles de la génisse. La jeune Manto y plonge les yeux et les mains ; elle y constate un renversement des lois de la nature, elle y voit un germe doublement monstrueux, puisque ce germe se trouve dans le ventre d’une génisse (innuptœ), et qu’il n’y est pas à sa place naturelle. Fous croiriez entendre une apprentie sage-femme parlant d’un cas grave en matière d’accouchement, avec toute la liberté des mots techniques.

Malgré le tour de force que vient de faire Sénèque, pour traduire à ses amis la destinée d’Œdipe et de sa famille en énigmes hiéroscopiques, Tirésias ne se trouve pas suffisamment éclairé ; il se dispose donc à évoquer tous les morts du Tartare, et. Laïus lui-même, pour le faire parler. Œdipe prie Créon, comme étant le premier du royaume après lui, d’assister à la séance de nécromancie que va donner Tirésias. Le vieillard sort avec sa fille et Créon, après avoir invité le chœur à chanter, pendant la cérémonie, les louanges de Bacchus ; ce à quoi l’on ne s’attendait guère.

Ce chant est toute l’histoire de Bacchus, avec force descriptions, et force érudition mythologique. La poésie en est aisée, harmonieuse, mais trop chargée d’épithètes. En voici le début, qui a de la grâce et du mouvement : Ô toi qui couronnes de pampre mobile ta chevelure flottante ; toi dont les bras délicats sont armés du thyrse de Nysa, Bacchus, honneur du ciel, entends les vœux que la noble Thèbes, ta ville de prédilection, t’adresse en suppliante. Détourne vers nous ta tête gracieuse comme celle d’une vierge ; que ton visage, brillant comme une étoile, dissipe ces nuages qui nous couvrent, et apaise les tristes menaces de l’Érèbe et l’avidité du destin ! Comme les fleurs printanières qui sont mêlées à ta chevelure, comme cette mitre tyrienne et cette couronne de lierre chargée de grappes relèvent la beauté de ton front ! Comme il te sied bien de laisser flotter  au hasard tes cheveux, ou bien de les ramener par un nœud sur ta tête ! (v. 403.)

Créon vient rendre compte à Œdipe des opérations de Tirésias[2]. Mais comme il n’a que des choses fort désagréables à dire au roi, il hésite, il refuse de s’expliquer. De là, échange de sentences déclamatoires entre Œdipe et Créon. Créon soutient qu’il y a des vérités qu’il faut taire, des maux qu’il ne faut pas guérir, quand on ne peut y appliquer que de honteux remèdes ; Œdipe parle des inconvénients, de l’ignorance, mais il appuie ses sentences abstraites de menaces positives. Tout ce dialogue est court, mais n’est point pressé ; les hommes de Sénèque ne savent comment tenir la conversation ; quand ils ne déclament ni ne décrivent, ils n’ont rien à dire. Aussi Créon se hâte-t-il d’arriver à une description, moins, en vérité, parce qu’Œdipe l’y contraint que parce que la conversation cesserait si la description ne venait à son secours.

La description de Créon est une vraie déclamation poétique, telle que les rhéteurs en devaient donner la matière à leurs élèves. Voici comment je suppose que cette matière pouvait être rédigée :

1° Vous peindrez le lieu de l’évocation infernale. Ce sera une forêt sombre. Au milieu de la forêt s’élèvera un vieux chêne ; vous peindrez ce roi de la forêt. C’est sous son feuillage que Tirésias évoquera les ombres.

2° Vous décrirez l’extérieur, les cheveux blancs, la démarche, le costume sacerdotal du vieillard.

3° Vous direz quelles sont les cérémonies préparatoires en pareil cas ; les libations de vin et de lait, les paroles magiques, l’immolation des victimes, etc.

4° Vous ferez la peinture des bouleversements qui suivent l’évocation, tels que : aboiements de la meute infernale, ébranlement du sol, affaissement de la forêt, longs craquements des chênes, etc.

5° Vous énumérerez les divinités infernales évoquées par l’art tout-puissant de Tirésias, et vous ferez comparaître toutes les ombres en présence du devin.

6° Nous montrerez Laïus résistant longtemps à l’appel du vieux prêtre, honteux de lui, se cachant derrière les autres ombres, jusqu’à ce qu’une der-ni ère et impérieuse parole du devin l’ait forcé de produire son visage. Fous lui ferez tenir un discours amer, dans lequel il éclatera en indignation contre Œdipe, sans pourtant le nommer.

Telle est la matière développée par Sénèque. Il a mis dans la forêt sombre des cyprès, des chênes, des lauriers, des tilleuls, des aulnes, des pins, chaque arbre avec une épithète qualificative qui exprime soit sa couleur, soit ses propriétés, soit l’usage qu’on en fait. Il a décrit le vieux chêne avec luxe ; mais il a ajouté, de son invention, une source d’eau croupissante, que l’arbre couvre de son feuillage. Il a fait de Tirésias un fantôme vêtu de deuil des pieds à la tête. Il a peint les accidents de toute nature qui accompagnent les évocations ; il a énuméré les dieux infernaux, puis les morts de quelque renom ; il a ajouté à la matière un portrait : de Laïus dont les membres ruissellent de sang, et dont la chevelure est sale et mal peignée ; enfin, il l’a fait parler d’une bouche furieuse (ore rabido) ; renchérissant sur la donnée de la matière, et la développant par l’amplification.

Que fait Œdipe pendant les cent cinquante vers de Créon ? Il fait comme pouvait faire l’auditoire de Sénèque ; il écoute patiemment ; il n’interrompt Créon, ni à sa description de la foret, ni à sa description de Tirésias, ni à sa description des cérémonies préparatoires, ni à sa description de Laïus ; il sait que Créon a l’habitude de décrire ; qu’avec lui on n’en vient au fait que quand tous les accessoires sont épuisés ; qu’en l’interrompant, il reculerait encore les véritables explications. Il se résigne donc, et attend la fin. Mais quand son beau-frère s’est tu, il proteste. Ce ne peut pas être lui, Oedipe, que Laïus a désigné ; il n’a pas tué son père, puisque Polybe est en vie ; il n’est pas le mari incestueux de sa mère, puisque Mérope est toujours l’épouse de Polybe. Tirésias a donc menti. Nul doute, Tirésias et Créon s’entendent pour lui ôter sa couronne.

Créon se défend de ce prétendu complot. Lui, le frère de Jocaste, le premier prince du sang, qui a les douceurs de la royauté, sans en avoir les charges ; lui dont le palais est toujours rempli de citoyens ; lui qui a un beau train de maison, une table richement servie (cultus, opulente dapes), lui, Créon, conspirer ! Œdipe réplique par des sentences. Le chemin le plus sûr pour celui qui veut régner, c’est de faire l’éloge des situations modestes, et de parler du repos et du sommeil. Souvent l’ambitieux inquiet feint la tranquillité. (v. 682.)

Créon oppose à ces sentences des sentences sur les haines que la tyrannie enfante, et sur les craintes de celui qui se fait craindre. Oedipe impatienté le fait enfermer dans une caverne de pierre (saxeo specu). C’est la raison finale des tyrans.

Ce chœur attribue les maux de Thèbes à une vieille colère des dieux. Depuis l’arrivée de Cadmus dans ce pays, Thèbes n’a éprouvé que des malheurs. - Description de ces malheurs : 1° le dragon ailé dont les dents produisent des hommes armés qui s’entre-détruisent ; 2° le combat de ces hommes ; 3° la métamorphose d’Actéon, petit-fils de Cadmus, en cerf. Ce dernier tableau est agréable ; les traits en sont jolis, quoique marqués d’une certaine mignardise, la seule grâce des poésies de décadence. Que dire des destins du petit-fils de Cadmus, quand les cornes vivaces d’un cerf couvrirent son front d’une étrange ramure, et que ses chiens se mirent à poursuivre leur maître ? L’agile Actéon s’enfuit à travers les forêts et les montagnes ; plus rapide comme cerf que comme chasseur, il franchit les déserts et les rochers, ayant peur de la plume soulevée par les zéphyrs, et évitant les rêts qu’il avait tendus ; jusqu’à ce qu’arrivé sur le bord du ruisseau paisible où la déesse trop farouche avait baigné son beau corps de vierge, il vit ses cornes et sa face de bête fauve. (v. 754.)

Œdipe, revenu de sa colère contre Créon, a interrogé ses souvenirs. Sa conscience ne lui reproche rien ; mais sa mémoire lui rappelle qu’il a tué un vieillard dans les champs de la Phocide, à l’endroit des trois routes. Il questionne Jocaste sur l’âge de Laïus, l’époque de sa mort, les circonstances de son voyage. Du reste, il a protesté d’avance de son innocence, mais en stoïcien, bien plus qu’en homme de la fatalité. Sous la monarchie des Labdacides, au temps où l’on croyait plus aux oracles qu’à sa conscience, Œdipe craint trop les dieux pour oser se dire innocent malgré eux ; sa conscience ne lui est d’aucun secours contre ces terreurs : mais du temps de Sénèque, Œdipe, philosophe et stoïcien, s’est corrigé des préjugés de l’Œdipe grec ; il met sa conscience au-dessus des dieux.

Les dieux du ciel et de l’enfer s’accordent à m’accuser du meurtre de Laïus ; mais mon cœur est innocent ; il se connaît mieux que ne le connaissent les dieux, et il nie le crime. (v. 765.)

Du reste, les vers sont beaux. Ils sont du même temps, et on peut dire de la même famille que celui de Lucain :

Les dieux ont été pour le vainqueur ; mais les vaincus ont eu pour eux Caton. (Phars. I, v. 128.)

