LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME PREMIER

LIVRE DOUZIÈME. — OPÉRATIONS DE L'ARMÉE DE LA LOIRE. - DÉCEMBRE.

 

 

Situation de l'armée de la Loire au 30 novembre. — Conseil de guerre à Saint-Jean de-la-Ruelle. — Plan adopté pour la marche de l'armée sur Fontainebleau. — Bataille de Villepion, 1er décembre. Mise à l'ordre du jour de l'amiral Jauréguiberry. — Le général Chanzy est nommé grand officier de la Légion d'honneur. — Première nouvelle de la sortie du général Ducrot. — Ordre du jour de d'Aurelles de Paladines. — Immense enthousiasme. Proclamation de M. Gambetta. — Journée du 2 décembre : bataille de Loigny, lutte acharnée autour du château de Goury. — Charge intrépide du général de Sonis. La bataille est perdue. — Combat de Poupry : l'avantage reste à la division Peytavin. - Immobilité des 18e et 20e corps, trop isoles du théâtre de l'action. Fatigue et démoralisation des troupes. — Le général d'Aurelles ordonne la retraite. Abandon définitif de la marche sur Fontainebleau. — Manœuvre du prince Frédéric-Charles. — Combat d'Arthenay. — Combat de Chilleurs-aux-Bois. — D'Aurelles de Paladines se résout à évacuer Orléans. — Stupéfaction à Tours. D'Aurelles revient sur sa décision. — Evacuation d'Orléans. A qui faut-il attribuer la défaite ? —Le général d'Aurelles est privé de son commandement. — Deux armées de la Loire, l'une commandée par Bourbaki, l'autre par Chanzy. — La deuxième armée de la Loire : Chanzy dans la vallée de la Loire. Combats de Josnes et de Beaugency. — Irritation du duc de Mecklembourg. — Perte de Beaugency amenée par le départ du général Camô. — Ténacité du général Chanzy. — Inquiétudes des Allemands devant celle résistance inattendue. — La rive gauche de la Loire menacée ; les Prussiens s'emparent du parc de Chambord. — Chanzy presse Bourbaki d'opérer une diversion sur Blois ; réponse de Bourbaki. — Retraite sur Vendôme. — Difficulté de la retraite. Position stratégique de Vendôme. Combat de Fréteval. — Ordre du jour de Chanzy. Bataille de Vendôme. Retraite de la 2e armée sur le Mans.

 

Reportons-nous à la situation de l'armée de la Loire au 30 novembre, jour où l'on reçut à Tours la dépêche du général Trochu annonçant la grande sortie du général Ducrot par la Marne. Cette armée à la suite de la victoire de Coulmiers s'est retranchée dans le camp fortifié d'Orléans. Elle couvre cette ville en s'étendant par sa droite (Billot et Crouzat) jusque vers Beaune-la-Rolande et Montargis ; au centre (Martin des Pallières), elle garde, en avant de la forêt, l'espace compris entre la route de Paris et le chemin de fer ; sur la gauche, le 16e corps (Chanzy) s'étend de la route de Châteaudun jusqu'aux bords de la Conie. A l'arrivée de la dépêche du général Trochu, un conseil de guerre est convoqué. Les généraux d'Aurelles, Chanzy et Borel regrettent vivement d'être obligés de marcher en avant sans avoir le temps de s'y préparer : ils ne se dissimulent pas les inconvénients, les dangers même d'un mouvement si précipité. Mais il n'y a pas à hésiter, le temps presse On est au 30 novembre et l'armée de Paris a dû s'ébranler le 29. En conséquence toutes les dispositions sont arrêtées séance tenante.

Cent soixante mille hommes forment l'armée expéditionnaire. Le 16e corps (Chanzy), qui forme l'aile gauche, doit traverser la route de Paris entre Artenay et Toury pour attaquer Pithiviers par l'ouest ; la 1re division du 15e corps (des Pallières), actuellement à Chilleurs, avancera contre Pithiviers par le sud ; les 18e et 20e corps marcheront sur le même point par Beaune-la-Rolande et Beaumont. Maîtresses de Pithiviers, toutes ces troupes doivent se diriger par Malesherbes et Nemours vers la forêt de Fontainebleau, où elles donneront la main à l'armée de Paris. Elles seront suivies dans leur marche par des convois considérables d'approvisionnements.

Le 1er décembre, à six heures, le mouvement commence. Le général Chanzy quitte Saint-Peravy pour porter son quartier général à Patay. La cavalerie du général Michel éclaire à gauche la marche de l'armée. Le temps est beau, le froid a durci la neige, les troupes avancent avec entrain. Arrivé à Patay, le général Chanzy apprend que l'ennemi occupe en forces Guillonville et Gommiers ; il donne l'ordre à la division du brave Jauréguiberry d'enlever ces positions, pendant que la cavalerie essaye de tourner les Allemands par leur droite. Gommiers est enlevé, et l'ennemi, après avoir évacué Guillonville, se concentre à Faverolles et Villepion. Une démonstration hardie du général Michel détermine la retraite de la batterie établie dans les jardins de Villepion. Alors Villepion est attaqué de face par les chasseurs à pied et un bataillon du 39e de ligne. Ces troupes rencontrent une résistance opiniâtre et prolongée. Cependant le jour baisse ; l'amiral Jauréguiberry, voulant en finir, se met à la tête de ses soldats et se jette au pas de course sur le parc, où résiste toujours l'infanterie allemande. Le parc est emporté d'assaut ; les Allemands laissent des prisonniers entre nos mains et abandonnent leurs ambulances pleines de blessés. A droite, nos' troupes emportaient Faverolles à la baïonnette ; à gauche, Nonneville était à nous à la suite d'une lutte acharnée. L'amiral Jauréguiberry établit son quartier général dans le château de Villepion. La journée avait été glorieuse : les troupes avaient sur tous les points abordé l'ennemi avec un élan remarquable ; l'artillerie s'était distinguée par sa précision et son audace. Le combat de Villepion avait mis en déroute environ vingt mille Bavarois. L'amiral Jauréguiberry et sa division, à qui revenait l'honneur de la journée, furent mis à l'ordre du jour de l'armée. Le général Chanzy, commandant le 16e corps, fut nommé grand officier de la Légion d'honneur. L'armée pleine d'ardeur croyait dans la victoire.

Ce 1er décembre, un ballon parti de Paris et tombé à Belle-Ile-en-Mer fit connaître à la délégation de Tours la première bataille de Champigny et la victoire du général Ducrot. Ces heureuses nouvelles furent aussitôt portées à la connaissance des troupes, dont elles devaient redoubler la confiance. Le général d'Aurelles de Paladines les annonça en ces termes :

Officiers, sous-officiers et soldats de l'armée de la Loire,

Paris, par un sublime effort de courage et de patriotisme, a rompu les lignes prussiennes.

Le général Ducrot, à la tête de son armée, marche vers nous.

Marchons vers lui avec l'élan dont l'armée de Paris nous donne l'exemple.

Je fais appel aux sentiments de tous les généraux comme des soldats.

Nous pouvons sauver la France.

Vous avez devant vous cette armée prussienne que vous venez de vaincre sous Orléans ; vous la vaincrez encore.

Marchons donc avec résolution et confiance en avant, sans calculer le danger. Dieu protège la France.

Quartier général de Saint-Jean, le 1er décembre 1870.

 

Ainsi notre aile gauche avait culbuté les Bavarois à Villepion et s'apprêtait à poursuivre sa marche sur Pithiviers. A l'aile droite vers Beaune-la-Rolande, le 18e corps avait refoulé devant lui des colonnes ennemies. L'espoir dans le succès de la campagne était illimité. M. Gambetta se faisait l'écho de cette confiance universelle dans la proclamation suivante :

Le génie de la France, un moment voilé, reparaît.

Grâce aux efforts du pays tout entier, la victoire nous revient, et comme pour nous faire oublier la longue série de nos infortunes, elle nous favorise sur presque tous les points.

En effet, notre armée de la Loire a déconcerté, depuis trois semaines, tous les plans des Prussiens et repoussé toutes leurs attaques. Leur lactique a été impuissante sur la solidité de nos troupes, à l'aile droite comme à l'aile gauche.

Etrépagny a été enlevé aux Prussiens et Amiens évacué à la suite de la bataille de Paris.

Nos troupes d'Orléans sont vigoureusement lancées en avant. Nos deux grandes armées marchent à la rencontre l'une de l'autre. Dans leurs rangs, chaque officier, chaque soldat sait qu'il tient dans ses mains le sort même de la patrie ; cela seul les rend invincibles. Qui donc douterait désormais de l'issue finale de cette lutte gigantesque ?

