Les alliés qui, dans les guerres des Cimbres et des
esclaves, composaient les deux tiers des armées de Rome, s’attendaient à des
récompenses. La plupart d’entre eux, dépouillés autrefois par les colonies
romaines, ou récemment par l’avidité des chevaliers, s’étaient, malgré les
décrets du sénat, établis dans les environs de Rome et introduits dans les
tribus rustiques. Marius fit proposer par un homme à lui, le tribun Apuleïus
Saturninus, de leur distribuer les terres que les Cimbres avaient occupées un
instant dans le nord de l’Italie. Par là, il éloignait ses anciens soldats,
Marses, Péligniens, Lucaniens, Samnites, etc., de leurs provinces natales et
de leurs patrons nationaux ; il les transplantait dans une province
lointaine, où ils n’auraient pour garants de leur propriété que la protection
de Marius. C’était aussi un motif spécieux que de fermer l’Italie aux
barbares en établissant au pied des Alpes ceux qui les avaient vaincus. Les
Italiens qui soutenaient cette loi, la rendirent odieuse par leurs violences.
Ils égorgèrent en plein jour dans le forum les compétiteurs de Saturninus, et
ceux de Glaucias qui le soutenait. La mort fut décrétée contre tout sénateur
qui ne jurerait pas de respecter la loi agraire accordée aux soldats de
Marius. Pour celui-ci, sa conduite en tout ceci fut misérablement double et
factieuse. Il jura qu’ils ne jurerait point la loi, et quand son ennemi Metellus
l’eut imité, Marius feignit d’avoir peur des Italiens, et prononça le
serment. Le peuple de Rome, jaloux des tribus rustiques, s’était armé pour
soutenir Metellus, qui aima mieux s’éloigner de Rome. La duplicité de Marius
avait refroidi les Italiens pour lui. Saturninus était l’objet de leur
enthousiasme, et ils l’avaient salué roi. Marius se rapprocha du sénat et de
la populace urbaine. Dès que les Italiens retournèrent aux travaux des
champs, Saturninus fut abandonné comme les Gracques, et obligé de se réfugier
au Capitole avec ce qui lui restait de ses partisans. Mourant de soif et
menacés d’être brûlés avec le temple, ils se rendirent à Marius, qui les
laissa lapider, ou selon d’autres, ordonna expressément leur mort (100). Dès
lors, Marius vit tomber tout son crédit : odieux au peuple comme Italien, au
sénat comme démagogue, méprisé comme publicain de l’un et de l’autre, il
avait perdu la confiance de l’Italie en se séparant de Saturninus. Il vit
bientôt rentrer au sénat son ennemi Metellus. Plutôt que d’endurer tous les
jours l’humiliation de sa présence, il partit pour l’Asie, sous le prétexte
d’accomplir des voeux à la bonne déesse, mais en réalité pour s’y ménager une
guerre en insultant les rois alliés ; peut-être aussi pour s’associer aux
rapines de ses amis, les chevaliers romains qui pillaient l’Asie. Le
dangereux patronage des alliés passa quelques années après au tribun Livius
Drusus, qui avait alors entrepris de rendre à tout prix les jugements au sénat.
Les sénateurs ne pouvaient tolérer la tyrannie des chevaliers qu’ils
appelaient leurs bourreaux. D’un autre
côté, la plupart des alliés, sur qui les chevaliers usurpaient chaque jour
des terres, ne leur étaient pas plus favorables. Drusus proposait de partager
les tribunaux entre l’ordre équestre et le sénat, de doubler cette compagnie
en y faisant entrer trois cents chevaliers, de donner des terres au peuple de
Rome, et le droit de cité à toute l’Italie (91). Ce projet de conciliation ne
satisfit personne. Les chevaliers s’adressèrent à ceux des alliés qui
jusque-là avaient peu souffert des colonies et des distributions de terre, et
leur firent craindre que les nouvelles ne se fissent à leurs dépens. Les
étrusques et les Ombriens vinrent à Rome accuser Drusus. Ils furent soutenus
par le consul Marcius Philippe, ennemi personnel de Drusus. Abandonné comme
les Gracques, comme Saturninus, comme tous ceux qui s’appuyaient sur le
secours variable des Italiens contre les habitants sédentaires de Rome, il
périt assassiné dans sa maison. On accusa de ce crime le consul, chef du
parti des chevaliers. Ceux-ci poursuivirent impitoyablement les partisans de
Drusus. Ils traînèrent devant leurs tribunaux les plus illustres sénateurs,
et, descendant sur la place avec des bandes armées d’esclaves, ils firent
passer, l’épée à la main, une loi qui ordonnait de poursuivre quiconque
favoriserait publiquement ou secrètement la demande des italiens, pour être
admis au droit de cité.
