LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME PREMIER

LIVRE CINQUIÈME. — LA PATRIE EN DANGER.

 

 

Les armées allemandes menacent Paris. — Metz et Strasbourg bloqués, les places fortes investies ; armée de réserve au-delà du Rhin. — Forces dont dispose la France. — Les quinze mille hommes revenus de Mézières avec le général Vinoy. — Marins, gardes mobiles, garde nationale. — Mouvement patriotique de Paris. — Les populations se réfugient dans ses murs. — Activité des municipalités parisiennes. — Proclamation du gouvernement à l'armée. — Instructions du ministre de l'intérieur aux administrations départementales et communales. — Décret du 8 septembre pour la convocation d'une Assemblée constituante. — Nouveau décret avançant les élections au 2 octobre. — Les élections sont indéfiniment ajournées. — Fausse accusation adressée au gouvernement. — Était-il moralement et matériellement possible d'élire une Assemblée ? — Le gouvernement tourne les yeux vers l'Europe. — Langage des représentants dos puissances étrangères : l'ambassadeur d'Angleterre, le chargé d'affaires de Russie, M. de Metternich, M. Nigra. — Mission donnée à M. Thiers. — M. Thiers à Londres. — Il obtient de l'Angleterre une démarche auprès de M. de Bismarck pour faciliter une entrevue de M. Jules Favre et du chancelier prussien — Départ de M. Jules Favre ; lettre à M. de Bismarck ; réponse de celui-ci. — Rencontre de Montry ; frayeur de M. de Bismarck a l'occasion des francs-tireurs. — Entretien dans le château de la Haute-Maison. — Continuation de l'entretien au château de Ferrières. — Conditions inacceptables posées par l'homme d'Etat allemand pour la signature d'un armistice. — Retour de M. Jules Favre à Paris. — Note du Journal officiel. — Les hostilités continuent. — Délégation de Tours. — Préparatifs militaires à Paris. — Topographie de Paris : les ouvrages avancés, les forts, les remparts. — Marche des armées allemandes. — La 4e armée investit Paris à l'est et au nord ; la 3e armée passe la Seine à Villeneuve-Saint-Georges et s'étend vers le sud jusqu'à Versailles. — Combat de Châtillon. — Etat moral de Paris. — La statue de Strasbourg. — La nouvelle se répand que Strasbourg a capitulé.

 

Cette phrase pathétique, grosse d'alarmes et de poignantes douleurs, n'était pas moins de mise qu'aux jours orageux de la première République : la pairie était en danger. Une armée allemande de deux cent quarante mille hommes, fière de ses victoires, enivrée d'orgueil par la capitulation de Sedan, s'avançait contre Paris, semant l'épouvante sur sa route et poussant des flots d'émigrants devant elle. L'avant-garde de sa cavalerie était à quelques journées de marche de la capitale. Une autre armée de deux cent mille hommes tenait cernés dans Metz les vaillants soldats qui s'étaient battus avec tant de bravoure sur les bords de la Moselle, à Gravelotte et à Saint-Privat. Cent mille Allemands investissaient les forteresses disséminées entre les rives du Rhin et Paris : Schlestadt, Neufbrisach, Phalsbourg, Bitche, Montmédy, Longwy, Mézières, Rocroi, Toul, Soissons, Verdun, La Fère, Péronne. Soixante mille Badois, commandés par l'intraitable général de Werder, assiégeaient Strasbourg. Plus de cent mille hommes de landwehr étaient en marche de l'Allemagne pour se porter sur le théâtre de la guerre. Enfin, deux cent mille hommes de réserve se tenaient prêts à tout événement de l'autre côté du Rhin. C'était, en tout, neuf cent mille hommes que l'Allemagne pouvait mettre en ligne, si elle y était forcée.

A ces masses humaines, que pouvait opposer la France ? Le maréchal Bazaine avait sous ses ordres une armée de cent soixante mille hommes aguerris, capables des plus grandes choses, mais condamnés à l'inaction par la volonté de leur chef et menacés d'un affaiblissement graduel par la prolongation du siège, par le découragement, par les maladies qu'amène toujours la mauvaise saison et par la mauvaise nourriture. L'armée de Metz immobilisait, il est vrai, les deux cent mille hommes de Frédéric-Charles ; mais on attendait mieux d'elle. La France espérait encore que Bazaine se révélerait un jour par un glorieux coup d'éclat. Quoi qu'il en soit, dans le moment, on ne pouvait compter sur cette armée pour opposer une digue à l'invasion et défendre Paris. Le général Vinoy ramenait quinze mille hommes de Mézières, à travers des difficultés inouïes, harcelé nuit et jour dans sa retraite. Ces troupes, composées des débris des différents corps qui avaient beaucoup souffert pendant la campagne des Ardennes, arrivèrent à Paris peu de jours avant l'investissement ; elles excitaient sur leur passage des larmes de douleur. Leurs vêtements étaient en lambeaux, souillés de boue ; les visages sombres, amaigris, laissaient deviner les inexprimables souffrances d'une armée en déroute. Des cuirassiers montés sur des chevaux poudreux, épuisés de fatigue, réveillaient les poignants souvenirs de Frœschwiller. Ces quinze mille hommes allaient former le 13e corps. La garnison de Paris, les hommes appelés en hâte de tous les dépôts, joints aux marins, qui devaient être si précieux à la défense, pouvaient s'élever à cinquante mille hommes. Quelques milliers d'hommes restaient encore en Algérie ; mais il était impossible de les rappeler, car l'insurrection des Arabes n'était pas complétement étouffée. Le gouvernement de la défense nationale avait fait venir dans Paris cent mille gardes mobiles, soldats dévoués, mais inexpérimentés. On déployait une grande activité dans l'organisation de la garde nationale. Quant au matériel de guerre, il manquait absolument ; on avait vidé tous les arsenaux au début de la guerre : on avait transporté à Strasbourg et surtout à Metz les armes et les munitions. L'Empire en disparaissant n'avait rien laissé après lui ; tout était à créer.