Les Prussiens peuvent mesurer aujourd'hui la différence qui existe entre un despote qui se bat pour satisfaire ses caprices et un peuple armé qui ne veut pas périr. Ce sera l'éternel honneur de la République d'avoir rendu à la France le sentiment d'elle-même, et l'ayant trouvée abaissée, désarmée, trahie, occupée par l'étranger, de lui avoir ramené l'honneur, la discipline, les armes, la victoire.

L'envahisseur est maintenant sur la route où l'attend le feu de nos populations soulevées.

Voilà citoyens, ce que peut une grande nation qui veut garder intacte la gloire de son passe, qui ne verse son sang et celui de l'ennemi que pour le triomphe du droit et de la justice dans le monde. La France et l'univers n'oublieront jamais que c'est Paris qui le premier a donné cet exemple, enseigné cette politique et fondé ainsi sa suprématie morale en restant fidèle à l'héroïque esprit de la Révolution.

Vive Paris ! Vive la France ! Vive la République une et indivisible !

 

La nuit du 1er au 2 décembre fut calme ; de grands feux de bivouac, qu'on distinguait dans toute la plaine en avant de nos lignes, indiquaient la présence de forces ennemies considérables entre Orgères et Baigneaux. L'armée de la Loire ne souffrit pas moins que l'armée de Paris, sur les bords de la Marne, du froid intense de cette nuit.

Des reconnaissances de cavalerie poussées de grand matin signalèrent la présence de grandes forces ennemies dans la direction d'Orgères, vers la Maladrerie, Villeprévôt et le château de Goury. C'étaient les troupes du duc de Mecklembourg, comptant environ soixante mille hommes. Le plan de l'ennemi consistait à tourner notre gauche avec sa cavalerie, pendant que les Bavarois recevraient notre choc vers la Maladrerie et Thanon, et la lutte une fois engagée au centre, à jeter le gros de l'armée allemande sur notre flanc droit vers Poupry et Arthenay, pour couper l'armée de la Loire en deux et séparer le général Chanzy du général d'Aurelles. Telle était la manœuvre préparée par le prince Frédéric-Charles ; pour en assurer le succès, il avait rappelé toutes les forces allemandes disséminées vers l'ouest et les avait concentrées non loin de Janville. A neuf heures, la division Barry engage la lutte à Loigny : les Bavarois culbutés se rejettent sur le château de Goury ; nos troupes, enflammées par ce premier succès, les poursuivent sans donner le temps à l'artillerie de leur frayer un passage à travers les murs du château. Un feu de mousqueterie très-nourri, auquel se mêlent dos décharges de mitrailleuses, fait de grands ravages dans les rangs des Bavarois, qui déjà faiblissent et reculent, lorsque la 2e brigade de la 17e division bavaroise pénètre dans le parc au pas de course et parvient à se retrancher derrière les murs et les maisons. La 2e division Barry s'arrête et rétrograde sur Loigny, laissant à découvert la 3e division qui vient de s'emparer de Neuvilliers, en avant de Lumeau. Cette dernière, exposée alors aux feux directs des batteries de Lumeau et aux feux d'écharpe de celles de Goury, court les plus grands périls ; elle se maintient cependant. Vers dix heures, le 3e bataillon de chasseurs à pied et le 39° de marche de la brigade Bourdillon reprennent le parc du château de Goury. Le 73e de mobiles se déploie à son tour et attaque le château, sans pouvoir l'enlever. Sur la droite, la 3e division, qui s'était avancée contre Lumeau, était aussi repoussée, mais sans éprouver de pertes sérieuses.

Tout le 16e corps se trouvait engagé sans avancer ; l'ennemi, un instant ébranlé, voit des renforts arriver, reprend son assurance et attend un signal pour s'élancer de ses positions. Tout à coup, il change son ordre de bataille et se porte en masse, sur notre gauche, qu'il veut tourner. La brigade Deplanque voit le danger et exécute un changement de front à gauche ; la cavalerie allemande s'avance pour la rompre ; un feu violent de mitrailleuses la force à reculer en désordre sur Orgères. Néanmoins, la situation devient pour nous de plus en plus critique : la droite est désorganisée ; le centre très-maltraité faiblit ; la gauche supporte encore avec bravoure l'effort principal de l'ennemi, mais ses forces s'épuisent ; enfin, l'amiral Jauréguiberry, voyant arriver de nouvelles batteries par la route de Chartres, ramène ses troupes autour de Villepion. D'autres renforts accouraient au secours des Bavarois du côté de Loigny. Nous étions en présence d'une armée très-supérieure en nombre à la nôtre.

La nuit approchait, quand le général de Sonis, accouru à marches forcées, paraît sur le champ de bataille avec une partie du 17e corps, les zouaves pontificaux et quelques batteries. Avec l'intrépidité chevaleresque qui le caractérise, il se précipite sur Loigny à la tête des zouaves pontificaux ; déjà il a dépassé le village, d'où l'ennemi s'est enfui, lorsqu'il tombe, la cuisse fracassée par un obus. Le colonel de Charette tombe à ses côtés, grièvement blessé ; les troupes, démoralisées par ce triste événement, reculent à la faveur de la nuit. Loigny est évacué ; l'amiral Jauréguileny se retire à sou tour du champ de bataille où il a montré depuis le matin les grandes qualités qui le distinguent. La bataille de Loigny était perdue pour nous. A la nuit, le 16e corps occupe encore les positions suivantes : la 1re division est à Villepion, Faverolles et Terminiers ; la 2e à Gommiers ; la 3° s'était repliée sur Huetre. Nos pertes en hommes et en chevaux étaient considérables ; nous avions combattu, douze heures durant, toute l'armée du duc de Mecklembourg, pourvue de plus de 150 pièces d'artillerie. C'en était fait du plan d'opérations arrêté à Saint-Jean et de la marche sur Fontainebleau.

Les généraux du 17e' corps se réunissent dans la nuit à Terminiers et déclarent au commandant que leurs troupes sont à bout de forces et qu'il ne faut plus compter sur elles. Le général Chanzy avait fait demander des ordres au commandant en chef ; il les reçoit à une heure avancée de la nuit. Le général d'Aurelles ordonne à l'armée de se retirer sur Orléans ; il prescrit aux 16e et 17e corps d'aller reprendre leurs anciennes positions autour de la ville. Le général Chanzy passe la nuit dans les environs de Patay. Il écrit au commandant en chef : « Je redoute une attaque pour cette nuit, ou demain matin. Il est indispensable que dès le point du jour le 15e corps se mette en mouvement de ce côté, de façon à faire entendre son canon sur les derrières de l'ennemi, qui cherche à me tourner sur ma gauche et peut-être sur ma droite. J'attends vos instructions à Terminiers avant le jour. »

Tel fut le triste résultat de la journée du 2 décembre : sur la gauche, nous étions repoussés de Loigny ; au centre, le 15e corps avait soutenu un combat très-sanglant à Poupry ; sur ce point, la 3e division du 15e corps, commandée par l'intrépide général Peytavin, accomplit des prodiges de valeur contre des forces doubles des siennes. Elle comptait à la nuit 500 hommes hors de combat ; mais la supériorité qu'elle avait conservée à Poupry devait être stérile. Quant aux 18° et 20e corps, formant l'extrême aile droite, ils avaient été retenus trop loin du théâtre de la guerre pour prêter aux corps engagés un appui effectif. Ces deux corps se trouvaient en ce moment placés sous les ordres directs du ministre de la guerre. Ils passèrent sous les ordres du général d'Aurelles, le 2 décembre ; « trop tard, » écrit d'Aurelles.

Dans la nuit du 2 décembre, le général d'Aurelles avait ramené son quartier général à Arthenay. Les troupes étaient fatiguées et démoralisées. La neige tombait épaisse et rendait les communications difficiles. Le général Chanzy écrivait : « Beaucoup de troupes ont quitté le champ de bataille en désordre. » Il écrit encore le 3 décembre : « Les généraux du 17e corps (de Sonis) sourient d'ici ; ils déclarent que leurs troupes sont dans des conditions telles qu'il leur est impossible de faire un mouvement demain. Beaucoup d'hommes sans souliers, pas de distributions faites, tous très-fatigués. » Le commandement du 17e corps venait d'être confié au général Guépratte, en l'absence du général de Sonis, blessé et disparu.

Pendant que le commandant en chef donne l'ordre de la retraite, le prince Frédéric-Charles dégarnit promptement de ses troupes la ligne de Pithiviers-Montargis pour se jeter sur Arthenay, au centre de l'armée française et la couper en deux.