De tous les alliés, les plus irrités furent les Marses et
leurs confédérés (Marrucini, Vestini, Peligni). Ces pâtres belliqueux qui
jadis avaient abandonné si aisément les Samnites, leurs frères, s’étaient
contentés longtemps d’être reconnus pour les meilleurs soldats des armées
romaines. Les Romains disaient eux-mêmes : qui
pourrait triompher des Marses, ou sans les Marses ? D’abord ils
tentèrent un coup de main sur Rome. Leur brave chef, Pompédius Silo, prit
avec lui tous ceux qui étaient poursuivis par les tribunaux, probablement
ceux qu’ils avaient ruinés les usuriers romains ; ils étaient dix mille
hommes armés sous leurs habits. La rencontre d’un sénateur qui se trouva sur
leur chemin, leur fit croire qu’ils étaient découverts, et ils se
contentèrent des bonnes paroles qu’il leur donna. Cependant les peuples
italiens se liguaient entre eux, et s’envoyaient des otages ; car ils se
défiaient les uns des autres, isolés qu’ils étaient depuis si longtemps par
la politique de Rome. Les Marses s’adjoignirent ainsi ce qui restait de
l’ancienne race samnite répandue dans les montagnes du Samnium et dans les
plaines de la Lucanie,
de la Campanie
et de l’Apulie. Les villes importantes de Nole, de Vénuse et d’Asculum (dans
le Picenum), prirent parti pour eux. Ce qui avait manqué aux Italiens dans la
guerre des Samnites, c’était un centre, une ville dominante, une Rome. Cette
fois ils en bâtirent une tout exprès. Corfinium, la Rome italienne, fut faite à
l’image de l’autre, qu’elle devait détruire. Elle eut son forum, sa curie,
son sénat de cinq cents membres. Les alliés devaient nommer par an douze
généraux et deux consuls. Les premiers qu’ils élurent, le Marse Pompédius
Silo et le Samnite C Motulus (Papius Mutilius ? ), furent chargés de
combattre l’un vers le nord-ouest, l’autre vers le sud. Le premier devait attaquer
Rome directement, et, s’il se pouvait, entraîner contre elle l’Étrurie et
l’Ombrie. Sous ces chefs commandaient C Judacilius, Herius Asinius, M
Lamponius, Insteius Cato, Marius Egnatius, Pontius Telesinus, et plusieurs
autres. Outre P Rutilius, Q Cepion, Val Messala et le fameux Sylla, Rome leur
opposa S Julius César, Cn Pompéius Strabo, et Porcius Caton, trois hommes qui
devaient être éclipsés par leurs fils. Il y avait encore parmi les généraux
romains deux Italiens d’origine, le fameux Marius et C Perpenna. La conduite
de ces derniers fut singulièrement équivoque. Perpenna soupçonné de s’être
fait battre, fut privé du commandement. Marius refusa toujours le combat aux
Italiens, laissa échapper les plus belles occasions de vaincre, négligea de
poursuivre l’avantage qu’avait obtenu Sylla ; enfin il déposa le
commandement, prétextant des maux de nerfs. Sans doute il espérait que Rome,
réduite aux dernières extrémités, finirait par prendre pour médiateur et pour
chef absolu, un homme italien par sa naissance, et romain par sa fortune.
Il se trompait. Après plusieurs défaites, où deux consuls
perdirent la vie, Rome reprit son ascendant. Elle le dut surtout au consul Cn.
