Agitation causée par
la capitulation de Metz, la perte du Bourget et les bruits d'armistice. —
Abattement de Paris. — Les partisans de la Commune relèvent la tête. — Réunion
des maires a l'Hôtel-de-Ville : les élections municipales sont décidées à
l'unanimité. — M. Etienne Arago porte cette décision aux membres du
gouvernement. — Premier envahissement de l'Hôtel-de-Ville. — Discours du général
Trochu. — M. Etienne Arago supplie les membres du gouvernement de se
prononcer en faveur des élections municipales. — La salle du gouvernement est
envahie. — Flourens et ses tirailleurs ; les membres du gouvernement
prisonniers. — Blanqui organise le gouvernement de la Commune dans une salle
voisine. — Ordres divers signés de lui. — Proclamation du maire de Paris pour
annoncer les élections municipales, contresignée par MM. Dorian et Schœlcher.
— M. Ernest Picard, qui s'est évadé de l'Hôtel-de-Ville, fait battre le
rappel. — Arrivée du 106e bataillon de la garde nationale. — Scènes tumultueuses.
— Délivrance de MM. Trochu, Jules Ferry, Emmanuel Arago. — Négociations entre
MM. Dorian et Delescluze. — Rôle de M. Dorian : il veut éviter l’effusion du
sang. — Arrivée de M. Jules Ferry à la tête de bataillons de la garde
nationale. — On attaque les portes du palais à coups de crosse. — MM.
Delescluze et Dorian se présentent en parlementaires. — Delescluze prend
l'engagement de faire évacuer l'Hôtel-de-Ville. — Attitude de la foule réunie
sur la place. — L'indignation est générale contre les auteurs de la
manifestation. — La garde nationale arrive de toutes parts. — Flourens et
Blanqui ne se prêtent aux concessions qu'après l'irruption des mobiles par un
souterrain. — Moment critique pour les prisonniers. — Évacuation de
l'Hôtel-de-Ville ; ovation au général Trochu. — Proclamation du général aux
gardes nationales. — Le plébiscite du 3 novembre. — Les élections
municipales. — Négociations relatives à l'armistice. — M. Thiers à
Versailles. — Rupture des négociations.
La
capitulation de Metz jeta les esprits dans un très-grand trouble. Bazaine
était un soldat dont on connaissait la bravoure et dont on ne soupçonnait pas
l'ambition. On s'était montré fort irrité contre le journal qui l'avait
accusé de trahir ses devoirs, et le gouvernement n'avait pas peu contribué à
entretenir l'illusion par la vivacité du démenti donné au propagateur de la
nouvelle. Toutefois, bien que la chute de Metz fût pour Paris une cruelle
blessure, aucun soulèvement populaire n'en aurait, selon toute apparence,
accompagné l'annonce officielle, si ce malheur n'eût coïncidé avec la perte
du Bourget et les bruits d'armistice. On a déjà vu que la perte du Bourget
avait exaspéré la population parisienne ; les plus modérés exhalaient des
plaintes amères contre le général Trochu ; les violents se répandaient en
récriminations, en menaces, et relevaient audacieusement la tête. Le mot
d'armistice, tombant au milieu de cette effervescence, fournit un nouveau
prétexte aux doutes des uns et aux accusations des autres. Pour la multitude,
un armistice était considéré comme le préliminaire de la capitulation ; un
armistice, c'était la nomination d'une assemblée, la paix, la fin de la
résistance nationale, en résumé, la défaite et le démembrement de la patrie.
Or, après l'échec du Bourget, le sentiment dominant était celui d'une
revanche et de la guerre sans merci : l'amour-propre était froissé de rester
sur cet échec, qui aurait pu être changé en victoire, si le commandement
militaire avait fait preuve de vigilance. L'épreuve de l'impuissance nationale
n'était pas encore suffisamment faite pour qu'on pût sans péril jeter le mot
d'armistice dans la foule. L'événement le prouva bien. Dans la
soirée du dimanche, 30 octobre, l'abattement des uns et les allures hardies
des autres faisaient présager un orage prochain. Les partisans de la commune
parlaient tout haut, dans les clubs, de renverser le gouvernement de
l'Hôtel-de-Ville ; on accusait ceux-ci d'incapacité, ceux-là de trahison. Le
gouvernement était accoutumé à ces effervescences populaires ; sans s'inquiéter
autrement de ces symptômes d'agitation, il délibère une partie de la nuit en
présence de M. Thiers. M. Thiers doit, en effet, repartir pour Versailles,
après avoir reçu les instructions du gouvernement, et traiter de l'armistice
avec M. de Bismarck. Cependant le 31, les maires des vingt arrondissements,
très-inquiets des bruits qui courent dans leurs quartiers respectifs, se
réunissent spontanément à l'Hôtel-de-Ville, sous la présidence de M. Etienne
Arago, maire de Paris. Aucun d'eux ne dissimule ses alarmes ; l'esprit public
leur paraît très-excité ; ils ont entendu de très-bons citoyens accuser la
mollesse du gouvernement ; l'opinion générale est favorable aux élections
municipales ; puisque ces élections sont considérées, à tort ou à raison, comme
un stimulant et un auxiliaire pour la défense ; puisque, en outre, elles
peuvent apaiser les esprits, il y aurait imprudence à les refuser. Les maires
sont donc unanimes : tout atermoiement serait funeste, car le péril devient
plus pressant d'heure en heure ; déjà l'on voit par les fenêtres des
rassemblements se former sur la place de l'Hôtel-de-Ville. En conséquence, la
réunion décide que les élections municipales doivent être annoncées. Mais il
faut que cette résolution reçoive l'approbation des membres du gouvernement,
qui siègent à l'autre extrémité du palais. M. Etienne Arago va leur soumettre
la délibération des maires. Pendant
ce débat, la foule a grossi sous les fenêtres du palais ; les grilles ont été
franchies par une députation, qui est reçue dans la salle du Trône par MM.
Trochu, Simon et Pelletan. Les trois membres du gouvernement, debout en
présence d'une foule bruyante qui grossit sans cesse, écoutent l'orateur de
la députation, M. Maurice Joly. Très-ému, ayant quelque peine à se contenir,
celui-ci expose au général les griefs de Paris sur le système de la défense ;
il accuse sa mollesse, son incurie, et qualifie presque de trahison la perte
du Bourget. Les assistants applaudissent frénétiquement et ne ménagent au
général ni les lazzis, ni les huées. M. Jules Favre étant venu sur ces
entrefaites rejoindre ses collègues, c'est vers lui que l'orateur se retourne
pour l'accuser d'énerver la défense par des négociations d'armistice. Pas
d'armistice ! le peuple de Paris veut se battre à outrance. Mais le
gouvernement a donné assez de preuves de son incapacité ; le fardeau du
pouvoir est trop lourd pour ses épaules, l'heure de la retraite a sonné pour lui.
Voilà ce que la population parisienne lui signifie à l'instant même ; qu'il
cède la place à d'autres plus énergiques. Comme seul moyen de salut restant,
Paris réclame des élections immédiates : élections de la Commune d'abord,
élections du gouvernement ensuite. Cette
harangue est terminée aux cris répétés de A bas Trochu ! à bas l'armistice !
Dans ce tumulte croissant, le général, sur un signe, obtient du silence : Citoyens,
dit-il, voulez-vous entendre la parole d'un soldat ? (Oui, oui !) C'est
en vaut que vous suspectez mon patriotisme, qui me conduira à la mort pour la
défense de la République. J'ai
trouvé Paris sans défense, il pouvait être envahi en quarante-huit heures
sans difficulté. A l'heure qu'il est, nous pouvons le déclarer avec certitude,
la ville de Paris est imprenable. (La Commune !) Mais
il ne suffit pas que l'ennemi n'entre pas, il faut le chasser, le battre.
Pour cela nous avons besoin non-seulement de toutes vos forces et de votre
patriotisme réunis, il faut encore l'union de tous. De
toutes parts : A bas Trochu ! Il
continue : Nous
faisons, sachez-le bien, les plus grands efforts, les plus énergiques efforts.
Si nos armées ont été vaincues, c'est qu'elles n'avaient pas ce qu'il faut
pour vaincre ; elles manquaient d'artillerie... Nul plus que moi n'est dévoué
au salut commun et nul ne veut davantage une guerre sans merci, une guerre à
outrance. Les
interpellations et les huées se croisent, étouffant la voix de M. Trochu. De
nouveaux arrivants débouchent tumultueusement dans la salle du Trône. M.
Trochu renonce à se faire entendre et, brusquement fendant la foule, il se
retire avec ses collègues dans la salle ordinaire des séances du gouvernement.
Le péril augmentant d'un instant à l'autre et rendant l'heure suivante
incertaine, il y a urgence à profiter de la liberté relative dont on jouit
encore et à prendre un parti. Tout à
coup, M. Etienne Arago pénètre dans la salle ; son émotion est grande. Il
vient, dit-il, au nom des maires supplier les membres du gouvernement d'unir
leurs efforts aux leurs pour conjurer une catastrophe. Les maires demandent
que le gouvernement se joigne à eux et déclare que les élections sont
accordées ; c'est le seul moyen de salut qui reste. « Au nom de la patrie, au
nom de la concorde, s'écrie le maire de Paris, je vous conjure de ne pas
repousser leur prière. » Les vœux de M. Arago sont entendus. Le gouvernement accepte
les élections municipales immédiates et se déclare prêt, pour sa part, à se
soumettre à l'épreuve du suffrage universel, pour n'avoir pas vis-à-vis des
maires une situation inférieure. On n'a pas oublié, sans doute, que les
hommes arrivés au pouvoir en septembre n'avaient reçu d'autre investiture que
celle de l'acclamation populaire. Heureux de cette réponse, qui doit, dans sa
pensée, ôter tout prétexte de récriminations aux groupes menaçants répandus
dans le palais, M. Etienne Arago se retire pour annoncer aux maires que leurs
vœux sont comblés. Mais en quelques minutes la situation était devenue on ne
peut plus grave. Le maire de Paris, reconnu par quelques individus exaltés,
est lâchement insulté. On porte une main téméraire sur son écharpe. Il
reparaît subitement dans la salle du gouvernement, frémissant d'indignation,
et jetant son écharpe sur la table : « Ils l'ont souillée, dit-il, par leurs
insultes ! je la dépose, et ne la reprendrai que lorsque l'honneur du magistrat
sera vengé ; du reste, tout est perdu. Les portes de l'Hôtel-de-Ville ont été
ouvertes, le palais envahi, vous allez voir ces furieux ! » La
journée du 31 octobre entre ici dans une phase toute différente de celle que
nous venons de parcourir : la députation que le gouvernement vient d'entendre
demandait la Commune ; les hommes qui arrivent, qui se précipitent comme des
furieux dans l'Hôtel-de-Ville, vont l'exiger les armes à la main. A leur
tête est Gustave Flourens, plein de ressentiment depuis le 8 octobre et bien
résolu à prendre sa revanche. Il avait, à neuf heures du matin, convoqué à
Belleville les chefs des cinq bataillons qui marchaient sous ses ordres, et leur
avait communiqué ses projets : il fallait attaquer l'Hôtel-de-Ville
sur-le-champ ; mais cet avis n'est pas adopté, parce qu'on n'est pas sûr
d'avoir sous la main assez d'hommes pour réussir. Flourens convoque pour
quatre heures vingt-trois chefs de bataillon jouissant de sa confiance. Vers
trois heures, il rassemble ses cinq cents tirailleurs, s'assure qu'ils sont
bien armés, pourvus de cartouches, et il descend sur la place de
l'Hôtel-de-Ville, couverte d'une foule immense et confuse, où courent les bruits
les plus contradictoires, où se manifestent les sentiments les plus divers.
