Marche de l'armée
allemande sur Paris. — Derniers jours du Corps législatif. — Préoccupations
dynastiques du comte Palikao. — L'empire penche vers sa ruine. — La Jacquerie
bonapartiste. — Séance du 3 septembre. — Comment le général Palikao raconte
la bataille de Sedan. — La vérité se fait jour malgré les précautions du
gouvernement. — Manifestation populaire du 3 septembre : la déchéance ! — Séance
de nuit du Corps législatif. — Proposition de déchéance portée à la tribune
par M. Jules Favre. — Silence glacial de la majorité. — Proclamation du
ministère affichée dans la nuit. — Émotion extraordinaire de Paris. —
Rassemblements sur la place de la Concorde. — Proposition du général Palikao
à l'ouverture de la séance. — Proposition de M. Thiers. — L'Assemblée se
retire dans ses bureaux. — Le Corps législatif est envahi par le peuple. —
Efforts de M. Gambetta pour ramener le calme. — Compte-rendu sténographique
de cette séance extra parlementaire. — Tumulte croissant. — Le président se
couvre, la séance est levée. — Vote de la déchéance de Louis-Napoléon
Bonaparte et de sa famille par le peuple. — La République est proclamée à
l'Hôtel-de-Ville, sous la présidence du général Trochu. — Portrait du général
Trochu. — Délégation du Corps législatif à l'Hôtel-de-Ville. — Réponse portée
par MM. Jules Favre et Simon au Corps législatif, réuni dans salle à manger
de la présidence. — M. Thiers impose silence aux récriminations. — Dernière séance
du Sénat. — Paroles prononcées par MM. de Chabrier et Baroche. — Résignation
du Sénat. — Tous les appuis manquent en même temps à l'empire. — La
République proclamée dans les grandes villes de France avant de l'être à
Paris. — Le gouvernement de la défense nationale. — Proclamations aux
Français, aux Parisiens, à la garde nationale. — Circulaire du ministre des
affaires étrangères. — Injustes accusations dirigées contre le gouvernement
de la défense nationale et contre la révolution du 4 septembre. — Est-il vrai
que le renversement de l'empire a fait perdre à la Francs l'Alsace et la Lorraine
? — Réfutation de cette accusation par le langage de M. de Bismarck et des
auteurs allemands. — Trêve des partis. — La patrie en danger.
Après
sa victoire inespérée de Sedan, l'ennemi tourna immédiatement ses regards
vers Paris ; une marche victorieuse jusque sous les murs de la capitale
flattait son orgueil et elle n'offrait aucun danger. La France était sans
soldats, si l'on excepte quinze mille hommes commandés par le général Vinoy
et battant en retraite sur Paris ; l'armée qui s'était battue à Sedan était
conduite en Allemagne ; le prince Frédéric-Charles tenait en respect l'armée
du maréchal Bazaine. Les Allemands n'avaient rien à redouter d'une marche
vers les bords de la Seine. C'était là du reste, un dessein depuis longtemps
caressé par leurs chefs ; dans l'entretien de Donchéry avec le général de
Wimpffen, M. de Bismarck avait dit, en propres termes, que l'armée allemande
viendrait mettre Paris à la raison ; il savait que là étaient le cœur et la
tête de la France, et il pressentait que la capitulation de Sedan ne mettrait
pas fin à la guerre, parce que les exigences prussiennes seraient jugées
inacceptables. Il devinait aussi qu'un changement politique était imminent. Depuis
les premiers revers de l'armée, depuis que l'imprévoyance et l'incapacité des
principaux auteurs de la guerre avaient été mises au grand jour, l'empire
était chancelant. Il lui aurait fallu des victoires pour reconquérir le
prestige perdu ; non-seulement il n'eut pas de victoires, mais il laissa voir
aux yeux de tous, en poussant Mac-Mahon vers Sedan, que le salut de la
dynastie le préoccupait plus que le salut de la France. Le
comte de Palikao, ministre de la guerre, multipliait ses efforts pour
déguiser aux yeux du Corps législatif une situation de jour en jour plus compromise.