Pompeius, et à Sylla, lieutenant de son collègue. Pompée, assiégé un instant
dans Fermum, resserra à son tour dans les murs d’Asculum l’Italien
Judacilius, qui, après y avoir fait égorger tous les partisans de Rome, se
dressa un bûcher dans un temple, et s’y donna solennellement la mort. Pompée
détruisit encore ceux qui passaient l’Apennin pour soulever l’Étrurie ; mais
Rome ne crut pouvoir s’assurer des Étrusques et des Ombriens, qu’en leur
donnant le droit de cité (88). Les Marses eux-mêmes abandonnèrent la ligue à
la même condition. Sylla, qui avait ménagé ce traité, tua cinquante mille italiens
dans la Campanie,
prit chez les Hirpins Æquelanum, en menaçant de la brûler dans ses murailles
de bois. Il tourna les gorges du Samnium, que gardait l’armée ennemie, força
Bovianum après avoir fait un carnage affreux des Samnites. Le Marse Pompédius
Silo, plus fidèle à la cause commune que ses concitoyens, avait transporté le
siège de l’empire italien de Corfinium à Bovianum, puis à Æsernia, deux
villes samnites. Il avait affranchi vingt mille esclaves, et sollicité les
secours du roi de Pont, qui méconnut son intérêt véritable, et répondit qu’il
voulait avant tout réduire l’Asie. Tant de revers, et la mort même de
Pompédius qui fut tué en Apulie, ne purent vaincre la résistance des
Samnites. Chassés de leurs montagnes, ils tenaient encore dans Nola et dans
les fortes positions du Brutium. Leurs chefs essayèrent de profiter des
querelles de Marius et de Sylla pour s’emparer de Rhegium, et passer de là en
Sicile, où ils auraient si facilement armé les esclaves. En accordant la cité
à la plupart des Italiens, Rome ne terminait pas la guerre ; elle
l’introduisait dans ses murs. La multitude des nouveaux citoyens avait été
entassée dans huit tribus, qui votaient les dernières, lorsque les anciennes
avaient pu déjà décider. Les Marses, les Ombriens, les Étrusques, faisaient
un voyage de vingt ou trente lieues, pour venir exercer à Rome ce droit de
souveraineté tant souhaité ; aucune place publique n’était assez vaste pour
les contenir ; une partie votait du haut des temples et des portiques qui
entouraient le forum. Et tout ce peuple, venu de si loin, donnait un vote
inutile, ou n’était même pas consulté. Les Italiens, indignés de cette
déception, devaient recommencer la lutte jusqu’à ce que, répandus dans toutes
les tribus, ils obtinssent l’égalité des droits. Cette égalité apparente eût
été pour eux une supériorité réelle sur les anciens citoyens, dont les
suffrages moins nombreux se seraient perdus dans les leurs. Sans doute, les
Italiens méritaient la supériorité sur cette ignoble populace composée en grande
partie d’affranchis de toutes nations. Cependant ce peuple équivoque
représentait la vieille Rome, en prenait l’esprit, se croyait romain, et
défendait opiniâtrement l’unité de la cité. La promesse de répandre les
Italiens dans toutes les tribus, et de leur assurer par là l’exercice réel de
leurs nouveaux droits fut l’appât dont se servit Marius pour les ramener à
lui, et reprendre auprès d’eux son ancienne popularité. Ce n’était pas qu’il
se souciât de ses compatriotes. Le vieux publicain, devenu gras et pesant, ne
s’occupait guères depuis longtemps que d’entasser de l’argent dans sa belle
maison de Misène qu’il avait achetée de la mère des Gracques, et que Lucullus
paya depuis 500.000 sesterces. Tout à coup, on vit reparaître Marius dans le
Champ-de-Mars, s’exerçant avec les jeunes gens. Ses ennemis lui demandaient
ce qu’étaient devenus les maux de nerfs qui paralysaient ses mouvements dans
la guerre sociale. C'est qu’il s’agissait alors d’une de ces riches guerres
d’orient, capables de rassasier les avares généraux de Rome. Le roi de Pont,
Mithridate, avait favorisé le soulèvement des cités de l’Asie mineure contre
les épouvantables vexations des Romains ; en un jour, cent mille de ceux-ci,
chevaliers, publicains, usuriers, marchands d’esclaves, avaient été
massacrés. Maître de l’Asie, il avait envoyé une grande armée en Grèce, et en
occupait les provinces orientales avec toutes les îles de la mer Égée.
