Un parlementaire
badois aux portes de Strasbourg, le 8 août. — Il somme la place de se rendre
dans les vingt-quatre heures. — Le général Uhrich, gouverneur de Strasbourg. —
Aucun préparatif de défense. — État de la garnison et de la ville au 8 août. —
Nombre de soldats. — Le baron Pron, préfet de Strasbourg ; il trompe le
gouverneur sur l'état des esprits. — Investissement de la place. — Le général
de Werder remplace le lieutenant général de Beyer. — Commencement du bombardement
le 15 août. — Sortie de la garnison le 16. — Le bombardement ; la
bibliothèque et la cathédrale sont incendiées. — Trains de plaisir organisés
en Allemagne pour voir brûler Strasbourg. — Dévouement patriotique de la
population ; les ambulances, les restaurants populaires. — Dépêches échangées
entre le comte de Palikao, ministre de la guerre, et le général Uhrich. — M.
de Palikao propose au général Uhrich de se jeter dans le duché de Bade. —
Réponse du général à ce conseil insensé. — Nouvelles communiquées, le 3
septembre, par M. de Werder, au général Uhrich. — Le général n'en fait point
part à la population. — La délégation suisse ; discours prononcé par le maire
à l'arrivée des délégués. — Strasbourg apprend enfin les événements qui se
sont accomplis depuis le commencement de septembre. — La police répand le
bruit que les délégués sont des espions. — Retraite de M. Pron. —
Proclamation de la République. — Arrivée de M. Valentin. — Délibération du
conseil, 18 septembre. — Réponse du général Uhrich. — Travaux des Prussiens.
— La capitulation.
Après
la bataille de Frœschwiller, pendant que le gros de l'armée du prince royal
de Prusse passait les Vosges sans résistance et menaçait Nancy, la division
badoise, forte d'environ vingt mille hommes, se mit en marche pour Strasbourg
qu'elle allait assiéger. Maîtresse de cette place, l'Allemagne était
maîtresse de toute l'Alsace. Dans la journée du 8 août, les troupes badoises,
commandées par le lieutenant général de Beyer, arrivaient en vue de
Strasbourg. Un officier de cavalerie, accompagné d'une faible escorte,
s'avança jusqu'à la porte de Saverne à l'ouest de la ville, et, avec beaucoup
d'assurance, somma la place de se rendre dans les vingt-quatre heures. Le colonel
Ducasse, qui gardait cette porte, répondit au parlementaire que la population
demandait dos armes et que le gouverneur préparait ses moyens de défense.
L'officier comprit, tourna bride et disparut. Le gouverneur de Strasbourg
était le général Uhrich, vieux et brave militaire, dont le nom a été, par une
étrange fortune, loué et critiqué sans mesure, selon la différence des temps.
Pour Paris, alors dans la première fièvre du patriotisme, Uhrich, enveloppé
de la gloire de Strasbourg en feu, fut un héros ; longtemps après, aux yeux
de la commission d'enquête instituée pour juger la triste et longue série de
nos capitulations, le vieux général est un chef incapable et mou qui mérite
le blâme. Ces deux opinions ne sont ni l'une ni l'autre conformes à l'exacte
vérité. Le général Uhrich avait soixante-huit ans quand la guerre éclata, il était
du cadre de réserve : il jugea néanmoins que dans la période redoutable qui
s'ouvrait, la France aurait besoin du concours de tous ses enfants et il
demanda du service. Le 21 juillet, il arrivait à Strasbourg, siège de la 6e
division militaire et quartier général de l'armée du Rhin, en qualité de
commandant de place. On n'avait rien fait encore pour mettre la ville en état
de défense ; des maisons et des arbres couvraient la zone militaire. Le
général Uhrich, voulant dégager sans retard le voisinage des remparts,
écrivit à Paris, au ministre de la guerre, pour demander l'autorisation de
couper les arbres et d'abattre les maisons. Le ministre, maréchal Le Bœuf,
répondit en interdisant au général de toucher à quoi que ce soit, sans en
avoir délibéré au préalable avec l'autorité civile. Uhrich s'inclina et
attendit. Dans les premiers jours d'août, les événements se précipitent :
l'armée française, que l'Europe croyait prête à pénétrer en Allemagne, est
toujours immobile sur la frontière, pendant que les armées allemandes se
concentrent et s'approchent. Le 4 août, le maréchal Mac - Mahon reçoit à
Strasbourg une dépêche qui lui annonce une attaque imminente du prince royal
de Prusse. En effet, au moment où cette dépêche arrive, les troupes du
général Douay sont culbutées à Wissembourg. Mac-Mahon, qui se proposait de
laisser dans Strasbourg une brigade d'infanterie, quitte en toute hâte la
ville, emmenant tous ses soldats, sauf le 87 régiment de ligne, commandé par
le brave colonel Blot. Trois jours après, des fuyards, débris de l'armée du
maréchal, se jettent dans Strasbourg, annonçant la déroute de Frœschwiller,
la dispersion de l'armée et la retraite de Mac-Mahon à travers les Vosges.
Strasbourg est menacé d'un siège ; le lendemain, en effet, les Badois
apparaissent dans les campagnes environnantes. Le
général Uhrich se trouve enfermé dans cette ville, animée d'une patriotique
ardeur, mais presque dénuée de soldats. Il a sous la main un peu plus de
quinze mille hommes, dont sept mille de troupes régulières stationnées à
Strasbourg, trois mille deux cents gardes mobiles, deux mille isolés rentrés
de Frœschwiller et trois mille cinq cents gardes nationaux, sur lesquels on
prit un corps de francs-tireurs et les pompiers, qui devaient rendre de
grands services. A ces troupes s'ajoutèrent deux bataillons de douaniers, un
petit nombre de marins de la flottille du Rhin, une centaine d'artilleurs. En
tout, seize mille hommes environ pour garder les ouvrages avancés, la
citadelle et l'intérieur de la ville. L'armement
des remparts n'était pas de nature à suppléer au nombre insuffisant des
défenseurs. Il n'y avait ni abris, ni casemates ; on aurait eu besoin de
soixante-dix mille palissades et l'on n'en possédait que trente mille. Les
cinq cents pièces de canon dont on disposait étaient de divers calibres et
toutes se chargeaient par la bouche. L'incendie de la citadelle, allumé le 24
août, aggrava le service de l'artillerie par la perte de toutes les fusées
percutantes en magasin. Aussitôt après ce déplorable incendie, le général
Uhrich s'empressa de demander un envoi de fusées au ministre de la guerre.
