HISTOIRE ROMAINE

 

LIVRE III — DISSOLUTION DE LA CITÉ.

CHAPITRE III. Guerre sociale. Les Italiens obligent Rome de leur accorder le droit de cité. - Guerre sociale et civile de Marius et de Sylla. Dictature de Sylla. Victoire des nobles sur les chevaliers, de Rome sur les Italiens. 100-77.

 

 

Les alliés qui, dans les guerres des Cimbres et des esclaves, composaient les deux tiers des armées de Rome, s’attendaient à des récompenses. La plupart d’entre eux, dépouillés autrefois par les colonies romaines, ou récemment par l’avidité des chevaliers, s’étaient, malgré les décrets du sénat, établis dans les environs de Rome et introduits dans les tribus rustiques. Marius fit proposer par un homme à lui, le tribun Apuleïus Saturninus, de leur distribuer les terres que les Cimbres avaient occupées un instant dans le nord de l’Italie. Par là, il éloignait ses anciens soldats, Marses, Péligniens, Lucaniens, Samnites, etc., de leurs provinces natales et de leurs patrons nationaux ; il les transplantait dans une province lointaine, où ils n’auraient pour garants de leur propriété que la protection de Marius. C’était aussi un motif spécieux que de fermer l’Italie aux barbares en établissant au pied des Alpes ceux qui les avaient vaincus. Les Italiens qui soutenaient cette loi, la rendirent odieuse par leurs violences. Ils égorgèrent en plein jour dans le forum les compétiteurs de Saturninus, et ceux de Glaucias qui le soutenait. La mort fut décrétée contre tout sénateur qui ne jurerait pas de respecter la loi agraire accordée aux soldats de Marius. Pour celui-ci, sa conduite en tout ceci fut misérablement double et factieuse. Il jura qu’ils ne jurerait point la loi, et quand son ennemi Metellus l’eut imité, Marius feignit d’avoir peur des Italiens, et prononça le serment. Le peuple de Rome, jaloux des tribus rustiques, s’était armé pour soutenir Metellus, qui aima mieux s’éloigner de Rome. La duplicité de Marius avait refroidi les Italiens pour lui. Saturninus était l’objet de leur enthousiasme, et ils l’avaient salué roi. Marius se rapprocha du sénat et de la populace urbaine. Dès que les Italiens retournèrent aux travaux des champs, Saturninus fut abandonné comme les Gracques, et obligé de se réfugier au Capitole avec ce qui lui restait de ses partisans. Mourant de soif et menacés d’être brûlés avec le temple, ils se rendirent à Marius, qui les laissa lapider, ou selon d’autres, ordonna expressément leur mort (100). Dès lors, Marius vit tomber tout son crédit : odieux au peuple comme Italien, au sénat comme démagogue, méprisé comme publicain de l’un et de l’autre, il avait perdu la confiance de l’Italie en se séparant de Saturninus. Il vit bientôt rentrer au sénat son ennemi Metellus. Plutôt que d’endurer tous les jours l’humiliation de sa présence, il partit pour l’Asie, sous le prétexte d’accomplir des voeux à la bonne déesse, mais en réalité pour s’y ménager une guerre en insultant les rois alliés ; peut-être aussi pour s’associer aux rapines de ses amis, les chevaliers romains qui pillaient l’Asie. Le dangereux patronage des alliés passa quelques années après au tribun Livius Drusus, qui avait alors entrepris de rendre à tout prix les jugements au sénat. Les sénateurs ne pouvaient tolérer la tyrannie des chevaliers qu’ils appelaient leurs bourreaux. D’un autre côté, la plupart des alliés, sur qui les chevaliers usurpaient chaque jour des terres, ne leur étaient pas plus favorables. Drusus proposait de partager les tribunaux entre l’ordre équestre et le sénat, de doubler cette compagnie en y faisant entrer trois cents chevaliers, de donner des terres au peuple de Rome, et le droit de cité à toute l’Italie (91). Ce projet de conciliation ne satisfit personne. Les chevaliers s’adressèrent à ceux des alliés qui jusque-là avaient peu souffert des colonies et des distributions de terre, et leur firent craindre que les nouvelles ne se fissent à leurs dépens. Les étrusques et les Ombriens vinrent à Rome accuser Drusus. Ils furent soutenus par le consul Marcius Philippe, ennemi personnel de Drusus. Abandonné comme les Gracques, comme Saturninus, comme tous ceux qui s’appuyaient sur le secours variable des Italiens contre les habitants sédentaires de Rome, il périt assassiné dans sa maison. On accusa de ce crime le consul, chef du parti des chevaliers. Ceux-ci poursuivirent impitoyablement les partisans de Drusus. Ils traînèrent devant leurs tribunaux les plus illustres sénateurs, et, descendant sur la place avec des bandes armées d’esclaves, ils firent passer, l’épée à la main, une loi qui ordonnait de poursuivre quiconque favoriserait publiquement ou secrètement la demande des italiens, pour être admis au droit de cité.

