Projets du maréchal
après la bataille de Saint-Privat. — Ses dépêches à Mac-Mahon. — Dépêche de
Mac-Mahon apportée le 23 août par un agent de police de Thionville. — Dispositions
prises pour une grande sortie. — Opposition des généraux Coffinières et Soleille.
— Hésitations de Bazaine ; les ordres donnés sont contremandés. —
Mécontentement du général Bourbaki. — Un messager de Mac-Mahon pénètre dans
Metz le 30 août. — Bataille de Noisseville ; inexplicables lenteurs du maréchal
Bazaine. — Les positions de l'ennemi sont enlevées. — Retour offensif de
l'ennemi, le 1er septembre. — Retraite sur Metz. — Situation de l'armée ;
état insuffisant des approvisionnements. — Rêves ambitieux de Bazaine. — On
apprend par les journaux prussiens la catastrophe de Sedan : douleur de
l'armée. Dépit du maréchal à l'endroit du général Trochu. — Bruits mensongers
répandus par un jeune attaché d'ambassade ; le maréchal en favorise la propagation.
— Conseil de guerre du 12 septembre ; le maréchal renonce à toute tentative
de sortie ; son langage aux chefs de corps. Il croit que la guerre touche à
son terme. — Ordre du jour à l'armée. — Le colonel Boyer au quartier général
de Frédéric-Charles. Ouvertures peu dissimulées de celui-ci. — Le maréchal
met au rebut les imprimés portant le sceau impérial — Langage d'un journal
allemand de Reims relativement au gouvernement impérial. — Arrivée du sieur
Regnier, ses promesses — Termes du sauf-conduit donné par Bazaine au général
Bourbaki. — Départ de Bourbaki. Son voyage en Angleterre ; son irritation
d'avoir été dupé par Regnier et le maréchal. — Agitation de la population
messine. — Pétition au maire. — Nouveau projet de sortie. — Petites
opérations préparatoires. — Le projet est encore abandonné. — Conseil de guerre
du 10 octobre. —- Le colonel Boyer à Versailles. — Réponse de MM. de Moltke
et Bismarck. — Projets de sortie à l'insu du maréchal ; le général Clinchamp
et le général Changarnier. — Les négociations ; attitude du maréchal ; les
mensonges destinés à calmer l'irritation de l'armée. —La capitulation.
—Départ de Bazaine.
On se
souvient que le maréchal Bazaine s'était retiré sous le canon de Metz à la
suite de la bataille de Saint-Privat (18 août), bataille à laquelle il n'avait pas assisté.
C'en était fait de l'exécution du plan projeté, c'est-à-dire de la jonction
des deux années de Mac-Mahon et de Bazaine par la route de Verdun. Toutefois,
par une contradiction singulière, le commandant en chef de l'armée du Rhin,
qui avait refusé de profiter de ses avantages à Gravelotte et qui s'était
laissé battre à Saint-Privat, n'avait pas renoncé, semble-t-il, à se frayer
un passage à travers les lignes ennemies. Si c'était un projet sincère ou un
calcul perfide destiné à donner le change à l'armée impatiente de marcher, la
suite de cette histoire le fera voir. Toujours est-il que le 19 août, au
lendemain de la bataille de Saint-Privat, le maréchal Bazaine écrit au
ministre de la guerre et au maréchal Mac-Mahon : « Je
compte toujours prendre la direction du nord et me porter par Montmédy sur la
grande route de Sainte-Menehould à Châlons, si celle-ci n'est pas trop
fortement occupée. Dans ce dernier cas, je marcherai par Sedan et même par Mézières
pour gagner Châlons. » Le lendemain, à une dépêche de Mac-Mahon, qui se
montre fort alarmé de découvrir la route de Paris pour aller vers le nord,
Bazaine, un peu moins affirmatif, répondait : « J'ai dû prendre position sous
Metz pour faire reposer les soldats et les pourvoir de munitions et de
vivres. L'ennemi autour de moi devient de plus en plus fort. Pour opérer ma
jonction avec vous, je prendrai probablement la direction du nord ; je vous
ferai savoir quand je pourrai me mettre en marche sans compromettre l'armée.
» Au reçu de cette dépêche, le maréchal Mac-Mahon télégraphiait de Reims au
ministre de la guerre : « Le
maréchal Bazaine a écrit du 19 qu'il comptait toujours opérer son mouvement
de retraite par Montmédy. Par suite, je vais prendre des dispositions pour me
porter sur l'Aisne. » Le
mouvement de l'armée de Châlons vers les bords de l'Aisne étant résolu, le
maréchal Bazaine en est informé par une dépêche ainsi conçue : MAC-MAHON A BAZAINE. « Reçu
votre dépêche du 19. Je suis à Reims ; je marche dans la direction de
Montmédy. Je serai après-demain sur l'Aisne, d'où j'opérerai suivant les
circonstances pour venir à votre secours. » Le
maréchal Bazaine reçut cette dépêche le 23 août, des mains d'un agent de
police de Thionville. Il a depuis nié le fait ; mais il paraît positif qu'un
officier d'état-major était auprès du maréchal quand le messager lui remit le
billet de Mac-Mahon et que cet officier put en prendre connaissance. «
Monsieur le maréchal, s'écria-t-il, après l'avoir lu, il n'y a pas de temps à
perdre, il faut partir de suite. — De suite, de suite, lui fut-il répondu,
c'est bien vite, mais après-demain, nous verrons. — Le plus tôt sera le
mieux, croyez-moi, ajouta l'officier, et il partit, heureux de la bonne
nouvelle qu'il venait d'apprendre[1]. » Le maréchal
Bazaine comprit que le commandant en chef de l'armée de Châlons courait à une
perte certaine, s'il restait lui-même immobile dans Metz ; il parut se
décider à marcher en avant. Diverses dispositions sont prises ; il crée dans
chaque régiment des compagnies de partisans avec mission d'éclairer l'armée :
il réduit les bagages des officiers au strict nécessaire ; il fait jeter deux
ponts aux extrémités de l'ile Chambière pour le passage des troupes ; il
forme un corps de cavalerie sous les ordres du général Desvaux ; il donne
enfin des ordres pour un mouvement général par le nord-est, et fixe cette
grande sortie au 26 août. Le maréchal se propose de gagner Thionville en suivant
la rive droite de la Moselle, de franchir cette rivière à Thionville même, et
de là de se diriger en toute hâte vers Montmédy par Audun-le-Roman et
Longuyon. La position la plus importante à enlever à l'ennemi est le village
de Sainte-Barbe, défendu par des bois et des ouvrages en terre. Fort
heureusement, le prince Frédéric-Charles venait d'affaiblir sa ligne
d'investissement par l'envoi de plusieurs corps sur les bords de l'Aisne à la
poursuite de Mac-Mahon. Avec les cent vingt mille hommes dont il dispose, le
maréchal Bazaine peut compter sur la victoire, surtout s'il agit avec vigueur
et s'il ne donne pas à l'ennemi le temps de se reconnaître. Les ordres du
maréchal sont donnés aux chefs de corps dans la soirée du 25 août. Le 2e
corps, plaçant une division à Ars-Laquenexy pour arrêter les renforts qui
pourront accourir par le sud, doit se concentrer en arrière de Noisseville,
sur la route de Sarrelouis ; le 3e est chargé d'occuper la ferme de Bellecroix
; le 4e, après avoir traversé la Moselle par l'un des ponts jetés en amont de
l'île Chambière, prendra position au sud du château de Grimont, sur la route
de Sainte-Barbe ; le 6e doit se mettre à cheval sur la route de Bouzonville,
en avant du bois de Grimont. Toutes
ces dispositions étaient arrêtées dans l'après-midi du 25 août, lorsque le
maréchal Bazaine reçut la visite des généraux Soleille et Coffinières de
Nordeck, le premier commandant de l'artillerie de l'armée, le second
commandant du génie et gouverneur de Metz. Ces deux généraux venaient supplier
le maréchal Bazaine de renoncer à son projet de sortie et de ne pas abandonner
la ville de Metz. Le général Coffinières prétendit que l'armée, en restant
sous Metz, paralysait deux cent mille ennemis, et qu'il ne fallait pas perdre
ce précieux avantage. Il représenta que l'armée de Metz était une menace
perpétuelle pour les Allemands qui s'étaient avancés au cœur de la France, le
danger de voir leur ligne de retraite coupée devant les rendre hésitants ; le
maréchal Mac-Mahon aurait le temps de constituer son armée et de se défendre
sous le canon de Paris ; s'il était assez heureux pour remporter une
victoire, l'ennemi, obligé de battre en retraite, se verrait resserré entre
deux armées et sa ruine serait complète. Le général Coffinières ajoutait que
si l'armée s'éloignait de Metz, la ville serait incapable de se défendre avec
sa garnison de quinze mille hommes ; les forts et les remparts n'étaient pas
complètement armés ; si l'armée abandonnait la ville à elle-même, il ne
répondait de rien. Quant au général Soleille, il insista sur l'insuffisance
de l'approvisionnement en munitions : d'après lui, l'armée serait au dépourvu
après deux batailles, qu'on ne pouvait éviter ; il en résulterait peut-être
un désastre sans précédent. En tenant ces discours au maréchal Bazaine, le
général Coffinières oubliait que ces diverses considérations n'avaient pas
empêché, quelques jours auparavant, le projet de retraite par Verdun ; il
oubliait aussi que si l'armée séjournait dans Metz, elle manquerait bientôt
de vivres ; car les approvisionnements de bouche avaient été faits pour une
garnison de quinze mille hommes et non pour cent cinquante mille
rationnaires. De son côté, le général Soleille oubliait que, le 22 août, il
avait adressé lui-même au maréchal un tableau très-rassurant des
approvisionnements en munitions, tableau d'après lequel l'armée était abondamment
pourvue de canons et de projectiles de toute sorte. Ces
deux généraux ignoraient, il est vrai, que le maréchal eût reçu une dépêche
très-pressante de Mac-Mahon ; sans doute ils auraient tenu un autre langage,
s'ils avaient eu connaissance de ce fait. Le maréchal Bazaine ne jugea pas à
propos de les en instruire ; il se borna à répondre que ses ordres étaient
donnés et que la sortie projetée aurait lieu. En effet, le 26 août, à l'aube,
les troupes se mettent en marche pour occuper les positions qui leur ont été
assignées. Mais, pendant la nuit, le commandant en chef a réfléchi, et sa
résolution première a fait place au doute. Il appelle à un conseil de guerre
tous les chefs de corps, dans le but de leur soumettre ses scrupules tardifs
et de recueillir leurs avis. Sans attendre la séance, il contremande les
ordres qu'il a déjà donnés. Le conseil se réunit au château de Grimont, et,
là toutes les considérations présentées la veille par les généraux Soleille
et Coffinières sont retracées sous les couleurs les plus sombres devant des
chefs de corps qui n'ont pas les moyens de contrôler ces rapports. De la
lettre alarmante du maréchal Mac-Mahon, du tableau rassurant du général
Soleille, pas un mot. Les chefs de corps, ne soupçonnant pas la gravité de la
situation, se rallient à l'opinion du maréchal, qui, plus tard, se retranchera
derrière cette décision nullement spontanée. Seul, le général Bourbaki,
arrivé au conseil sur la fin de la séance, s'élève contre la résolution
adoptée et se prononce pour une action énergique ; mais l'unanimité de ses
collègues pour l'abstention calme son ardeur. Fort mécontent néanmoins, il renvoie
la garde dans ses bivouacs. Toutes les troupes reçurent l'ordre de rentrer dans
leurs anciens quartiers. Ce mouvement de retraite, opéré sous une pluie
torrentielle, amène des désordres déplorables. Le matériel encombrait les
routes et arrêtait la marche de l'infanterie. Le chaos fut tel que les
troupes du 4e corps ne rentrèrent dans leur ancien camp que le 27 août, après
avoir passé vingt-six heures sous les armes. Le matin, un accident survenu à
l'un des ponts de l'île Chambière avait produit un encombrement analogue et
occasionné de sérieux retards. Ce pont ne se trouva pas assez solide pour
donner passage au matériel et à la cavalerie. Il y avait toujours dans le
commandement et les services cette même incurie qui éveille la défiance du
soldat et ruine le moral d'une armée. A la
suite de cette vaine démonstration, les troupes étaient rentrées dans leurs
quartiers fort découragées, accusant sourdement leurs chefs de les exposer à
des souffrances inutiles et soupçonnant le maréchal Bazaine de ne vouloir pas
sortir de Metz. Cependant, le 30 août, le commandant en chef donna de nouveaux
ordres pour une grande opération. Un messager du maréchal Mac-Mahon avait pu
franchir les lignes prussiennes et apporter dans Metz une dépêche. Cette
dépêche n'était autre que celle apportée par l'agent de police de Thionville
dans la journée du 23, et que le maréchal Bazaine assure avoir reçue le 30
pour la première fois. Cette assertion est contredite par l'incident que nous
avons rapporté plus haut. Toujours est-il que le maréchal parut comprendre la
nécessité de sortir de l'inaction et de montrer quelque bonne volonté. S'il
n'opérait pas la trouée et s'il se rabattait encore une fois sous les murs de
Metz, on ne pourrait pas, du moins, l'accuser de n'avoir rien fait pour
donner la main au maréchal Mac-Mahon. Les ordres de marche sont donnés ;
mais, par une inexplicable imprudence, les mouvements prescrits sont les
mêmes que ceux de la précédente sortie : on doit occuper les mêmes points, suivre
les mêmes routes, répéter les mêmes manœuvres ; c'était avertir l'ennemi et
l'inviter à masser ses troupes sur les positions qui avaient essuyé les plus
vives attaques dans la sortie précédente ; pour comble de négligence, au lieu
de faire avancer les troupes pendant la huit, le maréchal Bazaine exécute ses
mouvements en plein jour, sous les yeux des Prussiens, qui se hâtent
d'appeler des renforts. Ils en avaient grand besoin, car ils ne comptaient
guère que cinquante mille hommes à opposer immédiatement aux cent trente mille
du maréchal Bazaine. Celui-ci, suivant sa coutume, agit avec une lenteur
extrême. Dès huit heures du matin, le 31, les 2e et 3e corps (Frossard et
Lebœuf), qui
étaient campés sur la rive droite de la Moselle, vont occuper sans coup férir
les emplacements qui leur sont indiqués. L'ennemi garde faiblement les
villages de Noisseville, Montoy et Nouilly, mais aucun chef de corps n'ose
prendre sur lui de pousser une colonne contre ces positions, qu'on enlèverait
sans peine. Les troupes forment leurs armes en faisceaux et attendent. Les
autres corps éprouvent dans leur marche des retards considérables provenant
de l'encombrement des routes, que cette fois encore on n'a pas su éviter. A
onze heures seulement, le 4e corps (Ladmirault) occupe l'emplacement qui lui a
été assigné ; le 6e corps (Canrobert) n'arrive qu'à une heure, la garde à deux heures et
demie ; la réserve d'artillerie devait arriver seulement à six heures, la
cavalerie à neuf heures ! Il
était déjà trois heures de l'après-midi et le signal de l'attaque n'avait pas
été donné. Que faisait le maréchal Bazaine ? Il allait et venait sur la route
de Sainte-Barbe, examinant le terrain et n'ayant point l'air de se douter
que, pendant ces lenteurs, les masses ennemies passaient rapidement de la
rive gauche sur la rive droite pour lui barrer le passage. A la pointe du
jour, nous n'aurions eu devant nous, de l'aveu du prince Frédéric-Charles,
que trois divisions d'infanterie sur l'espace de vingt-quatre kilomètres compris
entre Malroy et Courcelles-sur-Nied. L'armée française aurait pu passer presque
sans combat. Nos mouvements opérés en plein jour et nos inexplicables
lenteurs permirent aux Prussiens de se concentrer. Frédéric-Charles appela le
maréchal de Manstein à Roncourt ; il fit avancer le général de Fransecki
entre Briey et Auboué, pendant que Steinmetz portait une brigade du VIIe
corps à Courcelles-sur-Nied. Vers midi, l'ennemi se trouvait en mesure de
nous disputer sérieusement le passage. Le maréchal Bazaine surveillait la
construction d'un épaulement. La journée touchait presque à sa fin, — il
était quatre heures — lorsqu'il se décida enfin à donner le signal de
l'attaque. « Il était bien tard, écrit le maréchal dans son rapport, pour
pouvoir espérer la réalisation complète de l'opération que j'avais entreprise
; mais je comptais assez sur l'énergie des troupes et la décision de leurs
chefs pour enlever la position de Sainte-Barbe et nous y établir avant la
nuit. » Quoique découragées par les lenteurs de leur commandant en chef les
troupes se montrèrent dignes d'elles-mêmes, et à dix heures du soir elles
occupaient les positions qu'elles venaient d'emporter avec leur vigueur
accoutumée. La division Montaudon (du 3e corps) garde Noisseville et Montoy, où
elle avait pénétré malgré une très-vive résistances ; les divisions Metman et
Aymard entourent Servigny ; le 6e corps (Canrobert) s'étend en arrière du village
de Failly jusqu'à la Moselle, par les villages de Vany et de Chieulles.