L'envoi eut lieu. Le bateau chargé des projectiles arriva sous les murs de
Strasbourg, grâce à l'habileté du pilote qui, prudemment, ne voyageait que de
nuit. Cependant le bateau fut saisi par l'assiégeant au moment où il allait
entrer dans la place. Tels
étaient les éléments fort incomplets que le général Uhrich avait entre les
mains quand le siège de Strasbourg commença. Il n'osa pas concevoir la pensée
d'empêcher l'ennemi de s'emparer des hauteurs qui avoisinent la place. Ces
positions étaient cependant de la plus haute importance. Si le front sud de
la forteresse, protégé par un système d'inondation, défie une attaque de
l'ennemi ; si la citadelle, couverte par le Petit-Rhin et le Rhin, du côté de
Kehl, est défendue, en outre, par des redoutes avancées et un fossé large et
profond ; il n'en est pas de même du front nord, qui regarde les collines de
Hausberrgen et de Schiltigheim. De ce côté, en avant de Schiltigheim et de Kœnigshoffen,
les cimetières de Sainte-Hélène et de Saint-Gall, dominant le rempart,
peuvent devenir, aux mains de l'ennemi, des positions très-importantes et
menaçantes pour l'assiégé. Le général Uhrich n'eut pas assez d'hommes pour
occuper ces hauteurs ; les Badois s'en emparèrent sans coup férir. Des
tranchées furent ouvertes par eux sur tout le périmètre d'investissement, des
barricades défendirent les abords des villages contre les attaques de la
garnison. Pendant que ces travaux s'accomplissaient avec la célérité
habituelle aux armées ennemies, des colonnes de cavalerie répandues dans la
contrée écrasaient les habitants de réquisitions en argent et en nature. Le
patriotisme des habitants de Strasbourg aurait apporté un puissant concours
moral au gouvernement dès le début du siège, si le général Uhrich, trop
conseillé par le représentant de l'autorité civile, n'avait pris la
population en défiance. Il en fut à Strasbourg comme dans tout le reste de la
France. Dès que les premiers revers de nos armées eurent fait toucher du
doigt la fragilité de l'Empire, la haute administration s'ingénie à diviser
les esprits et à créer deux classes de citoyens : d'après ce système, tous
les bonapartistes étaient bons Français ; quant à ceux qui, dans les
élections ou autrement, avaient fait de l'opposition à l'Empire, on les
tenait pour suspects, si on ne les traitait pas en ennemis. Le baron Pron,
préfet de Strasbourg, fut un de ces fonctionnaires absorbés exclusivement par
des préoccupations dynastiques. C'est lui qui, le 9 août, télégraphiait à
l'impératrice régente : « La situation de l'Alsace empire à chaque heure. Les
protestants donnent la main aux Prussiens ; » qui, le lendemain, faisait afficher
une proclamation intempestive du général, se terminant par ces mots, empruntés
aux affiches du coup d'Etat de décembre : « Les bons citoyens peuvent se
rassurer ; quant aux autres, ils n'ont qu'à s'éloigner ; » qui enfin, le 15
août, jour de la fête de Napoléon, poussait le général Uhrich à déclarer que
tout citoyen qui prendrait part à une manifestation hostile au gouvernement
serait traduit devant un conseil de guerre et jugé dans les quarante-huit
heures. « Il n'y a, disait le général, inspiré par M. Pron, que deux positions
possibles dans les graves circonstances où nous sommes : ami de la France ou
son ennemi ; tout le reste est effacé. » Le général Uhrich était imprudent,
mais excusable. Arrivé depuis peu de temps dans la ville, connaissant mal les
sentiments patriotiques de ses habitants, dominé par le préfet, qui avait
soin de l'isoler de la population, il devait se tromper, mais dans la suite
il reconnut loyalement son erreur et n'hésita pas à dévoiler le rôle que la
police de Strasbourg avait joué en propageant sans cesse de fausses nouvelles
pour sauver le gouvernement impérial de la chute qui le menaçait « Dès les
premiers jours de l'investissement, écrit le général, de fausses nouvelles,
des bruits de victoires remportées par nos armées, de secours extérieurs
imminents se répandaient périodiquement dans la population, la leurrant
d'espérances que le malheur faisait accepter comme des réalités, et
produisaient une véritable fièvre d'anxiété. Puis arrivait la déception,
l'esprit public retombait plus bas qu'avant ces cruelles mystifications. Je
crois pouvoir affirmer que la police de Strasbourg n'était pas étrangère à
ces faits, que j'ai toujours hautement et publiquement blâmés »[1]. Ce fut encore la faute du préfet
impérial si, sur douze mille électeurs inscrits et dignes de porter les
armes, trois mille seulement reçurent des fusils. Un bataillon d'artilleurs
pris dans la garde nationale et placé à l'un des postes les plus périlleux
des remparts montra par sa bravoure à quel point les défiances du baron Pron
étaient injurieuses et mal justifiées. Ce bataillon était commandé par le
général de génie du Barral, entré dans Strasbourg le 13 août, dans la soirée,
sous un déguisement de paysan. Les
Badois s'étaient établis autour de la ville ; ils avaient occupé
Schiltigheim, au nord, et les villages environnants, ainsi que la ligne ferrée
qui relie Strasbourg à Paris et à Colmar. Ils travaillaient avec leur
activité accoutumée à dresser leurs batteries autour de la place. On a dit
plus haut qu'ils étaient vingt mille en arrivant, ils reçurent bientôt des
renforts. Vers la fin du mois, l'effectif de l'armée assiégeante s'élevait à
quarante mille hommes ; il fut de soixante mille hommes dans la suite. Le 14
août, le lieutenant général de Beyer est remplacé par le général de Werder,
que, dans leur patois, les mères alsaciennes ont surnommé mörder,
assassin. Les opérations du siège commencent à l'arrivée de ce général. Dans
la soirée du 13 août, quelques obus éclatent dans les faubourgs de la ville
et blessent plusieurs personnes. Les Strasbourgeois ne s'émeuvent nullement :
ils croient que ces projectiles étaient dirigés contre les remparts et que la
seule maladresse des artilleurs allemands les a fait éclater sur la ville.