De tous les alliés, les plus irrités furent les Marses et leurs confédérés (Marrucini, Vestini, Peligni). Ces pâtres belliqueux qui jadis avaient abandonné si aisément les Samnites, leurs frères, s’étaient contentés longtemps d’être reconnus pour les meilleurs soldats des armées romaines. Les Romains disaient eux-mêmes : qui pourrait triompher des Marses, ou sans les Marses ? D’abord ils tentèrent un coup de main sur Rome. Leur brave chef, Pompédius Silo, prit avec lui tous ceux qui étaient poursuivis par les tribunaux, probablement ceux qu’ils avaient ruinés les usuriers romains ; ils étaient dix mille hommes armés sous leurs habits. La rencontre d’un sénateur qui se trouva sur leur chemin, leur fit croire qu’ils étaient découverts, et ils se contentèrent des bonnes paroles qu’il leur donna. Cependant les peuples italiens se liguaient entre eux, et s’envoyaient des otages ; car ils se défiaient les uns des autres, isolés qu’ils étaient depuis si longtemps par la politique de Rome. Les Marses s’adjoignirent ainsi ce qui restait de l’ancienne race samnite répandue dans les montagnes du Samnium et dans les plaines de la Lucanie, de la Campanie et de l’Apulie. Les villes importantes de Nole, de Vénuse et d’Asculum (dans le Picenum), prirent parti pour eux. Ce qui avait manqué aux Italiens dans la guerre des Samnites, c’était un centre, une ville dominante, une Rome. Cette fois ils en bâtirent une tout exprès. Corfinium, la Rome italienne, fut faite à l’image de l’autre, qu’elle devait détruire. Elle eut son forum, sa curie, son sénat de cinq cents membres. Les alliés devaient nommer par an douze généraux et deux consuls. Les premiers qu’ils élurent, le Marse Pompédius Silo et le Samnite C Motulus (Papius Mutilius ? ), furent chargés de combattre l’un vers le nord-ouest, l’autre vers le sud. Le premier devait attaquer Rome directement, et, s’il se pouvait, entraîner contre elle l’Étrurie et l’Ombrie. Sous ces chefs commandaient C Judacilius, Herius Asinius, M Lamponius, Insteius Cato, Marius Egnatius, Pontius Telesinus, et plusieurs autres. Outre P Rutilius, Q Cepion, Val Messala et le fameux Sylla, Rome leur opposa S Julius César, Cn Pompéius Strabo, et Porcius Caton, trois hommes qui devaient être éclipsés par leurs fils. Il y avait encore parmi les généraux romains deux Italiens d’origine, le fameux Marius et C Perpenna. La conduite de ces derniers fut singulièrement équivoque. Perpenna soupçonné de s’être fait battre, fut privé du commandement. Marius refusa toujours le combat aux Italiens, laissa échapper les plus belles occasions de vaincre, négligea de poursuivre l’avantage qu’avait obtenu Sylla ; enfin il déposa le commandement, prétextant des maux de nerfs. Sans doute il espérait que Rome, réduite aux dernières extrémités, finirait par prendre pour médiateur et pour chef absolu, un homme italien par sa naissance, et romain par sa fortune.