Malgré tout le temps perdu, l'objet principal était atteint ; les officiers
attendaient les instructions du maréchal pour la journée du lendemain qui
devait, selon eux, compléter le succès et voir brisé le cercle d'investissement.
Dans la soirée, le maréchal regagnait le fort Saint-Julien sans donner
d'instructions aux chefs de corps, sans demander des rapports sur la journée.
Les troupes se rappelèrent la retraite inopinée du soir de la bataille de
Gravelotte. On disait de tous côtés : « Ah ! nous sommes perdus, ce n'est que
trop certain, il ne veut pas sortir... On l'avait bien dit[2]. » Pendant que le maréchal
rentrait à son quartier général avec cette coupable insouciance, le prince
Frédéric-Charles massait ses troupes et construisait des batteries pour
reprendre la lutte le 1er septembre au matin. Aussitôt que les brouillards répandus
sur la vallée furent dissipés, l'artillerie allemande ouvrait un feu des plus
violents sur le 3e corps. Le maréchal Lebœuf multipliait ses efforts pour maintenir
ses troupes dans Noisseville ; mais personne ne venant à son secours,
abandonné par les corps campés dans le voisinage et voyant grossir autour de
lui le nombre des troupes et des canons de l'ennemi, il dut ordonner la
retraite ; commencée à dix heures, elle était terminée à midi. Ainsi
finit misérablement la tentative sur Noisseville, qui ne fut jamais pour le
maréchal Bazaine un projet sérieux. Comment s'expliquerait-on, dans
l'hypothèse contraire, cette bataille engagée seulement à quatre heures de
l'après-midi, quand l'ennemi, qu'on pouvait surprendre et culbuter dans la
matinée, avait eu le temps d'appeler des renforts ? Comment admettre, si le
maréchal avait voulu opérer une trouée, qu'il eût répété le 31 août les
manœuvres du 26, qui mettaient aussitôt l'ennemi dans la confidence de ses
projets ? Comment interpréter son inaction du 1er septembre ? Les chiffres
parlent du reste assez haut. Dans ces deux journées, nous avons eu 146
officiers et 3.401 hommes tués, blessés ou disparus. Dans la seule journée de
Gravelotte, nous avions eu environ dix-huit mille hommes hors de combat. Rien
ne montre mieux que ce rapprochement que le maréchal Bazaine ne considéra
point la bataille de Noisseville comme une affaire sérieuse. Son but était de
rester sous les murs de Metz ; mais il fallait répondre de quelque façon à
l'appel pressant du maréchal Mac-Mahon et dégager sa responsabilité par un
semblant d'effort. Tel parait avoir été l'objet de l'attaque contre
Noisseville. Avec la
sortie des 31 août et 1er septembre se termine l'histoire militaire de
l'armée du Rhin. Les troupes se retirèrent dans le camp retranché de Metz
pendant la journée du 1er septembre, au moment où l'armée de Châlons, qui
s'était aventurée pour secourir Bazaine, périssait dans le gouffre de Sedan.
Mac-Mahon avait cru que le commandant en chef de l'armée du Rhin, à la tête
de ses cent soixante mille hommes, renverserait tout sur son passage pour
éviter une catastrophe à son pays. Son erreur coûta cher à la France. Pour
avoir voulu sauver Bazaine, il se perdit. Le commandant en chef de l'armée du
Rhin a renoncé le 17 août à marcher sur Verdun ; il renonça le 31 à marcher
sur Thionville ; peu soucieux, d'une part, de rejoindre Napoléon III,
indifférent, de l'autre, à la perte de l'armée de Châlons, il nous apparaît
dès à présent comme un ambitieux qui se réserve, s'inquiétant fort peu des
ruines qui s'accumulent, pourvu qu'il reste debout au milieu d'elles. Ce
caractère s'est accusé dans les événements militaires dont nous avons présenté
le rapide tableau ; il revêt un relief plus saisissant dans les négociations
politiques qui vont s'ouvrir. Rentré
dans le camp retranché de Metz, à son quartier général du Ban-Saint-Martin,
le maréchal Bazaine donne des ordres pour l'achèvement des travaux de
fortification ; on complète la défense des forts encore en mauvais état ; on
construit des ouvrages de campagne ; mais, bien que le maréchal eût annoncé,
le 1er septembre, l'intention de se battre tous les jours, il ne forme aucun
projet de sortie. La famine cependant avance à grands pas ; Metz n'était pas
approvisionné pour cent cinquante mille rationnaires. Dès le 3 septembre, on
mange de la viande de cheval, et la ration est fixée à trois cent cinquante
grammes par tête. Quelques jours après, le pain est rationné à son tour ; la
provision de sel est absolument insuffisante ; la paille et le foin ne
tarderont pas à faire défaut à la cavalerie. Il y a dans les environs de
riches et populeux villages abondamment fournis de toutes choses : en exécutant
de hardis coups de main, il serait possible de ramener dans la place des
fourrages, du blé, du bétail, des légumes. L'armée est condamnée à une
oisiveté complète. Le maréchal Bazaine attend les événements. Dans sa pensée,
la campagne ne saurait être longue ; les guerres de nos jours se terminent
avec une rapidité foudroyante. Si Mac-Mahon, dont il n'a pas encore de
nouvelles, remporte une victoire, il entendra de Metz son canon ; l'armée de
Frédéric-Charles, prise entre deux feux, sera écrasée, ou elle battra en
retraite vers le Rhin ; ce sera, pour l'armée de Metz, la délivrance dans le
triomphe ; Bazaine aura sa part de gloire et de lauriers, il sera pour la
France le vainqueur de Gravelotte. Si, au contraire, Mac-Mahon est battu, la
France, sans armée, subit la paix que lui offrira l'Allemagne ; l'empereur
abdique, une régence est proclamée pendant la minorité du jeune prince. Quel
est l'homme d'époque naturellement appelé à protéger le trône autour duquel
grondent les menaces des partis ? Cet homme ne peut être que le seul maréchal
qui soit resté debout avec une grande armée, glorieuse et intacte. Tels étaient
sans doute les rêves qui obsédaient l'âme du maréchal Bazaine et qui, lui
fermant les yeux sur la famine menaçante, sur les vides toujours plus grands
de sa cavalerie, le détournaient de toute opération militaire. La fortune
pouvait bien lui réserver en France les hautes destinées qu'il avait
vainement poursuivies au Mexique. Le maréchal attendit. De l'intérieur
du camp retranché, les troupes avaient entendu, au commencement de septembre,
des hourras et des cris inusités qui s'élevaient au loin. On ne tarda pas à
connaître les causes de ce bruit insolite. Un poste prussien ayant été
enlevé, deux journaux allemands, trouvés sur les prisonniers, apprirent au
maréchal la catastrophe de Sedan, la captivité de Napoléon III, la chute de l'Empire
et l'avènement du gouvernement républicain de la défense nationale. Tous ces
détails reçurent une triste confirmation de la bouche des prisonniers
français entrés dans Metz par suite d'échange, et dont les uns avaient assisté
à la déroute de Beaumont, les autres à la capitulation de Sedan. Le doute
n'était malheureusement plus possible. L'armée ressentit une profonde douleur
pour la France et une vive indignation contre le souverain qui avait signé la
capitulation ; elle aurait voulu prendre immédiatement les armes et décharger
son désespoir sur l'ennemi qui l'entourait. Le maréchal Bazaine tint secret
le sentiment que cette catastrophe éveillait en lui. Une seule hypothèse ne
s'était pas présentée à son esprit pendant qu'il bâtissait ses projets ambitieux
: c'était celle d'un gouvernement qui ne serait plus l'Empire et ne serait
pas la régence, et d'un gouvernement qui voudrait, quoique sans armée,
continuer la guerre. Peut-être l'ambition du commandant en chef de l'armée du
Rhin se serait-elle accommodée de la République, si la première place lui eût
été réservée ; mais on l'avait offerte au général Trochu, à un homme que Bazaine
regardait comme un rival ; il s'exprimait avec vivacité sur le compte du chef
du Gouvernement de la défense nationale et l'on sentait percer dans son dépit
l'amertume de la déception. Sur ces
entrefaites, un Jeune attaché d'ambassade essaye de franchir les lignes
prussiennes ; arrêté aux avant-postes, puis renvoyé à Metz, il rapporte au
maréchal les plus tristes renseignements sur l'état intérieur de la France.
D'après ces renseignements, puisés dans des journaux prussiens et dans la
conversation des officiers prussiens, la France serait en proie à l'anarchie.