Après avoir disposé sur le quai ses fidèles tirailleurs, il pénètre à
grand'peine dans le palais : les cours, les escaliers, les couloirs,
regorgent de gardes nationaux, de curieux, d'enfants ; du haut en bas de
l'édifice règne un tumulte inexprimable. Flourens avance à travers ce chaos ;
il est reconnu, acclamé ; il débouche enfin dans une grande salle où l'on
discute tumultueusement des noms pour un comité de salut public. Il se mêle à
la discussion et son nom est porté sur les listes. Enfin il arrive dans la
salle des séances du gouvernement, qui avait été envahie pendant la
délibération dont il a été question. Les membres du gouvernement sont assis
autour d'une table, serrés par des gardes nationaux, qui les menacent. MM.
Jules Favre, Jules Simon, Trochu, Pelletan, Emmanuel Arago, Garnier-Pagès, et
Tamisier, commandant en chef de la garde nationale, sont prisonniers,
quelques-uns disent : otages. Flourens apparaît ; mille voix l'acclament ; il
veut haranguer la foule et, pour se faire entendre, monte sur la table.,
botté, éperonné ; de cette tribune improvisée, où il va et vient
fiévreusement entre les papiers et les écritoires, il lit aux acteurs et
témoins de cette scène étrange la liste des noms qui composent le nouveau
gouvernement. De ces noms, les uns sont applaudis, les autres contestés :
celui de M. Rochefort, membre du gouvernement de la Défense nationale, excite
des murmures ; celui de Flourens ne passe pas sans provoquer des marques
d'improbation ; il est vrai que, dans la chaleur de l'action, Flourens
s'était nommé le premier, ou le second. Flourens aurait voulu procéder à
l'arrestation immédiate des membres du gouvernement de la Défense nationale
et les conduire à la prison Mazas ; le manque d'hommes dévoués, la peur de ne
pas atteindre Mazas sans voir ses prisonniers délivrés en route, l'excès même
de la confusion qui empêche toute entente entre les chefs du mouvement,
l'obligent de surseoir à ses projets. Il pensa que tout irait mieux dans
quelques heures ; en attendant, les prisonniers sont gardés à vue, et les
tirailleurs, restés sur le quai, reçoivent l'ordre de pénétrer dans
l'Hôtel-de-Ville pour prêter main-forte à leur chef ; quelques-uns furent chargés
de garder les issues du palais. Le jour baissait, les lampes sont apportées.
Flourens et Millières (celui-ci venait de monter à son tour sur la table)
obtiennent un instant de silence : «
Citoyens, s'écrie Flourens, vous avez renversé un gouvernement qui vous
trahissait (acclamations), il faut en constituer un autre (Oui ! oui !). Je
vous propose de nommer les citoyens : Flourens (réclamations), Millières,
Delescluze, Rochefort (Non ! non ! pas de Rochefort ! — Si ! si ! nous
voulons Rochefort !), Dorian (applaudissements), Blanqui, Félix Pyat. » — Le
tumulte couvre sa voix. Il fait entendre qu'il faut préparer une salle pour
le nouveau gouvernement. On murmure, des gardes nationaux s'écrient que tout
doit se passer en présence du peuple. « Eh bien, reprend Flourens avec force,
qu'on nous laisse un peu de place et qu'on ne nous étouffe pas. J'ordonne au
peuple de s'éloigner. Les gardes nationaux resteront dans la salle. Quant aux
membres du gouvernement déchu, nous les retenons comme otages jusqu'à ce
qu'ils nous aient donné leur démission de bonne grâce. » (Applaudissements.) On
écrit les noms des membres du gouvernement nouveau et on jette les listes par
les fenêtres à la foule houleuse qui attend sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Pendant
que ceci se passe dans la salle du gouvernement, le vieux conspirateur
Blanqui inaugure, dans une salle voisine, le gouvernement de la Commune,
signant des ordres, envoyant des délégués de toutes parts, aux forts, aux
ministères, agissant enfin comme s'il était déjà le maître de Paris. Il a
fait à son point de vue personnel un récit de la journée. Vers cinq heures,
il apprend qu'il est au nombre des élus du peuple qui a renversé le
gouvernement ; il accourt à l'Hôtel-de-Ville. On l'acclame, des officiers de
la garde nationale le prient d'entrer immédiatement en fonctions ; il demande
où est Flourens : il apprend qu'il garde à vue les membres du gouvernement de
la défense nationale et qu'il ne peut quitter son poste ; la révolution est
donc faite. Blanqui s'assoit, sans autre cérémonie, devant une table chargée
de papiers et se met au travail sans plus tarder ; il signe les ordres
suivants : Ordre
de fermer toutes les barrières et d'empêcher toutes communications qui
pourraient informer l'ennemi des dissensions soulevées dans Paris. Ordre
aux commandants des forts de surveiller et repousser avec énergie toutes les
tentatives que feraient les Prussiens. Ordre
à divers chefs de bataillon — une vingtaine environ — de rassembler leurs soldats
et de les conduire sur-le-champ à l'Hôtel-de-Ville. Ordre
à des bataillons, déjà réunis sur la place, d'entrer immédiatement dans le
palais pour en garder les portes et en protéger l'intérieur. Ordre
à ces mêmes forces de faire sortir de l'Hôtel-de-Ville le 106e bataillon,
composé de légitimistes et de cléricaux du faubourg Saint-Germain. Ordre
de faire occuper la préfecture de police par un bataillon républicain
actuellement stationné sur la place. Ordre
à plusieurs citoyens de s'installer dans diverses mairies à la place des
maires présents. Les
émissaires de Blanqui n'eurent pas le temps de porter ces ordres ; il était
huit heures du soir et du secours venait d'arriver au gouvernement ébranlé.
Blanqui en était d'ailleurs informé, car l'un des ordres que l'on vient de
lire invite les bataillons massés sur la place à pénétrer dans
l'Hôtel-de-Ville pour en expulser le 106e bataillon composé, dit-il, de
légitimistes et de cléricaux du faubourg Saint-Germain. Ce
bataillon, commandé par M. Ibos, venait d'être amené par M. Charles Ferry,
frère de M. Jules Ferry, membre du gouvernement. Les tirailleurs de Flourens qui
gardent les portes veulent s'opposer à son passage. Le commandant fait battre
la charge et, drapeau en tête, le bataillon force l'entrée ; au bruit des
tambours qui dominent le tumulte, ces hommes résolus s'engagent dans
l'escalier, fendant les flots de la foule. Ils arrivent enfin auprès de la
porte qui donne accès dans la salle où les membres du gouvernement sont
retenus prisonniers, toujours gardés à vue par Flourens. La porte, que les
factionnaires refusent d'ouvrir, est enfoncée. Le commandant Ibos pénètre
dans la salle avec quelques hommes, tandis que les gardes nationaux, obéissant
à Flourens, abaissent leurs fusils comme s'ils allaient faire feu. On peut
croire un instant qu'une bataille terrible va s'engager, mais Flourens est
encore assez maître de lui pour faire relever les armes, et les gardes
nationaux ne sont pas assez exaltés pour ne pas écouter sa voix. Le
commandant du 106e bataillon essaye de prononcer quelques paroles : il monte
sur la table où se promène toujours Flourens ; une planche trébuche et il
tombe. Désespérant alors de dénouer la crise par des paroles que personne, du
reste, ne pourrait entendre au milieu de cet incroyable tumulte, il tourne
autour de la table avec quelques-uns de ses hommes pour enlever les membres du
gouvernement. Le général Trochu, Jules Ferry, Garnier-Pagès, Pelletan,
Emmanuel Arago sont entraînés dans cette sorte de poussée. Rejetés hors de la
salle, ils parviennent à sortir de l'Hôtel-de-Ville et à recouvrer la
liberté. Quant à M. Picard, il avait pu sortir du palais dans le trouble qui
avait suivi le premier envahissement de la salle des séances, et, du ministère
de la guerre, où beaucoup d'officiers de la marine et de la garde nationale
l'avaient rejoint, il donnait des ordres pour la délivrance de ses collègues.
MM. Favre, Simon, Le Flô et Tamisier restaient prisonniers dans l'embrasure
d'une fenêtre, derrière une haie de tirailleurs de Flourens. Tel
était, vers neuf heures, l'aspect de l'Hôtel-de-Ville : une partie du
gouvernement captive ; dans la salle voisine, Blanqui donnant des ordres au
nom du gouvernement nouveau ; des émissaires sans mandat, comme Millières,
allant d'une salle à l'autre et s'épuisant en pourparlers stériles : car si,
d'une part, Blanqui ne voulait rien céder et travaillait à instituer un
comité de salut public, d'autre part, MM. Favre et Simon, menacés par les baïonnettes
des tirailleurs, refusaient énergiquement de se prêter à aucune concession :
« Rendez-nous d'abord notre liberté, disaient-ils, et nous verrons ensuite ;
jusqu'alors, quelles que soient vos menaces, nous nous refusons à tout
accommodement. » Sans
issue de ce côté, la situation n'aurait pu se dénouer que par des scènes
sanglantes, si des hommes plus libres que MM. Favre et Simon et plus sages
que le vieux Blanqui n'avaient assumé le rôle dangereux et difficile de
conciliateurs. On se souvient de la délibération des maires en faveur des
élections immédiates, et du consentement donné à cette mesure par le
gouvernement, au moment où le flot populaire se répandait dans l'Hôtel-de-Ville.
Deux adjoints du maire de Paris, MM. Floquet et Henri Brisson, s'étaient
empressés de rédiger une proclamation, qui fut approuvée par les maires et
portée aussitôt à l'imprimerie nationale. Cette affiche, qu'on put lire dans
la nuit sur les murs de Paris, notamment autour de l'Hôtel-de-Ville,
annonçait que les opérations électorales auraient lieu le lendemain. Le maire
de Paris et ses adjoints y avaient apposé leurs signatures ; M. Dorian,
ministre des travaux publics, et M. Schoelcher, colonel de l'artillerie de la
garde nationale, l'avaient contresignée, l'un comme président, l'autre comme
vice-président de la commission des élections. La
proclamation était ainsi conçue : CITOYENS, Aujourd'hui,
à une heure, les maires provisoires des vingt arrondissements, réunis à
l'Hôtel-de-Ville de Paris, ont déclaré à l'unanimité que, dans les
circonstances actuelles et dans l'intérêt du salut national, il est
indispensable de procéder immédiatement aux élections municipales. Les
événements de la journée rendent tout à fait urgente la constitution d'un pouvoir
municipal autour duquel tous les républicains puissent se rallier. En
conséquence, les électeurs sont convoqués pour demain mardi, 1er novembre,
dans leurs sections électorales, à midi. Chaque
arrondissement nommera, au scrutin de liste, quatre représentants. Les maires
de Paris sont chargés de l'exécution du présent arrêté. La
garde nationale est chargée de veiller à la liberté de l'élection. Vive
la République ! Fait
à l'Hôtel-de-Ville, le 31 octobre 1870. Le maire de
Paris, ÉTIENNE ARAGO. Les adjoints au
maire de Paris
: Ch. FLOQUET, Henri BRISSON, Ch. HÉRISSON, CLAMAGERAN. Le président de
la commission des élections, DORIAN. Le
vice-président de la commission des élections. V. SCHŒLCHER. Les hommes
honorables qui avaient signé cette affiche en attendaient beaucoup de bien. L'heure
où la résolution d'en appeler aux électeurs avait été prise — une heure —
indiquait que les maires avaient agi en dehors de toute pression. À ce
moment, le palais de l'Hôtel-de-Ville n'était pas envahi ; les fonctionnaires
municipaux avaient donc délibéré dans toute la plénitude de leur liberté.