Les chevaliers, dont un grand nombre devaient être ruinés
par les succès de Mithridate, tenaient à faire donner le soin de cette guerre
au publicain Marius, intéressé à ne point réformer les abus qui l’avaient
causée. Ils regardaient comme si important d’envoyer en Asie un homme à eux,
qu’à ce prix ils auraient consenti à favoriser les prétentions des italiens,
qu’ils avaient repoussés si longtemps. Le tribun Sulpicius, s’était chargé de
faire passer ces deux lois, et se faisait soutenir par une bande armée de
chevaliers, qu’il appelait l’anti-sénat. Sylla,
alors consul, voulait pour lui-même la conduite de la guerre d’Asie.
Sulpicius et ses satellites l’enfermèrent dans la maison de Marius et lui
firent jurer de se désister. Le fils de l’autre consul fut tué publiquement.
On ne pouvait moins attendre d’un parti, qui naguère avait égorgé en plein
jour dans le temple de Vesta, un prêteur qui voulait faire exécuter les lois
contre l’usure, Sylla se réfugia à l’armée qui assiégeait encore les Samnites
devant Nola, l’entraîna vers Rome, fit tuer Sulpicius, et mit à prix la tête
de Marius.
Ce Sylla qui était entré dans Rome la torche à la main, en
menaçant de brûler la ville, proclama qu’il ne venait que pour rétablir la
liberté. Le peuple, le prenant au mot, refusa ses suffrages à son neveu et à
un de ses amis, et donna le consulat à un partisan de Marius, L Cinna. Le
nouveau consul avait d’abord fléchi le vainqueur en se liant à lui par les
plus terribles serments, et dès qu’il se crut assez fort, il voulut lui faire
faire son procès. Sylla apprenait en même temps que son collègue dans la
guerre sociale, Cneïus Pompée Strabon, personnage équivoque qui flotta
toujours entre les partis, avait fait tuer ou laissé tuer, un autre Pompée,
qui venait lui succéder dans le commandement de l’armée, et qui tenait pour
Sylla. Il comprit qu’il ne prévaudrait jamais, si auparavant il ne
s’appropriait ses légions par des victoires lucratives dans la Grèce et dans l’Asie ; il
laissa là Pompée, Cinna, ses accusateurs et ses juges, et partit pour
combattre Mithridate (88).
Le roi de Pont que l’on a comparé au grand Hannibal,
avait, il est vrai, les vastes projets et l’indomptable volonté du chef des
mercenaires, mais non son génie stratégique. Sa gloire fut d’être pendant
quarante ans pour les barbares des bords de l’Euxin ce qu’Hannibal avait été
pour ceux de l’Espagne, de l’Afrique et de la Gaule, une sorte
d’intermédiaire et d’instructeur, sous les auspices duquel ils envahissaient
l’empire. Résidant à Pergame sur la limite de l’Asie, d’où il avait chassé
les Romains, il faisait passer sans cesse de nouvelles hordes du Caucase, de la Crimée et des bords du
Danube dans l’Asie, dans la
Macédoine et la Grèce. Mais ces barbares, à peine disciplinés,
ne pouvaient tenir contre les légions. Sylla en eut bon marché. Quelque
intérêt qu’il eût à faire sonner bien haut ses victoires de Chéronée et
d’Orchomène pour l’effroi de l’Italie, il avouait lui-même que dans la
première il n’avait perdu que douze hommes. Son arme principale fut la
corruption. Il acheta par le don d’une terre en Eubée le principal lieutenant
de Mithridate. La seule Athènes l’arrêta longtemps. Elle était défendue par
le philosophe épicurien Aristion, qui en avait chassé les Romains. Les
Athéniens, habitués à être respectés dans les guerres, à cause de
l’enthousiasme que tout le monde professait alors pour le génie de leurs
ancêtres, ne craignirent pas de lancer du haut des murs les mots les plus
piquants sur Sylla et Métella, sa femme. La figure farouche du Romain, ses
cheveux roux, ses yeux verts et son teint rouge taché de blanc, égayaient
surtout les assiégés. Ils lui criaient : Sylla
est une mûre saupoudrée de farine. Il leur en coûta cher. Le
barbare inonda la ville de sang. Ce qu’on en versa dans la place seulement,
emplit tout le céramique, ruissela jusqu’aux portes, et regorgea hors de la
ville. Sylla ayant passé en Asie, y trouva une armée romaine du parti de
Marius, qui après de grands succès sur Mithridate, le tenait assiégé dans
Pitane ; le lieutenant Fimbria la commandait après avoir fait assassiner son
général. N’ayant point de vaisseaux, Fimbria, pour enfermer Mithridate du
côté de la mer, écrivit à Lucullus qui commandait ceux de Sylla, et lui
représenta combien il importait de ne pas laisser échapper l’ennemi du peuple
romain. Mais Sylla craignait Fimbria plus que Mithridate ; il ouvrit le
passage au roi, et exigea qu’il abandonnât la Bithynie, la Cappadoce et l’Asie
romaine. Que me laissez-vous donc, dit Mithridate. Je vous laisse, répliqua
Sylla, la main avec laquelle vous avez signé la mort de cent mille romains.