Le gouvernement de la défense nationale n'existe plus ; la populace de
Belleville l'a renversé et Paris est livré au meurtre et au pillage. Des
scènes analogues se passent en province ; les villes épouvantées ouvrent
leurs portes aux Prussiens comme à des libérateurs. L'attaché d'ambassade
raconte toutes ces belles choses au maréchal Bazaine, qui invite aussitôt le
jeune homme à rédiger un rapport, lequel rapport sera communiqué aux chefs de
corps, qui en donneront connaissance aux troupes. C'est ainsi que le maréchal
Bazaine observait les prescriptions du code militaire qui enjoignent au
commandant d'une place bloquée « de fermer l'oreille aux nouvelles et bruits
décourageants que l'ennemi a intérêt à répandre. » Les officiers de l'état-major
général se montrèrent moins oublieux de leur devoir. Lorsque le général
Jarras les invita à prendre des copies du roman de l'attaché d'ambassade, ils
se retranchèrent, non sans indignation, derrière les prescriptions de
l'honneur militaire. Le maréchal eut le bon esprit de céder devant cette
résistance inattendue ; il se contenta de communiquer le document à des
officiers délégués dans chaque corps. Voilà comment le maréchal soutenait le
moral de son armée, pendant que l'ennemi propageait des bruits perfides pour
la décourager. Le 12
septembre, le maréchal Bazaine convoque les généraux commandant les corps
d'armée et leur annonce que désormais en ne fera plus aucune tentative pour sortir
de Metz. « Vous comprenez bien, leur dit-il, que je ne veux pas m'exposer à
subir le sort de Mac-Mahon ; conséquemment, nous n'entreprendrons plus désormais
de grandes sorties ; chacun de vous se chargera de faire de petites
opérations de détail en avant de son front, afin de tenir la troupe en éveil
et de montrer à l'ennemi que nous ne sommes pas morts. Je ne puis être
partout ; je m'en rapporte aux commandants des corps d'armée ; je les
laisserai juges de l'opportunité d'ordonner ces sortes d'opérations ; nous
attendrons ainsi les ordres du gouvernement[3]. » Attendre,
pour agir, les ordres du gouvernement quand on a l'ennemi devant soi et quand
on est dans une ville bloquée, c'est ne vouloir pas agir du tout. Le devoir
d'un chef d'armée est tout tracé dans un cas semblable. Du reste le maréchal
Bazaine, qui n'avait rien fait pour aller au secours de Mac-Mahon, serait-il
sorti de son inaction après avoir reçu une dépêche de Tours ou de Paris ? Il
est permis d'en douter. Toujours est-il que les généraux présents à cette
séance répondirent par le silence aux ouvertures du maréchal, et il prit
cette réserve pour un acquiescement. Les vivres diminuent, le nombre des chevaux
décroît tous les jours, l'artillerie et la cavalerie se désorganisent, la
famine approche. Quelle peut être l'espérance du maréchal Bazaine dans une
situation qui empire à vue d'œil ? Le maréchal est persuadé que la guerre
touche à son terme ; il ne croit pas à la résistance de Paris. Cette ville de
plaisirs n'est pas, selon lui, capable de faire face à l'ennemi ; le siège
qu'elle a l'intention de soutenir est une fanfaronnade qui sera de courte
durée ; la province, sans armée, va demander la paix. Le parti le plus sage
est d'attendre et de se réserver. Le maréchal se réserve. Cependant la
population de Metz est fort inquiète et s'agite ; elle ne s'explique pas que
l'autorité militaire ne lui ait pas officiellement communiqué les nouvelles
dont il n'est plus permis de douter : la chute de l'Empire et l'avènement de
la République ; elle trouve ce silence équivoque et injurieux. Le soir, le
gouverneur de Metz, de concert avec le préfet, se décide à sortir de sa
réserve, et le maréchal, imitant cet exemple, rédige un ordre du jour à
l'armée où, après avoir annoncé la captivité de l'empereur et la formation
d'un pouvoir nouveau, il disait : « Nos obligations militaires envers la
patrie restent les mêmes. Continuons donc à la servir avec le même dévouement
et la même énergie, en défendant son territoire contre l'étranger, l'ordre
social contre les mauvaises passions. » Ces
paroles sont incompréhensibles, si on les rapproche des résolutions prises
dans la réunion du 12 septembre ; elles prouvent, du moins, que le maréchal
avait deux langages. Pendant qu'il invitait son armée à servir la patrie avec
le même dévouement que par le passé, il se laissait bercer par le prince
Frédéric-Charles des plus flatteuses espérances. On aura de la peine à croire
qu'à la suite du récit fantastique du jeune attaché d'ambassade, le maréchal
eût fait porter une lettre au commandant en chef de l'armée allemande. Rien
n'est plus vrai cependant. Cette lettre, portée par le colonel Boyer, son
aide de camp, demandait au prince des renseignements sur ce qui se passait en
France. Le prince refusa de recevoir l'aide de camp du maréchal, mais il lut
la lettre et il y répondit avec le gracieux empressement d'un homme qui est
bien aise de nouer des relations avec le chef d'une armée ennemie ; il y
racontait tous les événements accomplis depuis le commencement de septembre,
et il informait Bazaine de la marche triomphale des armées allemandes à
travers la France, et de leur arrivée sous les murs de Paris ; il se montrait
enfin plein d'égards et de déférence pour le commandant en chef de l'armée
impériale française et se mettait à sa disposition pour tous les
renseignements ultérieurs qu'il pouvait désirer. Cette curieuse allusion à
l'Empire avait-elle été glissée dans la lettre pour avertir le maréchal que
l'Allemagne ne reconnaissait pas le Gouvernement de la défense nationale et
pour refroidir son dévouement à son endroit ? peut-être ; mais le maréchal n'éprouvait
pas pour le gouvernement impérial les regrets que lui prêtait le prince Frédéric-Charles.
Le 16 septembre, aussitôt après avoir publié l'ordre du jour dont nous avons
cité les passages caractéristiques, le maréchal avait mis au rebut tous les
imprimés portant le sceau impérial. Deux nominations d'officiers furent
libellées sur un papier vierge des souvenirs de l'Empire. Bazaine avait donc
pris son parti de la chute de Napoléon III. Ses rêves ambitieux avaient un
objet fixe, indépendant de la forme du gouvernement. Mais ce n'était pas sans
raison que Frédéric-Charles avait invoqué le souvenir de l'Empire dans sa
lettre. Peu de jours après, il faisait parvenir dans Metz un journal allemand
publié à Reims. On y lisait qu'il ne fallait plus s'occuper que de la paix ;
que le roi Guillaume, ne trouvant plus d'armée française devant lui, allait
imposer sa volonté à la France. Mais avec qui traiterait-il ? A ses yeux,
trois personnes seulement étaient investies de l'autorité nécessaire :
c'étaient l'empereur, l'impératrice et le maréchal Bazaine. L'empereur étant
captif en Allemagne, l'impératrice étant en Angleterre, c'est avec le
maréchal seulement que le roi de Prusse pouvait entrer en négociations. On
commence à voir où tendaient les politesses de Frédéric-Charles au maréchal
Bazaine, et on peut juger de l'impression produite sur l'esprit de celui-ci
par les ouvertures directes du journal de Reims. Le piège était habilement
tendu, on connaissait au quartier général allemand toutes les hésitations du
commandant en chef de l'armée de Metz ; on savait par des espions le découragement
croissant de l'armée, on connaissait l'état des vivres ; ce qu'on savait
aussi, c'est que l'ancien soldat du Mexique était un ambitieux. Le prince
Frédéric-Charles et M. de Bismarck jugèrent le moment opportun de détacher un
de leurs agents' auprès du maréchal. Cet
homme était le sieur Regnier. Le
sieur Regnier avait commencé par faire un voyage en Angleterre : il voulait
voir l'impératrice. Celle-ci refusa de le recevoir dans sa résidence
d'Hastings. Regnier est plus heureux avec le prince impérial : il obtient deux
lignes de la main de l'enfant, au bas d'une photographie représentant
l'habitation de sa mère. Ces mots devaient servir de lettre d'introduction à
Regnier auprès de Napoléon III. Il revient en France avec son précieux
autographe, et, avant de se rendre à Wilhelmshöhe, séjour de Napoléon III, il
se présente au château de Ferrières, résidence de M. de Bismarck. Il s'y
trouve en même temps que M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères et
vice-président du Gouvernement de la défense nationale, venu, on s'en
souvient, pour tenter un effort suprême en faveur de la paix. M. Jules Favre
fait antichambre pour être reçu par M. de Bismarck. Traité avec plus
d'égards, M. Régnier est introduit avec empressement par le comte de
Hatzfeld, et il peut s'entretenir longuement avec le ministre prussien. Ce
premier incident donne déjà beaucoup à penser sur la qualité du sieur
Regnier. L'homme d'État prussien n'aurait pas violé toutes les lois de
l'étiquette pour recevoir un inconnu ; il n'aurait pas laissé cet inconnu
pénétrer librement jusqu'à lui. Or, si le sieur Regnier n'était pas un
inconnu pour M. de Bismarck, qu'était-il et quel métier faisait-il ? Le
mystérieux personnage quitte le château de Ferrières ; mais au lieu de prendre
le chemin de Wilhelmshöhe comme il se l'était d'abord proposé, il se rend au
quartier général du prince Frédéric-Charles, prévenu de son arrivée par une
dépêche de M. de Bismarck. Le 23 septembre, une escorte prussienne accompagne
M. Regnier jusqu'aux avant-postes français, où on le présente comme un membre
de la Société internationale de secours aux blessés qui vient demander au
maréchal Bazaine le rapatriement de huit médecins luxembourgeois irrégulièrement
retenus à Metz. M. Régnier, introduit sans difficulté dans la place, est
conduit auprès du maréchal Bazaine, et il a avec lui un entretien intime qui dure
jusqu'à onze heures du soir. Le lendemain, M. Regnier retourne au quartier
général de Frédéric-Charles ; il revient à Metz vers midi, s'entretient une
seconde fois avec le maréchal qui, l'entrevue terminée, monte à cheval et va
conférer avec le maréchal Canrobert et le général Bourbaki. Bientôt Canrobert
et Bourbaki arrivent au quartier général, que le sieur Regnier n'a pas encore
quitté, et une longue conférence commence entre les quatre personnages. A la
nuit tombante, le général Bourbaki se glissait, à la faveur d'un déguisement,
dans le groupe des médecins luxembourgeois qui s'apprêtaient à sortir de la
ville. Le général Bourbaki allait en Angleterre où, suivant M. Regnier,
l'impératrice l'appelait. Avant de partir, il avait exigé un ordre écrit du maréchal
Bazaine. Ce document éclaire toute l'intrigue ; il était ainsi conçu : ORDRE Sa
Majesté l'impératrice régente ayant mandé près de sa personne M. le général
de division Bourbaki, commandant la garde impériale, cet officier général est
autorisé à s'y rendre. Le
maréchal de France commandant en chef l'armée du Rhin. Signé
: maréchal BAZAINE. Metz,
le 13 septembre 1870. L'aventure
du sieur Régnier avait eu plein succès. Le maréchal Bazaine qui, peu de jours
auparavant, avait mis au rebut les imprimés marqués du sceau impérial, se
rattachait tout à coup à l'éventualité d'une restauration bonapartiste.
L'impératrice était pour lui la régente ; il se laissait entraîner dans une
conspiration politique par un inconnu, sans titre, sans mandat, qui se présentait
à son quartier général sous la haute protection de M. de Bismarck et du
prince Frédéric-Charles. Le général Bourbaki s'éloignait de ses soldats sur
l'assurance à lui donnée par Regnier que l'impératrice désirait le voir. La
parole de cet inconnu suffisait au général, et il n'en fallait pas davantage
à Bazaine pour signer l'ordre menteur qu'on vient de lire. Tant d'imprudence
aurait lieu d'étonner de la part d'un homme chargé d'une responsabilité si
lourde, si Bazaine ne nous était déjà suspect par sa conduite. D'où était
donc venue au sieur Régnier la puissance de persuasion qu'il avait exercée
sur le maréchal ? De la conformité de ses promesses avec les rêves ambitieux
de celui-ci. Il eut l'art de flatter les espérances de Bazaine, et Bazaine
tomba dans le piège que lui tendait M. de Bismarck par l'intermédiaire du
sieur Régnier. Il est probable que M. de Bismarck se souciait fort peu à ce
moment de rétablir le gouvernement impérial pour traiter avec lui ; trop
perspicace pour n'avoir pas deviné le sentiment général de la France, l'homme
d'État prussien n'envisageait pas sérieusement cette éventualité. Mais faire
présenter cette perspective au maréchal Bazaine par un homme comme Régnier,
c'était un moyen habile de découvrir les pensées secrètes du maréchal, de le
séparer peut-être, lui et son armée, du gouvernement actuel de la France et
de l'entretenir dans l'inaction par de vagues promesses, jusqu'au jour où la
famine l'obligerait à capituler. C'est, en effet, ce qui arriva. En attendant
que le voile soit déchiré, le commandant en chef de l'armée du Rhin se berce
des plus belles espérances. Les propositions du sieur Régnier sont telles
qu'il pouvait les désirer. Le roi de Prusse ne veut traiter, d'après Régnier,
qu'avec l'empereur, l'impératrice ou le maréchal Bazaine : il inclinerait
surtout à signer une convention avec l'ex-impératrice et le maréchal. En
vertu de cette convention, l'armée de Metz, neutralisée vis-à-vis de
l'Allemagne, se retirerait sur un point désigné du territoire, où seraient
convoqués le Corps législatif et le Sénat, tels qu'ils étaient au 4
septembre. Ces deux corps délibéreraient sous la protection de l'armée de
Bazaine et concilieraient la paix avec la Prusse. Si des troubles éclataient
dans l'intérieur de la France quand la paix serait consommée, l'armée de Metz
serait chargée de rétablir l'ordre, c'est-à-dire d'engager la guerre civile, sous
les yeux de l'étranger. Restauration de l'Empire, renversement du gouvernement
de la Défense nationale, du gouvernement reconnu par la France, avec le
consentement et, au besoin, avec l'appui des armées allemandes : tels étaient
les projets auxquels le maréchal Bazaine n'hésita pas à donner son
acquiescement. L'envoi du général Bourbaki en Angleterre fut un commencement
d'exécution du complot. Le départ du commandant en chef de la garde impériale
avait été annoncé à l'armée et aux habitants de Metz par un ordre du jour du
maréchal ; quant à la cause du départ, elle était passée sous silence. Il en
résulta un trouble profond des esprits ; les versions les plus étranges
eurent cours sur la disparition de Bourbaki : les uns disaient qu'il avait été
tué par Bazaine, les autres qu'il était prisonnier au quartier général du Ban
Saint-Martin. Les soldats, fort abattus par une longue inaction, n'auguraient
rien de bon de cet incident, et les habitants de Metz, aussi clairvoyants que
patriotes, dénonçaient hautement la trahison de Bazaine. Le
général Bourbaki avait passé par la Belgique pour se rendre en Angleterre. Là
il avait parlé du sieur Regnier à plusieurs amis ; personne ne connaissait
cet homme. Flairant un piège, le général s'embarque pour l'Angleterre et se
présente devant l'ex-impératrice. Celle-ci, très-surprise, répond qu'elle n'a
jamais vu le sieur Regnier, qu'elle ne l'a, par conséquent, chargé d'aucune
mission et qu'elle ne veut pas tremper dans cette abominable intrigue. Le
général Bourbaki, transporté d'indignation et de douleur, est obligé de
s'avouer qu'il a été joué par Régnier et par le maréchal Bazaine. Il veut
rentrer dans Metz : le prince Frédéric-Charles s'y oppose, et quand le roi de
Prusse consent, après un temps assez long, à laisser le général retourner
dans la ville assiégée, où il veut reprendre son commandement, il est trop tard
; l'heure de la capitulation va sonner. Bourbaki aime mieux offrir son épée
au gouvernement de la Défense nationale. Qu'irait-il faire dans une place où
l'on négocie avec l'ennemi ? Ainsi
finit la triste aventure à laquelle est attaché le nom de Régnier. Cet homme,
que Bazaine aurait dû traduire devant un conseil de guerre comme espion, a
été accueilli avec empressement au quartier-général du Ban Saint-Martin. Il
va et vient du camp prussien au camp français, librement, jouant le personnage,
débitant des mensonges avec effronterie ; il transmet à M. de Bismarck et à
Frédéric-Charles le résultat de ses observations sur la place assiégée, il
s'assure que le maréchal songe moins à combattre qu'à négocier, et,
développant de la part de M. de Bismarck un projet auquel M. de Bismarck ne
croit pas lui-même, il entraîne le maréchal dans une conspiration qui doit
consommer la perte de l'armée. Cet homme, que le maréchal ne connaît pas, qui
n'a aucun titre, qui n'offre aucune garantie, qui pénètre dans Metz avec un
sauf-conduit de l'ennemi, qui propose une infâme trahison à un maréchal de
France, on le croit sur parole, et c'est en Angleterre seulement que le trop crédule
général Bourbaki se demandera s'il n'a pas été victime d'une odieuse intrigue
! On reste confondu devant une pareille aventure. Dans les jours qui
suivirent le voyage de Regnier, les bruits les plus étranges furent de
nouveau répandus dans la ville : on alla jusqu'à croire à la prochaine
arrivée de l'impératrice. La désillusion ne se fit pas attendre pour le
maréchal. Vers la fin de septembre, il recevait deux lettres du quartier
général de Frédéric-Charles. La première, écrite par le général Bourbaki,
respirait un profond ressentiment du rôle de dupe qu'il avait joué en se rendant
en Angleterre. L'ex-impératrice ne connaissait pas Regnier, ne l'avait jamais
vu, ne lui avait donné en aucune façon l'autorisation d'aller en son nom à
Ferrières et à Metz. Bourbaki exhalait sa colère contre l'agent Regnier et
n'épargnait pas le maréchal. La seconde, du prince Frédéric-Charles,
contenait le refus opposé à Bourbaki pour son retour dans Metz. En même
temps, le maréchal Bazaine était informé par des dépêches du quartier général
de Versailles que le plan Regnier n'était accepté par la Prusse qu'à la
condition que Metz ouvrirait ses portes. Bazaine
s'était trop avancé pour reculer. Il était bien décidé à ne tenter aucun effort
militaire sérieux, quoique son armée, animée de la plus belliqueuse ardeur,
fût encore en état de tenir la campagne et de se frayer un passage. Il voulut
cependant donner encore quelques satisfactions partielles à ses soldats
impatients et à la population civile, dont le désespoir devenait menaçant.