On peut passer à un faiseur de drames de négliger la vérité locale, quand la vérité universelle en profite. On blâme les héros de Sénèque, non parce qu’ils sont faux au point de vue de leur époque, mais parce qu’ils ne seraient vrais au point de vue d’aucune époque. S’ils n’étaient que philosophes et moralistes, on changerait leurs noms, et on lirait avec respect leurs sentences ; mais ils sont les exagérés d’une certaine secte, et les dupes d’une certaine morale, et, de plus, grands déclamateurs et faiseurs de descriptions. Aussi les trouve-t-on insupportables.

Pendant qu’Œdipe se fait raconter par Jocaste les circonstances qui ont accompagné le meurtre de Laïus, arrive un vieillard de Corinthe qui apprend aux deux époux la mort de Polybe, et invite Œdipe, au nom du peuple corinthien, à venir prendre possession du trône resté vacant. Œdipe ne veut pas aller à Corinthe : car s’il vient d’échapper au parricide, doit-il s’exposer à l’inceste ? Mérope vit encore. - Le vieillard lui apprend qu’il n’est pas le fils de Mérope et de Polybe. - De qui donc est-il né ? — C’est moi, dit le vieillard, qui vous ai reçu enfant des mains d’un pâtre de Laïus. — Ce pâtre est appelé, c’est Phorbas. Les deux vieillards se reconnaissent. Mais Phorbas ne veut rien dire. Œdipe le menace du feu : Qui suis-je ? s’écrie-t-il ; quel père m’a engendré ? Quelle mère m’a porté dans son sein ?Tu es l’enfant de ta femme, répond Phorbas. (v. 866.)

Alors Œdipe appelle sur sa tête déshonorée la vengeance des hommes et des dieux. Le stoïcien redevient l’homme du destin. Les souvenirs de l’art grec inspirent de beaux cris de douleur à Sénèque : Que les pères et les fils plongent le fer dans mon sein ; que les femmes et les frères s’arment contre moi ; que mon peuple malade lance sur moi la flamine arrachée aux bûchers ! Me voilà devenu l’opprobre de cet âge, l’objet des haines divines, l’homme en qui les plus saintes lois ont été détruites ; digne de mort dès le jour où je suis né ! (v. 372.)

Au reste, tout cet acte est imité du grec. Les interrogatoires sont presque les mêmes ; et, sauf quelques sentences fort alambiquées que le poète latin met dans la bouche du vieillard de Corinthe, le dialogue est naturel et souvent énergique. Il faut dire encore que cet acte est sans description ; Œdipe, parlant de son aventure à l’endroit des trois routes, s’est borné à quelques vers, peut-être parce que Créon a déjà fort longuement décrit les localités. Toutefois, comme il restait assez de détails connus d’Œdipe seul, pour donner matière à un récit, il faut savoir gré à Sénèque de s’en être abstenu, et de n’avoir pas refait le beau récit de Sophocle. Mais qui oserait dire que Sénèque fût aussi content de cet acte-là que des autres ?

Pour moi, je doute fort qu’un acte sans description ait paru aux amis de Sénèque suffisamment nourri ; et je crois volontiers que le morceau le plus goûté dut être ce petit chœur de la fin, en tout petits vers spirituels, sur l’inconvénient des hautes fortunes, et l’avantage de se tenir dans le milieu ; banalité philosophique prouvée par l’exemple ou plutôt par la description des aventures de Dédale et d’Icare, celui-ci tombant dans la mer pour s’être trop approché du soleil, celui-là se tenant à mi-chemin des nuages. Mais le début en est poétique. Si j’étais maître de me faire une destinée à ma guise, je voudrais un léger zéphyr pour enfler une voile, et non pas un vent violent qui ébranlât les antennes. Je voudrais voir mon vaisseau voguer sans péril au gré d’un souffle doux et modéré, qui ne fît pas pencher ses flancs sur les ondes. Je voudrais mener une vie sûre et tranquille dans un chemin intermédiaire. (v. 882.)

Mais que cette petite poésie élégiaque nous met loin de la peste qui ravage Thèbes, et des épouvantables malheurs d’Œdipe ! Quel moment bien choisi pour monter la lyre au ton de l’idylle de Moschus !

Un messager vient annoncer comment Œdipe s’est arraché les yeux[3]. Le malheureux a d’abord rugi comme un lion de Libye ; tout couvert de sueur et d’écume, il a proféré d’horribles menaces ; ensuite il a délibéré de quelle mort il devait mourir. Après avoir hésité entre le fer et la flamme, après avoir demandé un tigre ou un vautour pour déchirer ses entrailles, il a trouvé que ce n’était pas assez de mourir, quelle que fût la façon ; qu’il ne pouvait pas être assez puni pour tous ses crimes ; que la nature ayant changé ses lois pour le faire criminel, il fallait qu’il innovât en matière de supplices ; enfin, il s’est décidé pour une espèce de fin qui ne fût ni tout à fait la mort, ni tout à fait la vie, mais qui fit honneur à la sagacité d’un devineur d’énigmes, et il s’est arraché les yeux. Le messager consacre quinze vers à décrire cette opération, dont les détails sont dégoûtants. Dans la décadence romaine, de telles horreurs ne sont qu’en récit ; dans d’autres décadences, elles sont en action. J’aime encore mieux l’art qui me les fait lire, que l’art qui me les fait voir.

Le chœur, qui aperçoit Œdipe souillé de sang, et, à la place de ses yeux, deux trous creusés avec ses ongles, reconnaît la main de fer de la destinée, et déclare que nul n’y peut échapper. C’est un morceau de philosophie fait à froid ; mais enfin il est dans la situation[4].

Tout à coup Jocaste arrivé. Quelle témérité de mettre en présence l’un de l’autre l’incestueux et sa mère, et que vont-ils se dire ? L’art grec avait éludé cette difficulté ; il retirait Jocaste de la scène pour la faire mourir sans bruit ; il ne croyait pas que ces deux êtres, frappés par les dieux, pussent échanger une parole qui ne fût une souillure. Sénèque n’a pas eu peur de ce qui avait effarouché l’art grec, et, aux grands applaudissements de ses amis, il a ménagé une dernière entrevue entre Œdipe et sa mère, qui est sa femme. Ou cette entrevue sera sublime, ou elle sera ridicule. On en va juger.

Le chœur voit venir Jocaste, furieuse comme Agave ; ses maux lui ont ôté sa pudeur ; elle s’arrête à l’aspect d’Œdipe mutilé ; sa voix hésite dans sa bouche. Pourquoi cette hésitation ? C’est qu’il s’agit pour elle d’un travail d’esprit assez compliqué ; il s’agit de savoir quel nom elle doit donner à l’homme qui est là devant elle. Dira-t-elle : Mon fils ? Œdipe entend ce mot. Qui me rend mes yeux ? s’écrie-t-il. Hélas ! hélas ! c’est la voix de ma mère. (v. 1013.)

Œdipe sent bien que deux êtres souillés comme Jocaste et lui ne doivent plus se rencontrer, et il fait la critique de Sénèque, en demandant que la mer et tous ses abîmes, que la terre et toutes ses profondeurs le séparent de cette femme.

Jocaste se choque de ce scrupule. C’est la faute du Destin, dit-elle ; le Destin ne peut pas faire un coupable. (v. 1019.)

Elle a raison. Mais alors pourquoi se tuer ? Elle se tue, en effet, donnant un démenti immédiat à cette bravade stoïcienne. Seulement, comme Œdipe, elle ne sait où elle doit se frapper, si c’est à la gorge ou au cœur ; elle se décide pour le ventre, pour ce ventre qui a porté son mari et son fils. (v. 1039.)

Voilà tout l’effet qu’a tiré Sénèque de cette entrevue. Jocaste ne sait quel nom donner à Œdipe, ni quel genre de mort choisir, et elle commet la grossière contradiction de se proclamer innocente et de se tuer. Œdipe s’en tire un peu plus convenablement, car il demande une séparation complète et éternelle ; et entendant cette raisonneuse qui fait l’esprit fort, ait lieu de mourir de bonne grâce, il la prie de ne plus ajouter un mot et d’épargner ses oreilles. (v. 1020.)

Quand tout est fini, Œdipe accuse Apollon de ses malheurs, et s’exhorte, dans une apostrophe qu’il s’adresse à lui-même, à sortir du territoire thébain. Il fait deux pas en avant ; mais au troisième : Arrête-toi, se dit-il, de peur de te heurter contre ta mère. (v. 1051.)

Ayant tourné l’obstacle, il invite tous les malades de Thèbes à relever la tête et à respirer un air que ne souillera plus sa présence. Par un reste de sollicitude royale, il recommande à ceux qui l’entourent dé porter vite des secours aux malades désespérés. Enfin, il sort, emmenant avec lui tous les fléaux qui désolaient Thèbes, le frisson, la maigreur, la peste, la douleur convulsive ; — et c’est tout.

Le chœur ne dit rien, et la lecture en finit là. Les amis de Sénèque trouvent sa pièce fort supérieure à celle de Sophocle.

Nous allons comparer.