Ils n'imaginent pas, dans leur honnête candeur, que ces Allemands, qui
tiennent Strasbourg pour une ville germanique, vont lui prouver leur parenté
en brûlant ses maisons et en massacrant ses habitants. L'assiégeant fit une
prompte réponse à ces raisonnements optimistes. Dans la nuit du 15 août, les
Badois célèbrent ironiquement la fête de Napoléon III en tirant vingt et un
coups de canon sur la place ; les obus sifflent autour de la cathédrale,
s'abattent sur les maisons avec fracas, et, tandis que leurs éclats percent
les murs et promènent la mort, les sinistres lueurs de l'incendie éclairent
les rues de la cité. Ce sont pour les Badois les illuminations de la fête. La
sinistre plaisanterie du général de Werder dura jusqu'à minuit. Le
lendemain, 16 août, le général Uhrich décida qu'une sortie aurait lieu du
côté de Neuhof, vers le sud de la place. Les Badois s'étaient retranchés sur
les bords du canal du Rhône au Rhin et à l'entrée de la forêt de Neuhof. Le
général Uhrich voulait les déloger de ces positions. Deux colonnes d'attaque,
l'une sortant de la citadelle, l'autre de la porte de l'Hôpital, devaient
prendre les Badois entre deux feux. Malheureusement une seule colonne se mit
en roule, dans l'ordre le plus surprenant : un détachement de lanciers
ouvrait la marche ; derrière les lanciers venaient quatre canons ;
l'infanterie formait l'arrière-garde. Les Badois, embusqués sur les bords du
canal et à la lisière du bois de Neuhof, ouvrent un feu nourri sur les
lanciers. Ces soldats, débris des corps battus à l'ouverture de la campagne,
prennent subitement la fuite, laissant les canons sur la route et culbutant
l'infanterie. Ils courent de toute la vitesse de leurs chevaux vers la porte
de la ville en poussant des cris. Une compagnie de zouaves tente vainement de
reprendre les canons abandonnés. Les Badois s'en emparent et l'infanterie
revient tristement à Strasbourg, où l'émotion avait été fort vive à l'arrivée
des fuyards. Le préfet espéra calmer l'effervescence en annonçant que les
canons avaient été ramenés, bien qu'il sût que rien n'était moins vrai. Quant
au général Uhrich, il eut la faiblesse de ne pas infliger un châtiment
exemplaire aux lâches qui avaient fui. M. de
Werder allait frapper le grand coup. Au moment où l'investissement de la
ville avait été terminé, le général Uhrich avait demandé au général prussien
de laisser sortir de la ville les femmes, les enfants et les vieillards. De
Werder avait répondu qu'il ne pouvait y consentir, disant que la présence des
femmes et des enfants était une cause de faiblesse pour une ville assiégée et
qu'il ne voulait pas se priver de cet avantage. Il comptait que la pression
exercée par cette partie de la population obligerait le gouverneur à
capituler. Quand il eut acquis la conviction que Strasbourg ne voulait pas se
rendre, il ouvrit le feu de toutes ses batteries. A la nuit tombante,
l'horizon s'allumait de toutes parts et des secousses épouvantables faisaient
trembler le sol. Des incendies allumés sur tous les points de la ville annonçaient
à M. de Werder que ses artilleurs tiraient juste. Le faubourg National brûla,
le gymnase protestant brûla, la gare brûla, le tribunal, les casernes,
l'arsenal brûlèrent, les maisons particulières eurent le sort des monuments.
Au 8 septembre, on en comptait deux cent quatre-vingt-sept réduites en
cendres ; il y en avait six cents à la capitulation. Que les monuments
fussent surmontés de la croix de Genève et remplis de blessés, peu importait
à M. de Werder. Quand on veut intimider une population et créer des divisions
entre les habitants et l'autorité militaire, tous les moyens paraissent bons.
Strasbourg possédait une bibliothèque, qui était une des gloires de l'Europe
civilisée. Cette bibliothèque, composée de plus de trois cent mille volumes,
d'une foule de manuscrits et d'ouvrages qu'on ne trouve pas ailleurs,
représentait le travail lent et patient de plusieurs siècles ; les trésors de
la pensée humaine avaient été entassés dans cet asile par des hommes dignes
de la vénération et de la reconnaissance de tous. La bibliothèque était une
des merveilles dont Strasbourg se montrait le plus justement fière. Une nuit,
un obus pénètre dans ce monument sacré ; un trait de flamme jaillit du toit ;
la bibliothèque brûle. M. de Werder vient d'anéantir en quelques heures les
méditations et les recherches de longs siècles. La vénérable foule des
penseurs qui ont exposé dans ces innombrables ouvrages la fleur de leur âme
et de leur intelligence est souffletée par un soudard, et ce soudard est un
enfant de l'Allemagne qui se dit civilisée ! Le
général de Werder n'était pas encore satisfait. Strasbourg possède une
cathédrale, chef-d'œuvre de l'art gothique, monument respecté dans la guerre
des siècles passés. « Un seul boulet l'avait frappé en 1678, dit un
historien, et la chose avait paru si monstrueuse à ces hommes arriérés du
XVIIe siècle, qu'ils firent graver à l'endroit touché une inscription
destinée à signaler aux races futures cette cruelle injure faite à la maison
de Dieu[2]. » M. de Werder fit viser la
cathédrale par ses artilleurs. L'état-major français avait eu le tort, il est
vrai, d'établir un observatoire sur la plate-forme. Mais si M. de Werder avait
dirigé ses obus sur ce point dans le seul but d'empêcher les observations de
la place, il aurait cessé son feu, lorsqu'il eût appris par une lettre du
général Uhrich que l'observatoire avait été transporté ailleurs. M. de Werder
ne discontinua point de tirer sur la cathédrale. Le 19 août, la flèche fut
frappée dix-neuf fois ; le 4 septembre, les colonnettes de la couronne
étaient brisées ; le 11, un projectile frappait la grande cloche ; le 25, la
croix était renversée et l'incendie s'allumait. « Tout ce qui pouvait brûler,
brûla, » dit l'historien déjà cité. Le 28, jour de la capitulation, un
dernier obus éclatait sur la plate-forme. Quand un quartier flambait, les Badois
et les Prussiens, supposant que la population s'était rassemblée pour
éteindre l'incendie, lançaient des shrapnels (obus à balles, qui fait plus de
victimes que les autres). Le bombardement dura quatre semaines : il coûta la
vie à 300 habitants civils et en blessa 3.000 environ. Vers la fin de
septembre, trois faubourgs étaient détruits, six cents maisons incendiées ;
dix mille personnes se trouvaient sans asile. Les journaux prussiens ont
calculé, non sans une joie orgueilleuse, le nombre de projectiles lancés sur
la « ville-sœur» pendant la durée du bombardement par les deux cent quarante
pièces rangées sous ses murs ; d'après ces calculs, le chiffre des
projectiles serait de 193.722 ; ce qui donnerait une moyenne de 6.349 par
jour, 269 par heure, 4 par minute. Les
compagnies de chemin de fer du grand-duché de Bade avaient organisé des
trains de plaisir pour la durée du bombardement. On venait chaque jour, de
tous les points de l'Allemagne, pour admirer le pittoresque spectacle des
incendies. Les sensibles Allemands et les langoureuses Allemandes se
mettaient en observation sur les bords du Rhin et battaient des mains, quand
de vigoureux jets de flammes s'élançaient dans les airs ; les artilleurs
badois et prussiens rivalisaient de zèle et d'adresse en présence de cette
assistance distinguée. Ces hommes et ces femmes, venus de loin, ne voulaient
pas s'en retourner sans avoir joui d'un spectacle de choix. Il y avait des