Dans ces terribles conjonctures, dont la majorité du pays soupçonnait à peine la gravité, le gouvernement de la défense nationale ne perdit point courage. Il fut stimulé par la grandeur de l'entreprise, par le concours empressé de tous les citoyens, par la patriotique activité des nouveaux maires de Paris, par l'ardeur de toutes les classes à conjurer le péril d'une situation sans exemple dans l'histoire. Des milliers de citoyens offrirent leurs bras pour les travaux de terrassement des remparts ; les places publiques se couvrirent d'hommes de toute condition et de tout âge apprenant le maniement des armes ; l'industrie privée mit toutes ses ressources à la disposition du gouvernement pour la fabrication des canons. Un homme énergique et modeste, type du patriote accompli, se dévoua sans bruit à cette tâche ardue qui se heurtait sans cesse à la routine. C'est M. Dorian, ministre des travaux publics. Le général Trochu faisait mettre les forts et les remparts en état de défense. Le ministre de l'agriculture et du commerce, M. Magnin, entassait les approvisionnements dans cette ville de deux millions d'âmes, grossie de cent mille bouches par l'arrivée des gardes mobiles de province et de trois cent mille émigrants des départements voisins. Spectacle inoubliable : ces populations affolées se jetaient dans la ville avec tout ce qu'elles avaient pu sauver de bétail et de mobilier. On vit s'écouler pendant plusieurs jours ces flots tumultueux de l'émigration : femmes en pleurs, vieillards arrachés à leurs foyers paisibles, tristes victimes du fléau de la guerre. En ordonnant de faire sauter les ponts et de couper les routes, le gouvernement avait encore précipité le départ des populations agricoles qui entourent Paris. Sous l'empire de cette frayeur exagérée, on coupa des ponts dont on eut à regretter plus tard la destruction, notamment sur la Marne ; on ne donna pas le temps aux habitants des communes suburbaines de recueillir toutes les récoltes ; les villages abandonnés, les champs encore couverts de légumes et de fruits, furent livrés en proie à des bandes de maraudeurs ; le pillage des maisons désertes, une des hontes du siège, introduisit de coupables habitudes d'indiscipline. Au cœur d'un des plus rigoureux hivers que l'on ait connus, les troupes ne devaient plus même trouver, à deux pas de la ville, du bois pour se chauffer. Mais c'est ici surtout que l'on doit tenir compte de l'état de surexcitation où étaient alors les esprits et se garder de juger les événements et les hommes d'après les règles ordinaires de la froide raison.

A la vue de ces multitudes qui venaient lui demander asile, la ville renommée dans le monde pour sa frivolité avait changé d'aspect. Les pensées s'élevaient dans la mesure où le danger grandissait. On s'empressa de donner des logements aux fugitifs ; la mairie centrale de Paris, dirigée par M. Etienne Arago, et les vingt municipalités parisiennes rivalisèrent de dévouement et de zèle ; on ouvrit aux réfugiés les maisons abandonnées et certains établissements publics, entre autres les lycées ; l'hospitalité des particuliers fit le reste. Paris, la cité futile et légère, devint en ces jours la cité fraternelle. La vieille Lutèce montra, naturellement, sans efforts, cette humanité souriante, cette aimable ouverture de cœur qui la distinguent entre toutes les villes du monde, et quoi qu'en puissent penser des esprits moroses, esclaves du parti pris, quand, fatigué du sombre spectacle des défaillances, des hontes, des crimes dont la France a été le théâtre, on veut se reposer dans la contemplation des vertus désintéressées qui honorent un peuple, il faut aller voir Paris à l'approche de l'étranger. Dans ces jours agités, la fraternité habita ses murs.

Pendant ces préparatifs, le gouvernement ne perdait pas de vue l'objet principal de la mission dont il avait assumé la responsabilité. Il ne fallait, à aucun prix, laisser se diviser les forces de la nation. Dans un pays où divers partis se disputent le pouvoir, les discussions politiques sont coupables si le sol de la patrie est foulé aux pieds par l'étranger. Le gouvernement de la défense nationale eut donc soin de préciser la nature du mandat qu'il tenait de l'acclamation populaire ; il parla à l'armée le langage qu'il avait tenu au pays tout entier ; il voulait qu'on sût bien que la révolution du 4 septembre n'était pas une œuvre de parti, mais une nécessité sociale, et que le pouvoir qui avait succédé à l'Empire entendait s'occuper exclusivement de la défense de la patrie :

« Soldats, disait-il dans sa proclamation à l'armée, en acceptant le pouvoir dans la crise formidable que nous traversons, nous n'avons pas fait œuvre de parti.

« Nous ne sommes pas au pouvoir, mais au combat.

« Nous ne sommes pas le gouvernement d'un parti, nous sommes le gouvernement de la défense nationale.

« Nous n'avons qu'un but, qu'une volonté : le salut de la patrie par l'armée et par la nation  groupées autour du glorieux symbole qui fit reculer l'Europe, il y a quatre-vingts ans.

« Aujourd'hui, comme alors, le nom de République veut dire :

« Union intime de l'armée et du peuple pour la défense de la patrie ! »

« … Les instructions données par le ministre de l'intérieur aux administrations départementales s'inspiraient du même esprit :

« ... Notre nouvelle République, écrivait M. Gambetta, n'est pas un gouvernement qui comporte les dissensions politiques, les vaines querelles. C'est, comme nous l'avons dit, un gouvernement de défense nationale, une République de combat à outrance contre l'envahisseur.

« Entourez-vous donc des citoyens animés, comme nous-mêmes, du désir immense de sauver la patrie et prêts à ne reculer devant aucun sacrifice.

« Au milieu de ces collaborateurs improvisés, apportez le sang-froid et la vigueur qui doivent appartenir au représentant d'un pouvoir décidé à tout pour vaincre l'ennemi.

« Soutenez tout le monde par votre activité sans limites, dans toutes les questions où il s'agira de l'armement, de l'équipement des citoyens et de leur instruction militaire.

« Toutes les lois prohibitives, toutes les restrictions si funestement apportées à la fabrication et à la vente des armes ont disparu.

« Que chaque Français reçoive ou prenne un fusil et qu'il se mette à la disposition de l'autorité ; la patrie est en danger !

« Il vous sera donné jour par jour des avis concernant les détails du service. Mais faites beaucoup par vous-même, et appliquez-vous surtout à gagner le concours de toutes les volontés, afin que, dans un immense et unanime effort, la France doive son salut au patriotisme de tous ses enfants. »

 

Le premier soin du gouvernement de la défense nationale, résolu à déployer la plus extrême énergie, avait été de destituer les préfets de l'Empire, complices du plébiscite, attachés par reconnaissance au régime déchu, justement suspects de tiédeur pour l'organisation de la défense. Ce n'était pas assez. Un grand nombre de conseils municipaux, élus sous la pression de l'administration impériale, pouvaient entraver l'œuvre du nouveau gouvernement. L'attention du ministre de l'intérieur se porta de ce côté. M. Gambetta écrivit aux préfets :

« Le gouvernement de la défense nationale a été composé par le peuple de ses propres élus : il représente en France le grand principe du suffrage universel. Ce gouvernement manquerait à son devoir, comme à son origine, s'il ne tournait pas dès l'abord ses regards sur les municipalités issues, comme ses membres, des urnes populaires. Partout où sont installés des conseils municipaux élus sous l'influence du courant libéral et démocratique, que les membres de ces conseils deviennent vos principaux auxiliaires. Partout, au contraire, où, sous la pression fatale du régime antérieur, les aspirations du citoyen ont été refoulées et où les conseils élus et les officiers municipaux ne représentent que des tendances rétrogrades, entourez-vous de municipalités provisoires et placez à leur tête les chefs qu'elles auront choisis elles-mêmes dans leur sein, si dans leur choix elles ont su obéir aux nécessités patriotiques qui pèsent sur la France.