Par ce mot accablant, Sylla ne faisait qu’avouer sa trahison ; il avait pu
prendre ce terrible ennemi de Rome, et éviter trente ans de guerre à sa
patrie. La pauvre Asie pillée par les publicains de Rome, pillée par
Mithridate, le fut encore par les soldats de Sylla. Tout leur fut abandonné :
la fortune des pères de famille, l’honneur des enfants, les trésors des
temples. En Grèce, Sylla avait dépouillé ceux de Delphes, d’Olympie et
d’Épidaure. Il payait d’avance la guerre civile. Les durs paysans de l’Italie
connurent alors les bains, les théâtres, les vêtements somptueux, les beaux
esclaves, toutes les voluptés de l’Asie. Ils étaient logés dans les maisons
des habitants, y vivaient, eux et leurs amis à discrétion ; de plus, ils
recevaient chacun de son hôte quatre tétradrachmes par jour. Sylla en partant,
frappa encore l’Asie d’une contribution de vingt mille talents. Tels étaient
les soldats que Sylla ramenait contre sa patrie. Ils étaient si convaincus qu’on
les menait au pillage de l’Italie qu’ils offrirent tous de l’argent à leur
général, ne demandant pas mieux que de faire à leurs frais une guerre si
lucrative. Cinna, chassé un instant de Rome, avait partout relevé le parti
italien, et malgré les sages avis de son lieutenant Sertorius, rappelé
Marius, dont les vengeances ne pouvaient que souiller le triomphe de l’Italie
sur Rome. Revenons un instant sur les romanesques destinées de ce vieux chef
de parti. Marius n’avait échappé que par miracle aux cavaliers de Sylla.
Surpris dans les marais de Minturnes, il fut conduit dans cette ville ; mais les
habitants n’avaient garde de livrer celui qui avait tant ménagé les italiens
dans la guerre sociale. Ils publièrent qu’ils avaient envoyé un esclave Cimbre
pour le tuer, mais que cet homme n’avait pu soutenir le regard du vainqueur
des Cimbres, et qu’il s’était enfui en criant qu’il n’aurait jamais le
courage de tuer Caïus Marius. Ce qui est certain, c’est que les Minturniens
le firent passer en Afrique, d’où Cinna eût l’imprudence de le rappeler
bientôt. Cet homme farouche, rentré dans Rome avec une bande de pâtres
affranchis et de laboureurs libres de l’Étrurie (Bardiaioi ? Marianoi ?
Mariani ?), fit égorger par eux les plus illustres partisans de Sylla,
l’orateur Marcus Antonius, Catulus Lutatius, son ancien collègue dans la
guerre des Cimbres, une foule d’autres. Les excès des esclaves lâchés par
Marius, furent tels que Cinna et Sertorius en eurent horreur, et les
enveloppant une nuit, les taillèrent en pièces. Peu après, Marius, âgé de
soixante-dix ans, consul pour la septième fois, mourut des excès de vin dans
lesquels il se plongeait pour s’étourdir sur l’approche de son ennemi.