Il se trompait. Après plusieurs défaites, où deux consuls perdirent la vie, Rome reprit son ascendant. Elle le dut surtout au consul Cn. Pompeius, et à Sylla, lieutenant de son collègue. Pompée, assiégé un instant dans Fermum, resserra à son tour dans les murs d’Asculum l’Italien Judacilius, qui, après y avoir fait égorger tous les partisans de Rome, se dressa un bûcher dans un temple, et s’y donna solennellement la mort. Pompée détruisit encore ceux qui passaient l’Apennin pour soulever l’Étrurie ; mais Rome ne crut pouvoir s’assurer des Étrusques et des Ombriens, qu’en leur donnant le droit de cité (88). Les Marses eux-mêmes abandonnèrent la ligue à la même condition. Sylla, qui avait ménagé ce traité, tua cinquante mille italiens dans la Campanie, prit chez les Hirpins Æquelanum, en menaçant de la brûler dans ses murailles de bois. Il tourna les gorges du Samnium, que gardait l’armée ennemie, força Bovianum après avoir fait un carnage affreux des Samnites. Le Marse Pompédius Silo, plus fidèle à la cause commune que ses concitoyens, avait transporté le siège de l’empire italien de Corfinium à Bovianum, puis à Æsernia, deux villes samnites. Il avait affranchi vingt mille esclaves, et sollicité les secours du roi de Pont, qui méconnut son intérêt véritable, et répondit qu’il voulait avant tout réduire l’Asie. Tant de revers, et la mort même de Pompédius qui fut tué en Apulie, ne purent vaincre la résistance des Samnites. Chassés de leurs montagnes, ils tenaient encore dans Nola et dans les fortes positions du Brutium. Leurs chefs essayèrent de profiter des querelles de Marius et de Sylla pour s’emparer de Rhegium, et passer de là en Sicile, où ils auraient si facilement armé les esclaves. En accordant la cité à la plupart des Italiens, Rome ne terminait pas la guerre ; elle l’introduisait dans ses murs. La multitude des nouveaux citoyens avait été entassée dans huit tribus, qui votaient les dernières, lorsque les anciennes avaient pu déjà décider. Les Marses, les Ombriens, les Étrusques, faisaient un voyage de vingt ou trente lieues, pour venir exercer à Rome ce droit de souveraineté tant souhaité ; aucune place publique n’était assez vaste pour les contenir ; une partie votait du haut des temples et des portiques qui entouraient le forum. Et tout ce peuple, venu de si loin, donnait un vote inutile, ou n’était même pas consulté. Les Italiens, indignés de cette déception, devaient recommencer la lutte jusqu’à ce que, répandus dans toutes les tribus, ils obtinssent l’égalité des droits. Cette égalité apparente eût été pour eux une supériorité réelle sur les anciens citoyens, dont les suffrages moins nombreux se seraient perdus dans les leurs. Sans doute, les Italiens méritaient la supériorité sur cette ignoble populace composée en grande partie d’affranchis de toutes nations. Cependant ce peuple équivoque représentait la vieille Rome, en prenait l’esprit, se croyait romain, et défendait opiniâtrement l’unité de la cité. La promesse de répandre les Italiens dans toutes les tribus, et de leur assurer par là l’exercice réel de leurs nouveaux droits fut l’appât dont se servit Marius pour les ramener à lui, et reprendre auprès d’eux son ancienne popularité. Ce n’était pas qu’il se souciât de ses compatriotes. Le vieux publicain, devenu gras et pesant, ne s’occupait guères depuis longtemps que d’entasser de l’argent dans sa belle maison de Misène qu’il avait achetée de la mère des Gracques, et que Lucullus paya depuis 500.000 sesterces. Tout à coup, on vit reparaître Marius dans le Champ-de-Mars, s’exerçant avec les jeunes gens. Ses ennemis lui demandaient ce qu’étaient devenus les maux de nerfs qui paralysaient ses mouvements dans la guerre sociale. C'est qu’il s’agissait alors d’une de ces riches guerres d’orient, capables de rassasier les avares généraux de Rome. Le roi de Pont, Mithridate, avait favorisé le soulèvement des cités de l’Asie mineure contre les épouvantables vexations des Romains ; en un jour, cent mille de ceux-ci, chevaliers, publicains, usuriers, marchands d’esclaves, avaient été massacrés. Maître de l’Asie, il avait envoyé une grande armée en Grèce, et en occupait les provinces orientales avec toutes les îles de la mer Égée.