« En résumé, ne pensez qu'à la guerre et aux mesures qu'elle doit engendrer ; donnez le calme et la sécurité pour obtenir en retour l'union et la confiance ; ajournez d'autorité tout ce qui n'a pas trait à la défense nationale ou pourrait l'entraver ; rendez-moi compte de toutes vos opérations, et comptez sur moi pour vous soutenir dans la grande œuvre à laquelle vous êtes associé et qui doit nous enflammer tous du zèle le plus ardent, puisqu'il y va du salut de la patrie. »

 

Afin de mieux associer le pays tout entier à son œuvre difficile, le gouvernement de la défense nationale rendit, à la date du 8 septembre, un décret qui appelait les collèges électoraux à élire une Assemblée nationale constituante. L'ouverture du scrutin était fixée au 16 octobre. Dans la proclamation qui accompagnait le décret, le gouvernement disait :

« L'Europe a besoin qu'on l'éclairé. Il faut qu'elle connaisse par d'irrécusables témoignages que le pays tout entier est avec nous. Il faut que l'envahisseur rencontre sur sa route non-seulement l'obstacle d'une ville immense, résolue à périr plutôt que de se rendre, mais un peuple entier, debout, organisé, représenté, une Assemblée enfin qui puisse porter en tous lieux, et en dépit de tous les désastres, l'âme vivante de la patrie. »

 

Le 17 septembre, intervient un nouveau décret convoquant les électeurs pour le 2 octobre. Les événements se sont précipités. Au 8 septembre, le gouvernement de la défense nationale n'avait pas perdu l'espoir de conclure la paix et de signer, en attendant, un armistice. Dix jours après, il a perdu cet espoir ; les armées allemandes s'avancent, l'occupation étrangère s'étend ; plus de vingt départements sont envahis ; le gouvernement voit sa responsabilité grandir ; le fardeau dont il s'est chargé devient plus pesant ; il fixe au 2 octobre la réunion des collèges électoraux pour la nomination d'une Assemblée constituante. Son projet ne doit pas néanmoins se réaliser. Le 18 septembre, les armées allemandes arrivent sous les murs de Paris ; la grande ville est à la veille d'être séparée du reste de la France. Comment procéder à des élections sérieuses dans le trouble des esprits ? Le 24 septembre, un nouveau décret, considérant « les obstacles matériels que les événements militaires apportent en ce moment à l'exercice des droits électoraux, » ajourne les élections constituantes à l'époque où les événements permettront de les faire.

Les élections constituantes auraient donné sans doute au gouvernement de la défense nationale une force morale considérable ; mais c'est une erreur de croire que l'existence d'une Assemblée eût diminué les exigences de la Prusse et amené immédiatement la suspension des hostilités. Aucune Assemblée française n'eût consenti, en ce moment, à l'abandon de l'Alsace et de la Lorraine. Dans les discussions violentes qui se sont élevées depuis la fin de la guerre entre les membres du gouvernement et leurs adversaires, ceux-ci n'ont pas manqué d'accuser les hommes du 4 septembre d'avoir ajourné les élections pour garder le pouvoir dans l'intérêt de leur parti et d'avoir moins songé à la France qu'à la République. Cette accusation tombera, quand les passions se seront apaisées. Les républicains du gouvernement du 4 septembre n'étaient point conduits par des considérations mesquines ; ils n'avaient, d'ailleurs, aucune raison de redouter des élections, en admettant que des préoccupations de parti les eussent obsédés dans de si graves circonstances. L'Assemblée constituante eût été, sans aucun doute, en majorité républicaine. Mais qui est assez aveugle pour ne pas voir les difficultés matérielles ? L'invasion s'étendait ; les populations fuyaient devant elle ; elles n'avaient ni la liberté de fait, ni la liberté d'esprit qu'exige le choix d'un représentant. Gomment, d'ailleurs, les députés de Paris auraient-ils pu se joindre aux députés des départements ? Les impossibilités morales n'étaient pas moins sérieuses. L'ouverture du scrutin n'aurait pas manqué de raviver les passions politiques, d'amener des divisions en présence de l'ennemi, de rompre la trêve patriotique que les partis venaient de signer loyalement et de détourner l'attention du but principal : la défense du pays. Dans la séance du 3 septembre, M. Thiers et M. de Palikao lui-même avaient reconnu la nécessité de convoquer une Assemblée constituante, mais il ne leur était pas venu à la pensée de la convoquer immédiatement ; dans le texte de leur proposition, ils avaient glisse cette réserve : « Quand les circonstances le permettront. » Si l'impossibilité de réunir une nouvelle Assemblée existait le 3 septembre, elle existait à plus forte raison quinze jours plus tard, quand vingt départements étaient occupés par l'ennemi, quand Paris allait être séparé du reste de la France. Cette impossibilité, M. Thiers la reconnut, pendant sa mission en Angleterre, dans l'entretien qu'il eut avec lord Grandville.

Le décret du 24 septembre ajournant indéfiniment les élections constituantes fut rendu par le gouvernement deux jours après l'entrevue de Ferrières ; à cette époque, on avait acquis la conviction que tout espoir d'arriver a la conclusion d'un armistice était absolument chimérique, et qu'il ne fallait plus songer qu'à la guerre.