Dans les deux jours de combats que l'on vient de traverser, l'armée de la Loire n'avait eu devant elle que le duc de Mecklembourg. Le prince Frédéric-Charles, à Pithiviers, avait gardé une attitude expectante, tourné tantôt vers Paris, tantôt vers Orléans, non moins attentif aux mouvements de Ducrot qu'à ceux de d'Aurelles de Paladines ; il était prêt à se porter du côté où le danger lui semblerait plus pressant. Le 2 décembre, lorsqu'il reçoit de Versailles la nouvelle que la tentative de Ducrot a échoué, il se décide à marcher sur Orléans ; l'armée de Paris ne lui inspire plus aucune crainte : si elle n'a pas réussi dans une première bataille, où tous les avantages étaient de son côté, elle échouera sûrement dans une seconde, car l'assiégeant a eu le temps d'appeler des renforts ; il peut opposer des troupes fraîches aux troupes fatiguées de Ducrot : toutes les chances maintenant sont pour lui ; Frédéric-Charles peut donc, négligeant l'armée de Paris, sortir de ses cantonnements, se joindre au duc de Mecklembourg et, avec lui, accabler l'armée de la Loire battue à Loigny et à Poupry. Il quitte brusquement Pithiviers et s'avance vers Arthenay, méditant de rejeter l'aile droite de l'armée française vers Gien, l'aile gauche vers Beaugency, de culbuter le centre, et de prendre Orléans. Il a sous ses ordres le 3°, le 9e et le 10e corps prussiens. Les deux premiers marchent sur Orléans ; le 10e se constitue en réserve, et à Toury une division de cavalerie relie entre elles les troupes de Frédéric-Charles et celles du duc de Mecklembourg, qui sont massées à l'ouest de la route de Paris. Le mouvement commença dans la journée du 2 décembre, par un temps sec et froid, favorable à la marche[1].

Le général d'Aurelles, après avoir fait filer les bagages de grand malin, partit d'Arthenay vers neuf heures, laissant à la division Martineau le soin de protéger la retraite. Cette division, fortement établie derrière les barricades d'Arthenay, supporte jusqu'à six heures une violente canonnade ; l'ennemi fait approcher des masses d'infanterie pour attaquer ce village, qu'aucun accident de terrain ne protège ; le général Martineau se retire sur Chevilly, où il oppose de nouveau une résistance énergique, malgré la pluie d'obus que les batteries allemandes lancent sur ses troupes ; notre artillerie et nos mitrailleuses, dirigées par le colonel Chappe, font subir aux Allemands, qui avancent toujours, des pertes sensibles. Sur ce point, le combat dure jusqu'à la nuit close, grâce à l'appui que la division Peytavin prête au général Martineau. A la nuit, la division Martineau reçoit l'ordre de rétrograder jusqu'à Cercottes ; la division Peytavin à Gidy. Huit pièces de marine abandonnées dans Chevilly furent prises par les Allemands. Frédéric-Charles coucha dans Chevilly ; les troupes du duc de Mecklembourg passèrent la nuit entre Chevilly et Huètre. D'Aurelles de Paladines était à Saran, un peu en avant d'Orléans, recevant de tous les côtés de mauvaises nouvelles et eh proie aux plus vives inquiétudes. Il se demandait s'il pourrait tenir dans Orléans ou s'il abandonnerait cette ville aux Prussiens.

Nous n'avions pas été plus heureux sur notre droite que sur notre gauche. On n'a pas oublié que la division Martin des Pallières se trouvait dans le village de Chilleurs-aux-Bois, sur la route d'Orléans à Pithiviers, un peu en avant de la forêt. Le général Martin de Pallières se disposait à battre en retraite sur Chevilly, selon les instructions qu'il avait reçues, lorsque le 3e corps prussien commença l'attaque de Chilleurs avec douze batteries et de grandes masses d'infanterie. Martin de Pallières n'avait sous la main que six batteries et onze bataillons d'infanterie. La lutte s'engage par une canonnade furieuse : plusieurs caissons sautent, la plupart de nos pièces sont démontées ; l'infanterie, embusquée dans Santau, à quelque distance de Chilleurs, fait bonne contenance, mais celle résistance à des forces très-supérieures ne pouvait se prolonger longtemps ; le village, bombardé, était en flammes ; la retraite fut ordonnée. Elle se lit malheureusement en désordre, chaque régiment agissant pour son compte. Les uns coururent en hâte vers Orléans, d'autres, mal dirigés, s'égarèrent en route ; une brigade laissa plusieurs pièces d'artillerie embourbées dans la forêt ; deux bataillons du 38e de ligne furent oubliés à l'entrée de la forêt, avec deux batteries de montagne. Toutes les routes d'Orléans étaient couvertes de fuyards.

Le commandant en chef résolut d'évacuer Orléans. Il écrivit au ministre de la guerre : « Après une lutte de trois jours où tous les corps ont été plus ou moins éprouvés et désorganisés, il n'y a plus lieu de faire de plan de campagne. Je dois même vous déclarer que je regarde la défense d'Orléans comme impossible. Quelque pénible que soit une pareille déclaration, c'est un devoir pour moi de la portera votre connaissance, parce qu'elle peut épargner un grand désastre. » D'Aurelles de Paladines ajoute que si l'on avait du temps devant soi pour se réorganiser, on pourrait essayer de tenir encore, mais l'ennemi le presse, les troupes sont démoralisées ; si on les force à se battre, elles ne tiendront pas. Un seul parti reste : la retraite. Les 16 et 17e corps se retireront à Beaugency et à Blois, le 18e et le 20e à Gien, le 15e passera la Loire à Orléans pour aller en Sologne.

On ne se doutait pas encore à Tours de la gravité des événements qui s'étaient accomplis et du désarroi de l'armée. Grande fut la stupéfaction du gouvernement à la lecture de la dépêche. M. de Freycinet répond au nom du ministre :

« Votre dépêche de cette nuit me cause une douloureuse stupéfaction. Je n'aperçois dans les faits qu'elle résume rien qui soit de nature à motiver la résolution désespérée par laquelle vous terminez. Jusqu'ici vous avez été mal engagé et vous vous êtes fait battre en détail ; mais vous avez encore 200.000 hommes en état de combattre si leurs chefs savent par leur exemple et par la fermeté de leur attitude grandir leur courage et leur patriotisme. » Le délégué à la guerre poursuivait en représentant au général d'Aurelles que l'abandon d'Orléans serait au point de vue de l'effet produit sur l'opinion, aussi bien qu'au point de vue militaire, un immense désastre ; que ce n'était pas au moment où l'armée de Ducrot venait à nous qu'il fallait se retirer en Sologne — l'armée de Ducrot avait déjà repassé la Marne, mais la nouvelle n'en était pas arrivée à Tours — ; que l'heure d'une telle extrémité n'avait pas encore sonné ; que, pour le moment, ce qu'il y avait de plus pressé à faire c'était de resserrer les corps trop disséminés.

Malheureusement il n'était plus temps : l'extrême dissémination de l'armée de la Loire avait causé sa perte ; le désordre était trop grand, la démoralisation trop profonde pour que le mal pût être réparé immédiatement.

D'Aurelles de Paladines s'empresse de dissiper les illusions du ministre de la guerre :

Je suis, écrit-il, sur les lieux et mieux en état que vous de juger la situation. C'est avec une douleur non moins grande que la vôtre que, je me suis déterminé à prendre cette résolution extrême. L'ennemi a franchi tous les obstacles jusqu'à Cercottes ; il est, en outre, maître de tous les débouchés de la forêt : la position d'Orléans n'est donc plus ce qu'elle était autrefois. Aujourd'hui qu'elle est entourée et qu'elle a perdu l'appui de la forêt, elle n'est plus défendable avec des troupes éprouvées par trois jours de fatigues et de combats, et démoralisées par les pertes considérables qu'elles ont faites.

D'un autre côté, les forces de l'ennemi dépassent toutes mes prévisions et les appréciations que vous m'avez données. Le temps presse et ne permet plus de faire la concentration dont vous parlez. La résistance ne peut s'organiser d'une manière efficace. Malgré les efforts que l'on pourrait tenter encore, Orléans tombera fatalement ce soir ou demain entre les mains de l'ennemi. Ce sera un grand malheur ; mais le seul moyen d'éviter une catastrophe plus grande encore, c'est d'avoir le courage de savoir-faire un sacrifice lorsqu'il en est encore temps. L'armée de la Loire peut rendre de grands services à la défense nationale, mais à la condition de la concentrer sur des points où elle ait le temps de se réorganiser. Chercher à la concentrer à Orléans, c'est l'exposer à être détruite sans résultats. Je crois donc devoir maintenir les ordres qui ont été donnés.

Quant aux ordres qui ont été donnés par vous à Bourbaki — il commandait depuis peu les 18e et 20e corps —, il ne m'appartient pas de les changer. Je vous laisse le soin de les confirmer ou de les retirer. Je dois seulement vous faire observer que ce mouvement vers Orléans, devant l'ennemi maître de la forêt, peut être d'autant plus dangereux que le général Bourbaki ne peut passer la Loire qu'à Orléans et à Gien.