Malheureusement, l'acquiescement des membres du gouvernement aux élections
était passé sous silence ; avait-on craint de les engager plus qu'ils ne souhaitaient
; était-ce un oubli involontaire ? Toujours est-il que la proclamation était
chaudement discutée dans les groupes et que les ennemis du gouvernement
n'étaient pas satisfaits des termes dont on s'était servi. Ils ne voyaient
pas dans l'affiche une garantie suffisante pour rentrer chez eux et déposer
les armes. On leur faisait observer cependant que M. Dorian, président de la commission
des élections, était ministre des travaux publics, et que s'il avait promis
son concours aux opérations électorales, ce ne pouvait être que par suite
d'un accord avec ses collègues. Ces considérations calmaient un peu la foule.
M. Dorian jouissait dans le moment d'une immense popularité, due à sa grande
activité pour la fabrication des canons, non moins qu'à la sincérité reconnue
de ses convictions républicaines. Aussitôt que l'Hôtel-de-Ville eut été
envahi par les sectaires de Flourens et de Blanqui, aussitôt qu'on eut
commencé à faire circuler des listes pour la constitution d'un autre gouvernement,
le nom de M. Dorian avait été acclamé par la foule. Les chefs de la manifestation
avaient besoin d'un homme estimé, très-modéré, quoique excellent républicain,
et représentant dans la défense de Paris l'élément civil, cet élément qui, dans
l'opinion générale, devait primer l'élément militaire. Les sectaires Blanqui,
Félix Pyat, Flourens, Delescluze se jetèrent donc sur le nom de M. Dorian :
ils le nommèrent d'acclamation tantôt président du comité de salut public,
tantôt dictateur, suivant les courants de la foule, courants très-divers et
très-changeants, variant d'une salle à l'autre. En vain M. Dorian
déclinait-il l'honneur dont on s'obstinait à le couvrir. « Je ne suis,
disait-il, qu'un modeste fabricant, un ouvrier étranger à la politique ; je
ne peux pas, je ne veux pas être à la tête d'un gouvernement constitué par la
violence. Mon premier acte, si j'étais le maître, serait de vous mettre à
Mazas[1]. » Les insurgés n'en
continuaient pas moins à nommer M. Dorian dictateur malgré lui. Cette dictature
n'avait, il est vrai, d'autre consistance que les listes sans cesse
renouvelées qui circulaient dans la foule, en dedans et en dehors de
l'Hôtel-de-Ville. La véritable dictature, s'il y en avait une à exercer dans
cette situation très-précaire, Blanqui l'avait prise sans consulter personne,
et il n'était pas d'humeur à s'en dessaisir, tant qu'il n'y serait pas
contraint par la force. M. Dorian pouvait toutefois se servir de son
ascendant pour conjurer une catastrophe et sauver la vie de ses collègues.
Tel fut, durant toute la nuit, le noble usage qu'il fit de sa popularité. Il
contresigna l'affiche qu'on vient de lire, dans l'espoir d'apaiser les
esprits, et il se voua au rôle ingrat de conciliateur, jusqu'au dénouement de
ce terrible drame qui, pendant un temps bien long, côtoya le crime. Ce n'est
pas une fois seulement que les tirailleurs de Flourens abaissèrent leurs
fusils sur leurs prisonniers. S'étant épuisé en vains efforts pour faire
entendre raison à ces bandes tumultueuses, M. Dorian s'était retiré dans le
cabinet du maire de Paris. La solution ne pouvait plus arriver que par l'intervention
de la force armée du dehors. M.
Picard avait fait battre la générale dans tous les quartiers de Paris ; il
avait adressé une dépêche télégraphique au général Ducrot, campé à la porte
Maillot, lui enjoignant de se rapprocher avec ses troupes. Pendant qu'il
prend ces dispositions, non sans une certaine lenteur — il ne se doutait pas
du danger que couraient ses collègues —, M. Picard apprend que le général
Trochu est parvenu à sortir de l'Hôtel-de-Ville. Aussitôt il se rend au
Louvre, où il rencontre, avec le général, M. Jules Ferry, l'un et l'autre
très-émus des scènes dont ils ont été témoins et très-alarmés pour leurs
collègues. M. Trochu ne voulait pas envoyer de troupes régulières au secours
du gouvernement ; il comptait et ne voulait compter que sur la garde nationale
: « La police de la cité, l'ordre dans la rue ne regardent, disait-il,
qu'elle seule, » et bien que cette opinion ne fût point partagée par le bouillant
général Ducrot, le gouverneur de Paris y persista. Mais à qui donner le commandement
de la garde nationale, en l'absence du général Tamisier retenu captif ? M.
Trochu l'offrit au général commandant la première division militaire ; celui-ci
l'ayant refusé, le général Trochu dit à M. Jules Ferry : « Vous allez prendre
le commandement, puisque le général commandant la division ne veut pas, ou ne
peut pas le prendre. » M. Ferry part à la tête de la garde nationale avec le
colonel Roger du Nord. Ils abordent l'Hôtel-de-Ville par le côté qui fait
face à la caserne Lobau. La porte était fermée, gardée par des sentinelles
placées derrière la grille. On arrache la grille, on enlève les sentinelles
et l'on travaille à faire sauter la porte avec des barres de fer, lorsqu'un
parlementaire se présente : c'était M. Delescluze, accompagné de M. Dorian. « Ne
poussez pas plus loin votre attaque de vive force, dit M. Delescluze à M. Ferry,
c'est inutile : les gens qui sont là comprennent qu'ils ne sont pas les plus
forts. Je vous ferai observer qu'ils tiennent là Jules Favre, Jules Simon,
tous vos amis ; que la vie de ces messieurs peut être en danger, et que, par
conséquent, le plus sage est d'obtenir que l'Hôtel-de-Ville soit évacué
purement et simplement. Je m'en charge. » M. Ferry consent à suspendre
l'attaque, mais il met pour condition à cette trêve momentanée que les envahisseurs
ne pourront, en évacuant le palais, pousser qu'un seul cri : Vive la
République ! et que le général Tamisier, sortant le premier de l'édifice,
présidera au défilé. Delescluze rentre pour assurer l'exécution de ce traité
; M. Ferry, calmant l'impatience des gardes nationaux qui l'entourent, espère
grâce à cette trêve sauver la vie de ses collègues. Il était environ minuit.
De la place de l'Hôtel-de-Ville, des rues adjacentes, plongées dans une
obscurité à peu près complète, s'élevait le bourdonnement confus d'une foule
anxieuse qui, par l'arrivée de nouveaux bataillons de gardes nationaux et de
mobiles, grossissait d'heure en heure. Tous ces bataillons, l'arme au pied,
ignorant comme tout le monde ce qui se passait et comment ce drame allait
finir, attendaient dans l'obscurité, les yeux fixés sur le palais, dont
toutes les fenêtres étincelaient de lumières. Le sentiment qui dominait dans
cette foule immense n'était maintenant plus douteux. On maudissait les agitateurs
qui ne craignaient pas de provoquer la guerre civile sous les yeux des
Prussiens. Quand on avait appris que les chefs du mouvement s'appelaient
Flourens, Blanqui, Pyat, Delescluze, l'indifférence vis-à-vis du gouvernement
s'était changée en une vive irritation contre les auteurs de l'insurrection.
La majorité de la population parisienne n'avait pas répugné, dans le
principe, à une manifestation dont elle pensait que le gouvernement ferait
son profit pour montrer à l'avenir plus d'énergie dans la défense, mais elle
n'entendait pas s'abandonner aux mains de quelques hommes sans autorité sur
le peuple et sur l'armée. Le triomphe de l'émeute apparut au plus grand
nombre comme le prélude de la guerre civile et l'avant-coureur de la
capitulation. L'espoir de la délivrance était encore trop vivace dans les
cœurs pour qu'une telle perspective ne fût pas écartée avec horreur. Le
gouvernement avait donc, à cette heure, reconquis toutes les sympathies
perdues par l'échec du Bourget. M. Delescluze et M. Pyat lui-même possédaient
une intelligence assez nette de cette situation pour ne pas se faire
d'illusion sur le dénouement de la crise. Le rôle de M. Pyat fut, du reste,
assez effacé durant cette nuit orageuse ; il lui suffisait de savoir que les
élections municipales avaient été promises. Il affecta donc de se tenir à
l'écart, laissant Flourens prononcer des harangues comme un fanatique et
Blanqui signer des ordres et jouer au dictateur comme un illuminé. Quant à
Delescluze, peu charmé sans doute de l'outrecuidance de Blanqui, certain
qu'un mouvement conduit par un homme de si peu d'autorité aboutirait à un
échec désastreux ou ridicule, il ne cessa de se donner comme un conciliateur
; il voulait bien que. le gouvernement de la Défense nationale cédât la place
à la Commune et il comptait pour cela sur les élections annoncées, mais il ne
voulait pas que cette victoire fût infirmée par la violence ou souillée par
une goutte de sang. Il semblait éprouver quelque honte des indignes
saturnales dont l'Hôtel-de-Ville était le théâtre. Tantôt il essayait de
pénétrer dans la salle où les membres du gouvernement étaient retenus captifs
dans l'embrasure d'une fenêtre et pressait M. Jules Favre de souscrire à une
convention qui mettrait fin au désordre : « Il me tourna le dos avec dédain,
écrit M. Jules Favre, lorsque je le sommai de me faire mettre en liberté ; »
tantôt il rejoignait M. Dorian dans le cabinet de M. Etienne Arago et, de
concert avec Millières, le pressait de porter ses propositions aux
prisonniers. Les élections municipales et gouvernementales n'étaient pas tout
ce qu'ils demandaient. Ils ajoutaient : « Nous voulons la garantie qu'aucun
de nous ne sera recherché. » Seulement, quand on s'était mis d'accord avec
Delescluze et Millières, arrivaient d'autres personnes qui ne voulaient plus
rien et demandaient la Commune[2]. Toute transaction sérieuse
devenait impossible dans ce chaos. Quelques individualités pouvaient bien
s'engager ; les groupes et les partis ne le pouvaient pas : Flourens ne se
serait pas cru lié par ce qu'aurait souscrit Blanqui, et Blanqui aurait
montré la même indépendance vis-à-vis de Delescluze. Une convention suppose
des chefs reconnus de part et d'autre. Il
n'est pas malaisé d'appuyer ces réflexions d'un exemple frappant. On a vu
Delescluze prendre vis-à-vis de M. Jules Ferry l'engagement de faire évacuer
immédiatement l'Hôtel-de-Ville : « Je m'en charge, dit-il. » Après avoir fait
cette promesse, Delescluze retourne dans le palais. Les envahisseurs
obéissent-ils à sa voix ? les voit-on descendre en exécution de l'arrangement
conclu ? Deux heures s'écoulent, il est trois heures après minuit et
l'évacuation n'est pas commencée. A l'intérieur règne toujours le même
désordre. Les gardes nationaux sont moins bruyants parce qu'en général ils succombent
de fatigue ; quelques-uns suffoquent de chaleur ; d'autres sont ivres ; deux
ou trois coups de fusil ont été tirés, sans atteindre personne. Flourens,
enroué, exténué, est embarrassé de sa victoire et de ses prisonniers. Millières
vient l'avertir qu'au dehors la foule a des allures menaçantes. Relégués dans
l'embrasure d'une fenêtre, accablés par les émotions et la fatigue, MM. Favre,
Simon, Garnier-Pagès, Le Flô entendent sans pâlir les menaces de mort des tirailleurs
de Flourens. La profonde lassitude empêchait l'effroi. Qui n'eut, d'ailleurs,
sa part d'émotion, pendant cette longue nuit ? Un moment Blanqui avait été
enlevé par des gardes nationaux : il fut, au bout de vingt minutes, délivré par
les tirailleurs de Flourens, mais il sortit de la mêlée roué de coups[3]. Plus avant dans la nuit, vers
trois heures, le maire de Paris essaye de descendre pour appeler un chef de
bataillon de mobiles qui occupe la caserne située derrière l'Hôtel-de-Ville.