 

II. Œdipe-Roi de Sophocle.

Recueillons-nous ici, comme on se recueillait au théâtre d’Athènes, quand on y représentait l’Œdipe-Roi ; car voici une œuvre de foi et de génie ! La religion et la poésie de la Grèce pouvaient s’honorer également de l’Œdipe-Roi ; celle-ci, comme d’une tradition pure des vieux âges ; celle-là, comme d’une œuvre où le noble visage de l’homme d’Homère n’était pas encore grimaçant, comme il l’est dans Sénèque. Au temps de Sophocle, le génie n’a pas encore rompu avec la foi populaire ; au temps de Sénèque, le génie, s’il y en a, rit des croyances, ou bien fait avec elles une paix de mensonge, pour ne pas se brouiller avec les puissances. Mais c’est alors que les grandes inspirations se retirent des livres, pour faire place à l’esprit, cette dernière et stérile forme de, l’intelligence humaine avant la barbarie et la confusion des langues ; l’esprit, qui se charge de mener les, funérailles des plus grandes littératures. Aussi je ne sache pas de plus vives jouissances pour un homme quelquefois mal à l’aise avec peux de son temps, que ce retour studieux vers les grandes époques d’unité religieuse et littéraire, dont l’Œdipe-Roi de Sophocle est la plus complète expression.

L’Œdipe-Roi appartient à cette ère de la Grèce, dont Montesquieu a dit que jamais, en aucun pays du monde, les grands hommes ne vinrent si vite et en aussi grande quantité. Il y a là ce qui change et ce qui ne change pas ; ce qui est d’un temps et d’un pays, et ce qui est de tous les temps et de tous les pays ; ce qui fait que la création d’un homme de génie est tout à la fois la propriété d’un peuple et la propriété du genre humain. Aujourd’hui même que nous ne comprenons guère plus le fatalisme dés Grecs que l’appareil de leur scène, nous pouvons toujours séparer l’homme de la nature, de l’homme fatal que leur religion immiséricordieuse va frapper dans l’Œdipe-Roi, qu’elle saisira tout entier, lui, sa conscience, sa volonté, sa responsabilité. Mais le poète abandonnera à cette religion le tyran incestueux et tout-puissant sur la terre, car le poète est plein de respect pour la légende et les croyances nationales. Il gardera pour lui et pour l’humanité le type éternel et inaliénable de l’homme bon, plein d’infirmités, de larmes et de mélancolie. Il aura fait tout à la fois une œuvre locale et universelle.

Thèbes est ravagée par la peste : les peuples périssent, et nul ne sait pourquoi les dieux sévissent coutre les enfants de Cadmus. C’est pour cela qu’ils se sont assemblés devant le palais d’Œdipe, portant dans leurs mains des rameaux d’olivier ; et implorant l’aide de celui qui, après les dieux, a la science et la puissance. Je ne sais pas jusqu’à quel point le mécanisme scénique à Athènes était favorable aux illusions théâtrales, mais il est à croire que pour des imaginations athéniennes, ce devait être un magnifique spectacle que ce peuple malade, prosterné devant l’antique demeure de ses rois, que cette ville pleine d’encens, de gémissements, d’hymnes pieux, ces fronts d’enfants, de jeunes gens et de vieillards chargés de bandelettes et de guirlandes ; dans le lointain, les deux temples de Pallas et l’autel d’Apollon, environnés d’une foule suppliante. et, sur le seuil du palais, le roi de la vieille ère monarchique sortant pour visiter ses peuples, toucher leurs plaies, et aviser dans sa sagesse aux moyens d’avoir enfin la paix avec les dieux ! Qui sait s’il ne s’est pas perdu, parmi tant d’autres belles choses, dans tous les saccagements de la Grèce, quelque bas-relief représentant cette peinture écrite de la main de Sophocle ?

A côté d’Œdipe qui représente ici les pouvoirs bienfaisants et le prestige immense de la royauté, apparaît sur le même plan la figure du vieux prêtre de. Jupiter. Il est entouré de sacrificateurs, comme lui vieillis au service des dieux. Les peuples, couchés dans la poudre des temples, l’ont chargé de faire monter le cri de leurs douleurs jusqu’aux oreilles de la majesté invisible et immortelle de Jupiter, et de la majesté visible et mortelle d’Œdipe. Ce cri est arrivé jusqu’au cœur du roi. Il invite le vieux prêtre à parler.

L’esclave du dieu a ses franchises avec les rois ; il montre à Œdipe tous ces malades délaissés des dieux, et cette belle Thèbes, la ville aux sept portes, qui s’est donnée à lui pour une énigme, abîmée dans la maladie, et ne pouvant plus lever la tête au-dessus de cette mer de sang. Le vieux prêtre lui fait une peinture courte et mélancolique de la peste qui ravage Thèbes. Son langage est plein d’images prises aux sources religieuses. La peste, c’est un dieu ennemi. Le noir Pluton s’enrichit de nos pleurs et de nos gémissements. La description est brève et sommaire ; Sophocle a du goût, et une action à faire marcher. Le goût, dans l’homme de génie, c’est la force et la fécondité qui se modèrent ; le génie, ce n’est pas seulement ce qui produit, mais encore ce qui choisit.

Le prêtre de Jupiter est plein de déférence pour ce roi devineur d’énigmes, que sa sagesse et sa science et l’insigne faveur des dieux ont fait pasteur des peuples. Il lui rappelle, dans un langage simple et grave, ses devoirs de roi, et comment Thèbes attend une seconde fois sa délivrance, de l’homme en qui la sagesse n’est point venue des hommes, mais des dieux. Et cette espèce de supplication collective adressée par le prêtre au nom d’une multitude souffrante, cet appel aux vertus bienfaisantes de la royauté, où respirent tout l’amour et toute la foi monarchique de ces premiers âges, se termine par la raison d’État, la raison politique exprimée par cette simple image, qu’un beau royaume sans sujets est aussi inutile à un roi qu’une forteresse sans soldats, et un vaisseau sans matelots[5].

Mais Œdipe n’a point manqué à ses devoirs. Le chef de l’État, dont Homère a dit qu’il n’est pas bon qu’il dorme toute la nuit, n’a point attendu que les cris de son peuple vinssent l’éveiller sur son chevet. Quoique sain de corps et d’esprit, il est plus malade que ses enfants ; car tout le poids des douleurs publiques retombe sur sa tête royale : il a ses maux et ceux de son peuple à supporter. Œdipe a eu recours au seul moyen de guérison que les dieux eux-mêmes ont indiqué à l’impuissance humaine. Il s’est adressé aux oracles. Par son ordre, Créon est allé à Delphes : on attend son retour et la réponse du dieu.

Créon arrive, la tête couronnée de laurier, ce qui était de bon augure. La réponse de Créon est ambiguë ; il craint de s’expliquer devant le peuple. Le roi insiste, et Créon parle ; l’oracle est connu : il s’agit de l’expiation du meurtre de Laïus, et de le recherche du meurtrier. Œdipe prend la chose à cœur, en roi pieux et politique, qui doit tout à la fois, par la punition de l’assassin, satisfaire à la justice divine et pourvoir à la sûreté de la personne royale. Le meurtrier, dit-il, quelqu’il soit, voudrait peut-être porter aussi sur moi une main homicide ; ainsi, venger Laïus, c’est me servir moi-même[6]. Paroles terribles, et dont la bonne foi fait frémir ! L’heure est déjà venue pour le poète d’abandonner la glorieuse et éphémère royauté d’Œdipe au dieu aveugle qui la lui demande. Le dieu la lui rendra aveugle aussi et découronnée, mais aussi plus humaine en quelque sorte, et nous touchant de plus près par son douloureux abaissement.

Les chants du chœur répondent à l’effet simple et profond de ces belles scènes. Les vieillards thébains prient les trois divinités qui protègent les hommes, contre tous les maux, Apollon, Diane, Minerve, la fille d’or de Jupiter[7], de combattre la peste, ce dieu ignominieux, au souffle empoisonné, ce faux Mars, qui est venu, sans glaive et sans bouclier, frapper le peuple thébain. Venez tous, ô dieux, s’écrie le chœur, car je suis accablé de maux sans nombre, et je ne sais plus quel conseil donner qui puisse guérir personne. Tous les fruits de cette terre illustre périssent ; les femmes n’enfantent plus dans le travail de Lucine... La plaine est jonchée de cadavres qui ne sont pleurés de personne. Les femmes et les mères en cheveux blancs, prosternées çà et là devant les autels dressés sur le rivage, poussent des gémissements, et demandent la fin de nos maux[8].... Ce chœur, c’est la prière de la cité malade, rejetée par les dieux comme une souillure ; c’est une hymne de mort chantée par des vieillards. La poésie descendue des cieux dans les livres d’Homère, y remonte, dans les chœurs de Sophocle, plus parée et plus savante, mais toujours simple. Euripide la fera philosophique et paradoxale.

Pendant que le chœur chante[9], le roi, justicier des dieux, est là debout, au milieu de ses peuples, hésitant sur l’oracle, et troublé tout à coup dans sa haute fortune par ces quelques mots de la prêtresse, de Delphes : Il faut chercher et punir le meurtrier de Laïus. Le voilà sous la main du pouvoir supérieur et invisible, qui lui jettera aussi, comme le, Sphinx, son énigme à deviner, sous peine de ; mort : mais au moins le monstre de la Béotie offrait aux passants un défi loyal. Le dieu Destin est un dieu déloyal : il dévore même ceux qui ont deviné l’énigme !

La voix grave des vieillards de Thèbes a cessé de se faire entendre ; mais elle n’est point arrivée jusqu’aux dieux. Les dieux n’ont point à intervenir dans les affaires du dieu Destin. Les peuples font silence : Œdipe sort de ses méditations pour procéder à la recherche demandée par l’oracle. Le roi, porteur du sceptre, représente toutes les justices de la terre : il est de plus prêtre, et, en cette qua-. lité, les pouvoirs de l’excommunication lui ont été, délégués par les dieux. Tant qu’Œdipe n’est, que juge, sa parole est sévère, impérative, royale ; mais elle n’a point encore les formes consacrées qu’elle va prendre dans l’excommunication. Le roi-juge ordonne au coupable de se déclarer ; il le fait, par insinuation, afin d’amener des aveux volontaires : puis, après une pause effrayante, il se recueille et s’enveloppe de son caractère de prêtre, pour menacer de plus haut au nom d’une justice, sans pitié, sans clémence, de la justice divine. Alors, il prononce l’anathème dans toute la majesté de la formule religieuse ; et c’est un moment de profonde terreur que celui où le roi incestueux, pauvre jouet du dieu aveugle, prononce lui-même sa sentence et court au-devant de l’inévitable, άφυκτον.