M. Jules Favre, on s'en souvient peut-être, avait proposé à la Chambre de
saisir le pouvoir ; cette proposition, repoussée comme dangereuse et
inconstitutionnelle, fut reprise sous une autre forme par M. de Kératry dans
la séance du 22 août. Ce députe demandait l'adjonction de neuf membres au
comité de défense. L'urgence fut volée ; mais le cabinet ayant déclaré qu'il
se retirerait, si la proposition était adoptée, le Corps législatif, quoique
déjà très-ébranlé, n'osa pas passer outre. Deux jours après, le gouvernement
se disait prêt à accepter l'adjonction de trois membres. Cette concession,
insignifiante, du reste, donnait la mesure de ses inquiétudes croissantes ;
mais le besoin de mêler la politique à la défense du pays ne cessait de
dominer le ministère, et cette préoccupation égoïste impatientait les
patriotes. « De grâce, s'écriait M. Thiers, irrité de ce spectacle misérable,
ne nous parlez pas des institutions ; vous ne nous refroidirez pas, vous ne
diminuerez pas notre zèle pour la défense du pays ; mais, sans nous
refroidir, vous nous frapperez au cœur en nous rappelant ces institutions
qui, dans ma conviction à moi, sont la cause principale, plus que les hommes
eux-mêmes, des malheurs de la France. » La
nomination du général Trochu comme gouverneur de Paris, le silence gardé dans
sa proclamation sur l'empereur avaient mûri dans les esprits la pensée que le
gouvernement impérial penchait vers sa ruine. Les obstacles apportés par le
ministère à l'armement des citoyens irritaient la population parisienne et
donnaient lieu à des plaintes justifiées et toujours plus vives. Sur ces
entrefaites, au milieu de l'ébullition croissante des esprits, on apprend que
Bazaine a été refoulé sous les murs de Metz, que tout espoir de jonction avec
Mac-Mahon est perdu, que celui-ci court de sérieux dangers en marchant vers
le nord et que la route de Paris est découverte. L'opinion s'émeut, les
bonapartistes prennent l'alarme. Tout à coup, comme par l'effet d'un mot
d'ordre, leur effroi dégénère en violences abominables. Des agents
provocateurs se répandent dans les campagnes et poussent les ignorants à une
véritable Jacquerie. Dans le département de la Dordogne, un honnête citoyen
qui refuse de crier : Vive l'empereur ! est traîné par une foule sauvage,
percé de coups, brûlé vif. Dans le Midi, on accuse les protestants de
souhaiter le succès de la Prusse, et des fanatiques, servis par la presse de
la débauche à Paris, excitent les haines religieuses. Une feuille
bonapartiste, soudoyée par le gouvernement, terminait le récit des atrocités
commises dans la Dordogne par ces mots : « C'est la justice du peuple qui
commence. » Dans la
séance du 31 août, un député de l'Alsace suppliait le ministre de la guerre
et la Chambre de prendre des mesures pour la défense de cette province
dévastée, de Strasbourg bombardé et incendié. Le ministre répondait
insolemment, et aux applaudissements de la majorité, qu'il lui était
insupportable d'être « dérangé de ses occupations » pour avoir à répondre à
des questions pareilles, et l'on ne faisait rien pour l'Alsace. Les
événements se précipitaient ; dans la séance du 3 septembre, M. de Palikao
annonça à la Chambre, au milieu d'un morne silence, que la tentative de
jonction entre Mac-Mahon et Bazaine avait échoué. « D'autre part, ajouta-t-il,
nous recevons des renseignements sur le combat ou plutôt la bataille qui
vient d'avoir heu entre Mézières et Sedan. » « Cette
bataille a été pour nous l'occasion de succès et de revers. Nous avons
d'abord culbuté une partie de l'armée prussienne en la jetant dans la Meuse.
— Différentes dépêches ont dû vous l'annoncer. — Mais ensuite nous avons dû,
un peu accablés par le nombre, nous retirer soit sous Mézières, soit sous Sedan,
soit même, je dois vous le dire, sur le territoire belge, mais en petit nombre.