Les chevaliers, dont un grand nombre devaient être ruinés par les succès de Mithridate, tenaient à faire donner le soin de cette guerre au publicain Marius, intéressé à ne point réformer les abus qui l’avaient causée. Ils regardaient comme si important d’envoyer en Asie un homme à eux, qu’à ce prix ils auraient consenti à favoriser les prétentions des italiens, qu’ils avaient repoussés si longtemps. Le tribun Sulpicius, s’était chargé de faire passer ces deux lois, et se faisait soutenir par une bande armée de chevaliers, qu’il appelait l’anti-sénat. Sylla, alors consul, voulait pour lui-même la conduite de la guerre d’Asie. Sulpicius et ses satellites l’enfermèrent dans la maison de Marius et lui firent jurer de se désister. Le fils de l’autre consul fut tué publiquement. On ne pouvait moins attendre d’un parti, qui naguère avait égorgé en plein jour dans le temple de Vesta, un prêteur qui voulait faire exécuter les lois contre l’usure, Sylla se réfugia à l’armée qui assiégeait encore les Samnites devant Nola, l’entraîna vers Rome, fit tuer Sulpicius, et mit à prix la tête de Marius.

Ce Sylla qui était entré dans Rome la torche à la main, en menaçant de brûler la ville, proclama qu’il ne venait que pour rétablir la liberté. Le peuple, le prenant au mot, refusa ses suffrages à son neveu et à un de ses amis, et donna le consulat à un partisan de Marius, L Cinna. Le nouveau consul avait d’abord fléchi le vainqueur en se liant à lui par les plus terribles serments, et dès qu’il se crut assez fort, il voulut lui faire faire son procès. Sylla apprenait en même temps que son collègue dans la guerre sociale, Cneïus Pompée Strabon, personnage équivoque qui flotta toujours entre les partis, avait fait tuer ou laissé tuer, un autre Pompée, qui venait lui succéder dans le commandement de l’armée, et qui tenait pour Sylla. Il comprit qu’il ne prévaudrait jamais, si auparavant il ne s’appropriait ses légions par des victoires lucratives dans la Grèce et dans l’Asie ; il laissa là Pompée, Cinna, ses accusateurs et ses juges, et partit pour combattre Mithridate (88).