 

D'Aurelles quitte alors Saran pour Orléans, où le général Martin des Pallières vient de faire son entrée après une pénible retraite à travers la forêt. La division des Pallières, la plus forte de l'armée, inspirait une grande confiance au commandant en chef ; en la rencontrant, quoique très-éprouvée, dans Orléans, il croit qu'il peut avec elle arrêter l'ennemi. Il télégraphie aussitôt à Tours :

Orléans, 4 décembre, 11 heures 35 du matin.

Je change dispositions : dirige sur Orléans 16e et 17e corps, appelle 18e et 20e, organise résistance, suis à Orléans à la place.

Le ministre de la guerre s'empresse de lui témoigner la joie que cette dernière dépêche lui a causée :

J'ai, écrit-il, la foi entière que vous pouvez résister efficacement derrière vos batteries de marine. Un moment de panique parmi vos troupes a produit tout le mal ; mais la vérité est que vous pouvez concentrer en quarante-huit heures plus de 200.000 hommes dans votre main, sans compter 60.000 hommes que je réunis à Marchenoir et à Beaugency pour appuyer votre gauche et empêcher qu'elle ne soit tournée. Je ferai avancer cette nouvelle armée vers vous dès que vous le jugerez utile.

Quant à votre droite, il me parait certain qu'elle sera couverte par la seule approche des 18e et 20e corps auxquels j'avais déjà donné ordre de se rabattre vers vous.

 

D'Aurelles s'était trompé ; les troupes du 15e corps ne lui offraient pas l'appui qu'il en avait espéré : les soldats s'étaient, dit-il, répandus dans les cabarets, les officiers les avaient perdus de vue, ils n'avaient plus d'autorité sur eux. Le désordre était complet, profondément affligeant. Les officiers supérieurs désespéraient d'y remédier : beaucoup d’entre eux, d'ailleurs, refusaient de répondre à l'appel que le commandant en chef leur adressait au nom du patriotisme et de l'honneur.

Sur ces entrefaites, un aide de camp du général d'Aurelles que celui-ci avait chargé d'une mission pour le général Chanzy revient à Orléans et annonce que les communications sont coupées. Les Prussiens sont déjà parvenus jusqu'aux Ormes. La concentration espérée ne pouvait plus s'opérer ; les uhlans couraient le pays dans tous les sens. M. Gambetta, qui voulait s'entretenir avec le commandant en chef, fut obligé de rétrograder sur Tours. D'Aurelles de Paladines, ne conservant plus d'espoir, écrit à 5 heures du soir au ministre de la guerre :

J'avais espéré jusqu'au dernier moment pouvoir me dispenser d'évacuer la ville d'Orléans. Tous mes efforts ont été impuissants. Cette nuit la ville sera évacuée.

 

L'artillerie fut dirigée sur la Ferté-Saint-Aubin ; pendant que d'Aurelles passait la Loire pour aller à Vierzon, le général Martin des Pallières protégea la retraite en gardant, avec l'artillerie de marine du capitaine Ribourt, les faubourgs de la ville. Les marins évacuèrent la ville à dix heures du soir après avoir encloué leurs pièces et détruit leurs munitions de guerre. Un parlementaire prussien se présentait à dix heures et demie aux portes d'Orléans et sommait le général des Pallières d'évacuer la ville avant onze heures. Le préfet fit aussitôt passer des agents dans tous les lieux publics pour prévenir les militaires de sortir immédiatement s'ils ne voulaient pas être faits prisonniers. On a quelque honte à rappeler que des soldats et même des officiers restèrent dans les cabarets, malgré cet avertissement, préférant la captivité aux fatigues de la campagne. Ce triste fait dénote l'esprit d'une partie de l'armée au milieu de ce désastre.

A minuit, les Prussiens étaient dans Orléans.

L'armée de la Loire était coupée en trois tronçons. D'Aurelles ramenait à Salbris, avec Martin des Pallières, les débris du 15e corps. Le 18e et le 20e repassaient la Loire à Gien, et protégeaient leur retraite en faisant sauter les ponts. Ils allaient ; sous le commandement de Bourbaki, couvrir Bourges et Nevers. Le 16e et le 17e corps, restés sur la rive droite de la Loire, se repliaient sur Beaugency, gardant pendant leur retraite une fière attitude, grâce à l'énergie du commandement du général Chanzy. Cinq ou six mille hommes du 15e corps avaient fui en désordre jusqu'à Vierzon, d'autres avaient pris la route de Blois. C'était une débandade.

Ainsi était tombé l'espoir qui avait fait tressaillir la France au lendemain de Coulmiers, quand cette jeune et vaillante armée s'élançait vers Paris. Le général d'Aurelles avait-il été heureusement inspiré de s'arrêter autour d'Orléans pendant trois semaines ? Il avait allégué la fatigue de ses troupes, l'état incomplet de leur équipement, l'insuffisance de leur instruction militaire, et ces considérations puissantes, à coup sûr, avaient immobilisé l'armée autour d'Orléans. Nos troupes s'instruisaient et se disciplinaient dans le camp retranché d'Orléans ; mais pendant ce temps le prince Frédéric-Charles amenait son armée à Pithiviers, et nous allions nous trouver en présence de cent mille Allemands de plus, lorsque le moment serait venu de prendre l'offensive. Cette heure sonne enfin ; le général Trochu annonce pour le 29 novembre la sortie de l'armée de Paris, et, par une de ces fatalités trop communes dans cette guerre désastreuse, cette importante dépêche ne parvient à Tours que le 30 novembre. L'armée de la Loire, prise à l'improviste, doit marcher immédiatement, sans prendre le temps de se préparer à l'attaque. Les généraux d'Aurelles, Borel, Chanzy hésitent, mais il y va du sort de l'armée de Paris, de la fortune de la France ; ils donnent le signal du départ. Dans leurs suppositions, l'armée de Ducrot doit déjà se trouver aux prises avec l'ennemi ; ils ne savent pas que le passage de la Marne a été retardé de vingt-quatre heures, parce que les ponts préparés sont trop courts. Pendant qu'ils livrent, le 1er décembre, les combats heureux de Villepion, à gauche, et de Beaune-la-Rolande, à droite, l'armée de Paris s'empare des crêtes de Villiers et de Champigny, sans percer toutefois la ligne d'investissement. Toute la journée du 2 décembre est, par une inspiration funeste, consacrée au repos. Le même jour, l'armée de la Loire, faisant un nouveau pas en avant, livre les combats sanglants de Loigny, tantôt avançant, tantôt reculant, et finissant enfin, après une journée meurtrière, par dessiner un mouvement de recul. L'ennemi a promptement aperçu les vicieuses dispositions de l'armée française, provenant de l'étendue démesurée de sa ligne de bataille, et il se dispose à en profiter après le combat. A gauche, le 16e corps est trop éloigné du centre ; à droite les 18e et 20e corps sont à une telle distance que, pendant trois jours de combat, ils ne peuvent porter aucun secours à d'Aurelles et à Chanzy. La situation est périlleuse : c'est alors que le prince Frédéric-Charles, qui s'était tenu immobile à Pithiviers, regardant du côté de Paris, parfaitement tranquille sur le compte du général Ducrot, juge le moment venu de frapper des coups décisifs. On sait le reste. Le 3 décembre, l'armée de la Loire recule vers Orléans ; Ducrot repasse la Marne, et l'on est obligé de considérer sa retraite comme un heureux événement ; car si l'armée de Paris, fatiguée après deux jours de lutte, avait percé les lignes ennemies et lut arrivée à Fontainebleau, n'y rencontrant pas l'armée de province, prise entre les troupes qui l'auraient suivie de Paris et l'armée du prince Frédéric-Charles accourue à sa rencontre, elle eût infailliblement péri. La face des choses eût été autre sans cloute si le général Ducrot, passant la Marne au jour indiqué ; avait surpris l'ennemi à Champigny, et s'était frayé un passage a travers ses lignes ; tant il est vrai qu'à la guerre une faute peut avoir des conséquences incalculables.

La reprise d'Orléans par les Prussiens fut un fécond sujet de douleurs pour la France. Un abattement profond fit place à l'espérance. La délégation de Tours venait d'abandonner cette ville menacée et de choisir pour sa résidence la ville de Bordeaux. Elle, du moins, ne désespéra point de la fortune de la France, et son activité redoubla pendant les sombres jours qui suivirent les événements dont on vient de faire le récit. Le général d'Aurelles de Paladines fut relevé de son commandement le 6 décembre, pendant qu'il s'occupait de réorganiser son armée à Salbris, dans le camp où il avait formé l'armée de Coulmiers. Le général d'Aurelles avait rendu d'éminents services à son pays, il possédait les qualité précieuses de l'organisateur, il savait inculquer à ses troupes les principes de la discipline, et le gouvernement n'avait pas ménagé ses hommages à ses talents ; mais il manquait d'initiative et d'audace ; il oubliait facilement peut-être que le temps pressait, qu'on n'applique pas sous le coup de l'invasion les sages et méthodiques préceptes des circonstances ordinaires ; sa prudence, sa lenteur pouvaient, en un temps de fièvre ardente, être considérées comme des défauts, voire même comme un danger ; il supportait, d'ailleurs, avec une visible impatience, les instructions qu'il recevait du ministère de la guerre, et il déclare lui-même qu'il était bien résolu désormais à s'affranchir de toute ingérence dans la direction des opérations militaires[2]. Des conflits inévitables furent donc écartés par la mesure qui priva le général d'Aurelles de son commandement. Le vainqueur de Coulmiers rentra dans la vie privée, le cœur gonflé d'amertume, trop disposé à se montrer injuste envers les hommes à qui revient une large part dans la victoire de Coulmiers et qui avaient plus de foi que lui dans les destinées de la patrie.