Croyant le roi de Prusse sur parole, le gouvernement de la défense nationale avait pensé que la chute de l'Empire et la captivité de Napoléon III pourraient peut-être amener la lin des hostilités. Le roi de Prusse n'avait-il pas dit, en effet, qu'il ne faisait pas la guerre au peuple français, mais à l'empereur, qui l'avait provoqué ? L'événement montra que cette déclaration royale n'était pas sincère ; mais tant que le contraire n'était pas prouvé, on devait tenir ces paroles pour sérieuses. Le gouvernement de la défense nationale, à peine en possession du pouvoir, avait tourné ses regards sur l'Europe, cherchant des alliés et, à défaut d'un secours matériel, une intervention amicale. La France, précipitée à son insu dans la guerre, n'était-elle pas digne d'intérêt ? Avait-elle, en d'autres temps, ménage son sang et son argent pour les autres, et n'était-elle pas en droit d'attendre les bons offices de ses anciens alliés ? En se posant ces questions, le gouvernement de la défense nationale oubliait que la politique sournoise et tortueuse de l'Empire avait aliéné de la France les sympathies qui auraient dû lui être légitimement acquises. A ce sujet, depuis la triste issue de la guerre, les partisans du régime napoléonien n'ont pas craint d'avancer que la révolution du 4 septembre était venue entraver un rapprochement effectif de certaines puissances étrangères avec la France. A les entendre, le renversement du trône napoléonien nous aurait privés d'un concours assuré. Cette assertion, dictée par l'esprit de parti, ne supporte pas l'examen. Dans la journée du 5 septembre, M. Jules Favre eut un long entretien avec M. de La Tour-d'Auvergne, auquel il succédait au ministère des affaires étrangères. M. de La Tour-d'Auvergne n'avait connaissance d'aucune de ces précieuses alliances dont on parle ; il déplora, au contraire, notre isolement. Le langage des représentants des puissances étrangères à M. Jules Favre ne laisse, d'ailleurs, subsister aucun doute. Tous, ils accoururent pour exprimer au nouveau gouvernement les sympathies de leurs cabinets respectifs, et si la France avait pu se contenter de bonnes paroles et de beaux discours, elle eût été satisfaite ; mais les paroles n'étaient pas de saison : on aurait voulu des actes. Quoi qu'il en soit, le langage des représentants étrangers mérite qu'on s'y arrête, car il indique avec une netteté parfaite l'état moral de l'Europe après le désastre de Sedan.

L'ambassadeur d'Angleterre avoua que l'opinion publique, de l'autre côté de la Manche, était très-hostile à la France et que des influences de parenté agissaient fortement sur l'esprit de la reine. Il dit qu'à la vérité, le commerce anglais redoutait la continuation de la guerre, et que si le gouvernement de la République maintenait l'ordre et résistait à l'ennemi, il changerait peut-être en sa faveur les résolutions du cabinet anglais, très-résolu à observer la neutralité. Mais, même alors, la France ne devait pas espérer une intervention active ; on ne lui promettait qu'une intervention purement officieuse, très-prudente et qui ne froisserait pas le gouvernement prussien. M. Jules Favre répondit à lord Lyons que le cabinet anglais ne pouvait se faire illusion sur les conséquences de la lutte engagée ; il lui représenta que cette lutte intéressait tous les États de l'Europe ; que l'Angleterre se trouvait dans la situation de la France après Sadowa ; la France en intervenant alors entre la Prusse et l'Autriche avait rendu à l'une et à l'autre des services signalés. Pourquoi l'Angleterre ne se poserait-elle pas en arbitre entre la France et la Prusse ? Son honneur n'était-il pas engagé à ne pas laisser succomber ses anciens et fidèles alliés ? La Prusse oserait-elle braver les puissances coalisées, rangées autour de l'Angleterre pour la pacification de l'Europe ?

Ces exhortations ne devaient pas toucher l'Angleterre, qui se montrait peu désireuse de secouer son indifférence égoïste ; elle se sentait, du reste, mal préparée à appuyer ses conseils d'une force armée respectable, et enfin elle était tenue en réserve par la connaissance d'un traité secret entre la Prusse et la Russie.

Le chargé d'affaires de Russie s'était empressé de rassurer le gouvernement de la défense nationale sur les inquiétudes que pouvait causer à son pays la proclamation de la République. « Pourvu, dit-il, qu'elle ne soit pas un symbole de désordre et de propagande, elle ne sera pas un obstacle aux yeux du czar. Le czar aime sincèrement la France, il voudrait la fin de la guerre, mais son étroite parenté avec le roi Guillaume lui impose une grande réserve ; on peut même lui savoir gré d'être demeuré neutre ; beaucoup d'hommes importants lui conseillaient une intervention active ; il s'y est refusé, et en cela, au surplus, il s'est range à l'opinion de son peuple, qui désire le succès de la France. »

L'ambassadeur d'Autriche, M. de Metternich, détrompa le ministre des affaires étrangères sur la possibilité d'un concours effectif, que certains avaient annoncé : « Il n'est pas impossible, dit-il, que M. de Beust ait parlé de trois cent mille hommes à mettre en ligne, si nous en avions la liberté, mais c'est précisément cette liberté qui nous a été refusée. L'empereur et son ministère ne braveront jamais les volontés du czar. Or, celui-ci a déclaré que si nous nous prononcions pour la France, il s'unirait à la Prusse. Nous avons donc les bras liés. »

Le ministre d'Italie se montra moins empressé que les représentants des autres puissances, parce qu'il prévoyait une insistance particulière de la France auprès de son gouvernement. En 1859, la France avait envoyé cent mille hommes en Italie pour affranchir ce pays de la domination autrichienne. Cet immense service, le sang versé, la confraternité des armes, tout cela serait-il oublié ? L'Italie ne viendrait-elle pas au secours de la France en péril ? Gomment pourrait-elle fermer l'oreille à son appel ? Comment, en retour de si grands bienfaits, répondrait-elle par l'indifférence et par l'ingratitude ? La vérité, c'est que l'Empire avait trop fait pour l'Italie ou trop peu ; en laissant à la Prusse le soin d'achever l'œuvre d'affranchissement par lui commencée, il avait obligé l'Italie à partager sa reconnaissance. Etant au même titre l'obligé de la France, qui lui faisait d'ailleurs sentir sa protection par l'occupation de Rome, et l'obligé de la Prusse, à laquelle il devait la restitution de la Vénétie, le gouvernement italien restait neutre, hésitant entre les deux puissances. Il n'y a aucune témérité à supposer que, s'il était sorti de sa neutralité, il aurait jeté le poids de son épée dans la balance de la Prusse, car les revers de la France allaient lui permettre d'occuper Rome et de compléter l'unité italienne. La réponse du chevalier Nigra fut donc telle qu'on pouvait l'attendre. Le ministre de Victor-Emmanuel se retrancha derrière l'impossibilité d'une action isolée de la part de l'Italie. « Elle était prête, dit-il, à s'associer aux autres puissances, et même à les devancer, si celles-ci voulaient la suivre. Mais il n'y avait rien à faire, si l'on n'avait pour soi l'Angleterre ou la Russie. Or, la première obéissait à l'indifférence systématique de M. Gladstone et aux entraînements intimes de la reine. La seconde s'était constituée le patron officieux de la Prusse et ne faisait rien qui pût la contrarier. Nous ne pouvions donc attendre de l'Italie que de bons sentiments, et sa participation à toutes les résolutions qui réuniraient ce que les puissances pourraient arrêter en notre faveur[1]. »

Si peu encourageantes que fussent ces ouvertures, il en coûtait au gouvernement de croire à l'indifférence systématique de l'Europe ; avant de renoncer à tout espoir, il résolut d'adresser un appel direct et pressant aux cours étrangères. Le 12 septembre, le Journal officiel annonçait que M. Thiers, ne voulant pas refuser ses services au gouvernement, allait partir en mission pour Londres, d'où il se rendrait ensuite à Saint-Pétersbourg et à Vienne.