« A peine arrivé sur le palier de l'étage inférieur, je fus arrêté par des gardes
nationaux armés, qui s'écrièrent : « Nous te tenons ! nous te tenons ! » « Je ne
permets qu'aux honnêtes gens de me tutoyer, leur répondis-je. « Il
sera notre otage, dit un de ces hommes en s'adressant aux autres qui me
tenaient les deux bras. « Il paraît
que c'est le mot d'ordre, repris-je ; on m'a dit que M. Favre est en otage du
côté du gouvernement ; moi je suis en otage du côté de la mairie. «
Allons ! allons ! firent ces quatre hommes, et, après force jurements, ils
posèrent la crosse de leurs fusils à terre en dirigeant la pointe de leurs
baïonnettes sur ma poitrine. « C'est
très-bien, dis-je ; et, appuyant ma tête sur une haute pile de bois à brûler
qui se trouvait sur le palier et contre laquelle ces hommes m'avaient poussé
: « Si vous me tuez, vous me tuerez endormi. » Et je fermai les yeux[4]. » C'était
une chimère, noble si l'on veut, d'espérer qu'une transaction à l'amiable ramènerait
l'ordre dans ce chaos. On devait s'estimer heureux d'éviter l'effusion du
sang ; c'était le point essentiel ; qui sait, en effet, ce qui serait arrivé
si, volontairement ou par imprudence, un coup de feu eût fait une première
victime ? Ce serait un résultat immense, presque inespéré, de sortir de cette
affreuse tourmente sans avoir à déplorer un seul attentat à la vie humaine. Mais
espérer davantage c'était, nous le répétons, une chimère. L'affiche annonçant
les élections municipales pour le lendemain était sur les murs de Paris, et notamment
autour de l'Hôtel-de-Ville, depuis onze heures du soir. Les chefs de l'insurrection
ne se comportaient-ils pas cependant comme si elle n'eût pas existé ?
Delescluze avait pris l'engagement de faire évacuer l'Hôtel-de-Ville. M.
Jules Ferry n'attendait-il pas toujours au dehors l'exécution de cette
promesse ? Près de trois heures s'étaient écoulées depuis les pourparlers.
Delescluze ne reparaissait pas, les portes de l'Hôtel-de-Ville restaient
fermées. Les insurgés, ou n'avaient pas conscience de leur échec final, ou
comptaient faire acheter chèrement la victoire à ceux qui se présenteraient
pour leur arracher leurs prisonniers. Les conseils et les supplications ne
les touchent pas. Flourens ne songe sérieusement à une transaction que
lorsqu'il apprend que les mobiles bretons, pénétrant dans le palais par un
souterrain, s'apprêtent à le chasser de l'Hôtel-de-Ville[5]. Cependant le dénouement approche.
Un grand fracas retentit tout à coup ; les portes craquent sous les coups de
crosse ; il n'est plus possible de se faire illusion : ce lamentable drame
touche à sa fin. Les hommes de Flourens, dont un grand nombre s'est assoupi
de fatigue, s'éveillent brusquement ; ils arment leurs fusils et les
abaissent sur les prisonniers. Moment solennel où va se consommer peut-être
un épouvantable forfait. Flourens retrouve dans cet instant critique un peu de
sagesse et ordonne à ses tirailleurs de relever leurs armes. Les mobiles
bretons et les gardes nationaux, auxquels les portes du palais ont été
ouvertes, délivrent les membres du gouvernement sans qu'un seul coup de fusil
ait été tiré. Peu à peu les salles de l'Hôtel-de-Ville sont évacuées, et pour
éviter tout acte de violence soit d'un côté, soit de l'autre, quelques
membres du gouvernement sortent sur la place avec les chefs des insurgés. Le
général Tamisier donne, dit-on, le liras à Blanqui. Il était environ quatre
heures ; le général Trochu venait d'arriver aux abords de l'Hôtel-de-Ville, à
cheval, accompagné d'une faible escorte, et du Louvre au palais, marchant au
milieu d'une haie de gardes nationaux rangés dans la rue de Rivoli, il avait entendu
sur son passage les cris de : Vive Trochu ! Vive la République ! A bas la
Commune ! Lui qu'on avait maudit dans la journée, on l'acclamait dans la
nuit. Étrange métamorphose qui révèle l'étendue de la répugnance
qu'inspiraient les agitateurs. Ainsi
se termina cette insurrection du 31 octobre, que l'indifférence publique
avait tolérée à ses débuts comme une protestation contre la perte du Bourget,
que des hommes coupables voulurent exploiter au profit de la Commune.
Flourens, Blanqui, Millières pouvaient bien, par un coup de main, se rendre
maîtres de l'Hôtel-de-Ville, mais ce n'était pas assez ; il leur aurait
fallu, pour assurer le triomphe de la Commune, la confiance de Paris et
l'appui de l'armée. L'un et l'autre leur faisaient défaut ; l'insurrection qu'ils
avaient provoquée devait donc échouer : on ne vil point en eux des patriotes
tourmentés du désir de sauver Paris, mais des téméraires qui attisaient dans
une ville assiégée le feu de la guerre civile. Leurs noms, de suspects qu'ils
étaient, devinrent odieux. Le
lendemain, le général Trochu adressait aux gardes nationales de la Seine la
proclamation suivante : Votre
ferme attitude a sauvé la République d'une grande humiliation politique,
peut-être d'un grand péril social, certainement de la ruine de nos efforts
pour la défense. Le
désastre de Metz, prévu, mais profondément douloureux, a très-légitimement
troublé les esprits et redoublé l'angoisse publique, et, à son sujet, on a
fait au gouvernement de la Défense nationale l'injure de supposer qu'il en
était informé et le cachait à la population de Paris, alors qu'il en avait,
je l'affirme, le 30 au soir seulement, la première nouvelle. Il
est vrai que le bruit en avait été semé depuis deux jours par les
avant-postes prussiens. Mais l'ennemi nous a habitués à tant de faux avis,
que nous nous étions refusés à y croire. Le
pénible accident survenu au Bourget, par le fait d'une troupe qui, après
avoir surpris l'ennemi, a manqué absolument de vigilance et s'est laissé
surprendre à son tour[6], a vivement affecté l'opinion. Enfin
la proposition d'armistice inopinément présentée par les puissances neutres a
été interprétée, contre toute vérité et toute justice, comme le prélude d'une
capitulation, quand elle était un hommage rendu à l'altitude de la population
de Paris et a la ténacité de la défense. Cette proposition était honorable
pour nous ; le gouvernement lui-même en posait les conditions dans des termes
qui lui semblaient fermes et clignes. Il stipulait une durée de vingt-cinq jours
au moins, — le ravitaillement de Paris pendant cette période, — le droit de
voter pour les élections de l'Assemblée nationale, ouvert aux citoyens de
tous les départements français. Il
y avait loin de là aux conditions d'armistice que l'ennemi nous avait
précédemment faites : quarante-huit heures de durée effective, et quelques
rapports très-restreints avec la province pour la préparation des élections,
— point de ravitaillement, — le gage d'une place forte, — l'interdiction aux
citoyens de l'Alsace et de la Lorraine de participer au vote pour la représentation
nationale. A
l'armistice aujourd'hui proposé se rattachent d'autres avantages dont Paris
peut facilement se rendre compte, sans qu'il faille les énumérer ici. Et
voilà qu'on le reproche comme une faiblesse, peut-être comme une trahison au
gouvernement de la Défense nationale ! Une
infime minorité, qui ne peut prétendre à représenter les sentiments de la
population parisienne, a profité de l'élection publique pour essayer de se
substituer violemment au gouvernement. Il a la conscience d'avoir sauvegardé
des intérêts qu'aucun gouvernement n'eut jamais à concilier, les intérêts d'une
ville de deux millions d'âmes assiégée, et les intérêts d'une liberté sans
limites. Vous vous êtes associés à sa tâche, et l'appui que vous lui avez
donné sera sa force à l'avenir contre les ennemis du dedans aussi bien que
contre les ennemis du dehors. Le
gouvernement avait vu le péril de près ; il délibéra sur les moyens d'en
prévenir le retour. Le 1er novembre, plusieurs chefs de bataillon, compromis
dans les troubles de la nuit, sont révoqués de leurs fonctions ; un décret
interdit à tout bataillon de garde nationale de sortir en armes, sous peine
de dissolution immédiate et de désarmement ; l'arrestation des chefs du
mouvement insurrectionnel est décidée, le gouvernement ne s'estimant pas lié
par l'accord intervenu entre M. Dorian et les principaux insurgés. Cet accord
était plus factice que réel, sans doute, mais il avait du moins contribué à
éviter des scènes sanglantes[7]. Les insurgés, d'ailleurs, ne
baissaient point la tête, quoique vaincus, et l'on savait positivement qu'ils
s'étaient de nouveau réunis, plus irrités que repentants. Quant à l'affiche
placardée la veille sur les murs et promettant des élections municipales, le
gouvernement se refusa à l'admettre comme valable, bien que signée de M.
Dorian et du maire de Paris. Il mit en garde les électeurs contre toutes
convocations hâtives et déclara que les mesures discutées dans le conseil du
gouvernement avant l'envahissement de l'Hôtel-de-Ville allaient être soumises
à une nouvelle et immédiate délibération. Le
résultat de cette délibération fut la proposition d'un plébiscite pour le 3
novembre. Le peuple de Paris était invité à voter sur la question suivante :
La population maintient-elle, oui ou non, les pouvoirs du gouvernement de la
Défense nationale ? Le vote s'accomplit dans le plus grand ordre, sous
l'empire de l'émotion répandue par les événements, et donna au gouvernement
une victoire éclatante. Le dépouillement du scrutin accusa 557.996 oui,
62.632 non[8]. La question gouvernementale
était tranchée ; restait la question municipale qui maintenant ne pouvait
plus être douteuse. Les élections des maires furent fixées au 6 novembre,
mais on eut soin de prévenir la population que rien ne ressemblait moins à la
nomination d'une Commune que cette élection municipale. À cet
égard, le Journal officiel dissipa toutes les équivoques. « Cette élection,
dit-il, ne ressemble en rien à celle de la Commune. Elle en est la négation.
Le gouvernement persiste à se prononcer contre la constitution de la Commune
qui ne peut que créer des conflits et des rivalités de pouvoirs. «
Quelques-uns de MM. les maires ayant donné leur démission, il fallait
pourvoir à leur remplacement. « Le
gouvernement a cru sage de donner aux magistrats municipaux la consécration
de l'élection populaire. « Les
maires et adjoints conservent leur caractère d'agents du pouvoir exécutif qui
leur est attribué par la loi. « C'est
aux citoyens qu'il appartient de choisir les meilleurs administrateurs, les
plus dévoués aux intérêts de la cité et de la défense. » Ce vote
s'accomplit, comme le précédent, dans le plus grand calme. Quelques noms de
signification hostile au gouvernement sortirent du scrutin, entre autres ceux
de MM. Ranvier, Mottu et Delescluze, impliqués dans les poursuites suscitées
par le 31 octobre ; la grande majorité des élus municipaux se recrutait parmi
des citoyens investis de la confiance publique et ne portait aucun ombrage au
gouvernement. Les nouveaux maires étaient : pour le 1er arrondissement, M.