Ici se termine l'histoire de la première armée de la Loire. De cette armée on en fit deux. La première armée, formée des 15e, 18e et 20e corps, et placée sous les ordres du général Bourbaki, se concentra autour de Bourges. Elle fournit, un peu plus tard, les cléments de l'armée de l'Est.

La deuxième armée, aux ordres du général Chanzy, se composa des 10° et 17e corps, auxquels on adjoignit le 21e corps, commandé par l'amiral Jaurès. C'est cette seconde armée que nous allons suivre dans sa mémorable retraite sur le Mans.

Le général Chanzy était encore le 5 décembre aux environs de Beaugency, ralliant ses troupes, et résolu à attendre l'ennemi dans cette vallée de la Loire au Loir où se déroulent les plaines de la Beauce et du Blaisois. La forêt de Marchenoir coupe ces plaines et leur forme une barrière naturelle de Morée à Poisly, sur une longueur de 20 kilomètres. Entre la forêt et la Loire s'étend un espace de 11 kilomètres semé de fermes ; de villages assez resserrés. C'est le passage naturel d'une armée qui descendant d'Orléans, marcherait sur Tours, c'est la porte même de la Touraine. Le général Chanzy se dispose à la défendre et à couvrir ainsi le cours inférieur de la Loire. Il appuie sa gauche à la forêt de Marchenoir, sa droite à la Loire, à la hauteur de. Beaugency, et il établit son quartier général à Josnes, au centre de ses positions. Déjà la division du 19e corps en formation, sous les ordres du général Camô, surveille le passage en aval de Beaugency ; et le 21e corps, commandé par l'amiral Jaurès, occupe les défilés de la forêt. Dans ces positions, le commandant en chef de la 2e armée protège Tours, et il attend que l'armée de Bourbaki, reconstituée, puisse lui donner la main, si les opérations doivent être reprises vers le nord. Au-dessous de Beaugency, le général Maurandy est chargé de garder le parc de Chambord et le parc de Blois, où il est à craindre que l'ennemi, maître de la rive gauche du fleuve, ne tente de passer sur la rive droite pour tourner les positions de la 2e armée.

Trois jours s'étaient écoulés depuis la perte d'Orléans ; Frédéric-Charles, installé dans la ville, ne savait plus s'il existait encore une armée française ; il savait néanmoins où elle se trouvait, s'il y en avait une. Il faisait battre les environs d'Orléans par le 3e corps pour recueillir les traînards, les soldats dispersés qui étaient malheureusement en assez grand nombre ; il ordonnait à une division de cavalerie de suivre la rive gauche de la Loire et de reconnaître le pays. Quant au duc de Mecklembourg, ses instructions portaient qu'il descendrait vers Tours par Beaugency et Blois, avec les Bavarois, deux divisions d'infanterie et deux divisions de cavalerie. Le duc croyait faire une promenade militaire ; il rencontra Chanzy dès ses premiers pas, et fut très-surpris de cette rencontre.

Tous les villages situés entre la Loire et la forêt de Marchenoir, Messons, Beaumont, Cravant, Poisly, Saint-Laurent-des-Bois, étaient occupés par les troupes de Chanzy. On se battit, dans la journée du 7, autour de ces diverses positions, depuis Meung jusqu'à Saint-Laurent-des-Bois. Les Allemands mirent en ligne 86 pièces d'artillerie, deux divisions bavaroises et plus de 2.000 cavaliers ; ils furent repoussés sur tous les points, laissant entre nos mains environ 200 prisonniers, et beaucoup de morts et de blessés dans la plaine. Les troupes du 16e corps, directement commandées par l'amiral Jauréguiberry, s'étaient fort distinguées dans cette affaire, selon leur habitude ; l'artillerie avait combattu avec avantage contre l'artillerie allemande. La deuxième armée de la Loire avait complétement oublié les fatigues des jours précédents. Le général Chanzy écrit, le soir, au ministre de la guerre : « Nous couchons sur nos positions de ce matin... Il se peut que nous soyons attaqués demain ; je compte que nous nous en tirerons comme aujourd'hui. »

Une attaque pour le lendemain était imminente. Le duc de Mecklembourg s'était retiré fort désappointé de la résistance opiniâtre qu'il avait rencontrée ; mais le général Chanzy l'attendait, après avoir donné a ses troupes les instructions les plus minutieuses. Le lendemain, à l'aube, l'ennemi est signalé en forces sur tout notre front. L'attaque générale commence à huit heures et se concentre autour de Villonceau. Sur la gauche, le village de Cravant, chaudement disputé, restait en notre pouvoir, grâce à une charge impétueuse de l'amiral Jaurès accouru de Marchenoir ; au centre, l'ennemi faisait de grands efforts autour de Villonceau dans l'espoir de percer nos lignes et de couper la 2° armée en doux tronçons. Ils échouèrent dans leur tentative. A droite, l'amiral Jauréguiberry se maintenait dans toutes ses positions au prix de grands sacrifices, mais en faisant éprouver à l'ennemi des pertes sensibles. Malheureusement des faits graves s'étaient passés à l'extrême droite et avaient compromis en partie les résultats de cette glorieuse journée. Le général Camô, sur un ordre du ministre de la guerre et à l'insu du général Chanzy, avait évacué Beaugency. Le commandant en chef télégraphiait au ministre de la guerre :

« Les communications télégraphiques étant interrompues depuis quelques heures avec Beaugency, je viens seulement d'apprendre que le général Camô, contrairement aux ordres formels que je lui avais donnés et prétendant obéir à ceux que vous lui auriez adressés directement par un capitaine du génie envoyé de Tours, s'était retiré dans l'après-midi de Beaugency, qui a été occupé à la nuit par une troupe mecklembourgeoise se glissant le long de la Loire. Je regrette vivement cet incident, qui a terni le succès de la journée, et je donne l'ordre à l'amiral Jauréguiberry, commandant l'aile droite, de débusquer demain, au jour, l'ennemi de la ville[3]. »

Nos pertes dans cette bataille avaient été considérables, de l'aveu du commandant en chef. De son côté, l'ennemi avait beaucoup souffert du feu de nos tirailleurs et de nos mitrailleuses ; le terrain était couvert de ses morts et de ses blessés. « Toutes les fois, écrit Chanzy, que nous étions à portée de mousqueterie des Allemands, ils avaient été obligés de reculer devant la vigueur de nos fantassins et la supériorité du chassepot. »

La perte de Beaugency obligeait le général Chanzy à reculer son aile droite au ravin de Tavers, sur le bord de la Loire, et à rectifier sur le reste de la ligne la disposition de ses troupes. Ce mouvement s'accomplit dans un ordre parfait. Vers trois heures de l'après-midi (9 décembre) les Allemands-espérant, après l'affaire de Beaugency, surprendre notre aile droite en désarroi s'avancent vers le vallon de Tavers, en longeant la chaussée du chemin de fer et la grande route d'Orléans à Blois. A douze cents pas ils ouvrent le feu : mais à la première décharge, ils sont pris en écharpe par nos mitrailleuses qui les déciment ; ils avancent néanmoins avec une grande bravoure et franchissent le ravin : des feux d'ensemble les arrêtent ; ils démasquent alors plusieurs batteries : elles sont réduites au silence par l'artillerie du général de Roquebrune. La lutte continue et l'avantage nous reste. A la nuit tombante, les Allemands se retirent en désordre, complètement battus ; le champ de bataille était couvert de leurs morts et de leurs blessés. Nous avions été moins heureux au centre : de ce côté, nous avions perdu Origny. La perte de cette position offrait de grands dangers pour nous ; il fallait à tout prix l'arracher à l'ennemi. Le commandant en chef charge de ce soin le général Guépratte, qui se met en marche à quatre heures du malin. L'opération est couronnée d'un plein succès. Les Prussiens surpris par cette brusque attaque abandonnent le village en désordre et laissent entre nos mains plus de deux cents prisonniers.