poètes qui improvisaient des vers à la gloire de la patrie allemande, pendant
que la cathédrale et la bibliothèque éclairaient de leurs rouges lueurs la
ville infortunée. Pendant
que les Allemands incendiaient les maisons et les monuments de Strasbourg,
les remparts étaient laissés intacts. Leurs défenseurs voyaient les projectiles
tracer au-dessus de leurs têtes leurs sillons enflammés, et aller s'abattre
au loin sur des demeures paisibles, où ils tuaient des vieillards et des
enfants. En agissant ainsi, M. de Werder espérait effrayer la population
civile et la jeter pleine d'épouvante et suppliante aux pieds du gouverneur ;
alors celui-ci se verrait obligé de capituler. Mais M. de Werder se trompait
dans son calcul. La population s'était peut-être émue au début du
bombardement, parce que rien n'est plus naturel qu'un sentiment de crainte, à
la vue de l'incendie et au bruit des projectiles qui brisent tout sur leur
passage ; mais bientôt il ne resta plus dans les cœurs qu'un sentiment : la
haine pour ceux qui réduisaient en flammes une ville qu'ils appelaient la
ville sœur, qu'ils voulaient conquérir et qu'ils voulaient garder. La
conviction intime que le bombardement était un acte de cruauté inutile au
point de vue militaire ne contribua pas peu à augmenter l'horreur du nom
prussien. Au
milieu de ces dangers, les partis, jusqu'alors très-divisés, avaient oublié
leurs rancunes ; une société composée de représentants de toutes les opinions
politiques se constitua pour venir en aide aux malheureuses victimes du
bombardement : elle ouvrit des ambulances pour les malades et les blessés,
dont le nombre augmentait tous les jours ; en peu de temps, elle avait
recueilli une somme de 120.000 francs avec laquelle on secourut non-seulement
les blessés, mais les infortunés privés d'asile par suite des incendies. Des
fourneaux économiques, des restaurants populaires établis dans les différents
quartiers de la ville, assurèrent la subsistance aux familles nécessiteuses ;
plus de quatre mille personnes furent nourries dans ces établissements
hospitaliers ; des postes de secours furent créés sur différents points de la
cité Une seule et même pensée unissait désormais tous les cœurs : et celle pensée
était de conserver aussi longtemps que l'on pourrait Strasbourg à la France,
de ne se rendre qu'à la dernière extrémité, si toutefois cette catastrophe
était inévitable. La plus grande partie de la population espérait qu'une armée
de secours arriverait un jour, et, quoique cette heureuse nouvelle, plusieurs
fois répandue, eût été toujours démentie par l'événement, on voulait espérer
quand même dans la fortune de la France. Le
général Uhrich put, jusque vers la fin d'août, se tenir en relation avec le ministre
de la guerre, à Paris, M. de Palikao, et l'entretenir de l'état moral et
matériel de Strasbourg ; de son côté, il recevait des dépêches de Paris.
Ayant été informé, le 20 août, par le général de Werder, des événements qui s'étaient
accomplis sous les murs de Metz et de la retraite définitive du maréchal
Bazaine sous le canon de la citadelle, le général s'était adressé à M. de
Palikao pour savoir s'il n'avait pas été abuse par un mensonge. Le comte de
Palikao répond, le 22 août : « Le récit de l'ennemi est faux ; le maréchal
Bazaine a combattu, il a gardé ses positions. » Le général Uhrich ne se
doutait pas alors que M. de Werder lui avait dit la triste vérité et que M.
de Palikao l'induisait on erreur. Le 27 août, une dépêche, portée par un
homme sûr, est transmise au ministre de la guerre par le sous-préfet de
Schlestadt. Uhrich écrivait laconiquement : « Strasbourg est perdu, si vous
ne venez immédiatement à son secours ; faites ce que vous pourrez. » M. de
Palikao répondait, le 29 août, à ce cri de détresse en engageant le général
Uhrich à tenter une sortie de nuit et à se jeter dans le grand-duché de Bade.
Celle dépêche, qui ressemble à une lugubre plaisanterie, venant d'un homme
auquel le général Uhrich avait parlé à diverses reprises de l'insuffisance de
la garnison, était conçue en ces termes : « Tenez
le plus longtemps possible. Une bataille vers Metz est imminente et l'on a
tout lieu d'espérer un bon résultat. Comme dernière ressource, la garnison
doit exécuter un coup d'audace ; elle pourrait peut-être pendant la nuit
franchir le Rhin et se jeter dans le pays de Bade, où il ne se trouve que
fort peu d'ennemis, et repasser le Rhin plus tard. Faites le possible et
promptement. » Le général de Palikao conseillait de franchir le Rhin avec
11.000 hommes, en présence de 60.000, sans se demander si Uhrich avait assez
de bateaux pour embarquer ses troupes, sans songer que la rive droite du Rhin
était garnie de canons, sans se douter que l'exécution d'un pareil plan, en
admettant qu'elle fût possible, devait aboutir d'une part, à l'occupation
immédiate de Strasbourg, et d'autre part, à la perte et peut-être à la
destruction complète de la faible armée follement engagée en pays ennemi. Le
général Uhrich avoue que cette fausse appréciation de sa situation lui causa
une impression douloureuse. Il répondait, le 2 septembre, à M. de Palikao : «
Situation empirée. — Bombardement sans trêve. — Artillerie foudroyante. Je
tiens et tiendrai jusqu'au bout. — Comment pourrais-je passer le Rhin sans
pont, sans bateaux ? Abandonnez cette idée impraticable. » M. de Palikao
n'eut pas le courage d'insister. Il écrivit, le 2 septembre, au général
Uhrich cette dernière dépêche : « Il
est de la plus haute importance que Strasbourg tienne. Je compte sur vous,
sur les autorités civiles et la population de Strasbourg. Défiez-vous des
faux bruits qui pourraient vous venir de l'autre côté du Rhin. » Presque en
même temps, le maire de Sainte-Marie télégraphiait au ministre de la guerre : « Dans
quelques jours, Strasbourg ne sera plus qu'un monceau de ruines. Schlestadt
qui vient d'être investi, subira sans doute le même sort. N'avons-nous donc
personne pour venir au secours de notre malheureuse Alsace ? » Cette dépêche
désespérée est du 3 septembre ; elle fut écrite au lendemain de la
capitulation de Sedan, avant que la nouvelle du désastre fût répandue en
Alsace. D'où pouvaient venir maintenant les secours à l'Alsace ? Ce même
jour, M. le baron Pron, préfet de Strasbourg, écrivait au maire de la ville
une lettre commençant par ces mots : « Diverses dépêches télégraphiques ou
autres ont été colportées dans la ville depuis trois jours. Ces dépêches
annoncent d'éclatants succès pour nos armées ; » et finissant par ceux-ci : «
Je vous serai reconnaissant d'affirmer que nos renseignements indirects et
extra officiels sont tous très-favorables, mais que nous ne pouvons rien
publier de positif, faute de communications gouvernementales à cet égard. » Strasbourg
resta jusqu'au 10 septembre sans avoir connaissance des graves événements qui
s'étaient passés dans les Ardennes et qui avaient eu leur contre-coup
immédiat à Paris. Toutefois le général Uhrich fut informé dans la soirée du 3
septembre de la capitulation de Sedan. Profitant d'une suspension d'armes
d'une heure pendant laquelle on devait enterrer les morts, le général de
Werder avait écrit au gouverneur de Strasbourg un billet ainsi conçu : « Monsieur, « J'ai
l'honneur de vous communiquer les télégrammes ci-après de S. M. le roi, mon