Tenaille-Saligny ; pour le 2e, M. Tirard ; pour le 3e, M. Bonvalet ; pour le
4e, M. Vautrain ; pour le 5e, M. Vacherot ; pour le 6e, M. Hérisson ; pour le
7e, M. Arnaud (de l'Ariège) ; pour le 8e, M. Carnot ; pour le 9e, M. Desmarest
; pour le 10e, M. Dubail ; pour le 11e, M. Mottu ; pour le 12e, M. Grivot ;
pour le 13e, M. Pernolet ; pour le 14e, M. Asseline ; pour le 15e, M. Corbon
; pour le 16e, M. Henri Martin ; pour le 17e, M. François Favre ; pour le 18e,
M. Clémenceau ; pour le 19e, M. Delescluze ; pour le 20e, M. Ranvier. Où en
étaient cependant les négociations relatives à l'armistice qui avaient si
vivement ému les esprits et exercé sur l'insurrection du 31 octobre une
influence décisive ? On a vu
M. Thiers, après son grand voyage à travers le continent, entrer dans Paris
le 30 octobre, au milieu de l'effervescence excitée par la perte du Bourget
et annoncer au gouvernement la capitulation de Metz. De son pèlerinage
patriotique à travers les cours européennes, à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg
et à Florence, l'illustre voyageur ne rapportait que des vœux timides pour
une suspension d'armes. Les neutres, sur l'initiative de la Russie, se
concertaient pour une action commune auprès de la Prusse et de la France. Ils
commençaient à s'émouvoir des flots de sang versés dans cette longue lutte
entre deux peuples civilisés ; ils jugeaient qu'il était temps de faire
tomber les armes des mains des combattants, car plus se prolongerait la
guerre, plus la haine entre les deux peuples serait profonde, menaçante pour
le repos futur de l'Europe. Revenu auprès de la délégation de Tours, afin de
lui exposer le résultat de son voyage et de recevoir ses instructions, M.
Thiers avait obtenu, par l'intermédiaire de l'empereur de Russie,
l'autorisation de pénétrer dans Paris ; il fallait, en effet, recevoir de
l'autre partie du gouvernement les pouvoirs nécessaires pour négocier avec M.
de Bismarck. Il part de Tours le 28 octobre et se dirige sur Orléans, d'où il
gagne Versailles à travers les difficultés provenant de l'occupation
étrangère et du mauvais état des routes. Le général Von der Tann l'avait fait
accompagner par un officier bavarois. Arrivé le dimanche 30 octobre, à
Versailles, il voit en passant M. de Bismarck, sans s'aboucher avec lui ;
deux officiers l'accompagnent jusqu'aux bords de la Seine, au-dessous du pont
de Sèvres, et il passe le fleuve en bateau. Il était reçu, deux heures après,
au ministère des affaires étrangères, entouré des membres du gouvernement qui
écoulent avidement l'illustre voyageur. M. Thiers raconte son pèlerinage à
travers l'Europe, son voyage à Tours, à Orléans, à Versailles ; il dit tout
ce qu'il a vu, soit au milieu des jeunes armées françaises en formation non
loin de la Loire, soit en traversant les pays occupés par l'étranger ; ses
observations lui inspirent plus de crainte que d'espérance sur l'issue de la
guerre. Puisque les puissances neutres ont bien voulu intervenir pour
proposer un armistice aux belligérants, le gouvernement de la Défense
nationale doit accepter l'offre avec empressement et se prêter aux
négociations, tout autant du moins que les exigences du quartier général de
Versailles seront compatibles avec l'honneur et l'intérêt de la France. Toute
la nuit est consacrée à cette importante délibération et le lendemain, vers
midi, M. Thiers retourne à Versailles, muni des pouvoirs du gouvernement pour
la conclusion d'un armistice. Les
questions que soulevait la proposition des puissances neutres sont débattues,
dans une première conférence, entre M. Thiers et M. de Bismarck : 1°
Principe de l'armistice, ayant pour but essentiel d'arrêter l'effusion du
sang et de fournir à la France le moyen de constituer un gouvernement
reposant sur le vœu exprime de la nation ; 2°
Durée de cet armistice, motivée par les délais qu'entraîne la formation d'une
Assemblée souveraine ; 3°
Liberté des élections, pleinement assurée dans les provinces actuellement
occupées par les armées prussiennes ; 4° Conduite
des armées belligérantes pendant l'interruption des hostilités ; 5°
Enfin ravitaillement des places assiégées, et spécialement de Paris, pendant
la durée de l'armistice. M. de
Bismarck assure qu'il souhaite autant que les puissances neutres une suspension
d'armes qui permette la constitution en France d'un gouvernement régulier
avec lequel la Prusse puisse contracter des engagements valables et durables.
Ce premier point ne soulève donc aucune objection de principe. La durée de
l'armistice ne soulève pas non plus de grosses difficultés. Le négociateur français
demande à M. de Bismarck une durée de vingt-cinq à trente jours, vingt-cinq
au moins. Il faut douze jours pour que les électeurs puissent s'orienter et
arrêter leur choix, un jour pour voter, quatre ou cinq jours pour que les
candidats aient le temps, vu l'état des routes, de se réunir en un lieu
déterminé, et de huit à dix jours pour une vérification sommaire des pouvoirs
et la constitution de l'Assemblée. Ces calculs ne furent pas contestés par M.
de Bismarck et la durée de vingt-cinq jours parut admise. La difficulté
capitale provenait de la demande de ravitaillement, demande fort naturelle et
conforme au principe des armistices qui veut que les belligérants se trouvent
à l'expiration de la trêve dans la même situation qu'au moment où l'armistice
est conclu, car s'il n'en était pas ainsi, une ville assiégée signant une
suspension d'armes et continuant à dévorer ses approvisionnements pendant la
durée de la trêve serait réduite par la famine à l'expiration de l'armistice.
Tous les avantages seraient, dans ce cas, du côté de l'assiégeant. Tout en
admettant le ravitaillement en principe, M. de Bismarck formule des
objections contre les quantités demandées par le négociateur français, puis
il déclare vouloir en référer aux autorités militaires prussiennes. La
conférence se trouve remise au lendemain 3 novembre. M.
Thiers en abordant le lendemain M. de Bismarck le trouve sombre et préoccupé
; le chancelier prussien a dans les mains des rapports d'avant-postes
annonçant qu'une révolution a éclaté à Paris et que le gouvernement de la
Défense nationale a été renversé par les partisans de la Commune dans la nuit
du 31 octobre. Il demande à M. Thiers s'il a reçu des nouvelles de Paris depuis
son départ. M. Thiers n'avait reçu aucun avis depuis qu'il était sorti de
Paris, mais il donne à M. de Bismarck l'assurance que le triomphe de la
Commune aura été éphémère et que la garde nationale amie de l'ordre et
patriote, en majorité dans la grande ville, aura rétabli le gouvernement
ébranlé par l'insurrection. Du reste, il va envoyer quelqu'un à Paris pour
savoir ce qui s'y passe, et comme il se trouverait sans pouvoirs pour
continuer les négociations si les nouvelles répandues étaient vraies, il propose
de renvoyer la conférence jusqu'au retour du courrier qu'il fait partir pour
Paris immédiatement. Ainsi aux portes de Paris on ignorait les événements du
31 octobre trois jours après leur accomplissement. M. Thiers, ayant pu
recevoir des nouvelles dans la même journée, se rend de nouveau chez M. de
Bismarck et ne tarde pas à acquérir la certitude que son interlocuteur avait
absolument change d'avis sur l'opportunité d'un armistice. M. de Bismarck
parlait moins en son nom, disait-il, qu'au nom des autorités militaires :
celles-ci étaient convaincues que l'armistice était absolument contraire aux
intérêts prussiens ; que donner un mois de répit à la France, c'était
procurer à ses armées le temps de s'organiser ; qu'introduire dans Paris des
quantités de vivres difficiles à déterminer, c'était lui donner le moyen de
prolonger indéfiniment sa résistance ; que l'on ne pouvait, par conséquent,
accorder à la France des avantages pareils sans des équivalents militaires. «
Je me hâtai de répondre, — c'est M. Thiers qui parle, — que sans doute
l'armistice pouvait avoir pour nous certains avantages matériels, mais que le
cabinet prussien avait dû le prévoir d'avance en admettant le principe de
l'armistice ; que, d'ailleurs, apaiser les passions nationales, préparer et
rapprocher ainsi la paix, accorder surtout au vœu formel de l'Europe une
déférence convenable, étaient pour la Prusse des avantages politiques qui
valaient bien les avantages matériels qu'elle pouvait nous concéder. Je demandai
alors quels étaient les équivalents militaires qu'on réclamait de nous, car
M. le comte de Bismarck mettait un soin extrême à ne pas les désigner. « Il me
les énonça enfin, toujours avec une certaine réserve. « C'était, me
disait-il, une position militaire autour de Paris. » Et comme j'insistais : «
Un fort, ajouta-t-il, peut-être plus d'un. » J'arrêtai sur-le-champ le chancelier
de la confédération du Nord : « C'est
Paris, lui dis-je, que vous nous demandez ; car nous refuser le ravitaillement
pendant l'armistice, c'est nous retirer un mois de notre résistance ; exiger
de nous un ou plusieurs forts, c'est nous demander nos murailles. C'est, en
un mot, nous demander Paris, en vous donnant les moyens de l'affamer ou de le
bombarder. Or, en traitant avec nous d'un armistice, vous n'avez jamais pu
supposer que la condition ce serait de vous livrer Paris lui-même, Paris,
notre principale force, notre grande espérance, et pour vous la grande
difficulté que vous n'avez pu vaincre après cinquante jours de siège[9]. » Le
mauvais vouloir de la Prusse était flagrant. Elle n'avait pas osé repousser
une proposition d'armistice présentée par les grandes puissances ; et elle
était mue en cela par un sentiment de condescendance auquel la diplomatie
allemande elle-même ne croyait pas pouvoir se soustraire. On ne s'écarte pas
cependant de la vérité en affirmant qu'elle ne s'estimait pas engagée par
cette politesse faite à l'Europe. La Prusse entendait pousser jusqu'au bout
ses avantages, réduire Paris par la famine et battre les armées de province
avec les renforts rendus disponibles par la capitulation de Metz. M. de Bismarck
se montre conciliant, se déclare partisan d'une suspension d'armes dans la
première entrevue ; c'est, de sa part, une simple déférence aux vœux exprimés
par la Russie, l'Angleterre, l'Autriche et l'Italie ; il accepte tout d'abord
l'idée d'un ravitaillement, car il n'ignore pas qu'un armistice sans la
faculté de remplacer les approvisionnements consommés au jour le jour serait
une dérision, la négation même de la trêve, au préjudice de l'assiégé. Après
avoir fait acte de courtoisie, il change brusquement d'avis et s'efface
derrière les exigences de l'autorité militaire. L'état-major allemand
repousse l'armistice comme contraire à ses intérêts. Le dernier mot de M. de
Bismarck à M. Thiers est une proposition d'armistice sans ravitaillement.