L’anathème est lancé : point de réponse de la part des peuples. Le chœur, gui parle ici au nom de tous, répond qu’il se soumet à la malédiction, mais qu’il n’a pas de coupable à dénoncer ; et cependant l’action presse : le Destin crie à Œdipe : Marche, marche ! Les dieux savent sans doute ce que les hommes ignorent ; qu’on appelle le vieux Tirésias ; tout aveugle qu’il est, Tirésias connaît plus de choses que les plus clairvoyants. On amène le devin.

Nous sommes en présence des deux hommes qui représentent, aux yeux de ces peuples simples et religieux, l’autorité, la religion, la science et la sagesse. L’un est le roi ; il a le sceptre, attribut symbolique de la puissance matérielle ; c’est avec ce bois sans écorce et sans feuilles, comme dit Homère, que le roi Ulysse frappait les épaules de Thersite.

L’autre est l’esclave des dieux, plus puissant quelquefois que le maître des hommes. Le roi ne peut pas frapper le devin de son bâton ; car le saint vieillard tendrait ses mains vers les dieux, comme il fait dans Homère, et leur demanderait secours et assistance contre les puissances de la terre. Le devin n’a pas dans la main le sceptre et le glaive ; mais il a une arme plus puissante dont il use pour garder de l’outrage ses cheveux blancs : il a la prière.

Tous deux, le roi et le devin, ont l’intelligence et la science ; tous deux sont devineurs d’énigmes ; mais les dieux ne donnent aux hommes, rois ou sujets, la connaissance des choses qu’à de rares intervalles, et par une faveur momentanée : l’homme des dieux l’a en tout temps ; elle est descendue du ciel en lui : les dieux l’ont fait aveugle afin qu’il fût plus avec eux qu’avec les hommes. Et pourtant il est homme par ses sens et par son corps : il a le sentiment des douleurs humaines, et, comme il prévoit le malheur d’autrui, il se dit malheureux de connaître. Placé sous la main du dieu qui lui délie la langue alors même qu’il veut se taire, il se plaint de son divin servage, et accepterait l’ignorance en échange de la science, s’il était possible que les dieux reprissent ce don fatal à ceux qui l’ont une fois reçu. Le roi et le devin, voilà les deux grandes figures de ce drame ; à la fin, elles prendront toutes les deux un caractère vraiment divin, alors que le malheur aura fait du. roi un homme aussi saint que le prêtre, et qu’il ne nous sera plus possible de séparer ces deux têtes sublimes frappées de cécité par les dieux.

La scène entre le devin et le roi est vraiment biblique ; on la croirait empruntée au livre des Rois, à cause de sa magnifique simplicité. Après tout, il n’y a pas bien loin de la légende grecque à la légende hébraïque. La Grèce était, comme la Judée, la terre des prophètes errants et aveugles. Comme dans la Bible, le roi a fait mander l’homme de Dieu, afin de savoir par lui la vérité. L’homme de Dieu ne peut pas mentir, bien qu’il sache que la vérité déplaît à l’oreille des rois, et qu’il y a témérité aux faibles et aux vieillards à mal parler devant celui qui a le sceptre, le glaive et des soldats pour se faire obéir. Mais s’il craint cette fois de dire la vérité, ce n’est pas manque de courage, car il ne reconnaît pas pour son maître le maître des hommes, le roi ; c’est qu’il n’aime pas à prédire des malheurs ; c’est que les dieux l’ont rendu lui-même le plus malheureux des hommes, en lui donnant la connaissance de l’avenir, sans lui ôter son cœur d’homme.

Le vieux devin a, par anticipation, le sentiment de nos douleurs ; c’est à ce prix que les dieux vendent la science aux hommes : aussi voyez avec quel sublime entêtement il se refuse à dire la vérité. Le prophète tiendra sa langue enchaînée : il sera têtu comme la pierre, ou, pour parler comme Œdipe, qui l’injurie, il mettrait en colère les rochers[10] ; et le tyran, que la colère rendra violent et soupçonneux, ne comprendra pas ce silence plein de compassion de l’homme de Dieu. Renvoie-moi dans ma maison, lui dit le vieil aveugle. Mais un Dieu veut qu’il reste, et ce dieu, c’est le dieu Destin qui a changé le roi, naturellement doux et sage, en un tyran curieux, volontaire, insolent et vaniteux, afin qu’à force d’outrager le prophète, il l’obligeât à dire les choses que celui-ci voulait taire. C’est pitié de voir le peu de chemin qu’a fait ce drame dévorant, et le peu qui reste déjà de la belle et puissante royauté thébaine. Mais le poète a abaissé, le monarque pour élever le prêtre. L’esprit du dieu dans son serviteur est là aux prises avec l’entendement borné et passionné de l’homme : c’est le calme impassible du, prophète devant les petites colères, des têtes couronnées[11]. La vérité est en moi, dit le devin du paganisme. Ainsi parlaient les prophètes de la Judée.

Enfin les injures du tyran ont vaincu la longanimité du prêtre, et la vérité lui échappe, comme les anciens nous disent qu’elle échappait à la prophétesse de. Delphes, quand le dieu était entré dans cette faible femme. Ici encore, comme dans la Bible, le dieu remplit l’esprit du prophète d’images et de poésie : et cette poésie déborde et coule à flots de ses lèvres. Alors il ne prédit plus, il raconte ce qu’il voit et ce qu’il entend. Or, il voit errer, par les monts et les vallées, un mendiant aveugle, pauvre, de riche qu’il était, courbé sur un bâton, et marchant en tâtonnant, lui qui a porté la tête si haute. Ses enfants l’appellent leur frère ; sa femme l’appelle son fils. Quelqu’un se plaint et gémit là-bas, sur le Cythéron : Tirésias l’entend ; c’est encore cet homme. Il entend se, quereller et se maudire les enfants du même père : ce sont encore les enfants de cet homme. il entend les peuples de la Grèce se raconter des choses épouvantables : c’est encore de cet homme qu’ils s’entretiennent.

L’aveugle a parlé ; il dit, à son guide de le ramener à sa demeure, et le chœur chante.

A la façon lyrique et désordonnée dont il prélude tout d’abord, on dirait que l’esprit prophétique de Tirésias a passé aussi dans les graves vieillards de Thèbes. Eux aussi poursuivent de leurs malédictions le coupable, l’homme hors la loi, que Tirésias voit dans l’avenir. Mais bientôt cette exaltation se calme : les vieillards se mettent à réfléchir sur l’incertitude des choses. Le doute leur vient sur la vérité des prédictions et des prophéties. Sans doute il y a des hommes plus ou moins expérimentés ; mais nul n’a la science absolue, la science de Jupiter et d’Apollon. C’est pourquoi le chœur ne veut point voir un meurtrier dans celui qui força le Sphinx, la jeune fille ailée, à confesser sa science ; et d’ailleurs Œdipe est le fils de Polybe et point le fils de Laïus.

Nous croyons toucher à une péripétie : mais le devin a été traité d’imposteur, et chassé comme les prophètes de Jérusalem l’étaient par les rois. Qui châtiera donc ce roi despote et colère, qui maltraite ainsi le vieux serviteur d’Apollon ? Œdipe lui-même, lui que les dieux ont chargé tout à la fois de se chercher et de se punir !

Créon, le frère de Jocaste, vient se justifier devant les peuples[12]. Il sait que le roi l’accuse d’être d’intelligence avec le devin Tirésias pour lui ôter la couronne. Créon se défend avec noblesse et dignité. Le chœur, fidèle à son esprit de paix et de conciliation, excuse de son mieux Œdipe. D’ailleurs Créon s’adresse mal à lui pour avoir des explications : le chœur ne pénètre point dans les actions des puissants ; il a toute la discrétion et la réserve des tiers arbitres : il s’échauffe peu, se passionne peu ; il se contente de dire humblement ce qui lui semble bon. En conséquence, il renvoie Créon à Œdipe. Œdipe arrive en effet, et nous avons encore une querelle. La royauté thébaine se fait de plus en plus petite ; Œdipe n’est plus que l’usurpateur inquiet d’un petit État ; il voit partout des conspirations et des voleurs de royautés. Créon a l’avantage, parce que c’est un esprit maître de soi qui argumente contre un homme passionné. Sa défense est un vrai modèle de justification à l’usage des princes du sang exposés, par leur qualité d’héritiers présomptifs, à ce qu’on les accuse de ne pas attendre la réversibilité naturelle du trône. Aussi le chœur confesse-t-il qu’il a parlé sagement. Œdipe en conclut, lui, qu’il a mérité la mort.

Créon réplique. Le descendant de la vieille famille des rois thébains prétend ne pas faire toutes les volontés de ce roi d’élection. La dispute s’échauffe, et tout cela finit comme toute querelle entre le supérieur et l’inférieur, entre le fort et le faible. Le fort en appelle à la violence : le tyran lève le bâton et va frapper Créon. Tout à coup arrive une femme : c’est Jocaste. Elle reproche à son mari et à son frère l’inconvenance de ces querelles d’intérieur, au milieu des malheurs publics. Créon prend sa sœur à témoin des violences d’Œdipe. Œdipe persiste, dans ses brutales accusations : Jocaste, le chœur interviennent. Tout le drame s’anime un instant des petites passions humaines : le désordre est dans le palais : les peuples souffrent et les rois se querellent. Qui remettra donc la paix dans la maison d’Œdipe ? La religion, l’appel  aux dieux par le serment. Qui protégera le sujet contre le maître ? Le serment. Créon appelle les justices des enfers sur sa tête, s’il a prévariqué, et le tyran cède à la majesté des dieux, dont l’assermenté a pris une partie. Le chœur l’invite à respecter celui qui s’est fait grand, saint par le serment, et Œdipe pardonne.