gracieux maître, à S. M. la reine : « Sur le champ de bataille devant Sedan. « Le
1er septembre, à trois heures un quart de l'après-midi, depuis sept heures et
demie, bataille toujours victorieuse tout autour de Sedan. Ennemi rejeté
presque en entier sous la ville. » Suivait
un télégramme annonçant la tentative de sortie infructueuse du maréchal
Bazaine par Noisseville et une seconde dépêche, datée de Sedan, 2 septembre ;
et conçue en ces termes : « Devant Sedan, 2 septembre, 11 heures ½. « La
capitulation par laquelle toute l'armée dans Sedan est prisonnière de guerre,
vient d'être conclue avec le général de Wimpffen, qui a le commandement a la
place de Mac-Mahon blessé. L'Empereur ne s'est rendu que de sa personne à
moi, parce qu'il n'a pas le commandement et qu'il abandonne tout à la régente
à Paris. Je fixerai son lieu de séjour quand j'aurai causé avec lui dans un
rendez-vous qui doit avoir lieu. » Le
général Uhrich communiqua, dit-il, ces tristes nouvelles au conseil de défense,
mais il ne crut pas devoir en avertir la vaillante population dont le
patriotisme était sans cesse mis à l'épreuve par de fausses nouvelles. Le
gouverneur continuait à subir l'influence funeste du baron Pron et à partager
ses défiances. Le jour allait venir cependant où toute la vérité serait
connue ; elle fut apportée du dehors par une délégation envoyée à Strasbourg,
dans un but d'humanité, par la généreuse république helvétique. La
ville de Bâle avait appris, par quelques personnes qui avaient réussi à
s'évader de Strasbourg, la désolation dont la vaillante cité était frappée :
tous les cœurs s'étaient émus au tableau des ravages du bombardement, des
monuments détruits, des maisons incendiées, des femmes, des vieillards et des
enfants tués ou blessés, des malheureux sans asile, des poignantes misères de
cette population inoffensive sur laquelle le général prussien comptait agir
par sa cruauté ; un comité s'organisa aussitôt et résolut de tenter une
démarche auprès de M. de Werder pour obtenir la libre sortie de Strasbourg
pour les femmes, les enfants et les vieillards. Une fois déjà le 21, août, le
général prussien avait répondu par une fin de non-recevoir à une demande
analogue du gouverneur de Strasbourg. Il avait écrit au général Uhrich : «
Les fortifications des grandes villes ont leur faiblesse dans les souffrances
de la population, qui est exposée sans abri aux boulets ennemis, surtout, si,
comme à Strasbourg, elles sont sans casemates. La sortie, que vous souhaitez,
d'une partie de la population, augmenterait donc la force de la fortification
: c'est pourquoi je ne suis pas en état, quelque douloureux que ce soit pour
moi, de donner à votre désir la suite que, dans l'intérêt de l'humanité, je
voudrais lui donner. » Plus
heureux que le général Uhrich, et venant d'ailleurs à un moment ou M. de
Werder, ayant brûlé tous les monuments de la ville et trois faubourgs, avait
lieu d'être plus satisfait, les délégués de Bâle obtinrent l'autorisation de
pénétrer dans Strasbourg et d'apporter à cette population souffrante et
séparée du monde, des consolations et des nouvelles de l'extérieur. La
délégation fit son entrée dans la ville le |11 septembre et fut reçue par la
commission municipale, ayant à sa tête le maire, qui, des sanglots dans la
voix, et en présence d'une foule dont on voyait couler les larmes, salua les
généreux citoyens suisses par ces mots : « Soyez
les bienvenus et recevez l'expression de notre profonde reconnaissance. Bien
des souvenirs historiques nous rattachent à vous ; vous venez les resserrer
encore, et nous trouvons toujours des amis dans les nobles citoyens de la république
helvétique, qui, jadis, étaient les alliés de Strasbourg et qui, sous nos
rois, n'ont jamais cessé d'être avec la France dans les termes d'une étroite
alliance. « Oui,
messieurs, soyez les bienvenus, dans ces jours si douloureux pour notre cité,
vous qui venez sauver des femmes, des enfants, des vieillards que n'avaient
pu soustraire aux horreurs de la guerre, ni le général gouverneur de la
place, ni l'évêque du diocèse. «
Rapportez à l'Europe le spectacle dont vous allez être témoins dans nos murs ;
dites ce qu'est la guerre au dix-neuvième siècle ! « Ce
n'est plus contre les remparts, contre les soldats que le feu est dirigé ;
c'est contre les populations ; ce sont des femmes et des enfants qui en sont
les premières victimes. Nos remparts, vous l'avez vu, sont intacts, mais nos
demeures sont incendiées. Nos églises, monuments séculaires et historiques,
sont indignement mutilées ou détruites, et notre admirable bibliothèque est à
jamais anéantie. « La
conscience de l'Europe du dix-neuvième siècle admettra-t-elle que la
civilisation recule à ce point de vandalisme et que nous retombions sous
l'empire des codes de la barbarie ? « Vous
pouvez dire tout cela à l'Europe, mais dites également que ces cruautés, ces
dévastations, ces actes renouvelés des musulmans et des barbares sont inutiles,
qu'ils n'ont point dompté nos courages, et que nous avons toujours été, ce
que nous voulons rester toujours, de courageux et fermes Français, et, comme
vous, messieurs, des citoyens dévoués et fidèles à la patrie. » La
population de Strasbourg apprit de la bouche des délégués les prodigieux
événements qui s'étaient accomplis, depuis qu'elle avait été séparée du monde
: le blocus de Metz, le désastre de Sedan, la chute de l'Empire et la
proclamation de la République. Une stupéfaction douloureuse s'empara d'abord
des esprits. La France sans armée, c'était Strasbourg-privé de tout espoir de
secours et l'avenir s'annonçant sous de sombres couleurs pour toute l'Alsace
; mais à côté de la douleur causée par les désastres de la patrie et le péril
de la cité, il y avait place pour un sentiment moins amer : l'Empire
n'existait plus ; cet Empire qui avait follement engagé la guerre et livré
Strasbourg sans défense aux coup de l'ennemi, la France l'avait rejeté avec
dégoût. La République était proclamée, et chacun se disait que, s'il n'était
pas trop tard encore pour repousser l'étranger et changer la fortune, la
République accomplirait ce prodige. Celle nouvelle, aussitôt répandue dans
toute la ville, y occasionna une joie dont les habitants ne se croyaient probablement
plus capables après avoir souffert comme ils l'avaient fait ; les maisons
furent pavoisées ; des rassemblements se formèrent aux abords de la
préfecture. On avait hâte de savoir quelle conduite adopterait le baron Pron,
le fonctionnaire impérial, que la population détestait. La commission
municipale, réunie de son côté, délibérait sur les mesures à prendre pour
proclamer la République. Pendant cette effervescence, la police mettait ses
agents sur pied et faisait courir le bruit que les délégués de Bâle étaient
des espions prussiens déguisés qui avaient pénétré dans la ville assiégée
pour abattre son courage par de fausses nouvelles ; de son côté, le préfet
disait tout haut, à l'hôtel de ville, que les bruits répandus n'avaient aucun
fondement. Dans une cité assiégée et bombardée, les esprits passent vite d'un
extrême à l'autre ; ils acceptent avec la même facilité les bonnes nouvelles
et les mauvaises. Aussi, la manœuvre de la police faillit-elle réussir, bien
que les délégués de Bâle fussent connus personnellement par plusieurs
notables de Strasbourg comme des citoyens suisses et comme d'honnêtes gens.