Le 13 septembre, M. Thiers était à Londres ; il s'épuisait en vains efforts pour arracher les ministres anglais à leur indifférence, à leur parti pris de ne rien faire. Il évoquait éloquemment les souvenirs de l'alliance de la France avec l'Angleterre en Crimée ; il insistait sur les dangers auxquels exposait l'équilibre européen l'insatiable ambition de la Prusse ; il représentait à lord Granville et à M. Gladstone la diminution de puissance morale et matérielle même qui résulterait pour la Grande-Bretagne de l'abaissement de la France. Les ministres anglais sentaient ce qu'il y avait de juste au fond de ces discours, mais ils se retranchaient derrière la volonté bien arrêtée du gouvernement de laisser faire et de s'en remettre à l'aveugle fortune, au sort des batailles. M. Thiers, attristé, quitta Londres et prit le chemin de Saint-Pétersbourg, où, sous des dehors également très-bienveillants, il essuya les mêmes refus.

A Londres, l'illustre délégué du gouvernement de la défense nationale avait obtenu seulement de lord Granville que l'Angleterre tenterait une démarche auprès du quartier général prussien pour amener M. de Bismarck à consentir à une entrevue avec le ministre des affaires étrangères de France. M. Jules Favre ne désespérait point encore d'arrêter l'effusion du sang et d'épargner de nouvelles calamités à sa patrie, sans que son territoire fût entamé par le vainqueur. Dans sa pensée, le gouvernement prussien se rappellerait la déclaration du roi Guillaume au début de la guerre, déclaration portant l'assurance qu'on ne faisait pas la guerre à la nation française, mais à Napoléon III ; la Prusse recevrait une indemnité pécuniaire, le territoire de la France resterait intact, le quartier général allemand reconnaîtrait que les hommes portés au pouvoir par la révolution du 4 septembre étaient précisément ceux qui s'étaient opposés de toutes leurs forces à la déclaration de guerre ; on signerait une suspension d'armes, une Assemblée nationale serait convoquée, et les deux pays concluraient une paix équitable, une paix durable.

Ces généreuses illusions appartenaient en propre à M. Jules Favre, qui ne parla point de son projet de voyage aux membres du gouvernement ; seul, le général Trochu fut mis dans la confidence, parce qu'il devait donner des ordres pour faciliter le passage du ministre des affaires étrangères à travers les lignes. L'ennemi était arrivé sous les murs de Paris, les hostilités pouvaient recommencer d'un jour à l'autre. Il fallait donc se hâter. Dans la matinée du 18 septembre, M. Jules Favre sortait de Paris, par la porte de Charenton ; ayant appris à Villeneuve-Saint-Georges que M. de Bismarck se trouvait à Meaux, il lui fit parvenir la lettre suivante :

« Monsieur le comte,

 

« J'ai toujours cru qu'avant d'engager sérieusement les hostilités sous Paris, il était impossible qu'une transaction honorable ne fût pas essayée. La personne qui a eu l'honneur de voir Votre Excellence, il y a deux jours, m'a dit avoir recueilli de sa bouche l'expression d'un désir analogue. Je suis venu aux avant-postes me mettre à la disposition de Votre Excellence. J'attends qu'elle veuille bien me faire savoir comment et où je pourrai avoir l'honneur de conférer quelques instants avec elle.

« J'ai l'honneur d'être, avec une haute considération, « De Votre Excellence « Le très-humble et très-obéissant serviteur.

« Jules FAVRE.

« 18 septembre. »

 

M. de Bismarck répondit :

« Meaux, 18 septembre 1870.

« Je viens de recevoir la lettre que Votre Excellence a eu l'obligeance de m'écrire, et ce me sera extrêmement agréable si vous voulez bien me faire l'honneur de venir me voir, demain, ici à Meaux.

« Le porteur de la présente, le prince Biron, veillera à ce que Votre Excellence soit guidée à travers nos lignes.

« J'ai l'honneur d'être, avec la plus haute considération,

« De Votre Excellence

« Le très-obéissant serviteur.

« De BISMARCK. »

 

Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi, M. Jules Favre et son secrétaire se trouvaient non loin du petit village de Montry. Ils promenaient leurs regards sur les ravages de la guerre, sur les campagnes désolées ; des paysans erraient dans les ruines de leurs fermes incendiées. Tout à coup trois cavaliers allemands, suivis d'une nombreuse escorte, parurent au détour du chemin. L'un d'eux, d'une taille élevée, était coiffé d'une casquette blanche avec un large galon en soie jaune. C'était M. de Bismarck. Comme on cherchait un endroit favorable à un entretien, un paysan montra du doigt le château de la Haute-Maison, situé au sommet d'une colline boisée. M. Jules Favre et M. de Bismarck, suivis de leurs secrétaires, s'acheminèrent de ce côté. En traversant le bois qui entoure le château, M. de Bismarck promenait des regards inquiets autour de lui :

— « Ce lieu, dit-il, semble choisi pour les exploits des francs-tireurs. Ces environs en sont infestés, et nous leur faisons une chasse impitoyable ; ce ne sont pas des soldats, nous les traitons comme des assassins. »

Au moment de s'asseoir dans une des salles du château, M. de Bismarck, toujours obsédé par l'image des francs-tireurs, dit à M. Jules Favre :

« Nous sommes très-mal ici ; vos francs-tireurs peuvent m'y viser par ces croisées. Je vous en prie, dites aux gens de cette maison que vous êtes membre du gouvernement, que vous leur ordonnez de veiller, et qu'ils répondent sur leurs têtes de toute tentative criminelle. »

L'entretien commença : M. Jules Favre expliqua le but de son voyage. L'Empire étant tombé, pourquoi l'Allemagne continuerait-elle la guerre ? M. de Bismarck répondit que, s'il croyait la paix possible, il la signerait. Il reconnut que les hommes actuellement au pouvoir avaient lutté pour empêcher la guerre, mais pouvait-il traiter avec le gouvernement de la défense nationale ? Ce gouvernement ne serait-il pas bientôt renversé par la populace, si Paris ne tombait pas au pouvoir des Allemands ?