C'est la rupture des négociations. M. Thiers obtient encore une fois
l'autorisation de revenir à Paris ; il trouve M. Jules Favre et le général
Ducrot sur les bords de la Seine, s'enferme avec eux dans une maison
abandonnée, éventrée par les obus, et expose au membre du gouvernement le
triste résultat de sa mission, en lui donnant jusqu'au lendemain pour sa
réponse officielle et définitive. Il la reçut, en effet, le dimanche 6
novembre à Versailles. Le gouvernement invitait son ambassadeur à rompre la
négociation, à quitter immédiatement le quartier général prussien pour se
rendre à Tours et à rester dans cette ville à la disposition du gouvernement,
au cas où son intervention pût être encore utile à des négociations
ultérieures. M. Thiers sortit sur-le-champ de Versailles, accompagné
d'officiers prussiens. Quand il arriva entre Orléans et Tours, les hostilités
avaient recommencé : il franchit les avant-postes et, rejoignant la voie
ferrée, il monta sur une locomotive qui le porta jusqu'au siège du
gouvernement de province. La
rupture des négociations causa une grande joie à Paris ; elle fut annoncée
par le gouvernement en ces termes : Les
quatre grandes puissances neutres, l'Angleterre, la Russie, l'Autriche et
l'Italie avaient pris l'initiative d'une proposition d'armistice, à l'effet
de faire élire une Assemblée nationale. Le
gouvernement de la Défense nationale avait posé ses conditions, qui étaient
le ravitaillement de Paris et le vote pour l'Assemblée nationale par toute la
population française. La
Prusse a expressément repoussé la condition du ravitaillement, elle n'a
d'ailleurs admis qu'avec des réserves le vote de l'Alsace et de la Lorraine. Le
gouvernement de la Défense nationale a décidé, à l'unanimité, que l'armistice
ainsi compris devait être repoussé. Une
opinion très-répandue au moment de la rupture des négociations attribuait aux
événements du 31 octobre l'échec de la mission de M. Thiers. C'était,
croyons-nous, une erreur, fort explicable dans un moment où il y avait une
tendance marquée à tout rejeter sur le compte des insurgés, mais une erreur
néanmoins. Que la Prusse eût refusé de poursuivre la négociation si
l'insurrection avait triomphé, rien de plus naturel, mais l'insurrection
était vaincue, le gouvernement venait de recevoir du vote du 3 novembre une consécration
éclatante, son autorité n'avait jamais été plus grande. La Prusse ne pouvait
donc arguer de sa fragilité pour repousser l'armistice. Dira-t-on qu'elle
croyait prochaine une autre tentative insurrectionnelle qui, déchaînant la
guerre civile lui ouvrirait les portes de la grande cité ? Rien ne
l'autorisait à nourrir cet espoir. Il est plus naturel et plus sage de penser
que les autorités militaires prussiennes n'avaient d'autre ambition que de
réduire Paris par la famine. Elles ignoraient la quantité
d'approvisionnements entassés dans la ville, il leur était impossible de
prévoir à jour fixe la capitulation, mais elles savaient que ce n'était
qu'une question de temps ; l'armée allemande, même au prix de longues
souffrances, voulait avoir la gloire de - voir tomber l'immense cité qui
était pour elle la France en raccourci. Ces sentiments existaient avant
l'événement du 31 octobre : ce n'est pas la faute du 31 octobre si l'état-major
prussien se montrait intraitable et prétendait réduire Paris jusqu'à la
dernière extrémité ; ce n'est pas la faute du 31 octobre, si l'Allemagne, qui
n'avait pas désarmé lors de l'entrevue de Ferrières, refusait de s'arrêter au
3 novembre. Ni M. Thiers dans son rapport aux représentants des grandes
puissances, ni M. de Bismarck dans sa circulaire aux agents diplomatiques
n'attribuent au 31 octobre le refus d'armistice avec ravitaillement. Ce refus
était décidé d'avance à Versailles. En déclarant qu'il s'apprêtait à continuer
la guerre, le gouvernement prit donc le parti le plus convenable à sa
dignité. L'opinion publique, fort inquiète des négociations, applaudit à ce
langage et se berça de l'espoir que ces pourparlers infructueux auraient au
moins une conséquence importante : celle de forcer le général Trochu à ne
plus regarder en arrière, à ne plus hésiter, à montrer enfin plus de résolution
qu'il n'avait fait jusqu'alors. On
touche, avec lu rupture de l'armistice, au point culminant du siège de Paris.
A l'énervement inévitable que les bruits de négociations ont fait naître dans
une foule d'esprits succède un ardent désir de se mesurer avec l'ennemi. On
demande des actes. Le général Trochu semble se préparer, de son côté, pour
une action énergique. Un décret du 9 novembre annule l'arrêté relatif à la
formation des compagnies de volontaires de la garde nationale, cet arrêté que
nous avons vu précédemment donner des résultats si insignifiants. Le présent
décret constitue des compagnies de guerre dans chaque bataillon de la garde
nationale. Tous les hommes célibataires ou veufs de 20 à 35 ans sont
incorporés dans les bataillons de marche et assimilés aux troupes régulières,
tant pour l'armement que pour l'uniforme et le service aux avant-postes. Un
second décret appelle à l'activité tous les jeunes gens du département de la
Seine appartenant à la classe de 1870. Le général Tamisier, commandant de la
garde nationale, est remplacé dans ses fonctions par le général Clément
Thomas, républicain de vieille date, ancien rédacteur du National,
représentant de la Gironde en 1848, homme d'honneur et de probité, exilé sous
l'Empire et accouru du fond de sa retraite aussitôt après la chute de
Napoléon III. En se retirant noblement devant ce soldat plus jeune que lui, le
général Tamisier adresse des adieux pleins de dignité à la garde nationale : Le
général Clément Thomas a été appelé au commandement supérieur de la garde
nationale. J'avais accepté comme une très-lourde tâche ces difficiles
fonctions ; je n'ai pas hésité à les quitter le jour où j'ai vu le
gouvernement placer à côté de moi, avec le titre d'adjudant général, le
citoyen que je regarde comme le plus capable de les bien remplir. Il occupera
avec plus d'autorité, de vigueur et de science militaire la position que j'ai
traversée avant lui. Mais il ne rendra pas plus de justice que moi à cette
généreuse armée de la garde nationale parisienne, à ces soldats que l'amour
de la patrie a seul formés en quelques semaines. L'insigne honneur d'avoir
été un instant leur commandant en chef est bien au-dessus de toutes les
ambitions de ma vie. C'était encore un trop grand honneur pour moi que de
transmettre des ordres à ces illustres officiers généraux des secteurs de
l'enceinte, lorsque j'aurais voulu leur obéir. Je
regrette d'avoir fait trop peu pour le gouvernement de la Défense nationale.
Je l'aime et le respecte, parce qu'on ne saurait soupçonner son
désintéressement, parce qu'il a été libéral à une époque qui semblait vouée à
la dictature, calme et confiant dans l'avenir au milieu des ennemis et des
revers. Il lui a été donné de nous faire oublier par moment les douleurs de
la patrie, en nous permettant d'entrevoir ce que la République apporterait un
jour à la France, de force, de grandeur et de liberté. TAMISIER. Gardes
nationaux de la Seine, — disait à son tour M. Clément Thomas, —appelé pour la
seconde fois, et après vingt-deux ans d'intervalle, à l'honneur insigne de
vous commander[10], j'ai accepté, sans présomption
comme sans faiblesse, ces fonctions difficiles, parce que je sais le concours
que trouvera toujours dans votre patriotisme un chef pénétré de ses devoirs,
et qui saura s'inspirer de votre esprit. Mon
seul regret est de n'avoir pu décider le patriote éprouvé que je remplace à
conserver son commandement. La
crise que nous traversons, mes chers camarades, crise dont vous connaissez
les causes et les auteurs, est une de celles où une nation doit périr ou se
régénérer par un effort sublime. Cet
effort, vous êtes résolus à le tenter ; et aujourd'hui qu'un vote librement
exprimé prouve la confiance que peuvent mettre en vous les citoyens éminents
auxquels vous avez confié le soin de vos destinées, préparons-nous à cette
action décisive que vous appelez de tous vos vœux. Votre
vieux général sera toujours heureux et lier de marcher à votre tête ; mais
n'oubliez pas que, dans les épreuves qui nous sont réservées, le courage
personnel ne saurait suffire ; il faut y joindre ce qui constitue la véritable
force d'une armée : la discipline, l'esprit d'ordre et, ce qui résume
peut-être toutes les vertus, l'abnégation élevée jusqu'au sacrifice. Union
! confiance ! et vive la République ! Le commandant supérieur des gardes
nationales de la Seine, Clément
THOMAS. En même
temps, les troupes composant la garnison de Paris sont divisées en trois
armées : la première, comprenant la garde nationale, est placée sous les
ordres du général Clément Thomas ; la deuxième, sous les ordres du général
Ducrot, avec les généraux Vinoy, Renault, d'Exea à la tête des trois corps
qui la composent ; la troisième est plus spécialement placée sous les ordres
du gouverneur de Paris : elle a pour principaux divisionnaires les généraux
Soumain et de Bernis, le vice-amiral La Roncière le Noury et le contre-amiral
Pothuau. Pendant
que le gouverneur de Paris montre par ces diverses mesures sa volonté de
sortir de la fatale inaction qu'on lui reproche, le long et inquiétant
silence entre Paris et la province est subitement rompu par une grande
nouvelle. Un pigeon apporte une dépêche de M. Gambetta ainsi conçue : L'armée
de la Loire, sous les ordres du général d'Aurelles de Paladines, s'est
emparée hier d'Orléans après une lutte de deux jours. Nos pertes, tant en
tués qu'en blessés, n'atteignent pas 2.000 hommes ; celles de l'ennemi sont
plus considérables. Nous avons fait un millier de prisonniers, et le nombre
augmente par la poursuite... La principale action s'est concentrée autour de
Coulmiers, dans la journée du 9. L'élan des troupes a été remarquable, malgré
le mauvais temps. Tout
Paris s'écria : La fortune nous revient ! et il associa dans un indicible ivresse
ces deux noms inconnus jusqu'alors : Aurelles de Paladines et Coulmiers. Nous
allons raconter par suite de quels efforts incessants, au milieu d'une situation
qui semblait désespérée, cette victoire était venue inonder de joie le grand
cœur de la France. ———————————————
Rapport adressé par M. Thiers
aux représentants des puissances à la suite des négociations relatives à
l'armistice. Monsieur
l'ambassadeur, Je crois
devoir aux quatre grandes puissances qui ont fait ou appuyé la proposition
d'un armistice entre la France et la Prusse, un compte succinct mais fidèle
de la négociation grave et délicate dont j'avais consenti à me charger. Muni
des sauf-conduits que S. M. l'empereur de Russie et le cabinet britannique
avaient bien voulu demander pour moi à S. M. le roi de Prusse, j'ai quitté Tours
le 28 octobre, et après avoir franchi la ligne, qui séparait les deux armées,
je me suis rendu à Orléans. Sans perdre de temps, j'ai pris la route de
Versailles, accompagné d'un officier bavarois que M. le général baron de Tann
avait eu l'obligeance de m'adjoindre pour lever les difficultés que je
pourrais rencontrer sur ma route. Pendant
ce difficile trajet, j'ai pu me convaincre par mes propres yeux, et malheureusement
dans une province française, de tout ce que la guerre avait d'horrible.