. Le roi est resté avec Jocaste ; sa colère est tombée. C’est la dernière fois que les mauvaises passions des rois trouveront place dans ce cœur que toutes les douleurs humaines ensemble vont posséder tout entier. La grande et terrible enquête se poursuivra au milieu d’une terreur croissante. Il y aura cependant pour ces deux êtres, maudits des dieux et poussés par le Destin à se connaître l’un l’autre, de fugitifs instants où ils voudront s’étourdir dans leur haute fortune. D’abord la force morale sera en apparence du côté de la femme : mais cette force lui viendra de sa frivolité. Jocaste se croira maîtresse de l’âme terrifiée d’Œdipe ; et dans le fait, c’est Œdipe, c’est le Destin par la main d’Œdipe, qui la mènera. Car Œdipe a la soif de l’investigation, maladie des devineurs d’énigmes. Ainsi, Jocaste se moquera des oracles, et conseillera à son mari d’en faire autant ; Jocaste, femme légère, à l’esprit court, aux futiles raisons, Jocaste va se trouver entraînée à donner elle-même, sans le savoir, l’éveil aux épouvantables conjectures d’Œdipe.

Le sujet de la querelle entre Œdipe et Créon, quel est-il ? le meurtre de Laïus. Qui parle de ces choses ? Créon. De qui les tient-il ? de Tirésias. Qu’a dit Tirésias ? que le meurtrier, c’était Œdipe. Là-dessus Jocaste (dont le dieu mène évidemment la langue, tant elle met de légèreté à dire des choses graves) raconte, avec une insouciance qui fait frémir, comment Laïus éluda l’oracle d’Apollon en exposant son fils sur le Cythéron, et comment le même Laïus fut tué par des brigands à l’endroit des trois routes : elle dit tout cela pour prouver que les devins et autres gens de ce métier sont tous des imposteurs. Elle est ici fort leste et fort irréligieuse pour une femme ; mais tout cela s’adresse aux ministres d’Apollon, et point au dieu en personne elle a soin de le dire. Mais le coin du voile est levé ; ce mot : les trois routes, a secoué l’âme d’Œdipe. C’est la main de fer du dieu aveugle qui saisit le pauvre roi. C’est la puissante main de Minerve saisissant Achille par ses blonds cheveux, et le forçant à rengainer l’épée.

Ô Jupiter, que, veux-tu faire de moi ? s’écrie le malheureux Œdipe : et comme si le dieu lui criait en effet : Cherche, cherche, il presse Jocaste de questions, il écoute, il pense ; il se souvient, il prévoit, comme par un acte unique de son entendement : jamais ce devineur d’énigmes n’a deviné plus vite. Que lit-il donc dans le passé de si effrayant, et que se passe-t-il de si étrange sur son visage, que Jocaste ait déjà peur de le regarder ? Œdipe voit maintenant dans le passé comme le vieux Tirésias voit dans l’avenir. Il voit les trois routes de Jocaste qui sont les siennes, le Laïus de Jocaste qui est le sien, les cinq compagnons de voyage, le héraut, le char unique ; il voit tout ce qu’il a vu, et il pousse un de ces cris que tous les hélas du monde ne traduiront jamais :

Ah ! ah ! je vois clair dans tout cela !

Le drame est donc fini ? non, pas plus qu’après les prophéties de Tirésias. Œdipe a entrevu le passé ; il doit le voir, le toucher du doigt, le sentir. Il faut qu’en vertu de la loi de fer du drame, il passe par toutes les angoisses de cette douloureuse enquête. Le dieu Destin est un dieu méchant ; il ne tue pas d’un seul coup, il fait languir.

Lors du meurtre de Laïus, un des serviteurs de ce prince avait échappé seul au massacre. Œdipe demande s’il est dans le palais, et, s’il y est, qu’on le fasse venir. Jocaste dit que cet homme n’a pas voulu rester à Thèbes depuis la mort de son maître, et qu’il l’a suppliée en touchant sa main de l’envoyer aux champs garder les troupeaux, afin d’être, disait-il, le plus loin possible de cette ville. Elle le lui a permis, et elle a raison de dire qu’un tel serviteur méritait plus. En attendant qu’il arrive, Œdipe raconte à Jocaste son aventure des trois routes.

J’avais pour père Polybe le Corinthien, et pour mère Mérope la Dorienne. Je passais pour le premier des citoyens de la ville, lorsqu’il m’arriva une aventure faite pour me surprendre, peu digne pourtant des soucis qu’elle me causa. Un homme pris de vin m’appelle un jour à table enfant supposé de mon père Polybe ; outré de cet affront, j’eus peine à me contenir durant ce jour-là. Le lendemain, je vais trouver mon père Polybe et ma mère, et je me plains à eux. Ils furent fort courroucés contre celui qui avait tenu ce propos injurieux. Pour moi, je sentais combien je les aimais ; mais j’étais tourmenté en secret par ce propos qui s’était profondément gravé dans mon cœur. Je pars sans en dire mot à mon père et à ma mère, et je vais consulter l’oracle de Delphes. Apollon, interrogé, au lieu de répondre à mes demandes, m’annonça pour l’avenir des choses horribles, désolantes, que j’entrerais dans le lit de ma mère, que je mettrais au jour une race exécrable, que je serais le meurtrier de mon père. Ayant entendu ces choses, je pars, après avoir réglé mon voyage sur les astres : je mets du pays entre Corinthe et moi, afin d’échapper aux horreurs de ces tristes oracles. J’arrive aux lieux où vous dites que ce roi a péri ; femme, je vous dirai toute la vérité. A peine étais-je parvenu à l’endroit où le chemin se partage en trois, qu’un héraut et un homme tel à peu près que vous le peignez, montés sur un char, se présentent devant moi, et voilà que le conducteur du char et le maître lui-même veulent me faire retirer par force. Dans ma colère, je frappe l’insolent qui me disputait le passage ; le maître, me voyant près du char, prend son temps et me porte deux coups d’aiguillon sur le milieu de la tête. Il n’en fut pas quitte pour la pareille, car, de cette main-ci, je lui assène un coup de mon bâton ; il est renversé de son char et tombe à mes pieds. J’en fais autant des autres[13]...

Si l’étranger que j’ai tué est Laïus, s’écrie Œdipe, qu’y a-t-il de plus misérable que l’homme sur la tête duquel j’ai appelé toutes les vengeances des furies ? Et cependant il n’a peur encore que d’être le meurtrier de Laïus. Cet homme, qui va se trouver l’assassin de son père, et le mari de sa mère, s’estime déjà le plus malheureux des mortels, s’il n’a fait que souiller-le lit : conjugal d’un étranger qu’il a tué.

Mais même ce crime, peut-être ne l’a-t-il pas commis. D’après le récit du gardien de troupeaux, récit connu de toute la ville, le Laïus de Jocaste a été tué par plusieurs brigands : un seul homme a tué le Laïus d’Œdipe. En outre, Laïus devait périr de la main de son fils ; or Jocaste a prévenu le parricide en faisant mourir ce fils. Moquons-nous donc des prophéties, dit cette femme si promptement revenue de ses peurs. Et elle croit encore dominer Œdipe ; mais c’est Œdipe qui l’entraîne, lui en qui la peur est irritée par la curiosité, lui qui revient sur ses propres traces avec toute l’ardeur d’un chien de Laconie. Il veut voir ce pâtre. Faites-le venir, dit-il à Jocaste, envoyez-le chercher ; n’y manquez pas ! Œdipe étouffe dans cette pénible atmosphère de prédictions sinistres et de souvenirs de meurtre ; il a toutes les douleurs de l’incertitude, à la différence de cette femme légère qui n’en a que l’insouciance, et qui se réjouit du quart d’heure de grâce que le dieu Destin lui a laissé. Œdipe veut aller au-devant de sa destinée.

Je ne connais pas de plus beau chœur que celui qui, vient après cette scène terrible. Le peuple de Thèbes demande aux dieux l’a grâce de toujours conserver l’amour de ces lois descendues du ciel, filles des dieux et non de l’homme, qui ne peuvent ni sommeiller ni vieillir[14]. Tout à l’heure il cherchait encore à rassurer Œdipe ; il l’engageait, dans un langage touchant, à ne point désespérer, jusqu’au témoignage du pâtre ; tout à l’heure il se serrait contre son roi, faisant sa cause de la cause d’Œdipe, et le remerciant des services qu’il avait rendus à Thèbes. Mais, depuis les dernières paroles qu’il a entendues, il s’est troublé, il cesse tout à coup de prendre parti, dans la crainte de s’intéresser à quelqu’un qui pourrait être réprouvé par les dieux. Il se retire dans son caractère de juge désintéressé ; et, par un sentiment naturel, aux hommes de bonne conscience, à la veille d’une catastrophe qui va venger quelque grande infraction aux lois éternelles, il fait le vœu de rester toujours en règle avec ces lois, et de conserver la sainteté des paroles et des mœurs. Car à quoi lui servirait de conduire des danses solennelles en l’honneur des dieux, si, le vice était honoré à l’égal de la vertu ?