Une pétition circulait dans la ville et se couvrait d'innombrables signatures
; elle fut remise au maire, qui devait la communiquer au maréchal et user de
toute son influence pour obtenir enfin que l'armée fût éloignée de la ville.
Le langage de la malheureuse cité mérite d'être rapporté pour son patriotisme
et sa clairvoyance : Metz,
le 27 septembre. Monsieur
le maire, Nous
avons accueilli avec gratitude l'expression de patriotique confiance que vous
mettez en nous ; c'est pour y répondre que nous osons appeler aujourd'hui
votre attention sur la situation de notre ville. Il vous sera permis, à vous,
le représentant naturel et respecté d'une vieille cité qui veut rester
française, de faire, à cette occasion, telle démarche que vous jugerez
nécessaire, et de parler avec la simplicité et la franchise que commandent
les circonstances. Il
ne nous appartient pas de rappeler tout ce qu'a tenté notre ville depuis le
début de la guerre. Ce n'est point d'ailleurs pour marchander son concours
que nous le rappellerions ici. Nous avons confiance que son patriotisme
croîtra en raison même des épreuves qui peuvent nous atteindre encore. Mais
il est des difficultés qu'il est bon de prévoir, puisque le temps ne fait que
les les accuser, et que, dans une certaine mesure, nous pensons qu'on peut y
pourvoir. Nous croyons que l'armée rassemblée sous nos murs est capable de
grandes choses, mais nous croyons aussi qu'il est temps qu'elle les fasse.
Chaque jour qui s'écoule amène pour elle des difficultés nouvelles. Faute
de nourriture, ses chevaux, réduits à l'impuissance, paralyseront peu à peu
ses mouvements et disparaîtront bientôt. Le froid, la pluie peuvent aussi
revenir entraver toute opération et amener un cortège de maladies plus redoutables
peut-être que les blessures. Avec le temps aussi, et malgré la sage
réglementation de nos vivres, la faim, mauvaise conseillère, peut égarer les
esprits peu éclairés, dans la ville et dans les camps, et amener des conflits
terribles qu'un patriotisme supérieur a seul pouvoir de conjurer. Nous
croyons donc qu'il est temps d'agir, parce que l'insuccès lui-même vaut mieux
que l'inaction ; parce que tous les moments sont comptés ; parce que, sans
pouvoir discuter, ni même indiquer des opérations, le simple bon sens nous
montre clairement que des entreprises énergiquement et rapidement conduites
avec l'ensemble des forces dont on dispose peuvent amener des résultats
considérables, peut-être décisifs. Laisserons-nous venir le jour où, pour
avoir fermé les yeux, il nous faudra reconnaître que les retards nous ont été
funestes ? Certes,
toute tentative est périlleuse, mais avec le temps le péril sera-t-il moindre
? Quel secours attendons-nous d'ailleurs ? Est-ce
la question politique qui se mêle à tort à la question militaire et qui
commande ces lenteurs ? Dira-t-on que c'est à Paris que notre sort doit se
décider ? Vous
ne le pensez pas, monsieur le maire, et avec toute l'énergie que vous donne
une autorité que vous tenez de tous, vous direz que c'est à Metz, avec les
ressources existant à Metz et sous Metz que se régleront les destinées de
notre ville. Pour
celles de la France, il ne nous appartient pas, il n'appartient à personne,
ni à un parti, ni à un homme, de les régler dans le secret. C'est au grand
jour et pacifiquement que le scrutin auquel nous avons été conviés pourra
seul en décider. D'ici là quelle plus noble ambition que celle de sauver
notre pays, de prêter la main aux luttes grandioses que soutient notre
capitale, et d'imiter l'héroïsme de Strasbourg ! Nous avons confiance que toute
démarche tentée par vous répondra à des conseils déjà formés dans le silence,
et que, s'inspirant d'une situation peut-être unique dans l'histoire, le
commandement aura cette autorité et cette décision qui s'imposent et qui
produisent des victoires. Qu'on
pardonne donc, s'il en est besoin, à la franchise de notre langage. Il
n'y a dans notre pensée, ni désir déplacé d'ingérence, ni récrimination. Il
n'y a pas surtout la pensée de froisser aucun des sentiments qui méritent le
respect et qui, en ce moment, doivent nous rapprocher tous. C'est parce que
nous voulons que l'armée et la population soient entièrement unies, c'est
parce que nous croyons que cette union peut amener de grandes choses, que nous
vous adressons cet appel. Il
nous a semblé que nous avions le devoir d'élever notre voix, parce qu'elle
vous apporte, dans sa sincérité, le reflet des passions qui agitent notre population,
de notre responsabilité et d'un patriotisme résolu à tous les sacrifices. Si
dures que soient les exigences de la situation, vous savez bien, monsieur le
maire, que notre ville les supportera, et vous avez le droit de le dire,
puisqu'elle ne veut pas être la rançon de la paix et que, après le long passé
d'honneur qu'elle trouve dans ses annales, elle ne veut pas déchoir. Le
maréchal prit connaissance de la pétition et déclara qu'il était de l'avis
des signataires : il était décidé, disait-il, à sortir de. Metz à la tête de
l'armée. Pourtant, un mois s'était écoulé depuis la bataille de Noisseville,
et dans ce long intervalle les troupes n'avaient tenté que de rares coups de
main sur les villages environnants pour ramener dans Metz des fourrages, du
blé et autres provisions qui baissaient dans la place. L'une de ces
expéditions, dirigée contre le château de Mercy, en avant du fort Queuleu,
avait été couronnée d'un plein succès : les tranchées prussiennes furent vigoureusement
enlevées à la baïonnette, et l'ennemi accusa son irritation le lendemain en
incendiant les villages de Peltre, Colombey, Fradonchamps et les Petites-Maxes.
Les troupes avaient retrouvé leur entrain dans ce brillant combat. Le
maréchal conçut alors le plan d'une grande sortie dans la direction de
Thionville. L'armée, divisée en deux grandes masses, devait marcher parallèlement
sur les deux rives de la Moselle, la droite formée des 2e et 3e corps, sous
les ordres du maréchal Lebœuf, la gauche (4e et 6e corps) sous les ordres du
maréchal Canrobert. Bazaine et la garde marcheraient au centre avec les
bagages et la réserve. Quelques opérations partielles préalables furent
jugées nécessaires pour assurer la marche des colonnes. Le 6e corps enlève,
pendant la nuit du 2 octobre, le château de Ladonchamps, situé sur la rive gauche
de la Moselle, et commandant par sa position la route et la voie ferrée ; sur
la même rive, les troupes du général Ladmirault s'emparent du chalet
Billaudel et du village de Lessy : de ce village on arrêterait les renforts
ennemis débouchant par le ravin de Châtel, et l'on rejoindrait ensuite la colonne
de gauche en s'avançant par le village de Saulny. On était au 4 octobre, le
mouvement général de l'armée paraissait imminent ; un conseil de guerre réuni
chez le maréchal avait sans doute arrêté' les dernières dispositions et
l'armée n'attendait plus-que le signal du départ, lorsque des difficultés
imprévues suspendirent l'exécution du projet. Le maréchal Lebœuf et le général
Ladmirault émirent des doutes sur le succès de l'entreprise ; le général Coffinières,
gouverneur de la ville, renouvela les objections qu'il avait déjà présentées
au maréchal à la fin d'août ; il voyait avec terreur l'armée s'éloigner de
Metz ; la ville ne résisterait pas à l'ennemi, elle succomberait bientôt à la
famine, au typhus, et avec elle la Lorraine tomberait aux mains des Prussiens.
Qui porterait la responsabilité de ces désastres ? le maréchal ; quant à lui,
gouverneur de la ville, il dégageait la sienne[4]. Le
maréchal hésitait peut-être encore, malgré les funestes avertissements du
général Coffinières, malgré les avis décourageants de son entourage immédiat
; une circonstance fortuite vint le plonger encore une fois dans sa fatale
inaction. Des journaux allemands ayant été saisis sur un prisonnier, il y lut
le récit de l'entrevue de Ferrières, la prise de la redoute de Montretout,
l'investissement complet de Paris, la menace du bombardement ; et de cette
situation militaire, non moins que de la demande d'armistice formulée à
Ferrières par M. Jules Favre, il conclut que la résistance de Paris touchait
à son terme. Pour demander la paix, le gouvernement de la Défense nationale
était sans doute aux prises avec les plus cruels embarras intérieurs ; la populace
était sans doute à la veille de saisir le pouvoir. Paris épouvanté par ses
excès s'empresserait d'ouvrir ses portes à l'armée allemande. Ces hypothèses
répondaient trop bien, on le sait, aux pensées secrètes du maréchal et à ses
espérances ambitieuses. On le voit aussitôt changer d'attitude et abandonner
la grande opération de Thionville. Il fera
cependant encore de petites tentatives partielles pour ramener des approvisionnements
dans la place, et pour dissimuler ses projets. Il prévoit les accusations
dont il sera l'objet dans un avenir prochain, et il va chercher à les écarter
par une expédition contre les fermes des Grandes et des Petites-Tapes, fermes
situées au nord de Metz, sur la rive gauche de la Moselle, et que l'on avait
lieu de croire abondamment pourvues de récoltes. Les troupes du 6e corps (Canrobert), soutenues par la division
Déligny des voltigeurs de la garde, reçurent l'ordre d'avancer jusqu'au ruisseau
des Tapes, petit cours d'eau qui se jette dans la Moselle, en avant de
Ladonchamps et du hameau de Saint-Remy. Pendant qu'on tiendrait ces positions,
les denrées seraient enlevées en toute hâte, après quoi les troupes rentreraient
dans leurs quartiers. L'opération présentait des difficultés fort sérieuses,
car les hauteurs qui commandent la vallée à droite et à gauche étaient couronnées
de batteries dont les feux croisés feraient beaucoup de mal aux voltigeurs
massés dans la plaine. Le maréchal crut parer à ce danger, d'une part, en
ordonnant au maréchal Lebœuf de porter une de ses divisions en avant de la
ferme de Grimont, sur la rive droite, pour attirer sur elle les troupes et
les batteries installées à Malroy ; d'autre part, à l'extrême gauche, en prescrivant
au général Ladmirault de s'emparer du bois et du village de Vigneulles et de
s'avancer par Saulny-de-Plesnois et Villiers-les-Plesnois. L'attaque
réussit au-delà de toute espérance ; toutes les positions indiquées sont
brillamment conquises, et, à trois heures, les troupes bordaient le ruisseau
des Tapes du chemin de fer à la Moselle, mais les denrées ne purent être
enlevées. « En présence de l'intensité du feu de l'ennemi qui ne diminuait
pas et de la direction convergente qu'il lui avait donnée sur les points dont
nous nous étions emparés, il n'était pas possible de réaliser l'opération de
courage que j'avais voulu faire ; nos voitures n'auraient pu traverser un
terrain sillonné en tous sons par les obus, et force fut de les faire rentrer
au camp Bien que l'opération de fourrage projetée n'ait pu avoir lieu, cette
journée n'en constitue pas moins pour nos armes un brillant succès. Nos
troupes s'y sont vaillamment comportées, et l'ennemi, chassé de toutes ses
positions, abandonnant ses tranchées et ses ouvrages, laisse entre nos mains
535 prisonniers, dont 4 officiers. Malheureusement nos perles sont sérieuses
; elles s'élèvent à 1.257 hommes, parmi lesquels on compte 3 officiers généraux[5]. » Cet
effort fut le dernier ; les troupes auxquelles le maréchal est obligé de
rendre hommage vont être condamnées à une inaction absolue après ce brillant
fait d'armes. Le maréchal ne parait pas avoir eu d'autre but, dans la sortie
dos Tapes, que de montrer une certaine bonne volonté d'agir ; il a eu douze
cents hommes tués ou blessés ; il a fait cinq cents prisonniers ; n'est-ce
pas la preuve qu'il avait l'intention de se battre ? Mais les troupes ne s'y
trompèrent pas ; les officiers compétents de l'armée de Metz avaient prévu le
résultat de cette expédition où les deux ailes restant on arrière, la colonne
du centre était obligée de s'aventurer sur un lorrain découvert sous le feu
convergent des batteries ennemies. Pourquoi le maréchal n'avait-il pas fait
attaquer les hauteurs où ces batteries étaient installés ? Sans cloute parce
qu'après les avoir conquises il aurait fallu les garder. Gela n'entrait pas
dans les plans du maréchal. Ce combat était à peine fini qu'il adressait (7 octobre) la lettre confidentielle
suivante aux commandants des corps d'armée et aux chefs des différents
services : Le
moment approche où l'armée du Rhin se trouvera dans la position la plus
difficile peut-être qu'ait jamais dû subir une armée française. Les graves