Sylla était alors attendu en Italie comme un dieu
exterminateur. On publiait ses victoires sur Mithridate, les paroles
terribles qu’il avait prononcées, la furieuse cupidité de ses soldats et les
menaces des exilés qu’il avait dans son camp et qu’il appelait son sénat. Au
premier bruit de son retour (83), les consuls (Norbanus et Scipion, auxquels
succédèrent Carbon et le jeune Marius), eurent plus de cent mille hommes. Sylla
avait quarante mille vétérans, avec six mille cavaliers et quelques soldats
du Péloponèse et de la
Macédoine. Metellus et le jeune Pompée, fils de Cn. Pompeius
Strabo, se réunirent à lui. Rebuté du parti italien, qui connaissait la
versatilité de sa famille, ce jeune homme de vingt-trois ans avait levé des
légions dans le Picenum, et battu trois généraux, trois armées, pour aller
rejoindre Sylla. Celui-ci jugea au premier coup d’oeil le vain et médiocre
génie de cet heureux soldat. Il se leva à son approche, et le salua du nom de
grand. A ce prix, il s’en fit un
instrument docile. Il l’envoya dans la Gaule italienne, en Sicile, en Afrique, où il
obtint de grands succès sur le parti opposé. Ce parti n’avait que de
nouvelles recrues ; et de plus il était divisé. Les Samnites ne se réunirent
qu’à la fin de la guerre aux autres Italiens, commandés par les consuls. Dans
la première bataille à Canusium, Sylla perdit soixante-dix hommes, Norbanus
six mille. Dans une autre, livrée plus tard, il tua vingt mille hommes à
l’ennemi, sans perdre plus de vingt-trois des siens. En Campanie, une armée
pratiquée habilement, passa tout entière dans son camp. La défection se mit
de même dans les armées de Carbon et du jeune Marius. Ce dernier, défait à
Sacriport, tout près de Rome, par la trahison de deux cohortes, fut bloqué
dans Préneste, et cette ville devint comme le but et le prix du combat pour
toutes les armées de l’Italie. Sylla, partout présent, partout vainqueur, à
Saturnia, à Neapolis, à Clusium, à Spolète, empêche les Italiens de délivrer
Marius. Pompée bat huit légions, qui marchaient à son secours. Trois chefs
italiens indépendants, le Lucanien Lamponius, le Campanien Gutta et le Samnite
Pontius Télésinus, sont de même arrêtés par Sylla. De nouvelles défections éclatent.
Les lucaniens se soumettent. Rimini, toute la Gaule pose les armes.
Albinovanus fait sa paix en massacrant ses collègues. Norbanus s’enfuit à
Rhodes, et se tue. En Sicile, Carbon se livre à Pompée, qui le fait égorger
de sang-froid. Enfin les samnites, par un effort désespéré, se jettent entre
Pompée et Sylla, pour débloquer Préneste ; puis ils tournent brusquement sur
Rome, déterminés à la mettre en cendres avant de périr. Leur chef, Pontius
Télésinus, courait de rang en rang, criant qu’il
fallait enfin anéantir le repaire des loups ravisseurs de l’Italie. Rome
était perdue, si l’armée de Sylla ne fût arrivée à temps, et n’eût livré aux
Samnites une dernière et furieuse bataille. La victoire balança si longtemps,
que Sylla hors de lui-même fit un voeu au dieu de Delphes, dont il avait si
outrageusement pillé le temple. Tout ce qu’il y avait d’Italiens dans
Préneste, fut mis à part et passé au fil de l’épée. Ceux de Norba se
défendirent jusqu’à l’extrémité et finirent par s’égorger les uns les autres.
Six mille Samnites, auxquels il avait promis la vie, furent massacrés à Rome
même. Leurs cris retentirent jusqu’au temple de Bellone, où Sylla haranguait
le sénat. Ce n’est rien, dit-il froidement, je fais châtier quelques
factieux. Les massacres s’étendirent ensuite aux citoyens. Le sénat qui avait
tant souhaité le retour de Sylla, se repentit de s’être donné un vengeur si
impitoyable. Un des Metellus s’enhardit à lui demander quel devait être le
terme de ces exécutions ? Il répondit : je ne sais pas encore ceux que je
laisserai vivre. Faites du moins connaître, ajouta Metellus, ceux qui doivent
mourir. C'est alors que Sylla fit afficher des tables de proscription (81).