Des menaces furent proférées contre eux par des hommes égarés ; et le soir,
quand ils durent sortir de la ville pour retourner au camp prussien, le bruit
courut qu'ils avaient été emprisonnés comme des agents de M. de Werder et
qu'ils allaient être jugés militairement, eux et leurs complices. Ces
odieuses machinations n'eurent point le résultat qu'en attendait la police.
Déjà la commission municipale s'était mise en rapport avec le général Uhrich
en vue de prendre les mesures que nécessitaient les circonstances. Le
gouverneur de Strasbourg savait de bonne source que les délégués n'avaient
dit que la vérité ; il résolut d'informer officiellement la population de
Strasbourg de la révolution qui s'était accomplie à Paris et rédigea la
proclamation suivante : «
Habitants de Strasbourg, officiers, sous-officiers et soldats de la garnison
! « La
République a été proclamée à Paris. Un gouvernement de défense nationale
s'est institué. En tête de son programme il a mis l'expulsion de l'étranger
du sol français. Nous nous rallierons tous à lui, nous, chargés de la défense
de Strasbourg, chargés de conserver à la France cette importante cité. «
Unissons donc nos volontés et nos forces pour atteindre ce but et pour
concourir ainsi au salut de la patrie. « Habitants de Strasbourg, « Par
vos souffrances, par votre résignation, par le courage de ceux d'entre vous
qui prennent part à la défense de la ville, par votre patriotisme, vous avez
seconde l'armée dans les efforts qu'elle a pu accomplir. Vous resterez dignes
de vous-mêmes. « Et vous, soldats ! « Votre
passé répond de l'avenir ; je compte sur vous, comptez sur moi. « Au
quartier général de Strasbourg, 12 septembre 1870. «
UHRICH. » Le
baron Pron se démit de ses fonctions dans les vingt-quatre heures, à la
satisfaction générale, et il fut suivi dans sa retraite par le commissaire
central, qui s'était si longtemps joué de la population par les fausses
nouvelles dont il était le principal auteur. Le gouvernement de la défense
nationale avait nommé en remplacement de M. Pron un républicain énergique et
dévoué, originaire de Strasbourg, M. Valentin. Le décret qui appelait M.
Valentin à la préfecture du Bas-Rhin disait : Le gouvernement s'en rapporte à
« son énergie et à son patriotisme pour aller rejoindre son poste. » M.
Valentin se mit en devoir de justifier la haute confiance qu'on avait en lui.
Mais comment pénétrer dans la ville investie ? Muni d'un passeport américain,
il tente de franchir du côté du sud les lignes ennemies et d'arriver jusqu'à
la citadelle : pris par les sentinelles allemandes, puis relâché, il passe
sur la rive droite du Rhin, à Kehl, d'où il se prépare à traverser le fleuve
à la nage et à pénétrer par l'Ill dans la forteresse. Son projet échoue une
seconde fois. Il revient par Wissembourg, et passe quelques jours au milieu
de l'armée assiégeante, étudiant les lieux, observant les habitudes des
sentinelles. Un soir, il se glisse furtivement dans la tranchée et, profitant
d'un instant favorable, s'élance vers la place, à travers un champ de blé.
Mais les sentinelles allemandes l'ont aperçu ; des coups de feu éclatent de
toutes parts ; il se couche. Les balles sifflent, les obus labourent la terre
autour de lui. Enfin quand cette furie de mitraille a cessé, il se relève, se
traîne jusqu'au fossé et s'y laisse glisser. Les balles prussiennes ne
peuvent plus l'atteindre maintenant, mais échappera-t-il aux balles des
sentinelles françaises qui veillent sur les remparts ? Après avoir tâtonné
quelques instants dans les roseaux qui couvrent le bord du fossé, il s'élance
à la nage en criant : France ! France ! Dominée par le bruit du canon, sa
voix se perd dans la nuit. Il aborde enfin, il touche aux bastions français
et, tout à coup, il paraît debout devant des soldats stupéfaits qui le
couchent en joue. France ! France ! s'écrie-t-il encore, et les fusils
s'abaissent. Un officier accouru au bruit, l'interroge, le reconnaît ;
l'intrépide voyageur est sauvé et il entre dans la ville comme jamais préfet
n'y était entré. Le lendemain, M. Valentin se présentait devant le général
Uhrich stupéfait, et, déchirant la doublure de son vêlement, lui remettait le
décret du gouvernement de la défense nationale. Ce
voyage héroïque, qu'on se raconta de maison en maison, excita dans la ville
autant d'admiration que de joie. M. Valentin apportait, au nom de la France, des
paroles d'espoir et d'encouragement à la cité dévastée ; mais il ne pouvait,
hélas ! ni promettre aucun secours, ni prolonger la résistance. La situation
empirait chaque jour ; le courage était toujours le même, mais l'espérance
était perdue. Pour comble de malheur, les bruits les plus étranges et les
plus faux circulaient dans la ville : la situation politique de la France y
était présentée sous des couleurs absolument mensongères. Pourtant
la commission municipale elle-même prit ces rumeurs au sérieux. Le 18 septembre,
dans une séance mémorable, elle s'arrêtait à la délibération suivante : « La
commission municipale de Strasbourg, après s'être rendu compte, en son âme et
conscience, de la situation que les malheurs de la guerre ont faite à notre
cité ; « Après
avoir pris connaissance des renseignements positifs qui lui sont communiqués
sur l'état intérieur de la France ; «
Estime que son premier devoir est de rendre un hommage unanime au dévouement
patriotique avec lequel le général Uhrich, commandant supérieur, et la
garnison sous ses ordres ont défendu pendant cinq semaines, une place qui ne
semblait pas, au premier abord, dans les conditions militaires nécessaires à
une défense de quelque durée ; « Elle
croit de toute justice d'associer à cet hommage la courageuse et patiente
population de Strasbourg, qui, au prix des sacrifices les plus douloureux, au
prix de la fortune et de la vie de chacun de ses citoyens, a voulu remplir
jusqu'au bout les devoirs que sa nationalité lui imposait ; « Mais
elle se croit l'organe du sentiment presque universel de la population en
exprimant l'avis, qu'en l'absence de tout espoir de délivrance par une armée
française, en l'absence d'un gouvernement qui puisse compter sur
l'intervention efficace des neutres, et dans la perspective de nouvelles
catastrophes plus graves que celles qu'elle a subies, et stériles pour la
patrie, il y a lieu de prier M. le général commandant la 6e division
militaire d'entrer en négociation avec Sa Majesté le roi de Prusse et le
général commandant l'armée assiégeante pour traiter d'une capitulation qui
sauvegarde les personnes et les intérêts des habitants de Strasbourg, ainsi
que ceux des défenseurs de la place. » Cette
grave décision fut immédiatement communiquée au général Uhrich, qui sut répondre
noblement et en soldat à des conseils qu'il jugeait prématurés et qui, en
tous cas, reposaient sur une appréciation inexacte de la situation intérieure
de la France : « Monsieur le maire, « J'ai
communiqué au conseil de défense la délibération prise par la commission
municipale dans sa séance d'hier. « Le
conseil de défense, et je partage son avis, reconnaît que deux grands
intérêts sont en présence : celui de l'humanité et celui de la patrie. «
Certes, il est douloureux de voir une population souffrir, dans ses biens et
dans ses personnes, comme le fait la population de Strasbourg depuis un mois.