événements militaires et politiques qui se sont accomplis loin de nous et dont
nous ressentons le douloureux contre-coup, n'ont ébranlé ni notre force
morale, ni notre valeur comme armée. Mais vous n'ignorez pas que des
complications d'un autre ordre s'ajoutent journellement à celles que créent
pour nous les faits extérieurs. Les
vivres commencent à manquer, et, dans un délai qui ne sera que trop court,
ils nous feront absolument défaut. L'alimentation de nos chevaux de cavalerie
et de trait est devenue un problème dont chaque jour qui s'écoule rend la
solution de plus en plus impossible ; nos ressources sont épuisées, nos
chevaux vont dépérir et disparaître. Dans
ces graves circonstances, je vous ai appelés pour vous exposer la situation
et vous faire part de mes sentiments. Le devoir d'un général en chef est de
ne rien laisser ignorer, en pareille occurrence, aux commandants des corps
d'armée placés sous ses ordres et de l'éclairer de leurs avis et de leurs
conseils. Placés
plus immédiatement en contact avec les troupes, vous savez certainement ce
qu'on peut attendre d'elles, ce que l'on doit en espérer. Aussi, avant de prendre
un parti décisif, ai-je voulu vous adresser cette dépêche, pour vous demander
de me faire connaître par écrit, après un examen très-mûri et très-approfondi
de la situation, et après en avoir conféré avec vos généraux de division,
votre opinion personnelle et votre appréciation motivée. Dès
que j'aurai pris connaissance de ce document, dont l'importance ne vous
échappera point, je vous appellerai dans un conseil suprême, d'où sortira la
solution définitive de la situation de l'armée dont S. M. l'empereur m'a
confié le commandement. Je
vous prie de me faire parvenir dans les quarante-huit heures l'opinion que
j'ai l'honneur de vous demander et de m'accuser réception de la présente
dépêche. Trois
faits importants se dégagent de cette lettre : 1° le maréchal Bazaine est
disposé à négocier avec l'ennemi ; 2° il ne reconnaît pas le gouvernement de
la Défense nationale, et à ses yeux l'empereur est toujours le représentant
du pouvoir dont il tient son commandement ; 3° il cherche à s'abriter
derrière l'opinion des chefs de corps, — et aussi des généraux de division,
qu'il consulte pour la première fois, quand la situation que ceux-ci n'ont
pas voulue lui semble désespérée, condescendance tardive destinée à diminuer
sa responsabilité devant ses juges futurs. Conformément aux termes de la
lettre, la réunion des chefs de corps et des généraux de division a lieu le 8
octobre, et les résolutions prises se résument en ces mots : l'armée est
prête à accepter une convention honorable qui lui permettra de se retirer avec
armes et bagages ; plutôt que de subir des conditions humiliantes, elle se
frayerait un passage à travers l'ennemi, les armes à la main. Mais les
membres de la réunion demandent à entrer en pourparlers sur l'heure ; ils ne
veulent pas être acculés par la famine à la dernière extrémité et être obligés
de subir la loi du vainqueur, si dure qu'elle soit. Le pain et le sel
manquent, la santé des troupes dépérit ; il faut donc ou traiter promptement,
ou promptement tenter l'effort suprême. Le
maréchal se montre fort satisfait de cette détermination qui lui laissait le
champ libre pour l'ouverture des négociations. Le 10 octobre, il réunissait
les commandants de corps et les chefs de service, et traçait devant eux le tableau
de la situation sous les plus sombres couleurs ; il parlait encore des
désordres qui régnaient, disait-il, dans l'intérieur de la France ; il
insistait sur la volonté du roi de Prusse de ne pas traiter avec le
gouvernement provisoire ; sur l'obligation où l'on se trouverait, par suite,
de considérer comme non avenue la captivité de l'empereur ; sur la nécessité
d'appuyer le gouvernement de l'Empire de concert sans doute avec les armées
prussiennes. Le gouverneur de Metz objecta, il est vrai, « qu'il n'était pas
admissible que les Prussiens laissassent l'armée de Metz rentrer en France pour
rétablir l'ordre, et que ces ouvertures n'étaient qu'un leurre pour nous
faire arriver à l'entier épuisement de nos faibles ressources[6]. » Le conseil ne crut pas devoir
s'arrêter à ces sages observations, et les résolutions suivantes furent
adoptées : 1°
On tiendra sous Metz le plus longtemps possible ; 2°
On ne fera pas d'opération autour de la place, le but à atteindre étant plus
qu'impossible ; 3°
des pourparlers seront engagés avec l'ennemi dans un délai qui ne dépassera
pas quarante-huit heures, afin de conclure une convention militaire honorable
acceptable pour tous ; 4°
Dans le cas où l'ennemi voudrait imposer des conditions incompatibles avec
notre honneur et le sentiment du devoir militaire, on tentera de se frayer un
passage les armes à la main. La «
convention militaire honorable » pourrait-elle s'entendre d'une capitulation
comme celle de Sedan, par exemple ? Non, les généraux de division avaient
stipulé qu'ils entendaient sortir de Metz avec armes et bagages. Quant à la
ville de Metz elle-même, le conseil n'avait rien dit, ce qui donne à penser
que le maréchal, les chefs de corps et les généraux traitaient seulement pour
l'armée, et supposaient que la ville pourrait continuer la résistance une
fois livrée à elle-même. Mais que feront les autorités militaires si le roi
de Prusse exige la reddition de la place ? Cette exigence ne paraît pas avoir
été prévue. Après
un premier refus, destiné sans doute à faire traîner les choses en longueur,
Frédéric-Charles permit au général Boyer — le maréchal venait de lui conférer
ce grade — de franchir les lignes prussiennes pour se rendre à Versailles et
traiter de la capitulation avec le roi de Prusse. Quand la nouvelle de ce départ,
et les causes qui l'avaient amené furent connues dans la ville, une profonde
émotion s'empara des esprits, des rassemblements tumultueux se formèrent sur
les places, l'hôtel de ville fut envahi ; on jeta par la fenêtre le buste de
l'empereur, on foula aux pieds l'aigle impériale qui surmontait le drapeau
tricolore. Cette vaillante population ne pouvait se résigner, après avoir
tant souffert, à la douleur qu'elle entrevoyait au bout des négociations ;
elle aimait la France et voulait rester française. Le général Coffinières
annonça, pour la calmer, le prochain départ de l'armée ; il était décidé,
disait-il, à résister jusqu'à la dernière extrémité ; il écrivit au maire une
lettre où on lisait ces mots : « Tout ce qu'il sera humainement possible de
faire pour la défense, nous le ferons sans aucune hésitation. » L'émoi
n'était pas moins grand dans les rangs de l'armée ; la perspective d'une
capitulation à l'image de celle de Sedan soulevait le cœur des officiers et
des soldats. Les officiers se sentaient, écrit le général Déligny, « humiliés
dans leurs armes, blessés dans leur dignité. » Des réunions s'étaient formées
pour aviser à la conduite à tenir. Toute perte de temps fut considérée comme
funeste ; encore deux ou trois jours d'attente, et il n'y aurait presque plus
d'attelages ni de cavalerie. Sur ses 10 batteries, l'artillerie de la garde
ne pouvait plus en atteler que 4, 2 de canons et 2 de mitrailleuses ; s'il en
était ainsi dans le corps où les chevaux avaient été le plus soignés et les
fourrages ménagés avec le plus de soin, quel espoir y avait-il à fonder sur
les autres ? On pouvait encore, il est vrai, trouver d'autres ressources ;
les entreprises publiques, les compagnies de Metz possédaient encore à part
cela 1.600 chevaux en bon état, faits au service du trait, qu'elles offraient
de céder à l'armée pour traîner les canons le jour où elle en aurait besoin.
On pouvait atteler ainsi 400 voitures, et par conséquent environ 150 bouches
à feu ; avec les chevaux de main des officiers et les dernières ressources
des corps, on était en droit de compter sur 100 autres, ce qui permettait de
constituer un parc de 250 pièces, plus que suffisant pour appuyer un grand
effort et favoriser une trouée sur un point quelconque des lignes ennemies.
Les chefs de corps et les généraux répondaient de leurs soldats ; ils ne
doutaient pas que la garde ne se joignît à eux, aussi bien que d'autres
troupes entraînées par l'exemple et par un amour-propre habilement surexcité[7]. Divers
projets de sortie sont discutés ; mais quel est le chef qui voudra se mettre
à la tête des troupes et tenter la trouée du désespoir ? Ce n'est pas le
maréchal Bazaine, l'indignation contre sa personne est générale ; sa conduite
a révolté le sentiment de l'honneur dans toutes les âmes, et quelques membres
de la réunion sont allés jusqu'à proposer de le déposséder de son commandement.
Toutefois le respect de la hiérarchie est encore si grand que la majorité de
la réunion conseille de tenter une démarche suprême auprès du maréchal. Les
délégués seront peut-être assez heureux pour lui faire partager les
douloureux sentiments de l'armée, et l'arracher à sa coupable indolence.
Bazaine répondit à la députation des généraux que leurs sentiments étaient
les siens, qu'il était bien résolu à ne pas capituler ; puis, prenant une
carte, il leur développe longuement un plan de sortie par le sud qu'il se
prépare à mettre à exécution au retour du général Boyer, si la réponse du
quartier général prussien n'est pas de nature à être acceptée. Les généraux
se retirent plus que jamais convaincus qu'il serait puéril d'attendre du
maréchal un acte de vigueur. La réunion se reforma aussitôt ; Bazaine s'était
dit tout disposé à remettre le commandement à celui qui voudrait s'en
charger. Puisqu'on avait perdu tout espoir de l'entraîner à la tête des
troupes, il fallait choisir un autre chef en position d'inspirer confiance à
l'armée et d'imposer silence aux susceptibilités de ses collègues. Les noms
du maréchal Canrobert et des généraux Déligny et de Cissey furent successivement
mis en avant sans succès, aucun de ces officiers généraux n'ayant voulu
prendre sur lui la responsabilité de la tentative suprême ; la réunion se
disperse tristement. A cette date, un relevé du nombre des combattants
capables de marcher à l'ennemi avait été fait sur l'ordre de Bazaine, et il
n'avait pas moins donné de 129.000 hommes, sans compter les 20.000 hommes de
la garnison de Metz. Avec ces soldats aguerris, conduits par des officiers
énergiques comme ceux qu'on vient de voir dans ces deux réunions, le maréchal
pouvait rendre encore un éclatant service à son pays ; en admettant qu'il ne
fût pas possible à toute l'armée de traverser les lignes prussiennes et de
rejoindre les armées en formation sur les bords de la Loire, on pouvait au
moins faciliter le départ des hommes les plus résolus et des meilleurs
officiers, lesquels, marchant pendant la nuit avec des guides sûrs, auraient
apporté aux jeunes armées de la France de précieux éléments qui leur
manquaient. Les écrivains militaires allemands, ordinairement indulgents pour
le maréchal Bazaine, ont développé cette pensée dans des termes qui méritent
d'être cités, bien qu'il soit cruel de recevoir des leçons d'un ennemi. Le
maréchal était parfaitement au courant de tout ce qui se passait sur le théâtre
de la guerre ; il connaissait la résistance de Paris, la formation de
nouvelles armées, au moins de celle de la Loire. Son expérience militaire ne
lui permettait pas d'ignorer que la présence de cadres instruits était
indispensable pour en faciliter l'organisation, comme pour encadrer les
nouvelles levées et celles qui venaient d'être appelées sous les drapeaux. C'était
donc pour lui un devoir rigoureux de fournir à son pays les cadres qui lui
manquaient. Il lui était facile de choisir dans toutes les armes, dans tous
les corps, des hommes et des sous-officiers éprouvés, ayant bien supporté les
privations et capables de fournir pendant quelques jours des étapes de 10 à
12 lieues ; il en eût formé un détachement auquel il aurait adjoint un grand
nombre d'officiers et de canonniers, ceux-ci marchant sans leurs pièces, plus
un millier de cavaliers montés sur les meilleurs chevaux restants ; cette
troupe aurait pu comprendre ainsi 2.000 officiers, 2.000 canonniers, 6.000
fantassins et 1.000 cavaliers ; total : 11.000 hommes. On l'eût scindée en
trois ou quatre groupes, et chacun d'eux, conduit par un guide intelligent,
eût pu, en évitant le combat, s'échapper par les bois et, à la faveur de la
nuit, traverser nos positions ; chacun eût suivi une route différente ou se
fût réparti sur plusieurs directions, assez rapprochées cependant pour pouvoir