La victoire de Sylla fut le triomphe de Rome sur l’Italie ; dans Rome
elle-même, celui des nobles sur les riches, particulièrement sur les
chevaliers ; pour le petit peuple, nous avons vu qu’il n’existait que de nom.
Deux mille six cents chevaliers furent proscrits avec quatre-vingts sénateurs
de leur parti. Leurs biens amassés par l’usure, par la ruine des hommes
libres, par la sueur et le sang de plusieurs générations d’esclaves,
passèrent aux soldats, aux généraux, aux sénateurs. Sylla s’annonça comme le
vengeur des lois, comme le restaurateur de l’ancienne république. L’élection
des pontifes et le pouvoir judiciaire, autrement dit l’autorité religieuse et
l’application des lois, furent rendus au sénat. Les comices des tribus furent
abolies. Le tribunat ne subsista que de nom ; tout tribun fut déclaré
incapable d’aucune autre charge. On ne put briguer le consulat qu’après la
préture, la préture qu’après la questure. Sylla ressuscite en sa faveur le
vieux titre de dictateur oublié depuis cent vingt ans. Mais pour nommer un
dictateur, il faut un consul. Tous les deux ont été tués. Sylla pousse le
scrupule jusqu’à sortir de Rome ; il fait, selon la forme ancienne, élire par
le sénat un interrex qui puisse nommer
le dictateur, et écrit au sénat pour offrir ses services à la république. Le
sénat n’a garde de refuser. Il est nommé dictateur, mais pour un temps
indéfini. Il obtient l’abolition du passé, la licence de l’avenir, le droit
de vie et de mort, celui de confisquer les biens, de partager les terres, de
bâtir et de détruire les villes, de donner et ôter les royaumes. Cette
ostentation de légalité, cette barbarie systématique fut ce qu’il y eut de
plus insolent et de plus odieux dans la victoire de Sylla. Marius avait suivi
sa haine en furieux, et tué brutalement ceux qu’il haïssait. Les massacres de
Sylla furent réguliers et méthodiques. Chaque matin, une nouvelle table de
proscription déterminait les meurtres du jour. Assis dans son tribunal, il
recevait les têtes sanglantes, et les payait au prix du tarif. Une tête de
proscrit valait jusqu’à deux talents. Mais ce n’était pas seulement les
partisans de Marius qui périssaient. Les riches aussi étaient coupables ;
l’un périssait pour son palais, l’autre pour ses jardins. Un citoyen,
étranger à tous les partis, regarde en passant sur la place la table fatale,
et s’y voit inscrit le premier : ah ! Malheureux,
s’écrie-t-il, c’est ma maison d’Albe qui m’a tué.
Il fut égorgé à deux pas de là.
Le dictateur appliqua à l’Italie entière son terrible
système : partout les hommes du parti contraire furent mis à mort, bannis,
dépouillés ; et non seulement eux, mais leurs parents, leurs amis, ceux qui
les connaissaient, ceux qui leur avaient parlé, ou qui par hasard avaient
voyagé avec eux. Des cités entières furent proscrites comme des hommes,
démantelées, dépeuplées pour faire place aux légions de Sylla. La malheureuse
Étrurie surtout, le seul pays qui eût encore échappé aux colonies et aux lois
agraires, le seul dont les laboureurs fussent généralement libres, devint la
proie des soldats du vainqueur. Il fonda une ville nouvelle dans la vallée de
l’Arno, non loin de Fiesole, et du nom mystérieux de Rome, Flora, ce nom connu des seuls patriciens, il
appela sa colonie Florentia.