Le général Chanzy s'efforçait de faire partager aux troupes la confiance qui l'animait. Il leur disait fièrement à la fin de cette troisième journée : « L'ennemi rassemblant toutes les forces dont il dispose a tenté vainement, pendant trois jours de suite, de nous culbuter ; ses efforts ont été vains. Ce succès prouve que nous pouvons lui résister et doit nous rendre la confiance. Il faut donc se préparer à un nouvel effort, s'il est nécessaire. » Les troupes étaient fatiguées ; depuis trois jours elles se battaient du malin au soir contre le duc de Mecklembourg, Frédéric-Charles et leurs armées aussi aguerries que nombreuses, et elles n'avaient pas perdu un pouce de terrain. La France et l'Europe commençaient à prêter une attention singulière à ce duel d'une jeune armée qui, sur des positions où le hasard l'avait inopinément jetée, tenait tête aux meilleures troupes de la Prusse. On était plein d'étonnement à l'endroit de ce général inconnu jusqu'alors qui se révélait tout à coup par des qualités si rares, qui déconcertait, par sa ténacité, le prince Frédéric-Charles en personne et laissait les esprits indécis sur l'issue de la lutte. Les sentiments répandus auprès et au loin sur ces armées improvisées dont on se raillait si volontiers étaient en train de se modifier. On se demandait à Versailles ce qui se passait dans cette vallée de la Loire ; on s'étonnait que cette armée qu'on avait crue dispersée, presque anéantie, osât barrer le passage de la Touraine au prince Charles.

Le 10 décembre, on se battit encore. Un combat furieux et indécis se livra autour d'Origny. L'ennemi fut chassé du château du Coudray, de Villermain, de Chezière et tenta, pour reprendre ces positions perdues, des efforts inutiles. Il fut même contraint d'évacuer Ouzouer-le-Marché. « Ce jour-là encore, si une diversion sérieuse avait pu être faite sur l'autre rive de la Loire, écrit le général Chanzy, nous eussions refoulé l'ennemi sur ses positions autour d'Orléans ; l'ardeur des troupes était telle qu'à diverses reprises, pendant l'action, le général en chef avait dû donner l'ordre aux divisions de ne pas se laisser entraîner trop loin, tout mouvement de l'armée en dehors de ses positions étant imprudent et inutile[4]. »

Chanzy aurait souhaité que la première armée, en voie de reconstitution à Bourges avec Bourbaki, pût s'avancer par Vierzon entre Romorantin et Blois et inquiéter les coureurs ennemis sur la rive gauche de la Loire. Un danger réel le menaçait de ce côté. Tandis qu'il s'épuisait dans des combats incessants, Frédéric-Charles, piqué au vif, exaspéré par cette résistance insolite, faisait venir des renforts de Chartres et de Châteaudun et méditait de le tourner en passant la Loire en avant de Blois. Un corps de 20.000 hommes descend le long du fleuve par la rive gauche pour s'emparer du pont de Blois, passer sur l'autre rive et prendre l'armée française à revers ; elle entre dans le parc de Chambord mal gardé par les francs-tireurs : le général Maurandy, arrivé trop tard sur les lieux, se replie précipitamment sur Amboise et, dans le désordre de la retraite, laisse à l'ennemi cinq bouches à feu et un certain nombre de prisonniers. Restés maîtres du parc, par suite de ce fâcheux événement, les Allemands se présentent le 10 à la tête du pont de Blois. On a fait sauter devant eux une arche du pont ; ils exigent qu'on la rétablisse immédiatement sous peine de bombardement. Les autorités locales n'osaient ni obtempérer à ces ordres, ni exposer la ville à l'incendie ; elles inclinaient cependant à laisser l'ennemi passer le fleuve, lorsque M. Gambetta, arrivé fort à propos, s'opposa énergiquement à cette détermination. Pour sauver quelques maisons de Blois, on exposait l'armée de Chanzy à une perte certaine. Il fut donc répondu au parlementaire prussien par un refus catégorique, et la ville de Blois en fut quitte pour quelques obus qui ne causèrent d'ailleurs que d'insignifiants ravages. Les Prussiens descendirent vers Amboise, comptant passer le fleuve sur ce point, en quoi ils se trompaient encore.

Menacé par la rive gauche, menacé par Beaugency où le prince Frédéric-Charles faisait ses préparatifs pour une attaque suprême, le général Chanzy voyait grandir le danger. Une diversion de la 1re armée pouvait le dégager. Il adresse à Bourbaki ce pressant appel : « Le mouvement qu'il est possible et indispensable de faire pour rétablir, coûte que coûte, notre situation est le suivant : marcher de Bourges sur Vierzon, pousser le gros de la première armée par Romorantin sur Blois, prendre position entre la Loire et le Cher pour intercepter les communications de l'ennemi entre Orléans et son armée engagée sur Tours de façon à couper cette dernière de sa base d'opérations. Si ce mouvement se fait, je me charge de tenir sur la rive droite de la Loire... » Le ministre de la guerre écrit, de son côté, à Bourbaki : « ….. Laissez à Bourges la partie de vos forces qui est incapable de marcher et, avec toute la partie valide, mettez-vous immédiatement en marche sur Blois, de manière' à couper court à tout mouvement des Prussiens sur la rive gauche et à jeter dans le fleuve la colonne qui s'y trouve déjà engagée. Avertissez Chanzy de vos mouvements pour que lui-même se repliant sur. Blois, s'il le juge opportun, puisse vous donner la main sur ce point. Mais il n'y a pas un instant à perdre. »

A ces instances répétées, le général Bourbaki répondit le 12 décembre : « Si vous voulez sauver l'armée (celle qu'il commandait), il faut la mettre en retraite. Si vous lui imposez une offensive qu'elle est incapable de soutenir, vous vous exposez à la perdre. Dans le cas où votre intention serait de prendre ce dernier parti, je suis si convaincu des conséquences pouvant en résulter que je vous prierais de confier cette tâche à un autre. »

En restant avec des troupes épuisées de fatigue dans celle vallée de la Loire où il venait de soutenir ces glorieux combats, le général Chanzy s'exposait aux plus grands périls. Menacé au nord par Frédéric-Charles, au sud par les vingt mille hommes qui cherchaient à passer la Loire pour le prendre à revers, se voyant seul, dégagé de tout souci par la translation du gouvernement a Bordeaux, il résolut, pour se dérober aux coups dont il était menace, de se réfugier autour de Vendôme, derrière la ligne du Loir. De là s'il y était contraint, il traverserait le Perche et s'abriterait au Mans, en arrière de la Sarthe.

Celle opération n'était pas sans dangers. Si l'ennemi était instruit de notre retraite, il pouvait, par le nord de la forêt de Marchenoir, nous devancer sur la route du Mans ou se jeter sur notre flanc droit pendant la marche de l'armée à travers ces plaines découvertes qui s'étendent au sud de la forêt de Marchenoir. Il importait donc de lui cacher notre départ et de tromper sa vigilance. Le général Chanzy envoie des francs-tireurs surveiller le pays en avant de Châteaudun. Il ordonne au général Barry, à Blois, de couvrir celle ville, d'opposer une résistance énergique à l'ennemi, s'il tentait le passage du fleuve, de se rabattre sur Amboise en cas de foi ce majeure, et de faire couper sur ses derrières le chemin de fer de Vendôme et de Tours.

La retraite commença le 10 décembre par une pluie torrentielle qui transformait les roules en torrents boueux. Les hommes et les chevaux éprouvaient les plus grandes difficultés à marcher. Le commandant en chef établit son quartier général à Talcy : là il reçut un télégramme de Bourbaki. : celui-ci annonçait qu'en dépit du mauvais état de ses troupes, il allait faire tous ses efforts pour descendre le Cher et se présenter devant Blois. Le général Chanzy répondit :

« Votre télégramme me parvient alors que mon mouvement de retraite sur Vendôme est commencé. Je suis obligé de le continuer, puisque vous n'arriveriez pas avant six jours à la hauteur de Blois. Je crois cependant indispensable que vous fassiez de suite une diversion qui aura du moins pour résultat d'inquiéter l'ennemi. Je compte être demain en position devant Vendôme, et me replier sur le Mans, si l'ennemi, qui peut passer la Loire d'un moment à l'autre, ne parvient pas à me précéder sur ma ligne de retraite. »