se soutenir en cas de besoin. Quatre journées de marche devant suffire pour
sortir de la région occupée par les troupes allemandes, il y avait lieu de
n'emporter des vivres que pour ce laps de temps, en marchant sans voitures et
sans bagages. Si
on mettait en doute la possibilité d'une pareille entreprise, il suffirait,
pour s'en convaincre, de voir ce qu'était alors la situation militaire : le
gros de nos forces autour de Paris, une autre armée à Metz, et 50.000 hommes
en Alsace ; dans les pays intermédiaires entre ces trois points, il n'y avait
que 50.000 hommes, répartis sur une telle étendue, qu'ils étaient dans
l'impossibilité de se réunir. Une
fois sortis de Metz, les détachements français pouvaient prendre l'avance sur
les troupes d'investissement et, par une marche rapide de 8 à 9 milles, faite
d'une seule traite, ils pouvaient avoir la certitude de nous échapper
complétement. La
meilleure direction à suivre, parce qu'elle était la plus courte, était entre
Nancy et Sarreguemines, vers les Vosges d'abord et Besançon ensuite, où devait
être le rendez-vous. De Metz au sud de Lunéville, il n'y avait guère que 16
milles à parcourir (30 lieues) ; à partir de ce point, le détachement retrouvait
des corps nombreux de francs-tireurs qui lui eussent servi tout à la fois de
guides et de soutiens. Le
passage à travers nos lignes offrait certainement de sérieuses difficultés ;
mais le combat du 31 août avait suffisamment prouvé que cette opération était
loin d'être impossible : il ne fallait que se rendre maître pour quelques heures
des différents points par lesquels le passage devait s'effectuer. Le maréchal
n'avait qu'à préparer habilement la concentration de son armée dans cette direction
et à engager à l'improviste une action sérieuse, deux ou trois heures avant
la fin du jour, sans perdre un temps précieux comme il l'avait fait le 31
août. Les points de passage restant forcément occupés jusqu'à l'entrée de la
nuit, les petits détachements étaient à même de les traverser, sans être
obligés de prendre part au combat ; il pouvait se faire, et c'était le cas le
plus favorable, qu'ils passassent inaperçus, sans être poursuivis, grâce au
dévouement et aux grands sacrifices du reste de l'armée. Le
maréchal restait encore assez fort, sans aucun doute, pour contraindre l'armée
d'investissement à ne pas s'éloigner de Metz ; pour la France il y avait là
non-seulement un avantage matériel inappréciable, mais un fait d'une
importance morale considérable. Au
lieu de rien tenter de semblable, le maréchal passa tout le mois de septembre
dans la plus complète inaction. Chaque jour voit cependant diminuer les
approvisionnements, et il lui est déjà facile de calculer l'heure où viendra
la famine, et avec elle la perle certaine de l'armée ; aussi, dès les
premiers jours d'octobre, le voit-on entamer des négociations pour écarter le
danger qui le menace[8]. Le
retour du général Boyer était attendu avec une douloureuse impatience ; il
arriva enfin le 17 octobre, après sept jours d'absence. A sa sortie de Metz
le chemin de fer l'avait emporté jusqu'à Nanteuil, au-delà de Château-Thierry
; à partir de cette station, les tunnels et les ponts étant coupés, le
général était monté en poste dans une voilure prussienne, conduite par des
hommes de la landwehr, qui l'avait transporté jusqu'à Villeneuve-Saint-Georges,
d'où, contournant Paris, il était arrivé à Versailles après un voyage qui
n'avait pas duré moins de quarante-huit heures. Sa seule présence confirmait
l'exactitude des rapports du sieur Regnier à M. de Bismarck. Reçu avec une
grande courtoisie, il fut invité à s'expliquer dans un conseil auquel
assistaient, avec le roi de Prusse, M. de Bismarck, M. de Moltke, le prince
royal et le général Blumenthal. L'ambassadeur du maréchal Bazaine fait
connaître l'objet de sa mission et les conditions du traité qu'on serait
disposé à souscrire. Toute illusion lui est au même instant enlevée par le
comte de Moltke : l'armée de Metz n'obtiendra rien de plus que l'armée de
Sedan. Le général Boyer se récrie ; alors M. de Bismarck intervient : il
consentirait à laisser l'armée se retirer dans une ville du midi de la France
; on convoquerait dans cette ville le Sénat et le Corps législatif de
l'Empire, et ces deux assemblées, après avoir rétabli le gouvernement déchu,
avec l'impératrice régente, signeraient la paix avec l'Allemagne. C'était
toujours le plan du sieur Regnier. M. de Moltke était, lui, d'un avis tout
différent : sans chercher à deviner si les propositions de M. de Bismarck ne
recouvraient pas une perfidie destinée à entretenir les illusions de Bazaine
jusqu'à l'épuisement complet de ses ressources, il objecte, non sans raison,
que l'armée, sortie de Metz pour se rendre dans une ville du Midi, refusera
d'obéir à Bazaine et ira grossir les armées de province. Le conseil s'accorde
néanmoins à charger le général Boyer de la réponse suivante, conforme au
désir de M. de Bismarck : « On ne
traiterait du sort de l'armée de Metz qu'à la condition de la voir rester
fidèle au gouvernement de la régence, seul susceptible de faire la paix et de
contribuer à son rétablissement ; l'impératrice devrait donner son
assentiment à cet arrangement et en assurer l'exécution par.sa présence au
milieu des troupes. » M. de
Bismarck n'était nullement convaincu que le gouvernement seul de la régence
fût capable de conclure la paix avec l'Allemagne ; il savait fort bien, au
contraire, et il le reconnaîtra bientôt, que la France ne voulait à aucun
prix du rétablissement du gouvernement impérial ; mais il cherchait le moyen
le plus sûr d'arriver à tromper Bazaine, de gagner encore une semaine et de consommer
la ruine de l'armée de Metz. Il est tenu au courant par ses espions de la
situation de Metz : il sait que quelques jours de souffrances achèveront
d'épuiser les soldats de Bazaine et qu'il n'y aura plus à redouter de leur
part aucun coup de désespoir ; c'est donc pour gagner du temps qu'il charge
le général Boyer de cette réponse hypocrite. En même temps, il tient la main
à ce que le négociateur de Bazaine ne communique, soit pendant son séjour à
Versailles, soit pendant son voyage, avec aucun de ses compatriotes. Le
général Boyer aurait vite reconnu qu'on s'était joué de sa bonne foi quand on
lui avait tracé le tableau de l'état intérieur de la France. C'était effectivement
un tableau lugubre et bien fait pour encourager Bazaine à persévérer dans sa
ligne de conduite. D'après les récits émanés des plus hautes autorités
prussiennes, le Midi avait formé un gouvernement séparé ; Lyon possédait un
gouvernement spécial ; l'Ouest avait constitué une ligue catholique et rompu
ses liens avec le reste de la France. Dans l'intérieur de Paris, la discorde
avait éclaté entre la population et les membres du gouvernement, et M.
Gambetta s'était vu obligé de se sauver en ballon. Ce n'était pas tout. La délégation
de Tours, menacée à la fois par l'Ouest et par les armées allemandes., se
disposait à chercher un refuge à Toulouse, peut-être même à Pau. Les villes
de Normandie, épouvantées par les excès révolutionnaires, saluaient les
Prussiens comme des libérateurs. Enfin, la seule armée de province venait
d'être anéantie à Arthenay, non loin d'Orléans. Tel était l'état de la France. Le général
Boyer n'ayant su ni s'aboucher avec un Français à Versailles, ni se procurer
un journal, ne parut pas se douter qu'on l'avait trompé ; il rapporta
fidèlement à Metz tout ce qu'il avait entendu, et la provenance suspecte de
ses récits ne l'empêcha pas d'être cru sur parole. Le général Changarnier,
qui assistait au conseil du 18, l'invita à jurer sur l'honneur que tels
étaient bien les récits qu'on lui avait faits, et il jura. On lui demande
alors à voir les journaux qu'il a pu se procurer pendant son voyage ; il
déclare, à la stupéfaction générale, qu'il n'a pu s'en procurer aucun. Seul,
le général Coffinières refuse absolument de croire à ces rapports d'origine
prussienne. Le moment est venu pour le conseil de prendre une décision. Il
avait arrêté, on s'en souvient, dans sa séance du 10 octobre : 1° qu'il
refuserait toute convention qui ne serait pas jugée honorable ; 2° qu'il ne
fallait pas se laisser acculer par la famine, qu'il fallait agir sans délai,
si un effort suprême était à tenter par suite des exigences de l'ennemi.
Va-t-il persévérer dans ces résolutions, après le récit du général Boyer, ou
se déjuger ? Le conseil se déjuge ; à l'unanimité moins deux voix, il est
décidé que le général Boyer partira pour l'Angleterre, avec la mission
d'inviter l'impératrice à entamer des négociations avec Versailles. Un sauf-conduit
est de nouveau demandé au prince Frédéric-Charles, et le général Boyer se met
en route pour la seconde fois. Le piège tendu par M. de Bismarck à Bazaine a
un plein succès : les vivres qui restent encore seront épuisés pendant que
les négociations suivront leur cours. Le
relevé des approvisionnements restant en magasin portait jusqu'au 22 octobre
la durée possible de la résistance : passé cette date, il n'y aurait plus de
pain et les troupes seraient obligées de se nourrir avec de la viande de cheval
; le sel, on le sait, manquait déjà Le maréchal n'avait pas pu passer sous
silence à l'armée la gravité de la situation et l'imminence d'un dénouement
qu'il n'avait pu dépendre d'elle d'écarter par sa bravoure. Cette
communication, faite dans les termes les plus adoucis, jeta dans le camp une
surexcitation très-grande ; des imprécations, des menaces même étaient
proférées contre le maréchal qui, très-prudent d'ailleurs, ne se montrait
presque jamais en public. Au sein de la population civile, l'irritation prit
des allures plus sérieuses : la vaillante et patriotique cité, qui depuis
longtemps pressait le maréchal d'agir, voyait se dresser devant elle les
terribles conséquences des négociations engagées ; les journaux, bravant la
censure, se répandaient en accusations contre le maréchal ; fait
caractéristique : dans cette ville soumise à l'état de siège, aucune voix ne
s'éleva pour le défendre : chez les soldats et chez les civils le sentiment
était le même : aux yeux des uns et des autres, le maréchal trahissait la France. Quatre
mortelles journées se passent au milieu de ces angoisses de l'agonie. Enfin
le 24 au matin, un parlementaire prussien, chargé d'une lettre de
Frédéric-Charles, se présente aux avant-postes ; on l'amène sans perdre un
instant auprès du maréchal ; celui-ci ouvre le pli et lit la dépêche suivante
de M. de Bismarck : D'après
les informations que je reçois de Londres, l'impératrice se refuse à toute
espèce de transaction, comme à tout traité ayant pour base une cession de
territoire. Les renseignements que nous avons, d'ailleurs, été à même de
prendre dans le pays et dans l'armée nous ont prouvé que le gouvernement
impérial n'y rencontrerait aucun appui. En entrant en arrangement avec lui,
le roi semblerait vouloir l'imposer à la France ou chercher à intervenir dans
ses affaires intérieures, ce qui serait contraire aux intentions de Sa
Majesté. Le
maréchal Bazaine n'a pas donné les garanties qui lui étaient demandées et que
le général Boyer avait dit lui faire connaître comme base première de toute convention,
c'est-à-dire la cession de la ville de Metz et la signature de tous les chefs
de son armée reconnaissant la régence et s'engageant à la rétablir. Dans
ces conditions, il n'y a plus lieu de continuer des négociations politiques ;
la question se pose militairement ; c'est aux événements de la guerre seuls
qu'il appartient de la résoudre. M. de
Bismarck s'était joué du maréchal Bazaine. Dans
cette extrémité, le général Desvaux, commandant de la garde, propose de
marcher contre les lignes ennemies, plutôt que de subir la loi du vainqueur ;
mais il est seul de cet avis. La cavalerie est dans un état déplorable,
l'artillerie est entièrement désorganisée, le pain manque depuis deux jours.
M. de Bismarck avait fait durer la négociation tout le temps qu'il fallait
pour réduire l'armée à une complète impuissance, et, grâce au maréchal Bazaine,
il avait complétement réussi. Le maréchal ne s'apercevait pas encore qu'il
était la dupe du diplomate prussien ; il persistait à se croire un grand
prestige auprès de Frédéric-Charles, parce que celui-ci, devinant son
ambition, n'avait jamais manqué de flatter sa vanité pour en tirer profit.
Bazaine résolut donc d'envoyer auprès du prince un homme chargé d'obtenir de
lui des conditions moins dures que celles qu'on lui signifiait de Versailles.