M. Jules Favre ayant répondu que le gouvernement était prêt à déposer ses pouvoirs entre les mains d'une Assemblée, le chancelier prussien manifesta des doutes sur les sentiments qui animeraient cette Assemblée. Elle voudrait la guerre. La France, dit-il, n'oubliera pas plus la capitulation de Sedan que Waterloo et Sadowa. Du reste, pour nommer une Assemblée il faudrait conclure un armistice, et il n'en voulait à aucun prix.

L'heure était avancée ; l'entretien en resta là.

La conversation fut reprise le lendemain au château de Ferrières. M. de Bismarck avait consulté le roi et il rapportait écrites les conditions de l'armistice demandé par le ministre français. Ces conditions étaient : l'occupation de Strasbourg, dont la garnison excitait en ce moment même l'admiration de la France, la reddition de Toul et de Phalsbourg. En outre, la garnison de Strasbourg serait prisonnière de guerre. M. de Bismarck avait d'abord demandé d'occuper le Mont-Valérien, pendant que l'Assemblée nationale délibérerait à Paris. Il y renonça, à la condition que l'Assemblée se réunirait à Tours. Mais il voulait Toul, Phalsbourg et Strasbourg. Strasbourg, disait-il, est la clef de ma maison.

Le moment où le chancelier prussien parlait ainsi était celui où la population parisienne couvrait de fleurs et de drapeaux la statue de Strasbourg, où cette ville héroïque supportait sans peur, et pour rester française, les ravages du bombardement et de l'incendie. En exigeant de la France l'abandon de la glorieuse cité, M. de Bismarck n'ignorait pas qu'il demandait l'impossible.

M. Jules Favre s'était levé.

« Je me suis trompé, dit-il, monsieur le comte, en venant ici ; je ne m'en repens pas, j'ai assez souffert pour m'excuser à mes propres yeux ; d'ailleurs, je n'ai cédé qu'au sentiment de mon devoir. Je reporterai à mon gouvernement tout ce que vous m'avez dit, et s'il juge à propos de me renvoyer près de vous, quelque cruelle que soit cette démarche, j'aurai l'honneur de revenir. Je vous suis reconnaissant de la bienveillance que vous m'avez témoignée," mais je crains qu'il n'y ait plus qu'à laisser les événements s'accomplir. La population de Paris est courageuse et résolue aux derniers sacrifices ; son héroïsme peut changer le cours des événements. Si vous avez l'honneur de la vaincre, vous ne la soumettrez pas. La nation tout entière est dans les mêmes sentiments. Tant que nous trouverons en elle un élément de résistance, nous vous combattrons. C'est une lutte indéfinie entre deux peuples qui devraient se tendre la main. J'avais espéré une autre solution. Je pars bien malheureux et néanmoins plein d'espoir. »

Après avoir exposé à ses collègues les résultats de l'entrevue de Ferrières, M. Jules Favre adressa à M. de Bismarck la réponse suivante :

« Monsieur le comte,

« J'ai exposé fidèlement à mes collègues du gouvernement de la défense nationale la déclaration que Votre Excellence a bien voulu me faire. J'ai le regret de faire connaître à Votre Excellence que le gouvernement n'a pu admettre vos propositions. Il accepterait un armistice ayant pour objet l'élection et la réunion d'une Assemblée nationale. Mais il ne peut souscrire aux conditions auxquelles Votre Excellence le subordonne. Quant à moi, j'ai la conscience d'avoir tout fait pour que l'effusion du sang cessât, et que la paix fût rendue a nos deux nations pour lesquelles elle serait un grand bienfait. Je ne m'arrête qu'en face d'un devoir impérieux, m'ordonnant de ne pas sacrifier l'honneur de mon pays déterminé à résister énergiquement. Je m'associe sans réserve à son vœu ainsi qu'à celui de mes collègues. Dieu, qui nous juge, décidera de nos destinées. J'ai foi dans sa justice.

« J'ai l'honneur d'être, monsieur le comte,

« De Votre Excellence

« Le très-humble et très-obéissant serviteur,

« Jules FAVRE.

« 21 septembre. »

 

Le 22 septembre, le gouvernement de la défense nationale faisait insérer dans le Journal officiel la note suivante :

« Avant que le siège de Paris commençât, le ministre des affaires étrangères a voulu connaître les intentions de la Prusse, jusque-là silencieuse.

« Nous avions proclamé hautement les nôtres le lendemain de la révolution du 4 septembre.

« Sans haine contre l'Allemagne, ayant toujours condamné la guerre que l'empereur lui a faite dans un intérêt exclusivement dynastique, nous avons dit : Arrêtons cette lutte barbare qui décime les peuples au profit de quelques ambitieux. Nous acceptons des conditions équitables. Nous ne cédons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. La Prusse répond à ces ouvertures en demandant à garder l'Alsace et la Lorraine par droit de conquête.

« Elle ne consentirait, même pas à consulter les populations ; elle veut en disposer comme d'un troupeau.

« Et quand elle est en présence de la convocation d'une Assemblée qui constituera un pouvoir définitif et votera la paix ou la guerre, la Prusse demande comme condition préalable d'un armistice l'occupation des places assiégées, le fort du Mont-Valérien et la garnison de Strasbourg prisonnière de guerre.

« Que l'Europe soit juge !

« Pour nous, l'ennemi s'est dévoilé. Il nous place entre le devoir et le déshonneur ; notre choix est fait.

« Paris résistera jusqu'à la dernière extrémité. Les départements viendront à son secours, et, Dieu aidant, la France sera sauvée. »

 