A son retour, on croyait Sylla un peu adouci. On n’en fut
que plus effrayé de la mort de l’Étrurie Lucrétius Ofella, le compagnon de sa
victoire, celui auquel il devait la prise de Préneste. Il n’avait pas été
préteur, et briguait le consulat. Sylla lui envoya ordre de se retirer, et
comme il persistait, il le fit tuer sur la place. Il dit ensuite : sachez que j’ai
fait tuer Q Lucrétius Ofella, parce qu’il m’a résisté. Et il ajouta
cet horrible apologue : un laboureur qui poussait
sa charrue, était mordu par des poux ; il s’arrêta deux fois pour en nettoyer
sa chemise. Mais ayant été de nouveau mordu, il ne voulut plus être interrompu
dans son travail, et jeta sa chemise au feu. Et moi aussi, je conseille aux
vaincus de ne pas m’obliger à employer le fer et le feu pour la troisième
fois. Sylla semblait avoir suffisamment prouvé son prodigieux
mépris de l’humanité. Il en donna une preuve nouvelle à laquelle ne
s’attendait personne : il abdiqua. On le vit se promener insolemment sur la
place, sans armes et presque seul. Il savait bien qu’une foule d’hommes
étaient intéressés à défendre sa vie. Il avait mis trois cents hommes à lui
dans le sénat. Dans Rome, dix mille esclaves des proscrits, affranchis par
Sylla, portaient le nom de leur libérateur (Cornelius), et veillaient sur
lui. Dans l’Italie, cent vingt mille soldats, devenus propriétaires par sa
victoire, le regardaient comme le gage et le garant de leur fortune. Il est
si vrai que son abdication fut une vaine comédie, que dans sa retraite de
Cumes, la veille même de sa mort, ayant su que le questeur Granius différait
de payer une somme au trésor dans l’espoir que cet événement le dispenserait
de régler ses comptes, il le fit étrangler près de son lit (77). Il mourut
tout-puissant, et ses funérailles furent encore un triomphe. Porté à travers
l’Italie jusqu’à Rome, son corps fut escorté de ses vieux soldats, qui de
toutes parts venaient grossir le cortège, et se mettaient en rangs. Devant le
corps, marchaient vingt-quatre licteurs avec les faisceaux ; derrière, on
portait deux mille couronnes d’or envoyées par les villes, par les légions,
par une foule d’hommes du parti. Tout autour se tenaient les prêtres, pour
protéger le cercueil en cas de bataille. Car on n’était pas sans inquiétude.
Puis, s’avançaient le sénat, les chevaliers et l’armée, légion par légion.
Puis, un nombre infini de trompettes qui perçaient l’air de sons éclatants et
sinistres. Le sénat poussait en mesure de solennelles acclamations, l’armée
répétait et le peuple faisait écho. Rien ne manqua aux honneurs qu’on lui
rendit. Il fut loué à la tribune aux harangues, et de là enseveli au Champ-de-Mars,
où personne n’avait été enterré depuis les rois.
Ce héros, ce dieu, qu’on portait au tombeau avec tant de
pompe, n’était depuis longtemps que pourriture. Rongé de maux infâmes,
consumé d’une indestructible vermine, ce fils de Vénus et de la fortune,
comme il voulait qu’on l’appelât, était resté jusqu’à la mort livré aux sales
passions de sa jeunesse. Les mignons, les farceurs, les femmes de mauvaise
vie, avec lesquels il passait les nuits et les jours, avaient eu bonne part à
la dépouille des proscrits. Dans cette fastueuse restauration de la
république dont il s’était tant vanté, les bouffons et les charlatans
n’avaient guères moins gagné que les assassins. Il avait exterminé la race
italienne, sous prétexte d’assurer l’unité de Rome menacée par l’invasion des
alliés ; et lui-même, il s’entourait de barbares, de chaldéens, de syriens,
de phrygiens. Il les consultait, il adorait leurs dieux. Son oeuvre
politique, comme son cadavre, tombait d’avance en lambeaux. Il avait cru
ressusciter la vieille Rome en donnant le pouvoir législatif aux comices des
centuries dans lesquels les riches dominaient. Mais quand même son système
eût duré, le mobile élément de la richesse eût pu mettre le pouvoir hors des
mains de son parti. C’était aux curies, à la vieille aristocratie sacerdotale
qu’il devait remonter, pour être conséquent. Il croyait rendre le pouvoir aux
patriciens ; mais ces patriciens n’étaient plus des patriciens, c'étaient
pour la plupart des plébéiens ennoblis ; de même que le peuple n’était plus
un peuple, mais un ramas d’affranchis de diverses nations. Tous mentaient, ou
plutôt se trompaient eux-mêmes. Et c’était là la vaine et creuse idole pour
laquelle Sylla avait versé tant de sang, aveuglé dans ses préjugés
aristocratiques par l’enthousiasme classique du passé qui avait jeté les
Gracques dans la démagogie !
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