Le roi de Pont que l’on a comparé au grand Hannibal, avait, il est vrai, les vastes projets et l’indomptable volonté du chef des mercenaires, mais non son génie stratégique. Sa gloire fut d’être pendant quarante ans pour les barbares des bords de l’Euxin ce qu’Hannibal avait été pour ceux de l’Espagne, de l’Afrique et de la Gaule, une sorte d’intermédiaire et d’instructeur, sous les auspices duquel ils envahissaient l’empire. Résidant à Pergame sur la limite de l’Asie, d’où il avait chassé les Romains, il faisait passer sans cesse de nouvelles hordes du Caucase, de la Crimée et des bords du Danube dans l’Asie, dans la Macédoine et la Grèce. Mais ces barbares, à peine disciplinés, ne pouvaient tenir contre les légions. Sylla en eut bon marché. Quelque intérêt qu’il eût à faire sonner bien haut ses victoires de Chéronée et d’Orchomène pour l’effroi de l’Italie, il avouait lui-même que dans la première il n’avait perdu que douze hommes. Son arme principale fut la corruption. Il acheta par le don d’une terre en Eubée le principal lieutenant de Mithridate. La seule Athènes l’arrêta longtemps. Elle était défendue par le philosophe épicurien Aristion, qui en avait chassé les Romains. Les Athéniens, habitués à être respectés dans les guerres, à cause de l’enthousiasme que tout le monde professait alors pour le génie de leurs ancêtres, ne craignirent pas de lancer du haut des murs les mots les plus piquants sur Sylla et Métella, sa femme. La figure farouche du Romain, ses cheveux roux, ses yeux verts et son teint rouge taché de blanc, égayaient surtout les assiégés. Ils lui criaient : Sylla est une mûre saupoudrée de farine. Il leur en coûta cher. Le barbare inonda la ville de sang. Ce qu’on en versa dans la place seulement, emplit tout le céramique, ruissela jusqu’aux portes, et regorgea hors de la ville. Sylla ayant passé en Asie, y trouva une armée romaine du parti de Marius, qui après de grands succès sur Mithridate, le tenait assiégé dans Pitane ; le lieutenant Fimbria la commandait après avoir fait assassiner son général. N’ayant point de vaisseaux, Fimbria, pour enfermer Mithridate du côté de la mer, écrivit à Lucullus qui commandait ceux de Sylla, et lui représenta combien il importait de ne pas laisser échapper l’ennemi du peuple romain. Mais Sylla craignait Fimbria plus que Mithridate ; il ouvrit le passage au roi, et exigea qu’il abandonnât la Bithynie, la Cappadoce et l’Asie romaine. Que me laissez-vous donc, dit Mithridate. Je vous laisse, répliqua Sylla, la main avec laquelle vous avez signé la mort de cent mille romains. Par ce mot accablant, Sylla ne faisait qu’avouer sa trahison ; il avait pu prendre ce terrible ennemi de Rome, et éviter trente ans de guerre à sa patrie. La pauvre Asie pillée par les publicains de Rome, pillée par Mithridate, le fut encore par les soldats de Sylla. Tout leur fut abandonné : la fortune des pères de famille, l’honneur des enfants, les trésors des temples. En Grèce, Sylla avait dépouillé ceux de Delphes, d’Olympie et d’Épidaure. Il payait d’avance la guerre civile. Les durs paysans de l’Italie connurent alors les bains, les théâtres, les vêtements somptueux, les beaux esclaves, toutes les voluptés de l’Asie. Ils étaient logés dans les maisons des habitants, y vivaient, eux et leurs amis à discrétion ; de plus, ils recevaient chacun de son hôte quatre tétradrachmes par jour. Sylla en partant, frappa encore l’Asie d’une contribution de vingt mille talents. Tels étaient les soldats que Sylla ramenait contre sa patrie. Ils étaient si convaincus qu’on les menait au pillage de l’Italie qu’ils offrirent tous de l’argent à leur général, ne demandant pas mieux que de faire à leurs frais une guerre si lucrative. Cinna, chassé un instant de Rome, avait partout relevé le parti italien, et malgré les sages avis de son lieutenant Sertorius, rappelé Marius, dont les vengeances ne pouvaient que souiller le triomphe de l’Italie sur Rome. Revenons un instant sur les romanesques destinées de ce vieux chef de parti. Marius n’avait échappé que par miracle aux cavaliers de Sylla. Surpris dans les marais de Minturnes, il fut conduit dans cette ville ; mais les habitants n’avaient garde de livrer celui qui avait tant ménagé les italiens dans la guerre sociale. Ils publièrent qu’ils avaient envoyé un esclave Cimbre pour le tuer, mais que cet homme n’avait pu soutenir le regard du vainqueur des Cimbres, et qu’il s’était enfui en criant qu’il n’aurait jamais le courage de tuer Caïus Marius. Ce qui est certain, c’est que les Minturniens le firent passer en Afrique, d’où Cinna eût l’imprudence de le rappeler bientôt. Cet homme farouche, rentré dans Rome avec une bande de pâtres affranchis et de laboureurs libres de l’Étrurie (Bardiaioi ? Marianoi ? Mariani ?), fit égorger par eux les plus illustres partisans de Sylla, l’orateur Marcus Antonius, Catulus Lutatius, son ancien collègue dans la guerre des Cimbres, une foule d’autres. Les excès des esclaves lâchés par Marius, furent tels que Cinna et Sertorius en eurent horreur, et les enveloppant une nuit, les taillèrent en pièces. Peu après, Marius, âgé de soixante-dix ans, consul pour la septième fois, mourut des excès de vin dans lesquels il se plongeait pour s’étourdir sur l’approche de son ennemi.