Quand cette note fut publiée, les armées allemandes étaient arrivées sous les murs de Paris. La grande ville allait se trouver séparée pour un temps indéterminé du reste de la France. Il importait que le pays fût instruit des énergiques résolutions du gouvernement de la défense nationale et qu'il associât ses efforts aux siens contre l'étranger. Dans ce but, une délégation gouvernementale fut envoyée à Tours. Elle était composée de M. Crémieux, garde des sceaux, de M. l'amiral Fourichon, et de M. Glais-Bizoin, accompagnés de représentants de chaque ministère, qu'on avait choisis parmi les employés supérieurs les plus distingués et auxquels on adjoignit un personnel expérimenté. Les membres de la délégation de Tours étaient des patriotes éprouvés, mais ayant passé l'âge où l'on entraîne les hommes ; la tâche ne serait-elle pas au-dessus de leurs forces ? Leur parole, respectée à coup sûr, serait-elle assez puissante pour secouer la torpeur du pays et embraser tous les cœurs de l'amour de la patrie ? Entreprise immense, qui demandait une activité de tous les instants, un entrain surhumain, une foi communicative et agissante ! Il fallait ranimer les courages et faire accepter l'idée de résistance à un peuple que les revers abattent promptement, et qui venait de subir des revers sans exemple. Il fallait établir dans une ville de province un gouvernement avec ses rouages administratifs si compliqués, former des armées, trouver des officiers, lever des soldats, réunir un matériel de guerre, acheter des canons et des fusils, fabriquer des munitions, dresser des chevaux pour l'artillerie, assurer l'exécution de marchés considérables à l'étranger, trouver l'argent nécessaire pour ces dépenses, enflammer le patriotisme des uns, surveiller les intrigues des autres, et, dans le trouble inévitable d'une situation si extraordinaire, maintenir l'ordre, faire respecter les lois, assurer le cours de la justice. Pendant qu'on lutte contre la mauvaise fortune, l'ennemi avance sur le territoire ; de grandes villes tombent en son pouvoir, des départements entiers sont ruinés par les réquisitions ; le jour approche où il faudra mettre en présence de ces armées admirablement organisées, enivrées par des succès inespérés, les recrues qui ont à peine des armes et qu'on n'a pas eu le temps d'exercer.

La délégation gouvernementale de Tours devait rencontrer un concours énergique dans les nouvelles administrations départementales. Le récit de l'entrevue de Ferrières avait singulièrement surexcité le patriotisme. De ce moment-là la guerre change de caractère ; la Prusse a jeté le masque ; elle avoue que son roi a menti, quand il disait porter la guerre non à la nation française, mais à Napoléon III ; elle poursuit une guerre de conquête, elle veut démembrer la France. La guerre nationale va commencer.

Paris, principal objectif des armées allemandes, est défendu à l'est, au sud et à l'ouest par le cours de la Marne et de la Seine qui dessinent comme de larges fossés autour de ses murs. A l'est, la Marne se jette dans la Seine au-dessus de Charenton. Quant à la Seine, après avoir traversé Paris, elle coule vers Saint-Denis, revient sur elle-même par Argenteuil, Bezons, Chatou, formant entre ses deux bras la presqu'ile de Gennevilliers, et elle trace dans sa course capricieuse une double ligne de défense où une armée assiégeante ne s'aventurerait pas sans danger. Des collines boisées entourent la ville à une grande distance et rendent l'investissement très-difficile, impossible même, si l'assiégé les occupe. Mais si ces hauteurs tombent, au contraire, au pouvoir de l'assiégeant, de Clamart à la Celle-Saint-Cloud, les forts qui, de ce côté, défendent la ville peuvent être commandés par des batteries ennemies, couverts de projectiles et réduits au silence. Les ingénieurs qui donnèrent à Paris sa ceinture de forts n'avaient pas prévu les progrès de l'artillerie ; on ne connaissait dans ce temps que des pièces dont la portée ne dépassait pas 2.000 mètres, et l'on ne se doutait pas que, moins de trente ans après, la portée des canons serait de 8.000 mètres. Le danger, toutefois, aurait pu être conjuré, si la France avait eu une armée de secours en état de manœuvrer sous Paris, et d'attaquer les troupes qui tenteraient de l'investir. La pensée que la France se trouverait un jour dénuée de ce secours n'était pas venue aux auteurs des fortifications de Paris ; leur but, en construisant les forts qui défendent la ville, avait été de préparer un point d'appui solide à une armée capable de prendre l'offensive. Cette armée, la France ne l'avait pas.

Les forts qui protègent Paris sont au nombre de quinze. Au nord, les forts de la Briche, de la Double-Couronne, de l'Est et d'Aubervilliers ; à l'est, les forts de Romainville, de Noisy, de Rosny, de Nogent ; au sud, les forts de Charenton, d'Ivry, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves, d'Issy ; à l'ouest s'élève majestueusement le Mont-Valérien, entre les deux bras de la Seine. Des travaux de défense furent ajoutés à ces ouvrages. Du côté de l'est, que l'on croyait plus particulièrement menacé par l'ennemi, plusieurs redoutes furent élevées pour rattacher les forts entre eux ; les redoutes de Gravelles et de la Faisanderie, entre le cours de la Marne et le bois de Vincennes, relièrent le fort de Nogent à celui de Charenton ; la redoute de Fontenay combla l'espace vide entre les forts de Nogent et de Rosny ; entre les forts de Rosny et de Noisy, on établit les redoutes de Boissières et de Montreuil ; la redoute de Noisy appuya le fort de Noisy au fort de Romainville ; enfin quelques ouvrages furent construits sur le bord des canaux de l'Ourcq et de Saint-Denis. Au nord, des travaux furent entrepris pour amener l'eau dans les fossés de la Briche et de la Double-Couronne. Une batterie dressée à Saint-Denis, sur le bord de la Seine, commandait la plaine de Gennevilliers, vers le nord. Une autre batterie établie à Courbevoie, entre la redoute de Gennevilliers et le Mont-Valérien, devait empêcher toute tentative de passage de la Seine aux environs de Bezons. Entre le Mont-Valérien et le fort d'Issy s'étend un espace vide de 7.000 mètres. Les redoutes de Montretout, de Ville-d'Avray, de Brimborion, de Sèvres et de Meudon comblèrent cette lacune. Enfin des ouvrages importants furent commencés du côté du sud, à Châtillon, à Villejuif et aux Hautes-Bruyères.

Derrière cette ligne de défense, s'élève autour de Paris l'enceinte bas donnée, dont le pourtour n'a pas moins de trente-quatre kilomètres. Dès le commencement d'août, à la nouvelle de nos premiers désastres, des nuées de travailleurs furent occupés à mettre les remparts en état de défense. On releva les courtines qui donnaient accès à des voies nombreuses, on établit les ponts-levis, on abattit les arbres et les constructions élevés dans la zone militaire, on ouvrit les embrasures, on creusa des poudrières, on construisit des abris. L'activité prodigieuse de Paris suffit à tout. Mais les canons manquaient pour garnir cette vaste enceinte ; pendant plusieurs semaines les embrasures du rempart devaient rester vides.

Les armées allemandes avaient investi Paris. Elles s'étaient mises en marche immédiatement après la capitulation de Sedan, à l'exception du onzième corps chargé de conduire les prisonniers français en Allemagne. Le quartier général du roi de Prusse se trouvait le 4 septembre à Varennes, le 5 à Reims, le 14 à Château-Thierry, le 15 à Meaux, le 19 au château de Ferrières. La 3e armée, commandée par le prince royal de Prusse, et la4e, sous les ordres du prince royal de Saxe, s'avançaient par les deux grandes routes de Sedan à Paris, admirant la beauté du climat, la richesse du sol et faisant un triste retour sur les pauvres provinces de leur pays natal.