Mais le grand exemple que donne votre ville n'est pas stérile : Toul, Verdun,
Montmédy ont énergiquement résisté et résistent peut-être encore aux armées
prussiennes ; Schlestadt, votre sœur cadette, se prépare à vous imiter ;
Paris, qui vous admire, vous acclame, couvre de fleurs la statue de
Strasbourg sur la place de la Concorde, Paris, dis-je, s'inspirera de vous,
acceptera la bataille et vaincra l'ennemi. Tel est, du moins, notre espoir. «
Strasbourg, c'est l'Alsace ; tant que notre drapeau flottera sur ses murs,
l'Alsace sera française ; mais Strasbourg tombé, l'Alsace devient fatalement
prussienne. « Et,
si nous sommes destinés à rester debout les derniers, un honneur impérissable
en résultera pour la ville de Strasbourg ; l'année 1870 sera la plus glorieuse
dans les fastes de son histoire. « Le
conseil de défense vous demande encore un peu de patience, encore un peu de
cette noble et courageuse résignation qui ne courbe pas les fronts, mais qui
fait accepter sans fléchir les dangers et les privations. «
Souvenons-nous de la première République et des immenses efforts qu'elle a
faits pour chasser l'étranger de son sol ; souvenons-nous que l'Europe
entière était coalisée contre elle, souvenons-nous enfin qu'en quelques mois,
elle a créé quatorze armées, qu'elle a vaincu et fait la France grande et
puissante. « Telle
est, monsieur le maire, la pensée du conseil de défense et la mienne propre.
Je désire ardemment qu'elle soit appréciée et adoptée par la commission
municipale, car nous avons besoin de nous appuyer les uns sur les autres et
de marcher du même pas sur cette route difficile, périlleuse peut-être, où les
événements nous ont placés. «
UHRICH. » Le gouverneur
de Strasbourg ne se faisait pas illusion sur l'issue d'une lutte qu'il soutenait
sans espoir d'être secouru du dehors, mais il voulait, pour son honneur de
soldat, tenir jusqu'à la dernière extrémité. Quant à la commission
municipale, lorsqu'elle prit sur elle d'inviter le gouverneur à négocier avec
l'ennemi, elle était moins préoccupée sans doute des bruits mensongers
propagés dans la ville que des souffrances croissantes de la population. Les
émanations fétides du Jardin botanique, transformé en cimetière, l'air vicié
des caves dont les soupiraux étaient bouchés avec du fumier, l'insomnie, la
mauvaise nourriture avaient amené des maladies qui prenaient de jour en jour
un caractère plus alarmant ; des commencements d'épidémie s'étaient déclarés
dans les ambulances. La population n'était pas lasse de souffrir, mais on se
résigne moins à la souffrance, quand on a la triste conviction qu'elle ne
changera rien au dénouement qu'on redoute. L'ennemi
poussait avec vigueur ses travaux d'approche : la première parallèle fut
ouverte le 29 août ; la deuxième le fut le 2 septembre ; le 13 septembre, la
troisième était terminée. Les rares sorties de la garnison n'avaient donné
aucun résultat, et l'on pouvait prévoir mathématiquement le jour de l'assaut.
Le bombardement redoublait sur les bastions nord, où les artilleurs ne
trouvaient plus d'abri sûr contre les projectiles ; ces ouvrages furent
abandonnés par ordre du général Uhrich. Le général de Werder suspendit, vers
le 25 septembre, les convois d'émigrants qu'il autorisait à sortir de la
place depuis l'intervention de la délégation suisse. On devina dans ce fait
l'indice d'une attaque prochaine. Déjà en effet, les pionniers allemands
préparaient des radeaux avec des tonneaux et des fascines pour le passage des
fossés. Dans la nuit du 22 septembre, l'infanterie s'engage sur un pont
improvisé, et, en dépit d'une pluie de feu, s'avance jusqu'à une faible
distance du mur d'enceinte ; elle établit des batteries pour ouvrir la
brèche. Bientôt la brèche est praticable. M. de Werder va faire donner
l'assaut le lendemain. Dans cette extrémité, le général Uhrich réunit le
comité de défense, et l'on décide qu'il y a lieu d'entrer en négociation avec
l'assiégeant. Le drapeau blanc est hissé, le soir, sur la cathédrale, sur la
porte Nationale et sur la citadelle. Peu à peu le bruit du canon cesse ; les
habitants, étonnés et troublés par ce silence inaccoutumé, sortent de leurs
caves et se répandent dans les rues ; ils apprennent avec douleur que
Strasbourg a capitulé. Le maire et le gouverneur firent afficher des
proclamations pour inviter les esprits au calme : des scènes tumultueuses
s'étaient déjà produites sur les places, à la nouvelle que la ville allait
ouvrir ses portes. Des hommes égarés par la douleur voulaient s'opposer aux
négociations et continuer une résistance désormais inutile. Le préfet de
Strasbourg, M. Valentin, dut engager lui-même le peuple à se résigner à la
catastrophe finale. Le maire de la ville, M. Küss, disait dans sa
proclamation que le général avait dû céder aux nécessités de la guerre, que
la place n'était plus tenable, et que la détermination du gouverneur évitait
à la ville une prise d'assaut et le payement d'une contribution de guerre. M.