Obligé, faute de chevaux, de m'arrêter trois ou quatre heures de la nuit à
Arpajon, je suis arrivé à Versailles le dimanche matin, 30. Je n'y suis resté
que quelques instants, étant bien convenu d'avance avec M. le comte de Bismarck
que mes entretiens avec lui ne commenceraient qu'après avoir complète à Paris
les pouvoirs nécessairement incomplets que j'avais reçus de la délégation de
Tours. Accompagné
des officiers parlementaires qui devaient me faciliter le passage des avant-postes,
j'ai franchi la Seine au-dessous du pont de Sèvres, actuellement coupé, et je
suis descendu à l'hôtel des affaires étrangères, pour rendre plus faciles et
plus promptes mes communications avec les membres du gouvernement. La nuit
s'est passée en délibération ; et, après une résolution adoptée à
l'unanimité, j'ai reçu les pouvoirs nécessaires pour négocier et conclure
l'armistice dont les puissances neutres avaient conçu l'idée et pris
l'initiative. Toujours
soucieux de ne pas perdre un temps dont chaque minute était marquée par
l'effusion du sang humain, j'ai repassé les avant-postes le lundi soir 31
octobre, et le lendemain 1er novembre, midi, j'étais en conférence avec M. le
chancelier de la confédération du Nord. L'objet
de ma mission était parfaitement connu de M. le comte de Bismarck, qui avait
reçu comme la France la proposition des puissances neutres. Apres quelques réserves
sur l'immixtion des neutres, réserves que j'ai dû écouter sans les admettre,
l'objet de notre mission a été parfaitement précisé et établi entre M. le
comte de Bismarck et moi. Il s'agissait de conclure un armistice qui fît
cesser l'effusion du sang entre deux des nations les plus civilisées du
globe, et permît à la France de constituer, par des élections librement
faites, un gouvernement régulier avec lequel on pût traiter valablement. Cet
objet était d'autant mieux indiqué que plusieurs fois la diplomatie
prussienne avait prétendu que dans la situation des choses en France, elle ne
savait à qui s'adresser pour entamer des négociations. A cette occasion, M.
le comte de Bismarck m'a fait remarquer, sans du reste y insister, qu'il y
avait en ce moment à Cassel, et cherchant à se reformer, les restes d'un
gouvernement qui jusqu'ici était le seul reconnu par l'Europe ; mais qu'il faisait
cette observation uniquement pour préciser la situation diplomatique, et
nullement pour se mêler, à quelque degré que ce lut du gouvernement intérieur
de la France. J'ai répondu sur-le-champ à M. de Bismarck que nous
l'entendions bien ainsi ; que du reste le gouvernement qui venait de
précipiter la France dans l'abîme d'une guerre follement résolue, ineptement
conduite, avait pour toujours terminé à Sedan sa funeste existence et serait
pour la nation française un souvenir de honte et de douleur. Sans contester
ce que je disais, le comte de Bismarck a protesté de nouveau contre foute
idée d'ingérence dans nos affaires intérieures et a bien voulu ajouter que ma
présence au quartier général prussien et la réception quo l'on m'y avait
faite étaient une preuve de la sincérité de celle déclaration puisque, sans
s'arrêter à ce qui se faisait à Cassel, le chancelier de la confédération du
Nord était tout prêt à traiter avec l'envoyé extraordinaire de la République
française. Après ces observations préliminaires, nous avons fait une première
revue sommaire dos questions soulevées par la proposition des puissances neutres
: 1° Le
principe de l'armistice, ayant pour objet essentiel d'arrêter l'effusion du
sang et de donner à la France les moyens de constituer un gouvernement fondé
sur l'expression de la volonté de la nation ; 2° La
durée de l'armistice, en raison des délais nécessaires pour la formation
d'une Assemblée souveraine ; 3° La
liberté des élections pleinement assurée dans les provinces maintenant
occupées par les troupes prussiennes ; 4° La
conduite des armées belligérantes pendant l'interruption des hostilités ; 5°
Enfin le ravitaillement des forteresses assiégées, et spécialement de Paris,
pendant l'armistice. Sur ces
cinq points, et spécialement sur le principe mémo de l'armistice, le comte de
Bismarck ne m'a pas paru avoir des objections insurmontables, et à la fin de
cette première conférence, qui a duré au moins quatre heures, je croyais que
nous pourrions nous mettre d'accord sur tous les points, et conclure une
convention qui serait le premier pas vers un arrangement pacifique, si
vivement désiré dans les deux hémisphères. Les
conférences se sont succédé, et le plus souvent deux fois par jour, car je
désirais ardemment arriver à un résultat qui pût mettre fin au bruit du canon
que nous entendions constamment, et dont chaque éclat me faisait craindre de
nouvelles dévastations et de nouveaux sacrifices de victimes humaines. Les
objections faites et les solutions proposées sur les différents points
mentionnés ci-dessus ont été, dans ces conférences, les suivantes : En ce
qui touche le principe de l'armistice, le comte de Bismarck a déclaré qu'il
était aussi désireux que les puissances neutres pourraient l'être elles-mêmes
de terminer ou du moins de suspendre les hostilités, et qu'il désirait la
constitution en France d'un pouvoir avec lequel il pût contracter des
engagements tout à la fois valables et durables. Il y avait, en conséquence,
accord complet sur ce point essentiel, et toute discussion était superflue. En ce
qui touche la durée de l'armistice, j'ai demandé au chancelier de la
confédération du Nord qu'elle fût fixée à vingt-cinq ou trente jours, vingt-cinq
au moins. Douze jours au moins étaient nécessaires, lui ai-je dit, pour
permettre aux électeurs de se consulter et de se mettre d'accord sur les
choix à faire, un jour de plus pour voter, quatre ou cinq jours de plus pour
donner aux candidats élus le temps, dans l'état actuel des routes, de
s'assembler dans un lieu déterminé, et enfin huit ou dix jours pour une
vérification sommaire dos pouvoirs et la constitution de la future Assemblée
nationale. Le comte de Bismarck ne contestait pas ces calculs ; il faisait
seulement remarquer que plus courte serait la durée, moins il serait
difficile de conclure l'armistice proposé ; il semblait toutefois incliner,
comme moi-même, pour une durée de vingt-cinq jours. Vint
ensuite la grave question des élections. Le comte de Bismarck voulut bien
m'assurer que, dans les districts occupés par l'armée prussienne, les
élections seraient aussi libres qu'elles l'aient jamais été en France. Je le
remerciai de cette assurance, qui me paraissait suffisante, si le comte de
Bismarck, qui d'abord avait demandé qu'il n'y eût aucune exception à cette liberté
des élections, n'avait fait quelques réserves relatives à certaines portions
du territoire français le long de notre frontière, et qui, disait-il, étaient
allemandes d'origine et de langage. Je repris que l'armistice, si on voulait
le conduire rapidement, selon le désir général, ne devait préjuger aucune
clos questions qui pouvaient être agitées à l'occasion d'un traité de paix
nettement détermine ; que, pour ma part, je refusais on ce moment d'entrer
dans aucune discussion de ce genre, et qu'en agissant ainsi j'obéissais à mes
instructions et à mes sentiments personnels. Le
comte de Bismarck répliqua que c'était aussi son opinion qu'aucune de ces
questions ne fût touchée, et il me proposa de ne rien insérer sur ce sujet
dans le traité d'armistice, de manière à ne rien préjuger sur ce point ; que,
quoiqu'il ne voulût permettre aucune agitation électorale dans les provinces
en question, il ne forait aucune objection à ce qu'elles fussent représentées
dans l'Assemblée nationale par des notables qui seraient désignés comme nous
le déciderions, sans aucune intervention de sa part, et qui jouiraient d'une
liberté d'opinion aussi complète que tous les autres représentants de France. Cette
question, la plus importante de toutes, étant en bonne voie de solution, nous
avons procédé à l'examen de la conduite que devraient tenir les armées
belligérantes pendant la suspension des hostilités. Le comte devait on
référer aux généraux prussiens assemblés sous la présidence de S. M. le roi ;
et, tout bien considéré, voici ce qui nous a paru équitable des doux côtés, et
en conformité avec les usages adoptes dans tous les cas semblables : Les
armées belligérantes resteraient dans les positions mêmes occupées le jour de
la signature de l'armistice ; une ligne réunissant tous les points où elles
se seraient arrêtées formerait la ligne de démarcation qu'elles ne pourraient
pas franchir, mais dans les limites de laquelle elles pourraient se mouvoir,
sans cependant engager aucun acte d'hostilité. Nous
étions, je puis le dire, d'accord sur les divers points de cette négociation
difficile, quand la dernière question s'est présentée : à savoir le
ravitaillement des forteresses assiégées, et principalement de Paris. Le
comte de Bismarck n'avait soulevé aucune objection fondamentale à ce sujet ;
il semblait seulement contester l'importance des quantités réclamées aussi
bien que la difficulté de les réunir et de les introduire dans Paris (ce qui
toutefois nous concernait seuls), et, en ce qui concerne les quantités, je
lui avais positivement déclaré qu'elles seraient l'objet d'une discussion
amiable et même de concessions importantes de notre part. Cette fois encore,
le chancelier de la confédération du Nord désira on référer aux autorités
militaires auxquelles plusieurs autres questions avaient déjà été soumises,
et nous convînmes de nous ajourner au jeudi 3 novembre pour la solution
définitive de ce point. Le
jeudi 3 novembre, le comte de Bismarck, que j'avais trouvé inquiet et préoccupé,
me demanda si j'avais reçu des nouvelles de Paris ; je lui répondis que je
n'en avais pas depuis lundi soir, jour de mon départ de cette ville. Le comte
de Bismarck était dans la même situation ; il me tendit alors les rapports
des avant-postes, qui parlaient d'une révolution à Paris, et d'un nouveau
gouvernement. Était-ce là ce Paris dont les nouvelles les plus insignifiantes
étaient naguère expédiées avec la rapidité de l'éclair et répandues en
quelques minutes dans le monde entier ? Pouvait-il avoir été la scène d'une
révolution dont pendant trois jours rien n'avait transpiré à ses propres
portos ? Profondément
affligé parce phénomène historique, je répliquai au comte de Bismarck que, le
désordre eût-il été un moment triomphant à Paris, la tranquillité serait
promptement rétablie grâce au profond amour de la population parisienne pour
l'ordre, amour qui n'était égalé que par son patriotisme. Toutefois, mes
pouvoirs n'étaient plus valables si ces rapports étaient bien fondés. Je fus
ainsi obligé de suspendre mes négociations jusqu'à ce que les informations me
fussent parvenues. Ayant
obtenu du comte de Bismarck les moyens de correspondre avec Paris, je pus, le
même jour, jeudi, m'assurer de ce qui s'était passé le lundi, et apprendre
que je ne m'étais pas trompé en affirmant que le triomphe du désordre n'avait
pu être que momentané. Le même
soir, je me rendis chez le comte de Bismarck, et nous pûmes reprendre et
continuer pendant une partie de la nuit la négociation qui avait été
interrompue le matin. La question du ravitaillement de la capitale fut
vivement débattue entre nous, et, pour ma part, j'ai maintenu fermement que
toute demande relative aux quantités pourrait être modifiée après une
discussion détaillée. Je pus bientôt m'apercevoir que ce n'était pas une
question de détail, mais bien une question fondamentale qui avait été
soulevée. J'ai
vainement insiste auprès du comte de Bismarck sur ce grand principe des
armistices qui veut que chaque belligérant se trouve, au terme de la
suspension des hostilités, dans la mémo situation qu'au commencement ;
ajoutant que de ce principe, fondé en justice et en raison, était dérivé cet
usage du ravitaillement dos forteresses assiégées et de leur
approvisionnement, jour par jour, de la nourriture d'un jour : autrement,
disais-je au comte de Bismarck, un armistice suffirait à amener la reddition
de la plus forte forteresse du monde. Aucune réponse ne pouvait être faite,
du moins le pensais-je, à cet exposé de principes et d'usages incontestés et
incontestables. Le
chancelier de la confédération du Nord, parlant alors, non en son propre nom,
mais au nom dos autorités militaires, m'a déclaré que l'armistice était
absolument contraire aux intérêts prussiens ; que nous donner un mois de
répit était nous accorder le temps d'organiser nos armées ; qu'introduire
dans Paris une certaine quantité de vivres, difficile à déterminer, était
donner à cette ville le moyen de prolonger indéfiniment son existence : que de
tels avantages ne pourraient nous être accordés sans des équivalents
militaires — c'est l'expression même du comte de Bismarck. Je me
hâtai de répliquer que, sans doute, l'armistice pouvait nous apporter
quelques avantages matériels, mais que le cabinet prussien devait l'avoir
prévu, puisqu'il en avait admis le principe ; que, toutefois, avoir calmé le
sentiment national, avoir ainsi préparé la paix, en avoir rapproché le terme,
avoir par-dessus tout montré une juste déférence aux vœux déclarés de
l'Europe, constituait pour la Prusse des avantages tout à fait équivalents
aux avantages matériels qu'elle pouvait nous concéder. Je
demandai ensuite au comte de Bismarck quels pouvaient être les équivalents
militaires qu'il pouvait nous demander ; mais le comte de Bismarck mettait
une grande circonspection à ne pas les préciser : il les fit connaître à la fin,
mais avec une certaine réserve. «
C'était disait-il, une position militaire sous Paris. » Et comme j'insistais
davantage : « Un fort, ajouta-t-il, plus d'an peut-être. » J'arrêtai
immédiatement le chancelier de la confédération du Nord. « C'est
Paris, lui dis-je, que vous nous demandez : car nous refuser le ravitaillement
pendant l'armistice, c'est nous prendre un mois de notre résistance ; exiger
de nous un ou plusieurs de nos forts, c'est nous demander nos remparts.