Il y a tout à la fois dans cet admirable chant un peu de cette piété de la multitude, qui se signe en entendant blasphémer, et ce besoin plus noble qu’éprouvent les âmes honnêtes de se rendre Justice à l’approche d’un malheur qui va fondre sur des méchants ?

Jocaste reparaît, la tète chargée de guirlandes ; elle va implorer Apollon dans son temple. Elle qui s’est moquée tout à l’heure des oracles, la voilà saisie tout à coup d’une sorte de panique religieuse, et courant aux autels. Car, dit-elle, nous sommes tous en alarmes, en voyant Œdipe consterné comme le pilote d’un navire en danger. (v. 907.)

Ces deux vers peignent admirablement la désolation du palais d’Œdipe, et ce manque de foi dans l’avenir qui saisit les familles, quand la force ne vient plus d’où elle avait coutume de venir, de l’homme qui en est le chef.

Ce pauvre esprit de femme, qui est si bas maintenant, nous allons le voir se relever encore. Elle se raillera encore des oracles ; après quoi le dieu Destin commencera l’expiation par elle, quand l’heure sera venue de laver la ville de Cadmus de ses deux grandes souillures. Mais Jocaste est un très petit personnage auprès d’Œdipe, l’homme de la destinée ; aussi elle disparaîtra sans bruit et sans éclat, comme l’acteur qui s’en va de la scène quand son rôle est fini. On viendra dire aux spectateurs qu’elle s’est pendue ; c’est assez pour la pitié humaine ; mais il ne sera donné qu’à l’aveugle du Cithéron d’obtenir, avec la pitié des hommes, la pitié des dieux.

Au moment où Jocaste va prier Apollon, survient un envoyé de Corinthe[15] : il annonce la mort de Polybe : adieu la dévotion et les oracles ; adieu la crainte du parricide. Que dis je ? les voilà, elle et Œdipe, pourvus d’une seconde royauté. Les joies si faciles et sitôt évanouies de cette pauvre femme nous font frémir. Œdipe arrive. Il peut encore nommer Jocaste sa femme, et rien n’est plus touchant que ce vers tout homérique dont il la salue : Ô tête chérie de mon épouse Jocaste ! (v. 935.)

Tout à l’heure il ne pourra plus ni la révérer ni la maudire. Il interroge lui-même l’envoyé, et ce drame si sombre prend le ton de la plus familière des causeries. Et pourtant jamais il ne s’est traité d’affaire plus grave ; jamais, pour parler dans le sens de l’idée mère du drame, les majestés royales de la terre n’ont été plus complètement livrées aux mépris et à la dérision des dieux. C’est là le secret de Sophocle et de tous les hommes de génie ; jamais les moyens ne sont plus simples que quand l’effet va être plus grand.

Œdipe demande à l’envoyé si Polybe son père est mort de mort violente ou de mort naturelle ; et l’envoyé répond : De cette petite secousse qui renverse les vieux corps. (v. 946.)

Les grands poètes, dit quelque part M. de Chateaubriand, parlent merveilleusement de la mort, c’est-à-dire le plus simplement du monde, comme on voit par ce délicieux vers. Le poète qui écrivait ces choses devait aussi mourir doucement couché par terre par cette mort des vieillards.

La nouvelle de la mort de Polybe a fait du roi Œdipe un autre homme : lui aussi perd tout à coup le respect pour les dieux ; lui aussi se moque des autels prophétiques et des chants des oiseaux ; impiété bien pardonnable à qui croit avoir échappé à un parricide ! Jocaste va plus loin que son mari : Sottise que la prévoyance de l’avenir ! il vaut bien mieux vivre au hasard, comme chacun peut....[16] Les dieux ont tourné la tète aux deux majestés royales ; mais le vertige ne durera qu’un moment. Le roi Œdipe est comme l’homme que les dieux ont touché de la foudre ; il n’en guérira jamais. L’oracle a menti sur le parricide ; mais l’inceste, mais Mérope sa mère qui vit encore ! L’envoyé relève ce dernier mot à Œdipe. Mérope n’est point sa mère. Polybe n’est point son père. Le dialogue se précipite ; le mystérieux enfant du Cithéron aux pieds enflés se révèle. Encore un obscur témoignage, et tout sera accompli. Ne va pas plus loin, malheureux ! s’écrie la vraie mère du roi Œdipe. Jocaste a tout compris. Un mot lui a montré ce que les dieux avaient fait d’elle, et ce qu’ils veulent d’elle. Elle crie à Œdipe, qui est sourd, et qui ne voit encore dans le mystère du Cithéron qu’une douteuse question de paternité :

Hélas ! hélas ! infortuné... voilà tout ce que je puis vous dire et vous dirai pour la dernière fois.

Après quoi elle disparaît.

Le chœur ne sait que penser de la disparition de Jocaste ; il croit deviner cependant que le temps des révélations est venu : le silence de cette femme durant tout l’entretien d’Œdipe et de l’envoyé avait quelque chose de trop significatif. Le chœur en tire un mauvais augure.

Quant à Œdipe, il n’a pas compris les dernières paroles de Jocaste, et il leur a donné un autre sens. Il se croit méprisé de cette femme, comme étant au-dessous d’elle par la naissance. Mais il n’en veut pas moins se connaître. Il y met même de la vanité, ce fils de la fortune, cet enfant trouvé de la montagne, que les mois, ses proches, comme il les appelle, ont fait grand de petit qu’il était. Œdipe a l’orgueil d’un roi qui a gagné sa royauté. Du reste, il oublie les prédictions de parricide, si tristement réveillées pourtant ; c’est la curiosité et non la peur qui le pousse à poursuivre le mystère de sa naissance. Encore une dernière péripétie ! Qu’est-ce donc que cet Œdipe ? Qui des dieux, ô mon fils, dit le chœur, t’a donné la naissance ? Est-ce quelque nymphe surprise par le dieu Pan dans les forêts, ou quelque amante d’Apollon qui se plaît dans les retraites des montagnes ? — Il avait dit auparavant, plein d’espérance : J’en atteste l’Olympe, ô Cithéron, la lune n’aura pas rempli sa carrière, sans que demain nous t’honorions comme le nourricier, le père d’Œdipe, sans que nos danses te célèbrent comme le bienfaiteur de nos maîtres. Apollon protecteur, confirme cet espoir ![17]

Ainsi chante le chœur, et c’est tout émus d’une poésie délicieuse et pleine d’espérance, que le poète nous rejette dans son lugubre drame.

Le vieux Phorbas est amené, et cette fois enfin la grande enquête va finir. Œdipe confronte ensemble le pâtre et l’envoyé. Il y a longtemps qu’ils ne se sont vus. C’est pourquoi la mémoire du vieux Phorbas est en défaut. L’envoyé précise le temps, les lieux, et montre dans Œdipe l’enfant qu’il reçut de Phorbas : c’est alors que le vieux serviteur de Laïus, le même qui ne voulait plus revoir la maison de son maître, depuis qu’il s’y était passé tant de choses étranges, se laisse aller à un mouvement sublime de colère et rudoie l’envoyé. Va-t’en, malheureux ! ne te tairas-tu pas ? Et le roi de Thèbes, qui ne comprend pas l’emportement du vieillard, redevient colère, et menace Phorbas comme il a menacé le devin. Alors le vieillard ne se défend plus : le roi Œdipe se connaît ! Écoutez-le plutôt lui-même : Hélas ! hélas ! tout est clair à présent. Ô lumière du ciel, puissé-je te voir pour la dernière fois ! Car c’est moi qui suis né de ceux dont je n’aurais jamais dû naître ; c’est moi qui ai eu commerce avec ceux à qui je ne devais pas me mêler ; c’est moi qui ai tué ceux que je ne devais pas tuer ! (v. 168.)

Œdipe a accompli sa destinée. Le fils de la souffrante humanité, l’homme notre frère nous est rendu. Après la religion, l’humanité a son tour. Après la vérité religieuse d’un temps, va venir la vérité de tous les temps. Le pieux Sophocle abandonne les actions au destin ; le philosophe Sophocle en laisse la moralité à l’homme. Il lui rend ses titres pour prix de ses malheurs. La religion elle-même, meilleure que la fatalité, va relever celui que la fatalité a abaissé. Elle imprimera sur la face de l’aveugle un caractère de sainteté et d’inviolabilité qui le garantira de tous les outrages. Les dieux qui l’ont frappé se souviendront de lui, et nul ne portera la main sur cet instrument sacré de leurs desseins, jusqu’à ce qu’ils aient rappelé à eux le royal mendiant du bourg de Colone.

Que reste-t-il à faire au chœur après tant de catastrophes ? Il pleure sur l’homme, sur le néant de ses grandeurs, sur la folie de ses joies, il pleure sur Œdipe, le roi favorisé, l’homme qui vainquit la chanteuse d’énigmes ; il pleure sur ces crimes lamentables que le temps qui voit tout a enfin dévoilés.

Hélas ! c’est la plainte de tous les temps et de tous les hommes ; c’est le chœur éternel de l’humanité que les grands poètes ont mission d’entendre et de redire sans cesse, et dont le triste refrain, je ne crois au bonheur d’aucun homme, (v. 1181) ne changera jamais.