La 1re armée investit Paris à l'est et au nord, sans résistance, et fixa son quartier général au Grand-Tremblay. La 3e armée, conduite par le prince royal de Prusse, après s'être engagée entre la Marne et la Seine, franchit ce dernier fleuve au-dessus de Villeneuve Saint-Georges et s'avança par Sceaux, dans la direction de Versailles, où elle voulait établir son quartier général. Dans ce trajet elle se heurta, en avant de Châtillon, aux troupes françaises commandées par le général Ducrot.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, les forts du sud sont dominés par des collines boisées ; si ces hauteurs tombent au pouvoir de l'ennemi, son artillerie réduit les forts à l'impuissance. Ce danger n'avait point échappé au général Trochu ; pour le conjurer, il avait fait construire à la hâte les redoutes de Villejuif et de Châtillon, et il avait enjoint au général Ducrot, chargé de garder ces ouvrages, d'attaquer l'ennemi de flanc pendant sa marche sur Versailles et de l'obliger à reculer au loin sa ligne d'investissement. Pendant les journées du 17 et du 18 septembre, les colonnes allemandes venant de Choisy-le-Roi furent attaquées avec une extrême violence, et elles essuyèrent des pertes sensibles. Le 19, à la pointe du jour, le général Ducrot dirige une reconnaissance offensive en avant de sa position, vers Plessis-Piquet et le Petit-Bicêtre ; il se heurte à des masses importantes, cachées dans les bois et les villages et soutenues par une puissante artillerie. Ces masses étaient celles du 1er corps bavarois qui, dans la nuit, avait passé la Seine au-dessus de Villeneuve-Saint-Georges. Un combat très-vif s'engage. Le 2e corps bavarois, accouru sur les lieux, menace d'envelopper les troupes du général Ducrot. Celles-ci, composées en partie de soldats indisciplinés, sont tout à coup saisies d'une folle panique : elles reculent en désordre, abandonnent la redoute de Châtillon et fuient dans Paris, où leurs récits mensongers jettent l'alarme, avant de provoquer l'indignation. Cependant, avec la partie de ses troupes qui fait encore bonne contenance, le général Ducrot essaye de garder la redoute de Châtillon. Mais", sous le feu redoublé de l'artillerie ennemie, il ne reste plus d'autre espoir de salut que la retraite. La redoute est abandonnée avec les canons, qu'on a eu du moins le temps d'enclouer. Ce combat déplorable, qui inaugure si tristement les opérations du siège, laisse l'armée allemande maîtresse de la ligne de Choisy-le-Roi à Versailles. Les forts du sud étaient découverts. Dans la soirée du 19 septembre, l'armée du prince royal de Prusse s'étendit de Bonneuil à Bougival par Choisy-le-Roi, Thiais, Chevilly, l'Hay, Bourg-la-Reine, Meudon, Sèvres, Ville-d'Avray, et la Celle-Saint-Cloud. A l'ouest, vers Bougival, et à l'est, vers Gagny, les avant-postes du prince royal de Prusse rejoignaient l'armée du prince royal de Saxe. L'investissement était complet. Quelques combats partiels et insignifiants avaient précédé l'échec de Châtillon ; le 17 septembre, les troupes du 13e corps, commandées par le général Vinoy, avaient rencontré l'ennemi entre Créteil et Montmesly, et engagé avec lui un combat d'artillerie, dont les résultats furent sans importance. En avant de Chevilly et de Villejuif, de vives escarmouches tinrent en éveil les deux armées dans la première semaine de l'investissement. On ne fit aucun effort pour conjurer les tristes conséquences de la débandade de Châtillon et reprendre la redoute. Aucun événement militaire cligne de mention ne s'accomplit sous les murs de Paris dans les derniers jours de septembre. L'armée assiégeante s'installe et se rapproche autant qu'elle peut des forts en profitant de tous les accidents de terrain ; elle creuse des fossés, elle construit à l'entrée des villages qu'elle occupe des ouvrages en terre et des barricades ; elle perce de créneaux les murs des parcs et des fermes. Pendant qu'elle se prémunit contre les attaques éventuelles des assiégés, elle prend ses sûretés contre une agression du dehors. Le 20 septembre, les communications de Paris avec le reste de la France se trouvaient rigoureusement interceptées.

L'élan, dans l'intérieur de Paris, était toujours soutenu et la confiance sans limite. Le 13 septembre, le général Trochu avait passé une grande revue de la garde mobile et de la garde nationale, et le déploiement de ces forces, couvrant toute la longueur des boulevards depuis la Bastille jusqu'au rond-point des Champs-Elysées, avait animé les cœurs d'un patriotique espoir. Le général Trochu parcourut les rangs des défenseurs de Paris, recevant sur son passage les témoignages d'une estime sincère ; il s'en montra très-touché, et l'on assure que le siège, qu'il avait d'abord tenu pour une folie héroïque, lui parut moins chimérique le soir de ce beau jour. Quant à la population parisienne, elle avait résolument pris son parti de l'investissement du siège, de la privation des nouvelles du dehors et de toutes les souffrances inséparables des opérations militaires. L'exemple de la résistance de Strasbourg avait élevé les cœurs au plus haut degré d'enthousiasme. La statue de la cité alsacienne placée à l'entrée de la place de la Concorde était devenue l'objet d'un véritable culte. Chaque jour des bataillons de la garde nationale défilaient devant l'image en pierre de la ville bombardée et incendiée, que des mains pieuses couronnaient de drapeaux et de fleurs. Strasbourg voulait restée attachée à la France ; elle donnait, la première, depuis le commencement de la guerre, l'exemple de l'ardent patriotisme ; elle défendait l'honneur de la France au prix de son sang et de ses monuments. On ne dira jamais assez combien fut puissante sur l'esprit de Paris l'influence de cette belle résistance. Si le siège de Paris ne fut pas sans gloire, la justice exige qu'un rayon de cette gloire rejaillisse sur Strasbourg. C'est un hommage que nous rendons ici à la ville infortunée.

Le 31 septembre, le bruit se répandit dans Paris que Strasbourg avait capitulé. Tous les cœurs s'étaient serrés de douleur à cette triste nouvelle. C'est le moment de raconter à la suite de quelles dramatiques péripéties la noble cité avait ouvert ses portes à l'armée allemande.

 

 

 



[1] Voir le Gouvernement de la défense nationale, par Jules Favre, t. I, p. 118.