de Werder avait promis de traiter Strasbourg « avec douceur. » A onze heures,
la garnison devait sortir avec les honneurs militaires, pendant que l'armée
allemande entrerait dans la ville. Le maire ajoutait, faisant appel à la
sagesse et au patriotisme de ses administrés : « Vous qui avez supporté avec
patience et résignation les horreurs du bombardement, évitez toute
démonstration hostile à l'encontre du corps d'armée qui va entrer dans nos
murs. » Le général Uhrich, après avoir retracé les glorieux souvenirs et les
souffrances de deux mois de résistance, faisait ses adieux à la population en
ces termes : « Je
conserverai jusqu'à mon dernier jour le souvenir des deux mois qui viennent
de s'écouler, et. le sentiment de gratitude et d'admiration que vous m'avez
inspiré ne s'éteindra qu'avec ma vie. « De
votre côté, souvenez-vous sans amertume de votre vieux général, qui aurait
été si heureux de vous épargner les malheurs, les souffrances et les dangers
qui vous ont frappés, mais qui a dû fermer son cœur à ce sentiment, pour ne
voir devant lui que le devoir, la patrie en deuil de ses enfants. «
Fermons les yeux, si nous le pouvons, sur le triste et douloureux présent et
tournons les yeux vers l'avenir ; là nous trouverons le soutien des
malheureux : l'espérance ! » La
population s'était rassemblée pour voir défiler la garnison. Des pleurs
coulèrent à la vue des soldats français qui sortaient de la ville ; on
agitait des mouchoirs en signe d'adieu, et comme on ne pouvait s'accoutumer à
l'idée que cette séparation n'aurait pas de terme, on disait aux soldats, sur
le passage : « Au revoir ! au revoir ! » On prenait à témoin de l'amour de
l'Alsace pour la France les monuments mutilés, les maisons incendiées, les
faubourgs dévastés par l'artillerie allemande. Pendant que ce triste défilé
s'achevait, l'armée ennemie faisait son entrée au son des fifres, et
l'arrogance de ses soldats jetait l'insulte à la douleur commune. En un clin
d'œil, les rues devinrent désertes ; les Allemands s'avancèrent à travers les
ruines qu'ils avaient faites, trouvant dans la solitude qui entourait leur
marche triomphale une première protestation contre la conquête. Officiers et
soldats furent bientôt installés devant les cafés, buvant, mangeant, riant,
laissant éclater leur joie grossière devant la cathédrale bombardée et la
bibliothèque en cendres. On pouvait se croire transporté au temps des
invasions barbares et chercher des yeux Attila. Le
général de Werder avait promis aux parlementaires de Strasbourg de dispenser
la ville d'une contribution de guerre et de la traiter avec douceur. La
douceur du général et la sincérité de ses promesses apparurent bientôt. La
ville fut rançonnée sans pitié par une armée d'usuriers. Elle dut payer, pour
commencer, un impôt de guerre de 150.000 francs, et prendre à son compte le
logement, la nourriture et jusqu'aux courses de voitures de l'état-major
allemand. M. de Werder obligea les autorités de la ville à assister à un
service solennel d'actions de grâces dans l'église de Saint-Thomas, labourée
par ses projectiles. Pendant que M. le baron Pron sortait librement de la
ville, M. Valentin fut arrêté et emmené à Coblentz, dans la forteresse
d'Ehrenbreitstein. Des visites domiciliaires amenèrent la saisie de toutes
les armes de luxe, des drapeaux, et même des jouets d'enfants. La rapacité
allemande était sans pitié. On arrêta des enfants qui criaient : Vive la
France ! Telle fut, dès l'origine, l'occupation prussienne en Alsace. Le jour
même où Strasbourg ouvrit ses portes, on vit arriver dans ses murs des nuées
de ces voyageurs allemands qui déjà pendant le siège et l'incendie, étaient
venus à Kehl par des trains de plaisir pour voir brûler la « ville-sœur. » Les
grandes dames de Karlsruhe et de Heidelberg, les bourgeois de Cologne et de
Mayence, les paysans de la Forêt-Noire, s'abattirent dans la ville comme des
nuées de corbeaux sur un cimetière. Tout ce monde grossier, bruyant, féroce
dans sa joie, s'ébattait dans les rues brûlées et noircies, autour des
monuments mutilés, sans respect, sans regrets, sans révolte. L'Allemagne
civile accepta sa part de complicité dans les procédés barbares de M. de Werder, par le silence qu'elle garda devant les ruines de la cathédrale, de
la bibliothèque et des maisons privées. L'Alsace ne l'a point oublié, et la
France s'en souvient. Quelques
jours avant Strasbourg (23 septembre), la ville de Toul était tombée au
pouvoir de l'armée allemande, après un bombardement qui avait brûlé une
partie de ses maisons. Vaillamment défendue par une poignée d'hommes et
surtout par la jeunesse de cette ville de Nancy trop calomniée, Toul ouvrit
ses portes après une belle résistance de six semaines. L'occupation de cette
place était de la plus haute importance pour l'ennemi. Toul commande la voie
ferrée qui relie la France à l'Allemagne ; tous les convois de vivres et de
munitions destinés à l'armée allemande étaient obligés de passer sous le feu
de ses batteries ; les Allemands étaient contraints d'arrêter les trains
avant leur arrivée en vue de la place et de transporter leurs vivres et leurs
munitions jusqu'à Châlons par des voies détournées. Le 23 septembre, à sept
heures du soir, le colonel Manteuffel entra dans la ville : il ne put, dit-on,
contenir son étonnement et sa colère, d'avoir été tenu en respect pendant six
semaines par une garnison insignifiante, qui ne comptait pas un seul
artilleur. Le gouvernement
de la défense nationale confondit Toul et Strasbourg dans la même reconnaissance
et leur décerna un honneur égal. Il décréta que la statue de Strasbourg
serait coulée en bronze en souvenir du patriotisme de l'Alsace ; il proclama
par un autre décret, que Toul avait bien mérité de la patrie. L'Alsace n'était point encore entièrement soumise, quoique déjà convertie en province allemande et sous la main d'un gouverneur, parent du prince de Bismarck. Schlestadt, Neufbrisach, Bitche, Belfort voyaient encore flotter sur leurs remparts le drapeau tricolore : l'obscure destinée n'avait pas dit son dernier mot. Paris, investi, formait des armées, fabriquait des canons ; Metz, avec sa grande armée, permettait d'espérer encore ; dans les départements, la délégation de Tours appelait le peuple français aux armes. Les provinces de l'Est détournèrent leurs regards du triste tableau de leurs misères, et, gardant encore un reste d'espérance, elles furent attentives au siège de Paris. |