Il charge de cette triste commission le général Changarnier, attaché à
l'état-major du maréchal Lebœuf depuis l'ouverture de la campagne. Accueilli
par Frédéric-Charles avec une grande courtoisie, le vieux général n'en essuie
pas moins un refus absolu. Le commandant en chef prussien ne veut pas
consentir à laisser l'armée de Metz se retirer soit dans le Midi, sait en Algérie
; il la sait réduite à la dernière extrémité, il n'a plus à redouter de sa
part une tentative désespérée ; il attend qu'elle dépose les armes et lui
ouvre les portes de la ville. Le prince est si bien persuadé que l'heure de
la capitulation est proche qu'il enverra, dit-il, le jour même, le général de
Stiehle au château de Frescaty, sur la ligne des avant-postes pour prendre
les derniers arrangements avec le négociateur que voudra bien désigner le
maréchal Bazaine. Il avertit même le général Changarnier qu'il a fait
accumuler d'immenses approvisionnements de bouche aux portes de la ville,
tant il sait bien que l'armée et la population souffrent de la famine. Telle
est la réponse rapportée au camp par le général Changarnier. Le maréchal se
résigne à la dernière humiliation ; il désigne le général de Cissey, qui se
rend au château de Frescaty, où l'attend le général de Stiehle. Les
conditions offertes pour la capitulation de l'armée sont inexorables :
l'armée de Metz est traitée comme l'avait été celle de Sedan ; elle sera
prisonnière de guerre, après avoir livré à l'ennemi ses armes, ses drapeaux,
son matériel et ses bagages ; quant à la ville, son sort ne sera pas séparé
de celui des troupes : elle doit ouvrir ses portes et se livrer. Après avoir
reçu ces pénibles communications, le général de Cissey se retire. Le conseil
est convoqué une dernière fois par le maréchal Bazaine ; on y entend le
rapport du général Changarnier et le récit de la mission du général de
Cissey, que suivent de longues et ardentes discussions. Le
général Desvaux proteste encore une fois, au nom de la garde, contre la
capitulation à laquelle tous les membres du conseil paraissent résignés ;
c'est en vain qu'il rappelle l'engagement pris naguère de repousser toute
convention incompatible avec l'honneur : des hommes qui ne s'étaient pas élevés
contre les projets du commandant en chef, au temps où l'armée était encore
pleine de vigueur, pouvaient-ils songer à recourir à la fortune des armes,
quand les troupes démoralisées manquaient de pain ? « Il fut convenu à
l'unanimité, non sans la plus vive douleur, que M. le général de division
Jarras, chef d'état-major général, serait envoyé au quartier général du
prince Frédéric-Charles, comme délégué par le conseil et muni de ses pleins
pouvoirs, pour arrêter et signer une convention militaire par laquelle
l'armée française, vaincue par la famine, se constituait prisonnière de
guerre[9]. » Dans la
soirée (26
octobre) le général
Jarras quitte Bazaine, avec lequel il a eu un long entretien, pour se rendre
à Frescaty, où il est reçu par le général de Stiehle. Les clauses de la
capitulation sont débattues par les deux négociateurs. L'armée et la ville,
dont le sort est lié, doivent se rendre et remettre aux mains de l'ennemi
tout leur matériel « dans l'état où il serait, au moment de la signature de
la convention. » Cette rédaction laissait, on le voit, au maréchal la faculté
de noyer ses poudres, d'enclouer ses canons et de briser ses fusils ; il refusa
d'en profiter, en vertu d'une théorie inconnue jusqu'à ce jour dans l'histoire
militaire : à savoir que la place et le matériel « devaient faire retour à la
France après la signature de la paix. » Le négociateur allemand consentait à
laisser aux officiers français leurs chevaux et leurs bagages : c'est un
point sur lequel Bazaine avait recommandé au général Jarras d'insister avec
une énergie toute particulière ; on verra bientôt pourquoi ; quant à l'épée
et au sabre, les officiers français seraient contraints de les déposer : il y
avait exception cependant pour ceux qui s'engageraient à ne plus servir
contre l'Allemagne pendant la durée de la guerre. Le général Jarras obtint
pour l'armée française les honneurs militaires. Cette formalité qui, on le
sait, consiste pour l'armée vaincue à défiler devant l'armée ennemie,
tambours battants et enseignes déployées, avant de déposer les armes et de se
constituer prisonnière, équivaut à la reconnaissance par le vainqueur de la
bravoure du vaincu ; elle est consacrée par les traditions militaires de tous
les pays. Cette consolation et cet honneur, le maréchal les refusa pour son armée
; on verra plus loin pour quel motif. Enfin, le général Jarras avait pensé
que les autorités prussiennes accorderaient à un détachement de chaque corps
la permission de se retirer soit dans une ville du Midi, soit en Algérie,
sous la condition expresse de ne plus porter les armes contre l'Allemagne, tant
que durerait la guerre. Il essuya sur ce point un refus inflexible. Quand ces
diverses questions eurent été débattues, l'envoyé du maréchal retourna au
quartier général, porteur du protocole, qu'il fallait examiner une dernière
fois avant la signature définitive. Le maréchal fut péniblement surpris
d'apprendre que les officiers n'auraient pas le droit de garder leurs épées ;
il ne voulait pas céder sur ce point, mais au moment même où il invitait le
général Jarras à insister sur ce point, une dépêche de Frédéric-Charles vient
lui annoncer que le roi de Prusse accordait aux officiers la satisfaction
demandée en leur nom. Arrivé à l'article relatif aux honneurs militaires, le
maréchal s'arrête ; il ne s'oppose pas à ce que cette clause figure sur le
protocole, mais à une condition : c'est qu'elle restera lettre morte. Il voit
trop de difficultés au défilé de l'armée ; il allègue le mauvais temps, il imagine
des compétitions possibles entre les divers corps. Des juges compétents
estiment que le motif réel de ces réserves ne dérivait ni de la mauvaise température,
ni des jalousies imaginaires que l'ordre du défilé pouvait éveiller entre les
régiments. Il faut chercher ailleurs ce motif. Le maréchal, qui s'était
rarement montré à ses troupes, craignait de paraître devant elles pendant ce
morne défilé ; il redoutait les murmures et les imprécations de cette
vaillante armée précipitée par sa faute dans une si grande catastrophe.
Enfin, l'examen du protocole est terminé, le général Jarras retourne à
Frescaty pour se faire infliger une leçon de dignité par le négociateur
prussien. Le général de Stiehle ne peut pas admettre, en effet, que l'on
fasse figurer pour la forme les honneurs militaires sur la convention. Si cet
article ne doit pas recevoir son exécution, il pense qu'il vaut mieux pour la
sincérité des deux partis l'effacer tout de suite. Le général prussien se
montre fort surpris que le maréchal refuse les honneurs militaires pour son
armée parce qu'il pleut, et il dit, non sans malice, au chef d'état-major de
Bazaine que l'armée prussienne ne se laissait jamais guider par des
considérations de cette nature. Le général Jarras connaissait la volonté de
Bazaine : il subit la leçon et consentit à la suppression de l'article.
Toutefois, comme il fallait trouver un témoignage honorable pour l'armée, il
eut l'idée fort étrange d'interpréter comme un hommage de respect pour les
troupes la liberté accordée aux officiers de garder leurs épées. Un autre
incident, non moins curieux, se produisit au cours de la discussion. Les
négociateurs traitaient la question de l'envoi des prisonniers en Allemagne.
Le général de Stiehle venait de régler l'ordre du départ des officiers. «
Quant aux 80.000 hommes de troupes, ajoutait-il….. » Le général Jarras
l'interrompit pour lui dire : « 80.000 hommes, mais il y en a bien davantage,
nous en avons 120.000. — Oh ! oui, je sais, répliqua le général prussien,
avec les malades et les blessés. — Mais non, pas du tout, tint à constater
son interlocuteur ; c'est 126.000 combattants, donnés par la dernière
situation, sans compter la garnison de Metz, les malades et les blessés, plus
de 160.000 hommes. — Vraiment, est-ce possible ? » se contenta de
répondre M. de Stiehle ; l'étonnement peint sur son visage en dit plus que
ses paroles[10]. Dans
l'après-midi de cette néfaste journée, l'intendant en chef était accouru
auprès du maréchal pour lui apporter, disait-il, une heureuse nouvelle. Grâce
à de minutieuses recherches, on venait de trouver des vivres pour quatre
jours ; on en trouverait encore autant si l'on voulait s'en donner la peine.
On pourrait donc tenir encore une semaine ; tout n'était donc pas
irrévocablement perdu. Le maréchal répondit à l'intendant : « Et que
voulez-vous que cela me fasse, monsieur l'intendant ? Vous auriez des vivres
pour quinze jours, que cela ne changerait rien à la situation ; les
pourparlers sont engagés, il faut en finir de suite et nous en aller[11]. » Au camp
et dans la ville, l'agitation était portée à son comble par la perspective de
l'inévitable désastre. Quelques officiers, qui ne veulent pas courber la tête
sous la honte de la capitulation, se réunissent et dressent un plan de sortie
; ils s'élanceront à la tête d'une poignée d'hommes résolus et franchiront,
coûte que coûte, les lignes ennemies. L'intrépide général Clinchant était
déjà désigné pour le commandement de cette expédition périlleuse ; mais,
chose à peine croyable dans un pays où l'honneur militaire a tenu tant de
place, des chefs de corps dénoncent ce généreux projet au maréchal Bazaine et
lui offrent leur concours pour l'entraver. Le général Clinchant est mandé au
quartier général du maréchal Lebœuf, son supérieur hiérarchique ; là il se
trouve en présence de ce vieux général Changarnier, dont la présence à Metz
se révèle pour la première fois quand on entame les négociations. Visiblement
agité, gesticulant avec véhémence, il apostrophe violemment le général Clinchant.
Il ne comprend pas qu'il songe à se soustraire au déshonneur de la
capitulation ; il le somme de renoncer à son projet, et comme celui-ci résiste
et persiste. Changarnier, dont l'irritation s'accroît, repoussant le général
abasourdi vers la porte, s'écrie tout à coup : « Je n'aime pas les
braillards, entendez-vous, général ; j'aime mieux que l'armée périsse que de
la voir se sauver par l'indiscipline ! » Après avoir prononcé ces étranges
paroles, il se jette, en fondant en larmes, dans les bras de Clinchant.
Pendant cette scène, les troupes qui devaient accompagner, le général avaient
été éloignées par ordre supérieur. Il ne restait plus qu'à baisser la tête,
en attendant le dénouement de ce douloureux drame. Le 28
octobre, le maréchal Bazaine adressait à ses troupes un ordre du jour ainsi
conçu : A
l'armée du Rhin. Vaincus
par la famine, nous sommes contraints de subir les lois de la guerre, en nous
constituant prisonniers. A diverses époques de notre histoire militaire, de
braves troupes, commandées par Masséna, Kléber, Gouvion Saint-Cyr, ont
éprouvé le même sort, qui n'entache en rien l'honneur militaire quand, comme
vous, on a aussi glorieusement accompli son devoir jusqu'à l'extrême limite
humaine. Tout
ce qu'il était loyalement possible de faire pour éviter cette fin a été tenté
et n'a pas abouti. Quant
à renouveler un suprême effort pour briser les lignes fortifiées de l'ennemi,
malgré votre vaillance et le sacrifice de milliers d'existences qui peuvent
encore être utiles à la patrie, il eût été infructueux, par suite de
l'armement et, des forces écrasantes qui gardent et appuient ces lignes ; un
désastre en eût été la conséquence. Soyons
dignes dans l'adversité ; respectons les conventions Honorables qui ont été
stipulées, si nous voulons être respectés comme nous le méritons. Évitons
surtout, pour la réputation de cette armée, les actes d'indiscipline, comme
la destruction d'armes et de matériel, puisque, d'après les usages militaires,
places et armements doivent faire retour à la France, lorsque la paix est
signée[12]. En
quittant le commandement, je tiens à exprimer, aux généraux, officiers et
soldats, toute ma reconnaissance pour leur loyal concours, leur brillante
valeur dans les combats, leur résignation dans les privations, et c'est de
cœur navré que je me sépare de vous. Le commandant en chef de l'armée du Rhin, Maréchal
BAZAINE. On a
quelque peine à se contenir, quand on voit le maréchal Bazaine évoquer, à propos
de la capitulation de Metz, les glorieux souvenirs de Kléber à Mayence et de
Masséna à Gènes. Mais faut-il s'étonner, si l'homme dont la conduite révèle
une absence complète de sens moral, manque de mesure dans son langage, et après
tant d'actes coupables est-il permis de s'arrêter à des mots déplacés ? Une
faute amène une autre faute, et un mensonge appelle un autre mensonge. Après
avoir trompé son armée en lui promettant qu'après la signature de la paix le
matériel de guerre serait rendu à la France, après avoir foulé aux pieds
toutes les traditions militaires en qualifiant « d'actes d'indiscipline » la
destruction des armes et du matériel, le maréchal commet une « dernière
infamie[13] » par un mensonge plus odieux
encore que le précédent. En vertu de l'article 3 du protocole de Frescaty,
les armes, ainsi que tout le matériel, consistant en drapeaux, aigles, etc.,
devaient être déposés dans les forts pour être « remis immédiatement à des commissaires
prussiens. » Le maréchal comprit que ni les officiers ni les soldats ne
consentiraient à livrer à l'ennemi ces drapeaux, symbole de l'honneur
militaire, dans les plis desquels flotte sur le champ de bataille l'image
sacrée de la patrie. Il écrivit donc aux chefs de corps une circulaire dont
voici le spécimen : A S. E. le maréchal Canrobert,
commandant le 6e corps. Au grand quartier général, Ban Saint-Martin, 27
octobre 1870. Monsieur
le maréchal, Veuillez
donner des ordres pour que les aigles des régiments d'infanterie de votre
corps d'armée soient recueillies demain matin de bonne heure, par les soins
de votre commandant d'artillerie, et transportées à l'arsenal de Metz, où la
cavalerie a déjà déposé les siennes ; vous préviendrez les chefs de corps QU'ELLES Y
SERONT BRÛLÉES. Ces
aigles, enveloppées de leurs étuis, seront emportées dans un fourgon fermé ;
le directeur de l'arsenal les recevra et en délivrera des récépissés aux
corps. Le
maréchal commandant en chef, Signé
: BAZAINE. Les
drapeaux ne seront pas livrés, ils seront brûlés : voilà de quoi calmer les
inquiétudes des régiments, dont plusieurs ont déclaré qu'ils ne livreraient
pas les emblèmes de l'honneur. Le lendemain, quand on suppose que la livraison
des drapeaux a été effectuée, on tient un langage différent au directeur de l'arsenal
: CABINET DU MARÉCHAL COMMANDANT
EN CHEF. Ban-Saint-Martin,
28 octobre. ORDRE, D'après
la convention militaire signée hier soir 27 octobre, tout le matériel de
guerre, étendards, etc., doit être déposé, inventorié et conservé intact
jusqu'à la paix : les conditions définitives de la paix doivent seules en
décider. En
conséquence, le maréchal commandant en chef prescrit, de la manière la plus
formelle, au colonel de Girels, directeur d'artillerie à Metz, de recevoir et
de garder en lieu fermé tous les drapeaux qui ont été ou qui seront versés
par les corps. Il ne devra, sous aucun prétexte, rendre les drapeaux déjà
déposés, de quelque part que la demande en soit faite. Le maréchal commandant
en chef rend le colonel de Girels responsable de l'exécution de cette
disposition, qui intéresse au plus haut degré le maintien des clauses de la
convention honorable qui a été signée et l'HONNEUR DE LA PAROLE DONNÉE. Le
maréchal commandant en chef, Signé
: BAZAINE. Quarante-cinq
drapeaux sur soixante-seize furent livrés par cet inqualifiable subterfuge au
prince Frédéric-Charles qui en décora son quartier général ; les autres furent
heureusement préservés de cette souillure ; le général Desvaux, commandant de
la garde, fit lui-même brûler les siens devant la porte de l'arsenal, malgré
les ordres formels du maréchal ; quant aux autres, ils furent déchirés en
morceaux, que les officiers se partagèrent et gardèrent comme de glorieux
souvenirs. Le maréchal comprit l'odieux de sa conduite et les accusations
qui, dans l'avenir, se dresseraient devant lui ; il ordonna de déchirer la
page du registre de correspondance sur laquelle les deux circulaires avaient été
transcrites ; mais cette sorte d'escroquerie n'a servi de rien, puisque nous
avons le texte de ces trop mémorables documents. Pendant
que les troupes amenaient sur les places de la ville, sur la place de France,
sur la place de Chambières le matériel de guerre que les forts et les
magasins déjà remplis ne pouvaient plus recevoir[14], la population de Metz s'était
rassemblée en proie au plus tragique désespoir. Des soldats qui allaient
verser leurs fusils à l'arsenal furent désarmés ; des groupes furieux maudissaient
Bazaine et le général Coffinières. Les femmes, mêlées à la foule, joignaient
leurs imprécations et leurs larmes aux cris de douleur des gardes nationaux.