Sylla était alors attendu en Italie comme un dieu exterminateur. On publiait ses victoires sur Mithridate, les paroles terribles qu’il avait prononcées, la furieuse cupidité de ses soldats et les menaces des exilés qu’il avait dans son camp et qu’il appelait son sénat. Au premier bruit de son retour (83), les consuls (Norbanus et Scipion, auxquels succédèrent Carbon et le jeune Marius), eurent plus de cent mille hommes. Sylla avait quarante mille vétérans, avec six mille cavaliers et quelques soldats du Péloponèse et de la Macédoine. Metellus et le jeune Pompée, fils de Cn. Pompeius Strabo, se réunirent à lui. Rebuté du parti italien, qui connaissait la versatilité de sa famille, ce jeune homme de vingt-trois ans avait levé des légions dans le Picenum, et battu trois généraux, trois armées, pour aller rejoindre Sylla. Celui-ci jugea au premier coup d’oeil le vain et médiocre génie de cet heureux soldat. Il se leva à son approche, et le salua du nom de grand. A ce prix, il s’en fit un instrument docile. Il l’envoya dans la Gaule italienne, en Sicile, en Afrique, où il obtint de grands succès sur le parti opposé. Ce parti n’avait que de nouvelles recrues ; et de plus il était divisé. Les Samnites ne se réunirent qu’à la fin de la guerre aux autres Italiens, commandés par les consuls. Dans la première bataille à Canusium, Sylla perdit soixante-dix hommes, Norbanus six mille. Dans une autre, livrée plus tard, il tua vingt mille hommes à l’ennemi, sans perdre plus de vingt-trois des siens. En Campanie, une armée pratiquée habilement, passa tout entière dans son camp. La défection se mit de même dans les armées de Carbon et du jeune Marius. Ce dernier, défait à Sacriport, tout près de Rome, par la trahison de deux cohortes, fut bloqué dans Préneste, et cette ville devint comme le but et le prix du combat pour toutes les armées de l’Italie. Sylla, partout présent, partout vainqueur, à Saturnia, à Neapolis, à Clusium, à Spolète, empêche les Italiens de délivrer Marius. Pompée bat huit légions, qui marchaient à son secours. Trois chefs italiens indépendants, le Lucanien Lamponius, le Campanien Gutta et le Samnite Pontius Télésinus, sont de même arrêtés par Sylla. De nouvelles défections éclatent. Les lucaniens se soumettent. Rimini, toute la Gaule pose les armes. Albinovanus fait sa paix en massacrant ses collègues. Norbanus s’enfuit à Rhodes, et se tue. En Sicile, Carbon se livre à Pompée, qui le fait égorger de sang-froid. Enfin les samnites, par un effort désespéré, se jettent entre Pompée et Sylla, pour débloquer Préneste ; puis ils tournent brusquement sur Rome, déterminés à la mettre en cendres avant de périr. Leur chef, Pontius Télésinus, courait de rang en rang, criant qu’il fallait enfin anéantir le repaire des loups ravisseurs de l’Italie. Rome était perdue, si l’armée de Sylla ne fût arrivée à temps, et n’eût livré aux Samnites une dernière et furieuse bataille. La victoire balança si longtemps, que Sylla hors de lui-même fit un voeu au dieu de Delphes, dont il avait si outrageusement pillé le temple. Tout ce qu’il y avait d’Italiens dans Préneste, fut mis à part et passé au fil de l’épée. Ceux de Norba se défendirent jusqu’à l’extrémité et