Ici[18] le poète rompt avec le dogme et sa loi de fer, et l’homme se laisse toucher du malheur d’un homme. Désormais il appellera sur la tête d’Œdipe malheureux tous- les trésors de la pitié, il demandera pour lui des pleurs, semblable à l’enfant qu’on nous représente guidant Homère aveugle par les villes et les bourgs de la Grèce, et demandant aux hommes du pain et un gîte pour le pauvre poète. Un messager a interrompu les plaintes du chœur. Il vient raconter ce qui ne se montrait pas sur le noble théâtre d’Athènes. Car on n’y souffrait pas, comme l’on sait, beaucoup de choses auxquelles nous avons depuis habitué notre délicatesse. On ne se pendait ni ne se meurtrissait devant le public. Eschyle, à la représentation de ses Perses, ne fit point batailler des figurants sur le théâtre, pour donner aux spectateurs une idée en petit de la façon dont les soldats de la Grèce s’étaient comportés à Marathon et à Salamine : il se contenta de le leur faire raconter par un messager. Mais lisez dans la langue du soldat-poète ces beaux récits ; et vous concevrez les battements de mains et les trépignements de pied de ces hommes d’imagination et de cœur, qui croyaient entendre dans les beaux sons de leur langue des cris de guerre et des cliquetis d’armures.

Le messager s’adresse au chœur :

Ô vous qui tenez le premier rang, dans ce pays, qu’allez-vous entendre et voir, et quelle douleur  ne sentirez-vous pas, si vous portez encore quelque intérêt à la famille des Labdacides ? Non, le Danube ni le Phase ne suffiraient à laver les « crimes cachés dans cette maison, et les crimes qui vont être dévoilés au grand jour, ceux qui ont été commis librement, et ceux qui l’ont été sans la volonté des coupables ! De ces deux espèces de crimes, les volontaires sont ceux dont on doit le plus s’affliger.

LE CHŒUR.

Tu ne peux ajouter que de nouvelles horreurs à celles que nous connaissons déjà. Mais dis-nous ce que tu sais.

LE MESSAGER.

Je vous le dirai et vous l’apprendrai en peu de mots : la tête sacrée de Jocaste a péri.

LE CHŒUR.

Ô femme mille fois malheureuse ! Qui a causé sa mort ?

LE MESSAGER.

Elle-même s’est tuée de ses mains. Nul n’a été témoin des horribles circonstances de cette mort. Je vous dirai tout ce que ma mémoire en a pu retenir.

La malheureuse, s’abandonnant à ses fureurs, entre dans le palais, et court au lit nuptial, en s’arrachant les cheveux avec ses deux mains. Ayant fermé les portes sur elle, elle appelle le roi Laïus, mort depuis longtemps, lui reprochant le fruit de leur ancien hymen, cet enfant, par les mains duquel il devait mourir, là laissant devenir la femme et la femme trop féconde du fils qu’elle avait eu de lui. Et elle arrose de ses larmes cette couche où, deux fois malheureuse, elle eut un époux de son époux, des enfants de son fils ! Enfin elle meurt, et je ne savais pas encore comment ; car Œdipe est accouru en poussant de grands cris, et nous n’avons pu voir, à cause de lui, comment la malheureuse avait fini.

Nous ne regardions plus qu’Œdipe. Il erre çà et là, nous suppliant de lui donner une épée, de lui dire où est cette femme qu’il appelait sa femme et qui ne l’est pas, cette mère qui est la sienne et celle de ses enfants. Mais je ne sais quel dieu l’a montrée à ce furieux, car ce ne fut aucun de nous qui étions là présents. Il jette un horrible cri, et comme si quelqu’un lui montrait le chemin, il se précipite sur les portes, brise les serrures, entre et s’élance vers le lit nuptial. Là, nous avons vu cette femme suspendue au lien qui lui a donné la mort ; et lui, quand il la voit, il rugit comme un lion, détache le lien qui la retient, et se penche sur ce pauvre corps. Alors ce fut un spectacle horrible à voir. Il arrache du manteau de Jocaste les agrafes d’or qui lui servaient de parure, et s’en sert pour se déchirer cruellement les yeux : et le malheureux disait que ses yeux ne devaient plus voir, ni lui, ni ses maux, ni ses crimes ; mais qu’il les mettait dans les ténèbres pour qu’il ne vît plus jamais ceux qu’il ne devait point voir, et qu’il lui serait doux pourtant de voir encore. Et en disant ces choses lamentables, il se déchirait à plusieurs reprises les paupières, et ses joues étaient ensanglantées ; et ce n’étaient pas des larmes teintes de sang que l’on voyait se gonfler lentement et tomber de leur propre poids, mais bien des larmes mêlées avec des flots de sang, qui se précipitaient comme la pluie d’orage.

Voilà les maux qui vinrent de tous deux, et point d’un seul. L’homme et la femme ont confondu ensemble leurs communes misères. Auparavant leur félicité était grande et juste ; mais, en ce jour, il ne reste plus de tout cela que les gémissements, le désespoir, la mort, la honte, l’assemblage de tous les maux, car rien n’y manque[19].

Des cris horribles interrompent le récit du messager ; c’est Œdipe qui demande qu’on lui ouvre les portes ; il veut montrer à ses peuples le parricide et l’incestueux à qui ils avaient donné le sceptre du roi comme au plus savant et au plus sage. Aujourd’hui le pasteur des peuples a besoin d’un guide pour s’en aller aussi, comme disait le vieux serviteur de Laïus, le plus loin possible de Thèbes, car il va commencer et poursuivre jusqu’à la mort ses longs voyages de mendiant par les monts et les vallées de la Grèce, afin que les peuples aient longtemps à se souvenir du roi aveugle et de la jeune fille. Le poète, qui écoute tout ce qui se dit dans le monde, recueillera ces touchantes traditions, et nous aurons l’Œdipe à Colone.

Une exclamation du chœur annonce l’apparition de cette face royale si cruellement déshonorée par les dieux, selon la belle expression de Pindare : le chœur ne peut pas la regarder, tant elle lui fait horreur.

Qu’on se figure l’effet de cette scène sur le peuple d’Athènes, ces gémissements d’Œdipe qu’on entend du dehors ; puis l’aveugle, entrant d’un pas incertain et pourtant précipité, sur cette scène où il ne voit rien, ne reconnaît rien ; et ce chœur qui recule, à l’aspect de cet homme défiguré, et qui se voile le visage pour ne le point voir. Jamais le théâtre d’aucune nation n’a parlé plus vivement à l’âme et aux yeux, par des moyens plus simples et moins dangereux pour le goût. Et ajoutez à tout cela l’émotion que devaient causer les premiers mots d’Œdipe, ces longs et intraduisibles cris de douleur qui précèdent ses paroles articulées. : Hélas ! hélas ! je suis l’homme du malheur où vais-je ? Quelle est la voix qui vient de frapper mes oreilles ? Ô fortune, qu’es-tu devenue ? (v. 1294.)

Les vieillards du chœur lui demandent comment il a pu se défigurer si cruellement, et quel dieu l’a poussé là ; et l’homme du destin, qui se connaît maintenant, répond : Apollon, mes amis, Apollon a fait tous mes maux[20]. Il nomme le dieu, mais ne l’insulte pas ; à quoi bon ? Apollon renverrait l’insulte là où n’arrivent, selon le poète, ni l’insulte ni la prière des mortels, à cette haute région de l’Olympe qu’habite un dieu sans yeux, sans oreilles et sans cœur. C’est à ce dieu que le roi Œdipe a eu affaire.

Vous lui demandez pourquoi il s’est arraché les yeux ? Hélas ! il vous l’a dit : c’est que l’incestueux ne doit plus rien voir de doux sur la terre. Œdipe ne veut plus voir la ville aux sept portes, ni ses hautes tours, ni lés simulacres des dieux au nom desquels il s’est condamné lui-même ; Œdipe est cet homme mystérieux que le chœur, dans sa langue symbolique, nous montrait fuyant par les forêts, les monts et les antres ; comme le taureau vaincu ; cet homme hors la loi, qui, ne peut échapper à la loi, eût-il dés pieds plus agiles que les pieds des cavales. Pour, un tel homme, se délivrer de la vie, c’était s’ôter les moyens de l’expiation, c’est-à-dire la douleur physique et les privations du cœur. Aussi a-t-il gardé la vie jusqu’à ce qu’il plût aux dieux de la lui redemander. Il a accepté la plus grande des infirmités du corps, la cécité, comme un bienfait des dieux : bien plus, si les oreilles privaient le cœur comme les yeux, il n’eût pas hésité à fermer cette entrée à de nouvelles douleurs, afin d’être à la fois aveugle et sourd. Pourquoi m’est-il pas mort sur lé Cithéron ? Pourquoi Polybe a-t-il nourri un monstre impur dans son palais ? Le Cithéron, Polybe, Corinthe, le chemin de Daulie, cette forêt, ces buissons, ces trois sentiers, ce vieillard tombant de son char ; cette terre qui’ a bu- le sang de son père ; tous ces souvenirs se pressent dans sa pensée ; tout est crime et sang pour Œdipe : il apostrophe les hommes, les lieux et les choses ; et,voyant que tout se liait et s’enchaînait dans sa fatale existence pour faire de lui la plus grande des souillures, il s’écrie assez haut, ce semble, pour qu’il en arrive quelque chose à l’oreille des dieux :

Hymen, funeste hymen, tu m’as donné la vie ;

Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé ;

Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;

Et par là tu produis et dés fils et des pères ;

Des frères, des maris, dés femmes et des mères,

Et tout ce que du sort la maligne fureur

Fit jamais voir au jour et de honte et d’horreur[21].

Tout à coup les plaintes d’Œdipe s’aigrissent jusqu’à la fureur. Il veut se dérober aux épreuves de l’expiation. Il demande qu’on le délivre de ce corps odieux, qu’on le jette dans la mer, qu’on le précipite dans quelque abîme où il ne soit vu de personne ; car s’il est délivré du supplice de voir, il a encore à souffrir celui d’être vu. a Mettez la main i sur moi, s’écrie-t-il ; obéissez à un infortuné ; ne u craignez pas de vous souiller en me touchant ; a disposez de moi. » II n’y eut jamais de plus déchirantes douleurs.