Cette population si vaillante et si française ne pouvait se résigner à cette
grande catastrophe. Le son lugubre de la grande cloche de la cathédrale,
dominant ces rumeurs confuses, pénétrait dans les cœurs et les glaçait comme
le glas funèbre de la ville infortunée ; sur différents points de la ville le
tocsin sonnait, et, de toutes parts, les habitants sortaient de leurs maisons
et venaient grossir les rassemblements. Des officiers égarés par la douleur
appelaient ce peuple malheureux à a résistance. Craignant un soulèvement
populaire qui aurait empêché la capitulation de s'exécuter, le maréchal
Bazaine avait envoyé dans la ville un bataillon de voltigeurs de la garde.
L'effervescence s'apaisa ; le silence du désespoir qui se recueille ne tarda
pas à succéder au tumulte de la rue. Bazaine s'empressa d'écrire au prince
Frédéric-Charles que la convention serait strictement exécutée. Il demandait
au prince, dans cette lettre, la permission de se présenter le lendemain à
son quartier général et de se constituer prisonnier. Il avait hâte de se soustraire
aux regards de ses soldais. Le 29, au matin, après avoir fait à d'éhontés
solliciteurs une abondante distribution de croix et de médailles, il
s'informa du mot d'ordre, sans lequel il ne pourrait franchir les
avant-postes français. Sanglante ironie de la destinée ! Le nom qu'il jettera
à la sentinelle est celui d'un homme qui a trahi la France, c'est le nom de
Dumouriez ! Cependant la réponse du prince Frédéric-Charles n'arrive pas.
Bazaine s'impatiente, commande ses équipages, et sans attendre plus longtemps
se dirige vers le village de Moulins, limite extrême des avant-postes
français[15]. Il y reste caché jusqu'à
quatre heures, pendant que la grande armée de Gravelotte, abandonnée après
avoir été trahie, défile comme un troupeau devant les troupes allemandes. Au
village d'Ars, la population, consternée par le dénouement du drame de Metz,
reconnaît le maréchal ; les femmes se précipitent sur sa voiture, en brisent
les glaces à coups de pierre et lui jettent, avec le nom de traître, de la
boue au visage. La gendarmerie prussienne accourt pour le soustraire à ces
fureurs trop légitimes, et il peut, sans autre accident, continuer sa route
jusqu'au château de Corny, quartier général du prince Frédéric-Charles. La
capitulation de Metz est l'événement décisif de la campagne 1870-1871 ;
l'armée du Rhin, quoique condamnée à l'inaction par suite des coupables
projets de son chef, immobilisait plus de deux cent mille Allemands aguerris
qui reprennent leur liberté pour se porter sur d'autres points du théâtre de
la guerre. Deux cent mille ennemis sont retenus sous les murs de Paris ; il
n'y en a pas moins de cent mille occupés soit à garder l'Alsace, soit à faire
le siège des nombreuses places fortes disséminées depuis le Rhin jusqu'à
Paris. Cela étant, les Allemands peuvent à peine détacher quelques corps,
tant pour inquiéter les armées de province en formation que pour assurer par
des expéditions dans les régions non dévastées la subsistance des troupes
d'occupation. Jouissant d'une liberté relative pour l'organisation de ses
jeunes armées, la délégation de Tours peut donc, sans témérité, espérer un retour
de fortune. Tout à coup la victoire de Coulmiers (9 novembre) semble ouvrir le chemin de
Paris aux jeunes armées de la République. Espérance trop vite déçue ! Quelques
jours se sont à peine écoulés que l'armée de Frédéric-Charles, rendue libre
par la trahison de Bazaine, apparaît sur les bords de la Loire et change
encore une fois la face des choses pour le malheur de la France. Grâce à ce
précieux renfort, les armées allemandes se portent au nord, à l'ouest,
partout où une résistance se manifeste, sans se relâcher pour cela de leur
surveillance sur Paris. Ainsi
l'avait voulu le maréchal Bazaine, en qui la France avait espéré jusqu'au
bout, jusqu'au jour où l'affreuse réalité se dresse devant elle dans toute
son horreur. Pauvre et généreuse France ! Elle était bien excusable de
nourrir, même après Sedan, une semblable illusion. Elle n'avait jamais vu,
dans le cours de sa longue et orageuse histoire, cent soixante-treize mille
hommes commandés par un chef renommé, livrer leurs armes, leur immense matériel
à l'ennemi et prendre le douloureux chemin de la captivité ; elle n'avait jamais
vu un maréchal refuser de servir sa patrie, dans l'espoir de l'asservir après
sa défaite ; nouer des intelligences avec l'ennemi, quand son armée demande à
marcher ; oublier ses devoirs militaires dans des négociations perfides ;
propager de faux bruits pour abattre le courage de ses soldats ; fouler aux
pieds les plus respectables traditions en refusant les honneurs militaires
pour ses troupes ; afficher le mensonge pour décider les régiments à se
séparer de leurs drapeaux ; se dérober enfin par la fuite à la suprême
humiliation dont il est l'auteur. Ce fut
un morne défilé, quand les 152.827 hommes de la grande armée de Metz
sortirent de la ville pour passer devant le front des bataillons ennemis.
Toute l'armée allemande avait pris les armes : les régiments étaient alignés
sur un côté des routes ; sur l'autre, se tenait le général commandant le
corps, entouré de son état-major. Le prince Frédéric-Charles présidait
fièrement la lugubre cérémonie. Les longues colonnes de prisonniers couvrant
au loin les routes défilent silencieusement, l'œil morne, les cœurs déchirés
par un sombre désespoir, devant les chefs des troupes allemandes ; puis on
les arrête pour compter ces braves soldats comme des têtes de bétail. Le
moment de la séparation est arrivé : les soldats serrent en pleurant la main
de leurs officiers ; ils ne voulaient pas se séparer d'eux. Larmes mutiles !
Les officiers retournent dans leurs bivouacs pour y attendre les ordres de
l'autorité prussienne ; parqués dans des campagnes détrempées par la pluie, sous
un ciel inclément, les pauvres soldats font leurs adieux à la France qu'ils
auraient voulu défendre et qu'ils vont quitter pour aller gémir captifs en
Allemagne. Les Prussiens venaient d'entrer dans Metz ; ils avaient pris possession de la cité désolée au nom de Sa Majesté le roi de Prusse. |
[1]
Metz, campagne, négociations, par un officier supérieur de l'armée du
Rhin, p. 121.
[2]
Metz, campagne, négociations, page 159.
[3]
Paroles rapportées par le général Déligny, présent à la réunion.
[4]
Le général Coffinières ne tarde pas, d'ailleurs, à changer d'avis. Dans un
conseil de guerre tenu le 10 octobre, il demandera « s'il ne serait pas
préférable de tenter le sort des armes avant d'entamer des négociations, la
succès de cette tentative pouvant rendre les pourparlers inutiles, ou bien le
résultat de nos efforts pouvant peser dans la balance par les pertes que nous
aurions fait subir à l'ennemi. » (La Capitulation de Metz, par le
général Coffinières de Nordeck, p. 62.) Si la tentative conseillée était encore
possible le 10 octobre, elle l'était à plus forte raison le 5. Pourquoi donc le
général Coffinières dissuada-t-il le maréchal Bazaine de l'entreprise projetée
?
[5]
Rapport officiel du maréchal Bazaine.
[6]
La Capitulation de Metz, par le général Coffinières de Nordeck.
[7]
Metz, campagne, négociations, page 307.
[8]
La Guerre autour de Metz.
[9]
Il résulte de ces termes, empruntés an Rapport sommaire du maréchal, que
celui-ci cherche à abriter sa responsabilité derrière la décision des membres du
conseil, comme s'il avait délibéré au même titre qu'eux. Ce subterfuge ne
saurait prévaloir contre les articles 256 et 259 du règlement sur le service
des places :
« Art. 256.
Quand le dernier terme de la résistance est arrivé, le commandant consulte le
conseil de défense ; il prend de lui-même, en suivant l'avis le plus énergique,
s'il n'est absolument impraticable, les résolutions que le sentiment de son
devoir et de sa responsabilité lui suggère. Dans tous les cas il décide seul de
l'époque et des termes de la capitulation.
« Art. 259. Le commandant supérieur d'une place a le
droit de réunir le conseil de défense et de le consulter ; mais, après la
séance, il décide seul et sans avoir à se conformer aux avis de la majorité. »
[10]
Cet incident est rapporté par le colonel d'Andlau dans l'ouvrage : Metz,
campagne, négociations, page 388.
[11]
Cette réponse très-grave est rapportée par le colonel d'Andlau, qui la met en
regard de l'article 255 du service des places, ainsi conçu :
« Le commandant d'une place de guerre ne doit jamais
perdre de vue qu'il défend l'un des boulevards de l'empire, l'un des points
d'appui de ses armées et que, de la reddition d'une place, avancée ou retardée
d'un jour, peut dépendre le salut du pays. »
[12]
Le maréchal trompait sciemment son armée en tenant ce langage. Le texte du
protocole signé à Frescaty lui inflige, d'ailleurs, un démenti sans réplique :
« Entre les soussignés, le chef d'état-major général de
l'armée française sous Metz, et le chef de l'état-major de l'armée prussienne devant
Metz, tous deux munis des pleins pouvoirs de Son Excellence le maréchal
Bazaine, commandant en chef, et du général en chef Son Altesse Royale le prince
Frédéric-Charles de Prusse,
« La convention suivante a été conclue :
« Article 1er L'armée française placée sous les ordres
du maréchal Bazaine est prisonnière de guerre.
« Art. 2. La forteresse de la ville de Metz, avec tous les
forts, le matériel de guerre, les approvisionnements de toute espèce et tout ce
qui est propriété de l'État, seront rendus à l'armée prussienne dans l'état où
tout cela se trouve au moment de la signature, de cette convention.
« Samedi, 29 octobre, à midi, les forts de
Saint-Quentin, Plappeville, Saint-Julien, Queuleu et Saint-Privat, ainsi que la
porte Mazelle (route de Strasbourg), seront remis aux troupes prussiennes.
« A dix heures du matin de ce même jour, des officiers
d'artillerie et du génie, avec quelques sous-officiers, seront admis dans
lesdits forts, pour occuper les magasins a poudre et pour éventer les mines.
« Art. 3. Les armes ainsi que tout le matériel de
l'armée, consistant en drapeaux, aigles, canons, mitrailleuses, chevaux,
caisses de guerre, équipages de l'armée, muni lions, etc., seront laissés à
Metz et dans les forts à des commissions militaires instituées par M. le
maréchal Bazaine, pour être remis immédiatement à des commissaires prussiens.
Los troupes, sans armes, seront conduites, rangées d'après leurs régiments ou
corps, et on ordre militaire, aux lieux qui seront indiqués pour chaque corps.
« Les officiers rentreront alors, librement, dans
l'intérieur du camp retranché ou a Mot/, sous la condition de s'engager sur
l'honneur à ne pas quitter la place, sans l'ordre du commandant prussien.
« Les troupes seront alors conduites par leurs
sous-officiers aux emplacements de bivouacs. Les soldats conserveront leurs
sacs, leurs effets et les objets de campement (tentes, couvertures, marmites,
etc.).
« Art. 4. Tous les généraux et officiers, ainsi que les
employés militaires ayant rang d'officiers, qui engageront leur parole
d'honneur par écrit de ne pas porter les armes contre l'Allemagne, et 'de
n'agir d'aucune autre manière contre ses intérêts jusqu'à la fin de la guerre
actuelle, ne seront pas faits prisonniers de guerre ; les officiers et employés
accepteront cette condition conserveront leurs armes et les objets qui leur appartiennent
personnellement.
« Pour reconnaître le courage dont ont fait preuve
pendant la durée de la campagne les troupes de l'armée et de la garnison, il
est en outre permis aux officiers, qui opteront pour la captivité d'emporter
avec eux leurs épées ou sabres, ainsi que tout ce qui leur appartient
personnellement.
« Art. 3. Les médecins militaires sans exception
resteront en arrière pour prendre soin des blessés ; ils seront traités d'après
la convention de Genève ; il en sera de même du personnel des hôpitaux.
« Art. 6. Des questions de détail concernant
principalement les intérêts de la ville sont traitées dans un appendice
ci-annexé, qui aura la même valeur que le présent protocole.
« Art. 7. Tout article qui pourra présenter dos doutes
sera toujours interprété en faveur de l'armée française.
« Fait au château de Frescaty, 27 octobre 1870.
« Signé : L. JARRAS.
STIEHLE. »
[13]
Expression du général Bisson, commandant la 2e division du 6e corps d'armée.
[14]
L'armée de Metz possédait 85 batteries, soit 510 bouches à feu (438 canons, 72
mitrailleuses). En ajoutant ces pièces à celles de la place et de l'arsenal on
arrive au chiffre de 1.800 bouches à feu livrées à l'ennemi.
[15]
Comme dernières paroles aux personnes qui ne l'accompagnaient pas, il dit,
assure-t-on : « Cette affaire aura au moins un bon côté ; elle fera cesser la
résistance de Paris et rendra la paix à notre malheureux pays. » (Metz,
campagne, négociations, p. 410.)