La 2e armée exécutait un mouvement très-hardi et très-périlleux. Notre aile droite, quittant ses positions au bord de la Loire, marchait à travers une plaine découverte et plate où elle n'aurait pas trouvé de positions défensives, si elle avait été brusquement attaquée. Aussi le général Chanzy se montrait-il fort inquiet des démonstrations de l'ennemi aux environs de Blois. Il attendait avec impatience des nouvelles du général Barry. Il en reçut enfin à minuit. Le général Barry écrivait que, les Prussiens étant descendus jusqu'à Mer, il avait cru devoir évacuer Blois pour se retirer dans la direction de Saint-Amand. Chanzy fut très-contrarié de la détermination, qui avait été prise sans ses ordres. En effet, si les Allemands s'apercevaient que nous avions abandonné Blois, ils pouvaient jeter sur notre armée en retraite des forces considérables et nous couper la route de Vendôme. Il ordonna donc au général Barry de se porter immédiatement sur Blois et de surveiller le passage du fleuve ; il envoya en même temps un officier dans cette ville pour savoir si les Prussiens y étaient entrés. Cet officier revint lui annoncer qu'ils n'avaient pas encore paru. Chanzy fut alors un peu rassuré. Le mouvement continua, malgré un temps affreux. Le lendemain 13 décembre, la 2e armée de la Loire était en sûreté derrière les lignes du Loir. Elle n'avait eu à soutenir dans sa marche que des combats sans importance. L'ennemi n'avait pas deviné la portée de son mouvement ; il ignora même au premier moment la direction qu'elle avait prise, à en juger par les questions dont il accabla les gens du pays. Quand il connut la route suivie par Chanzy, il se mit à sa poursuite. La vallée du Loir, aux environs de Vendôme, est étroite, accidentée par des collines boisées et elle offre à une armée de bonnes positions défensives. La rivière traverse Vendôme ; bâtie presque tout entière sur la rive gauche, la ville est difficile à défendre contre une attaque venant de Blois, parce qu'elle est dominée par un plateau qu'on ne peut pas efficacement garder des hauteurs de la rive droite. On est donc obligé d'occuper ce plateau et, en cas de retraite, une armée pour passer sur l'autre rive doit s'engager sur des rampes dangereuses et dans des rues étroites, avant de passer les ponts jetés sur les deux bras de la rivière. Des travaux de défense avaient été entrepris pour protéger Vendôme contre une attaque venant de Chartres : tout était à faire sur le côté faisant face à Blois. C'était, aux yeux du général Chanzy, le plus exposé. En s'arrêtant à Vendôme, le commandant en chef de l'armée de la Loire menaçait le flanc de l'ennemi sur le chemin d'Orléans à Tours ; il menaçait Chartres et se tenait à portée de la route de Paris qu'un jour peut-être il faudrait reprendre. Vendôme était, en outre, un point important à garder parce qu'il est le nœud des routes d'Angers à Châteaudun, de Blois au Mans par Saint-Calais, de Tours à Chartres par Château-Renault, Cloyes et Bonneval. Enfin, le chemin de fer qui relie Tours à Paris par Châteaudun et Dourdan passe par Vendôme. Après avoir fait placer ses troupes en avant de la ville, la gauche appuyée à la forêt de Fréteval, Chanzy écrit au ministre de la guerre : « Mon mouvement sur Vendôme s'est achevé aujourd'hui sans avoir été inquiété. Je donne l'ordre au général Barry, qui s'est replié prématuré" ment sur Saint-Amand, d'y rester et d'y tenir. On dit l'ennemi peu en force à Chartres ; Dreux serait évacué ; personne à la Loupe et à Bretoncelle. Rien ne m'obligeant à hâter mon mouvement sur le Mans, je reste ici, persuadé que tout en s'y reposant, mon armée sera encore une menace qui peut rendre l'ennemi hésitant pour ses opérations au-dessous de Blois. Je le crois peu en force sur les deux rives. La démonstration sur Vierzon est de plus en plus nécessaire et facile. » Le général Bourbaki opéra la diversion qu'on lui demandait ; il s'avança par Vierzon jusqu'au-delà de Romorantin, et cela suffit pour commander la prudence à l'ennemi sur la rive gauche de la Loire.

Le premier soin de Chanzy, dans ces positions nouvelles, fut de réorganiser les régiments, les batteries, le matériel, de rétablir la discipline qui s'était relâchée pendant la retraite et de compléter ses approvisionnements de toute sorte. Des traînards erraient dans la campagne et colportaient de ferme en ferme le récit de détresses imaginaires : la gendarmerie fut chargée de les ramener à leurs corps respectifs. Vendôme avait vu arriver dans ses murs des détachements de fuyards qui se cachaient : tous ces isolés durent rejoindre leurs régiments. Il ne resta dans la ville qu'un seul bataillon pour former la garnison ; des postes établis aux principales issues empêchaient les soldats d'entrer dans la ville, sauf pour les corvées régulières. Des patrouilles organisées à l'intérieur ramassaient les traînards. Un grand nombre de malades et de blessés avaient été amenés à Vendôme de Josnes et de Beaugency ; ils furent évacués, les uns sur Tours et les villes au-delà de la Loire, les autres sur le Mans.

L'ennemi parut le 14 décembre à Fréteval, débouchant par les routes d'Oucques et de Morée. Les marins du général Jaurès gardaient le village ; ils durent l'abandonner : les efforts de Jaurès pour le reprendre furent impuissants. Fréteval resta aux troupes du duc de Mecklembourg, mais nous gardions la gare. Le général Chanzy était informé pendant la journée que l'aile droite de l'ennemi, conduite par le duc de Mecklembourg, s'apprêtait à passer le Loir au-dessus de Vendôme, tandis que le prince Frédéric-Charles, venant de Blois, s'avançait directement contre lui[5]. La deuxième armée allait donc recommencer la lutte, sans avoir goûté le repos dont elle avait si grand besoin.

Devant ces nouvelles épreuves, le cœur des braves soldats de Josnes et de Beaugency pouvait faiblir. Le général Chanzy fit appel à leur courage, à leur amour pour la France :

Soldats de la deuxième armée,

Depuis quinze jours vous n'avez pas cessé de combattre. Vous avez lutté héroïquement contre la principale armée allemande, commandée par le prince Frédéric-Charles, et si chaque jour vous n'avez pas complétement battu l'ennemi, comme à Vallières, à Coulmiers, à Villepion, vous n'avez jamais subi de défaites, puisque chaque soir vous avez couché sur vos positions, disputées avec acharnement de l'aube à la nuit. Pendant cinq jours, la deuxième armée, appuyant sa droite a la Loire, sa gauche à la forêt de Marchenoir, s'est maintenue dans ses lignes en avant de Josnes, et les batailles des 7, 8 et 9 décembre ont été aussi glorieuses pour vous que funestes à l'ennemi qui, de l'aveu de ses prisonniers, a subi des pertes considérables, surtout en officiers de tous grades.

Des considérations stratégiques vous ont ramenés sur les positions que vous occupez actuellement. Vous les conserverez, quels que soient les nouveaux efforts de l'ennemi, qui ne s'acharne à vous que parce qu'il comprend que vous êtes pour lui l'obstacle et la résistance.

Ce que vous venez de faire, malgré des privations forcées, des fatigues incessantes : le froid la neige, la boue de vos bivouacs, vous le continuerez, puisqu'il s'agit de sauver la France, de venger votre pays envahi par des hordes de dévastateur-.

Pour nos nouveaux efforts, il faut l'ordre, l'obéissance, la discipline ; mon devoir est de l'exiger de tous : je n'y faillirai pas. La France compte sur votre patriotisme, et moi, qui ai l'honneur insigne de vous commander, je compte sur votre courage, votre dévouement et votre persévérance.

Le général en chef,

Signé : CHANZY.

 

Il fallait d'abord empêcher le duc de Mecklembourg de passer la Loire à Fréteval, comme il en avait l'intention. Le 15 au matin, le général Jaurès enlève le village ; le pont est coupé par une section du génie, sous une fusillade meurtrière. Cependant, le principal mouvement de l'ennemi n'était pas de ce côté. Vers deux heures, la cavalerie stationnée sur la route de Blois à Vendôme se replie en démasquant de fortes colonnes ennemies qui s'avancent sur la grande route. D'autres colonnes sont signalées au même instant du côté de Fréteval, vers Rocé et Villetrun. Sur la route de Blois, l'amiral Jauréguiberry oblige Frédéric-Charles à s'arrêter devant le feu de ses tirailleurs et de ses mitrailleuses ; les Allemands, inclinant alors sur la gauche, essayent d'occuper la route de Tours et de déborder notre droite. Ce mouvement était prévu ; ils sont arrêtés sur ce point comme sur la route de Blois et forcés de reculer, malgré le feu de six batteries qu'ils sont parvenus à mettre en ligne et qui, d'ailleurs, nous font beaucoup de mal. A la nuit tombante, l'attaque du côté de Blois est complétement repoussée. Loin de nous refouler dans Vendôme, Frédéric-Charles a reculé Nous avions été moins heureux sur notre gauche : nos troupes repoussées de l'importante position de Bel-Essort avaient dû se replier sur la rive droite, après avoir fait sauter le pont de Meslay. La perte de Bel-Essort inspirait des inquiétudes à Chanzy ; la défense de Vendôme devenait, en effet, beaucoup plus difficile, cette hauteur étant aux mains de l'ennemi. L'éventualité de la retraite sur Le Mans se présente au général en chef. Les troupes sont épuisées de fatigue. Campées dans la boue et la neige, sans pouvoir, a cause du voisinage de l'ennemi, allumer les feux de bivouac, elles endurent de cruelles souffrances. S'il faut demain recommencer la lutte, elles sont incapables de la soutenir avec vigueur. Les chefs de corps expriment à ce sujet leurs craintes an commandant en chef, et l'amiral Jauréguiberry se joint à eux : il ne croit plus qu'une résistance sérieuse soit possible ; la deuxième armée se bat depuis dix jours dans la boue et la neige ; elle est à bout de forces. Chanzy écrit au ministre de la guerre : « Nous résisterons demain, et si nous y sommes forcés, toutes les dispositions sont prises pour nous replier le mieux possible sur la rive droite du Loir, en faisant sauter tous les ponts maintenus en cas de retraite. Dans cette éventualité, il ne nous resterait qu'à nous diriger sur le Mans ; je ne le ferai qu'à la dernière extrémité, persuadé que notre meilleure chance est dans la résistance, et que tout mouvement de retraite peut être le signal d'un désastre qu'il faut éviter à tout prix. »