Remarquons la manière différente dont les deux grandes victimes du drame, Œdipe et Jocaste, accomplissent leur destinée. Chacun d’eux a compris vite, et avec je ne sais quelle effrayante sagacité, le mode d’expiation que les dieux exigeaient : Jocaste s’est pendue, Œdipe s’est arraché les yeux. Dans quelle autre expiation la femme eût-elle conservé la dignité qui reste à Œdipe aveugle et mendiant ? Quelle mutilation, quelles blessures, quelles souffrances volontaires eussent éloigné d’elle l’horreur et le dégoût, et appelé sur elle la douce pitié ? quelle maison se fût ouverte à cette créature souillée ? Jocaste a donc dû mourir, parce qu’il n’y avait pour elle d’expiation, où pût être sauvée la dignité humaine, que la mort. Mais l’homme qui ira par les villes et les campagnes, tendant au passant la main qui a porté le sceptre, et montrant sur sa face dévastée comment il a su se punir de ses souillures ; l’homme qui vieillira dans la pauvreté et dans la solitude, après avoir été riche et entouré de tout un peuple ; qui n’aura plus que la plainte après avoir eu la science et la puissance ; un tel homme sera toujours un objet de douce pitié et non de dégoût, et il n’y aura rien en lui qui puisse affaiblir l’autorité des enseignements que les peuples doivent tirer de son malheur.

C’est pour cela qu’Œdipe a dû survivre à sa catastrophe. Il l’a dû pour la religion, qui avait besoin de sa vie pour consommer jusqu’au bout un de ses plus sombres mystères ; il l’a dû aussi pour la morale et la poésie, qui avaient besoin de ses souffrances, de sa vieillesse errante et dénuée, de ses retours amers sur la partie de sa vie qui se passa sur un trône, de la piété de sa fille, qui calmait ses douleurs et demandait pour lui l’hospitalité au nom de Jupiter ; il l’a dû pour l’art qui l’a fait servir à nous donner, avec une haute leçon de philosophie, les plus nobles et les plus fécondes émotions qui puissent remuer un cœur d’homme.

Le chœur ne veut point disposer de la vie ni de la liberté d’Œdipe. Il pense que Créon seul doit en décider, Créon envers qui Œdipe se reproche d’avoir été si injuste.

Créon arrive, et, par un sentiment de dignité bien naturel, il ordonne qu’on emporte Œdipe dans l’intérieur du palais ; car il convient, dit-il, que ceux qui sont liés par le sang soient les seuls témoins des malheurs de la famille.

Œdipe ne croyait pas trouver de la pitié dans l’homme qu’il avait offensé, alors qu’il était le roi et le maître. Mais il ne sait pas qu’il est garanti de l’injure et des petites rancunes des hommes par la majesté de son malheur. Car, comme disait le messager annonçant au chœur l’apparition du grand coupable des dieux : Vous allez voir un spectacle qui ferait pitié même à un ennemi.

Œdipe se rassure en voyant que les hommes sont meilleurs que lui ; il ne veut pas abandonner le gouvernement de la famille, avant d’avoir fait connaître ses dernières volontés. Le roi Œdipe est mort politiquement. Il est sous le coup des deux justices, de la justice humaine et de la justice divine. Aussi il va parler dans la langue sacramentelle des mourants. Écoute, Créon, ce que je demande de toi et te conjure de ne point me refuser : rends les derniers devoirs à celle dont le corps est là gisant : c’est ta sœur ; tu lui dois ce dernier service. Quant à moi, il n’est plus possible que cette ville veuille me garder vivant dans ses murs : mais laisse-moi habiter les montagnes ; laisse-moi retourner à mon Cithéron, que mon père et ma mère avaient marqué dès ma naissance pour être mon tombeau. Il faut que je meure là où ils ont voulu que je mourusse. Je ne le sais que trop : ni la maladie ni aucun autre accident ne doivent terminer ma vie, car je n’ai été sauvé de la mort que pour être réservé à quelque grand malheur. Après tout, quelle que soit ma destinée, qu’elle s’accomplisse !

Mais mes enfants.... Créon, je ne te recommande pas mes fils : ils sont hommes ; je pense qu’ils ne manqueront de rien dans la vie, partout où ils seront. Mais mes pauvres et malheureuses filles ! la nourriture de ma table ne leur a jamais manqué, et je ne touchais à aucun mets dont elles n’eussent leur part : Créon, prends soin d’elles ; mais avant tout permets-moi, je t’en conjure, de les toucher de mes mains et de pleurer avec elles mes maux. Allons, prince, allons, fils d’illustres parents, consens-y ; si je puis les toucher de ces mains, je croirai les posséder comme lorsque je les voyais. Que dis-je ?.... n’entends-je pas, ô dieux, ces chères filles pleurer ? Créon aurait-il eu pitié de moi jusqu’à m’envoyer ceux de mes enfants que j’aime le plus ? Si je disais vrai !

CRÉON.

Tu dis vrai : c’est moi qui t’ai procuré cette douceur, sachant combien tu la désirais.

ŒDIPE.

Que les dieux t’en récompensent en te gardant dans la vie mieux qu’ils n’ont fait pour moi... Ô mes filles, où êtes-vous ? venez ici : approchez-vous de ces mains de votre père, de ces mains qui ont mis dans l’état où vous les voyez les yeux de votre père : ô mes filles, c’est moi, ce père qui, sans le savoir, vous a engendrées dans les flancs de celle dont il est né ; et je pleure (car mes yeux ne peuvent plus vous voir), je pleure en songeant quelle triste vie vous allez désormais mener parmi les hommes. A quelles assemblées de citoyens, à quelles fêtes irez-vous, d’où il ne vous faudra pas revenir en donnant vos larmes en spectacle aux autres ? Et quand vous serez arrivées au temps de l’hymen, quel père voudra déshonorer ses fils jusqu’à les charger des opprobres qui pèsent sur mes parents et sur vous ? Car enfin que manque-t-il à notre infamie ? Votre père a tué son père ; il a eu des enfants de la mère dont il est né ; il vous a engendrées, vous, de ceux dont il a été engendré lui-même. Voilà ce qu’on vous dira pour vous faire honte. Après cela, qui voudra vous prendre pour femmes ? personne, ô mes filles, personne. Mais il faudra que vous vous flétrissiez vierges et stériles.

Ô fils de Ménécée, puisque tu es le seul père qui leur reste (car leur mère et moi nous ne sommes plus), ne les abandonne pas ; elles sont de ton sang ; ne les laisse pas errer pauvres, sans maris, sans ressources : ne les laisse pas souffrir les mêmes maux que moi, mais prends pitié d’elles, voyant leur âge, et qu’elles sont dépourvues de tout, et n’ont plus d’autre soutien que toi. Promets-le-moi, homme généreux, et donne-moi ta main pour gage de ta foi. Et vous, mes enfants, si votre âge vous permettait de me comprendre, j’aurais bien des conseils à vous donner. Mais je ne puis que faire ce vœu pour vous : quelque part que le destin vous fasse vivre, soyez plus heureux que celui de qui vous êtes nés[22].

C’est assez, lui dit Créon ; et nous aussi, nous dirons c’est assez : la pitié n’a jamais été plus loin.

Si, au milieu de toutes ces larmes, il pouvait y avoir place pour quelque leçon de sagesse, quelles paroles convenaient mieux à la situation que celles des vieillards du chœur, disant à la vue de tant de grandeur suivie de tant de misère : Toi qui es mortel, regarde le dernier jour, et souviens-toi de ne donner le nom d’heureux qu’à celui qui arrivera sans malheur au terme de sa vie !

Vérité sublime, qui devait calmer bien des cœurs sur un des plus grands maux, en apparence, de ce monde, l’inégalité des conditions.

 

 

 



[1] Sénèque, Œdipe, acte II, vers 206-290.

[2] Sénèque, Œdipe, acte III, vers 509 et suivants.

[3] Sénèque, Œdipe, acte V, vers 915-979.

[4] J’en ai donné la traduction dans la première partie.

[5] Sophocle, Œdipe-Roi, acte I, vers 56 et 57. — Nous avons suivi, pour nos citations et nos renvois, l’édition d’Œdipe-Roi donnée par M. de Sinner, Paris, Hachette et Cie.

[6] Sophocle, Œdipe-Roi, acte I, vers 139 et suivants.

[7] Chœur, vers 157-164 et vers 187-191.

[8] Chœur, vers 166-174 et vers 180-185.

[9] Œdipe-Roi, acte II, vers 205 et suivants.

[10] Œdipe-Roi, acte II, vers 323.

[11] Sophocle, Œdipe-Roi, acte II, vers 345.

[12] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 500 et suivants.

[13] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 759 et suivants.

[14] Sophocle, Œdipe-Roi, chœur, vers 848 et suivants.

[15] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 909 et suivants.

[16] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 962 et suivants.

[17] Sophocle, Œdipe-Roi, chœur, vers 1075 et suivants.

[18] Chœur, vers 1192 et suivants.

[19] Sophocle, Œdipe-Roi, vers 1224 et suivants,

[20] Chœur, vers 1314 et suivants.

[21] Ces vers sont de Boileau, qui seul pouvait traduire avec le nerf et la chasteté de la langue qu’on parlait de son temps, cet épouvantable résumé des malheurs d’Œdipe. Cette précieuse citation m’épargne le travail d’une version en prose, qui n’aurait pas été plus exacte, et qui aurait été plate et décolorée (v. 1380 et suivants.)

[22] Œdipe-Roi, acte V, vers 1423 et suivants.