finirent par s’égorger les uns les autres. Six mille Samnites, auxquels il avait promis la vie, furent massacrés à Rome même. Leurs cris retentirent jusqu’au temple de Bellone, où Sylla haranguait le sénat. Ce n’est rien, dit-il froidement, je fais châtier quelques factieux. Les massacres s’étendirent ensuite aux citoyens. Le sénat qui avait tant souhaité le retour de Sylla, se repentit de s’être donné un vengeur si impitoyable. Un des Metellus s’enhardit à lui demander quel devait être le terme de ces exécutions ? Il répondit : je ne sais pas encore ceux que je laisserai vivre. Faites du moins connaître, ajouta Metellus, ceux qui doivent mourir. C'est alors que Sylla fit afficher des tables de proscription (81). La victoire de Sylla fut le triomphe de Rome sur l’Italie ; dans Rome elle-même, celui des nobles sur les riches, particulièrement sur les chevaliers ; pour le petit peuple, nous avons vu qu’il n’existait que de nom. Deux mille six cents chevaliers furent proscrits avec quatre-vingts sénateurs de leur parti. Leurs biens amassés par l’usure, par la ruine des hommes libres, par la sueur et le sang de plusieurs générations d’esclaves, passèrent aux soldats, aux généraux, aux sénateurs. Sylla s’annonça comme le vengeur des lois, comme le restaurateur de l’ancienne république. L’élection des pontifes et le pouvoir judiciaire, autrement dit l’autorité religieuse et l’application des lois, furent rendus au sénat. Les comices des tribus furent abolies. Le tribunat ne subsista que de nom ; tout tribun fut déclaré incapable d’aucune autre charge. On ne put briguer le consulat qu’après la préture, la préture qu’après la questure. Sylla ressuscite en sa faveur le vieux titre de dictateur oublié depuis cent vingt ans. Mais pour nommer un dictateur, il faut un consul. Tous les deux ont été tués. Sylla pousse le scrupule jusqu’à sortir de Rome ; il fait, selon la forme ancienne, élire par le sénat un interrex qui puisse nommer le dictateur, et écrit au sénat pour offrir ses services à la république. Le sénat n’a garde de refuser. Il est nommé dictateur, mais pour un temps indéfini. Il obtient l’abolition du passé, la licence de l’avenir, le droit de vie et de mort, celui de confisquer les biens, de partager les terres, de bâtir et de détruire les villes, de donner et ôter les royaumes. Cette ostentation de légalité, cette barbarie systématique fut ce qu’il y eut de plus insolent et de plus odieux dans la victoire de Sylla. Marius avait suivi sa haine en furieux, et tué brutalement ceux qu’il haïssait. Les massacres de Sylla furent réguliers et méthodiques. Chaque matin, une nouvelle table de proscription déterminait les meurtres du jour. Assis dans son tribunal, il recevait les têtes sanglantes, et les payait au prix du tarif. Une tête de proscrit valait jusqu’à deux talents. Mais ce n’était pas seulement les partisans de Marius qui périssaient. Les riches aussi étaient coupables ; l’un périssait pour son palais, l’autre pour ses jardins. Un citoyen, étranger à tous les partis, regarde en passant sur la place la table fatale, et s’y voit inscrit le premier : ah ! Malheureux, s’écrie-t-il, c’est ma maison d’Albe qui m’a tué. Il fut égorgé à deux pas de là.