Vers le milieu de la nuit, les convois s'éloignaient de Vendôme sur la route du Mans ; à l'aube, les corps placés sur la rive gauche du Loir se retiraient lentement et passaient la rivière, protégés par un épais brouillard qui dissimulait leur retraite à l'ennemi. Quand le soleil eut dissipé la brume qui couvrait les bords du Loir, l'armée française était en sûreté : les Allemands s'aperçurent de sa disparition et se mirent en mouvement ; mais au moment où leurs colonnes parurent sur les crêtes de la rive, le bruit de plusieurs explosions leur annonça que les ponts venaient de sauter. Une dernière inquiétude restait au général en chef : un train considérable de munitions et d'approvisionnements se trouvait dans la gare de Vendôme. L'ennemi pouvait s'en emparer, si le convoi n'était lancé avant que la voie ferrée ne fût coupée entre Vendôme et Saint-Amand. Enfin, après une longue attente, on met à la tête de l'énorme convoi deux puissantes locomotives qui, lancées à toute vapeur devant les spectateurs inquiets, disparaissent à l'horizon dans la direction de Tours. Le précieux convoi était sauvé.

La deuxième armée de la Loire battait en retraite sur le Mans, à travers les régions accidentées du Perche ; elle arrivait le 20 décembre derrière les lignes de la Sarthe.

Avec la retraite sur le Mans finit la guerre dans le bassin de la Loire, où la fortune de la France avait semblé prendre, après Coulmiers, une face nouvelle. Les destinées de la patrie vont se jouer sur d'autres théâtres. Dans le nord, une armée peu nombreuse opère aux environs d'Amiens. Dans l'est, l'armée des Vosges, commandée par Garibaldi, est concentrée vers Dôle. La première armée de la Loire, que nous avons laissée à Bourges et à Nevers, s'apprête à partir pour les régions de l'est, où elle tentera de débloquer Belfort assiégé et de couper les communications de l'armée allemande. Dans Paris enfin, le général Trochu, quoique découragé, annonce qu'il prépare de nouveaux efforts contre les lignes d'investissement. Les ressources de la France ne sont pas épuisées, ni son courage. Toutefois la perte d'Orléans et la division de l'armée de la Loire en deux tronçons ont porté un coup funeste aux espérances qui, après Coulmiers, avaient été si vives. C'était un sentiment très-répandu que si nous avions dû triompher des Prussiens et délivrer Paris, ce résultat aurait été obtenu après la victoire de d'Aurelles de Paladines. Mais ce général avait laissé passer l'occasion favorable. Le temps perdu autour d'Orléans fut irréparable ; l'éparpillement des troupes à la bataille de Loigny fit le reste. Les juges les plus indulgents objectent, pour la justification de d'Aurelles de Paladines, l'inexpérience de son armée, son manque de discipline et d'instruction militaire, l'insuffisance de son équipement, et ils prétendent que c'était une chimère d'attendre la victoire de ces jeunes troupes. Ces soldats improvisés avaient pourtant battu les Bavarois à Coulmiers. Placés sous la main énergique du général Chanzy, ils accomplissent les mémorables faits d'armes de Josnes et de Beaugency. Huit jours durant, commençant la lutte à l'aube et ne la terminant qu'à la nuit close, ils disputent le terrain pied à pied au duc de Mecklembourg et à Frédéric-Charles en personne ; ils frappent la France d'admiration et l'Europe de surprise. Le quartier général de Versailles sent chanceler la fortune, dont il se croyait sûr. Que fût-il advenu, si le général Chanzy avait com mandé l'armée de la Loire alors qu'elle était dans toute sa force ? Quoi qu'il en soit, les hommes qui imputent tous nos désastres au défaut d'organisation de nos armées oublient Josnes et Beaugency, et il faut leur rappeler sans cesse que le spectacle de cet, luttes opiniâtres porte son enseignement : il est la réfutation de ceux qui prétendent dégager entièrement la responsabilité des chefs militaires et rejeter toutes les fautes commises sur l'insuffisance des soldats ; il est la condamnation de ceux qui, trop tôt résignés à la défaite, décourageaient l'esprit public en propageant leurs coupables doutes ; il est l'excuse et l'honneur des patriotes qui, même au sein des plus poignantes tristesses, surent rester fermes, persévérants et ne pas désespérer de la France.

 

 

 



[1] Frédéric-Charles venait de publier (1er décembre) cette proclamation sauvage :

« Soldats,

« Déployez toute votre activité ; marchons pour partager cette terre impie.

« Il faut exterminer cette BANDE DE BRIGANDS qu'on appelle l'armée française.

« Le monde ne peut rester en repos TANT QU'IL EXISTERA UN PEUPLE FRANÇAIS.

« Qu'on les divise en petites parties, ils se déchireront entre eux, mais l'Europe sera tranquille pour des siècles.

« Soldats ! vous qui avez du cœur, le moment est venu de vaincre ou de mourir.

« FRÉDÉRIC-CHARLES. »

[2] La première armée de la Loire, par le général d'Aurelles de Paladines, page 327.

[3] La deuxième armée de la Loire, par le général Chanzy, page 129. L'amiral Jauréguiberry annonçant à Chanzy l'arrivée des Prussiens a Beaugency, écrivait : « comment y sont-ils arrivés ? je l'ignore, car à six heures du soir ils n'y étaient pas encore là. Je regrette, après l'heureuse issue du combat de la journée, d'avoir à nous annoncer cette mauvaise nouvelle. » L'ouvrage de M. de Freycinet ne donne aucune lumière sur ce fâcheux incident.

[4] Les inquiétudes des Allemands étaient très-vives en ce moment, si nous en croyons le témoignage d'un correspondant anglais qui suivait l'état-major prussien et qui se considérait comme Allemand :

« Le fait est, écrivait-il, que les Français nous sont supérieurs en nombre, deux contre un au moins, peut-être davantage, et qu'ils reçoivent continuellement des renforts. Ils ont, en outre, un choix, de positions, et un général qui semble ne pas ignorer quand il en possède une bonne et qui sait la tenir. Les combats des quatre derniers jours ont probablement encouragé les Français, car ils ont été si longtemps étrangers a la victoire qu'ils doivent reprendre espérance quand ils ne sont pas battus, lis ont maintenant combattu huit jours sur dit, et des troupes de nouvelle formation qui peuvent accomplir cela contre des vétérans et ne pas être défaites le dixième jour ont à tout droit d'espérer que la chance tourne en leur faveur.

« Les Allemands, de leur côté, commencent à être stupéfaits de cette persistance extraordinaire. Ils ont été si longtemps accoutumés à des succès étonnants, que c'est une expérience nouvelle pour cas d'être tenus en échec quatre jours consécutifs par celle armée de la Loire si méprisée, et d'être obligés d'appeler des renforts. »

[5] Général Chanzy au ministre de la guerre, à Bourges et Bordeaux.

« Vendôme, 13 décembre 1870.

« Le grand-duc de Mecklembourg attaque depuis hier Fréteval et le cours supérieur du Loir, avec trois divisions d'infanterie et une nombreuse artillerie. Le 21e corps, soutenu par une partie du 17e, résiste à cette attaque, dont le but est de s'emparer, évidemment, de la grande route d'Orléans au Mans. Un autre corps ennemi marche en ce moment de Blois sur nos positions en avant de Vendôme. Château-Renault et Saint-Amand sont occupés par nous, pour couvrir le chemin de fer. L'effort de l'ennemi devant se porter tout entier sur la rive droite de la Loire, il est donc plus essentiel que jamais de prononcer rapidement et vigoureusement un mouvement sur la rive gauche, par les troupes de Bourges. J'insiste pour qu'à Tours on fasse bonne contenance et pour que vous donniez l'ordre au général Sol de se porter carrément en avant, dans la direction d'Amboise, avec toutes les forces dont il peut disposer et celles que vous pourrez lui adjoindre. »