C'est, en fait, demander Paris, puisque nous vous donnerions le moyen de
l'affamer ou de le bombarder. En traitant avec nous d'un armistice, vous ne
pouviez jamais supposer que la condition serait de vous abandonner Paris
même, Paris notre force suprême, notre grande espérance, et pour vous la
grosse difficulté, qu'après cinquante jours de siège vous n'avez encore pu
surmonter. » Arrivés
à ce point, nous ne pouvions plus continuer. Je fis
remarquer à M. le comte de Bismarck qu'il était facile de s'apercevoir qu'à
ce moment l'esprit militaire prévalait, dans les résolutions de la Prusse, sur
l'esprit politique qui avait dernièrement conseillé la paix et tout ce qui
pouvait y conduire ; je demandai alors au comte de Bismarck de faciliter
encore une fois de plus mon voyage aux avant-postes, afin de me consulter sur
la situation avec M. Jules Favre ; il y consentit avec cette courtoisie que
j'ai toujours rencontrée en lui on ce qui concerne les relations personnelles. En
prenant congé de moi, le comte de Bismarck m'a chargé de déclarer au
gouvernement français que, si le gouvernement avait le désir de faire les élections
sans armistice, il permettrait qu'on les fit avec une parfaite liberté dans
tous les lieux occupés par les armées prussiennes, et qu'il faciliterait
toute communication entre Paris et Tours pour toutes choses qui auraient
rapport aux élections. J'ai
conservé le souvenir de cette déclaration dans mon esprit. Le lendemain, 5
novembre, je me dirigeai vers les avant-postes français ; je les traversai
afin de conférer avec M. Jules Favre dans une maison abandonnée ; je lui ai
fait un exposé complet de toute la situation, tant au point de vue politique
qu'au point de vue militaire, lui donnant jusqu'au lendemain pour m'envoyer
la réponse officielle du gouvernement, et lui indiquant le moyen de me la
faire parvenir à Versailles. Je la reçus le jour suivant, dimanche 6
novembre. On m'y ordonnait de rompre les négociations sur la question du
ravitaillement, de quitter immédiatement le quartier général prussien, et de
me rendre à Tours, si j'y consentais, à la disposition du gouvernement, en
cas que mon intervention pût être utile dans les négociations futures. Je
communiquai cette résolution au comte de Bismarck, et je lui répétai que je
ne pouvais abandonner ni la question des subsistances, ni aucune des défenses
de Paris, et que je regrettais amèrement de n'avoir pu conclure un
arrangement qui pourrait avoir été un premier pas pour la paix. Tel est
le compte rendu fidèle des négociations que j'adresse aux quatre puissances
neutres qui ont eu la louable intention de désirer et de proposer une
suspension d'armes qui nous aurait rapprochés du moment ou toute l'Europe
aurait respiré de nouveau, aurait repris les travaux de la civilisation, et
aurait cessé de se laisser aller à un sommeil sans cesse troublé par la
frayeur que quelque accident lamentable ne surgisse et n'étende la
conflagration de la guerre sur lotit le continent. Il
appartient maintenant aux puissances notaires de juger si une attention suffisante
a été donnée à leur conseil ; je suis sûr que ce n'est pas à nous qu'on peut
faire le reproche de ne l'avoir pas estimé aussi haut qu'il le méritait.
Après tout, nous les faisons juges des deux puissances belligérantes ; et,
pour ma part, comme homme et comme Français, je les remercie de l'appui
qu'elles m'ont accordé dans mes efforts pour rendre à mon pays les bienfaits
de la paix, de la paix qu'il a perdue, non par sa faute, mais par celle d'un
gouvernement dont l'existence a été la seule erreur de la France : car c'a
été une grande et irrémédiable erreur pour la France que de s'être choisi un
pareil gouvernement, et de lui avoir, sans contrôle, confié ses destinées. Recevez,
monsieur l'ambassadeur, etc. Signé
: A. THIERS. |
[1]
Déposition de M. Dorian. V. l'Enquête parlementaire sur les actes du
gouvernement de la Défense nationale, p. 327, col 2.
[2]
Paroles de M. Dorian.
[3]
Voici comment Blanqui a raconté cet incident
« Le citoyen Blanqui, averti que des bataillons
hostiles agissaient avec violence dans l'intérieur contre le pouvoir populaire,
voulut de nouveau rejoindre le citoyen Flourens, dont il demeurait séparé à son
grand déplaisir.
« Il se rendit auprès de lui et, revenant à sa
compagnie dans la salle qu'il avait quittée, il dut traverser une pièce qui
venait d'être envahie par le 17e bataillon, composé aussi de gardes nationaux
du faubourg Saint Germain. Ces gardes nationaux se débattaient avec des
citoyens formant l'entourage de Flourens.
« Reconnu par eux, le citoyen Blanqui devint à
l'instant même l'objet spécial de leurs attaques. Une lutte violente s'en
suivit entre les deux partis. Elle se termina par l'enlèvement de Blanqui, qui
fut passablement maltraité et rejeté à demi étranglé dans un corridor où se
trouvaient d'autres gardes du 17e.
« Plus humains, ceux-ci le déposèrent sur un banc où il
put recouvrer la respiration. Il se trouva là près de Tibaldi, qui avait été
également arrêté et accablé de coups. On lui avait arraché les cheveux et la
barbe, qu'il porte luxuriante. » (Patrie en danger, du 4 novembre 1870.)
[4]
Enquête sur les actes du gouvernement de la Défense nationale.
Déposition de M. Etienne Arago, p. 542, 1re col.
[5]
Voici, à cet égard, le témoignage de Flourens lui-même ;
« On m'apporte tout a coup cette nouvelle : par le
souterrain qui fait communiquer l'Hôtel-de-Ville avec la caserne Napoléon, et
dont j'ignorais l'existence, viennent de pénétrer deux bataillons de mobiles
bretons, fusils chargés et baïonnettes en avant. Une collision entre eux et mes
tirailleurs qui occupent les portes de l'Hôtel-de-Ville, et viennent d'être
ainsi tournés, grâce au souterrain, est imminente.
« Je consulte Blanqui, Ranvier, Millières, sur le
projet d'une convention entre nous et Dorian. Puisque Dorian a été acclamé par
le peuple, nous pouvons traiter avec lui, puisque, d'autre part, avec cinq
cents tirailleurs, nous ne pouvons tenir contre deux bataillons de mobiles
entrés dans l'Hôtel-de-Ville par le souterrain, contre tous ceux qui passeront
par la même voie, contre tous ceux qui nous assiègent à l'extérieur, il est
inutile de nous faire tuer ; cela serait même funeste au succès de noire cause
en amenant de nouvelles journées de Juin dont profiterait de suite la réaction.
D'ailleurs, il n'y a qu'un paquet de six cartouches dans les cartouchières de
mes tirailleurs.
« Nous allons trouver Dorian, et nous convenons avec
lui, librement, de l'accord suivant : « Les élections pour la Commune seront
faites ce jour même mardi, à midi, selon les affiches déjà envoyées aux
mairies, et sous la direction de Dorian et de Schœlcher seuls ; les élections
pour un gouvernement nouveau seront faites le lendemain mercredi, à la même
heure. Afin d'éviter l'effusion du sang, de montrer à nos amis et aux partisans
du gouvernement qu'il y a accord entre nous, nous sortirons ensemble de
l'Hôtel-de-Ville au milieu de mes tirailleurs ralliés sur moi. »
(La Patrie en danger, du 4 novembre 1870.)
[6]
On a vu par les détails que nous avons donnés sur l'affaire du Bourget que les
troupes basées au Bourget avaient moins manqué de vigilance que d'artillerie
L'assertion du général Trochu n'est donc pas exacte et elle est, en outre,
offensante pour les malheureux soldats qui moururent ou furent faits
prisonniers au Bourget.
[7]
Cette mesure amena la retraite de M. Edmond Adam, préfet de police, qui jugeait
ces arrestations impolitiques. C'était d'ailleurs le sentiment général. M. Adam
tut remplacé par M. Cresson.
[8]
Quand ce résultat fut connu, les membres du gouvernement adressèrent à la
population la proclamation suivante :
« Citoyens,
« Nous avons fait appel à vos suffrages.
« Vous nous répondez par une éclatante majorité.
« Vous nous ordonnez de rester au poste de péril que
nous avait assigné la Révolution du 1 septembre.
« Nous y restons, avec la force qui vient de vous, avec
le sentiment des grands devoirs que votre confiance nous impose.
« Le premier est celui de la défense. Elle a été, elle
continuera d'être l'objet de notre préoccupation exclusive.
« Tous, nous serons unis dans le grand effort qu'elle
exige ; à notre brave armée, à notre vaillante mobile, se joindront les
bataillons du garde nationale frémissant d'une généreuse impatience.
« Que le vote d'aujourd'hui consacre notre union.
Désormais c'est l'autorité de votre suffrage que nous avons à faire respecter
et nous sommes résolus à y mettre toute notre énergie.
« Donnant au monde le spectacle nouveau d'une ville assiégée
dans laquelle règne la liberté la plus illimitée, nous ne souffrirons pas
qu'une minorité porte atteinte aux droits de la majorité, bravo les lois et
devienne, par la sédition, l'auxiliaire de la Prusse.
« La garde nationale ne peut incessamment être arrachée
aux remparts pour contenir ces mouvements criminels. Nous mettrons notre
honneur à les prévenir par la sévère exécution des lois.
« Habitants et défenseurs de Paris, votre sort est
entre vos mains. Votre attitude depuis le commencement du siège a montré ce que
valent dos citoyens dignes de la liberté. Achevez votre œuvre ; pour nous, nous
ne demandons d'autre récompense que d'être les premiers au danger et de mériter
par notre dévouement d'y avoir été maintenus par votre volonté.
« Vive la République ! Vive la France !
« Général TROCHU Jules FAVRE,
GARNIER-PAGÈS, Emmanuel ARAGO, Jules FERRY, E. PICARD, Jules SIMON, Eugène
PELLETAN. »
[9]
Rapport adressé de Tours par M. Thiers aux représentants des grandes
puissances. On trouvera ce document à la fin de ce chapitre.
[10]
M. Clément Thomas avait commandé en 1848, comme colonel, la 2e légion de garde
nationale.