Le dictateur appliqua à l’Italie entière son terrible système : partout les hommes du parti contraire furent mis à mort, bannis, dépouillés ; et non seulement eux, mais leurs parents, leurs amis, ceux qui les connaissaient, ceux qui leur avaient parlé, ou qui par hasard avaient voyagé avec eux. Des cités entières furent proscrites comme des hommes, démantelées, dépeuplées pour faire place aux légions de Sylla. La malheureuse Étrurie surtout, le seul pays qui eût encore échappé aux colonies et aux lois agraires, le seul dont les laboureurs fussent généralement libres, devint la proie des soldats du vainqueur. Il fonda une ville nouvelle dans la vallée de l’Arno, non loin de Fiesole, et du nom mystérieux de Rome, Flora, ce nom connu des seuls patriciens, il appela sa colonie Florentia.

A son retour, on croyait Sylla un peu adouci. On n’en fut que plus effrayé de la mort de l’Étrurie Lucrétius Ofella, le compagnon de sa victoire, celui auquel il devait la prise de Préneste. Il n’avait pas été préteur, et briguait le consulat. Sylla lui envoya ordre de se retirer, et comme il persistait, il le fit tuer sur la place. Il dit ensuite : sachez que j’ai fait tuer Q Lucrétius Ofella, parce qu’il m’a résisté. Et il ajouta cet horrible apologue : un laboureur qui poussait sa charrue, était mordu par des poux ; il s’arrêta deux fois pour en nettoyer sa chemise. Mais ayant été de nouveau mordu, il ne voulut plus être interrompu dans son travail, et jeta sa chemise au feu. Et moi aussi, je conseille aux vaincus de ne pas m’obliger à employer le fer et le feu pour la troisième fois. Sylla semblait avoir suffisamment prouvé son prodigieux mépris de l’humanité. Il en donna une preuve nouvelle à laquelle ne s’attendait personne : il abdiqua. On le vit se promener insolemment sur la place, sans armes et presque seul. Il savait bien qu’une foule d’hommes étaient intéressés à défendre sa vie. Il avait mis trois cents hommes à lui dans le sénat. Dans Rome, dix mille esclaves des proscrits, affranchis par Sylla, portaient le nom de leur libérateur (Cornelius), et veillaient sur lui. Dans l’Italie, cent vingt mille soldats, devenus propriétaires par sa victoire, le regardaient comme le gage et le garant de leur fortune. Il est si vrai que son abdication fut une vaine comédie, que dans sa retraite de Cumes, la veille même de sa mort, ayant su que le questeur Granius différait de payer une somme au trésor dans l’espoir que cet événement le dispenserait de régler ses comptes, il le fit étrangler près de son lit (77). Il mourut tout-puissant, et ses funérailles furent encore un triomphe. Porté à travers l’Italie jusqu’à Rome, son corps fut escorté de ses vieux soldats, qui de toutes parts venaient grossir le cortège, et se mettaient en rangs. Devant le corps, marchaient vingt-quatre licteurs avec les faisceaux ; derrière, on portait deux mille couronnes d’or envoyées par les villes, par les légions, par une foule d’hommes du parti. Tout autour se tenaient les prêtres, pour protéger le cercueil en cas de bataille. Car on n’était pas sans inquiétude. Puis, s’avançaient le sénat, les chevaliers et l’armée, légion par légion. Puis, un nombre infini de trompettes qui perçaient l’air de sons éclatants et sinistres. Le sénat poussait en mesure de solennelles acclamations, l’armée répétait et le peuple faisait écho. Rien ne manqua aux honneurs qu’on lui rendit. Il fut loué à la tribune aux harangues, et de là enseveli au Champ-de-Mars, où personne n’avait été enterré depuis les rois.

Ce héros, ce dieu, qu’on portait au tombeau avec tant de pompe, n’était depuis longtemps que pourriture. Rongé de maux infâmes, consumé d’une indestructible vermine, ce fils de Vénus et de la fortune, comme il voulait qu’on l’appelât, était resté jusqu’à la mort livré aux sales passions de sa jeunesse. Les mignons, les farceurs, les femmes de mauvaise vie, avec lesquels il passait les nuits et les jours, avaient eu bonne part à la dépouille des proscrits. Dans cette fastueuse restauration de la république dont il s’était tant vanté, les bouffons et les charlatans n’avaient guères moins gagné que les assassins. Il avait exterminé la race italienne, sous prétexte d’assurer l’unité de Rome menacée par l’invasion des alliés ; et lui-même, il s’entourait de barbares, de chaldéens, de syriens, de phrygiens. Il les consultait, il adorait leurs dieux. Son oeuvre politique, comme son cadavre, tombait d’avance en lambeaux. Il avait cru ressusciter la vieille Rome en donnant le pouvoir législatif aux comices des centuries dans lesquels les riches dominaient. Mais quand même son système eût duré, le mobile élément de la richesse eût pu mettre le pouvoir hors des mains de son parti. C’était aux curies, à la vieille aristocratie sacerdotale qu’il devait remonter, pour être conséquent. Il croyait rendre le pouvoir aux patriciens ; mais ces patriciens n’étaient plus des patriciens, c'étaient pour la plupart des plébéiens ennoblis ; de même que le peuple n’était plus un peuple, mais un ramas d’affranchis de diverses nations. Tous mentaient, ou plutôt se trompaient eux-mêmes. Et c’était là la vaine et creuse idole pour laquelle Sylla avait versé tant de sang, aveuglé dans ses préjugés aristocratiques par l’enthousiasme classique du passé qui avait jeté les Gracques dans la démagogie !