» Voilà
sous quel aspect le ministre de la guerre présentait à la Chambre le désastre
de Sedan ; il gardait un silence absolu sur la capitulation. La population
parisienne ne connaissait pas encore l'affreuse vérité, mais déjà le mot de «
déchéance » était sur toutes les lèvres. Dans la soirée, une foule immense
sillonnait les boulevards en scandant ce mot, cet arrêt sorti spontanément de
toutes les consciences. Les députés, voyant une révolution imminente,
s'étaient instinctivement réunis dans la salle du Palais-Bourbon ; presque
tous connaissaient les événements qui s'étaient déroulés sous les murs de
Sedan et pressentaient l'explosion indignée de la grande cité à l'orne de
cette nouvelle. Le Corps législatif avait été convoqué extraordinairement
dans la soirée : il entrait en séance à une heure du matin ; séance lugubre,
où tous les esprits étaient accablés sous la grandeur de la catastrophe et
effrayés de ses conséquences. En rendant son épée au roi de Prusse, Napoléon
III avait signé sa déchéance. En conséquence, M. Jules Favre, en son nom et
au nom de plusieurs de ses collègues, donne lecture à la Chambre de la
proposition suivante : ART. 1er. — Louis-Napoléon Bonaparte et
sa dynastie sont déclarés déchus des pouvoirs que leur a confiés la
Constitution. ART. 2. — Il sera nommé par le Corps
législatif une commission de gouvernement composée de (Le nombre des membres
serait choisi par la majorité.) ART. 3. — Le général Trochu est
maintenu dans ses fonctions de gouverneur général de la ville de Paris. « Je
n'ajoute pas un mot, continue l'orateur ; je livre cette proposition à -vos
sages méditations, et demain, ou plutôt aujourd'hui, dimanche, à midi, nous
aurons l'honneur de dire les raisons impérieuses qui nous paraissent faire à
tout patriote une loi de l'adopter. » La
Chambre avait écouté cette lecture dans le plus profond silence ; elle se
sépara sans protester. La déchéance de la famille Bonaparte était donc
moralement prononcée par le Corps législatif lui-même l'empire avait reçu le
coup de grâce en plein Palais-Bourbon, à la face des candidats officiels, au
milieu d'un silence qui avait la signification d'un acquiescement. Pendant
la nuit, on afficha sur les murs de Paris la proclamation suivante : « Français, « Un
grand malheur frappe la patrie. « Après
trois jours de luttes héroïques soutenues par l'armée du maréchal Mac-Mahon
contre 300.000 ennemis, 40.000 hommes ont été faits prisonniers. « Le
général Wimpffen, qui avait pris le commandement de l'armée, en remplacement
du maréchal Mac-Mahon, grièvement blessé, a signé une capitulation. « Ce
cruel revers n'ébranle pas notre courage. « Paris
est aujourd'hui en état de défense. « Les
forces militaires du pays s'organisent. « Avant
peu de jouis, une armée nouvelle sera sous les murs de Paris, une autre armée
se forme sur les rives de la Loire. « Votre
patriotisme, votre union, votre énergie sauveront la France. « L'empereur
a été fait prisonnier dans la lutte. « Le gouvernement,
d'accord avec les pouvoirs publics, prend toutes les mesures que comporte la
gravité des événements. « Le
conseil des ministres : « Comte de PALIKAO. — Henri CHEVREAU. — Amiral RIGAULT DE GENOUILLY. — Jules BRAME. — Prince DE LA TOUR-D'AUVERGNE. — GRANDPERRET. — Clément DUVERNOIS. — BUSSON-BILLAULT. — Jérôme DAVID. » La
foule restait muette de stupeur devant ces affiches ; on ne pouvait croire
que quarante mille hommes — il y en avait en réalité quatre-vingt mille —
eussent capitulé. On prenait aisément son parti de la captivité de Napoléon
III, mais ce désastre militaire inouï, cette atteinte à la gloire des armes
françaises, remplissaient les âmes de douleur et de colère. La terrible
nouvelle s'était répandue dans la ville avec la rapidité de l'éclair, et le
sentiment qu'elle avait excité partout était celui-ci : après une telle
honte, c'en est fait du gouvernement impérial ; il faut que la France prenne
elle-même ses affaires en mains. Dans la fièvre qui l'agitait, la population
parisienne se tourna aussitôt vers le Corps législatif, dont la réunion était
annoncée pour une heure de l'après-midi. On prit rendez-vous pour le
Palais-Bourbon, sans mot d'ordre, instinctivement. Nul n'aurait pu dire ce
qu'il allait faire, mais tous pressentaient que la capitulation de Sedan
aurait son contre-coup politique. Un
clair soleil d'automne se joignait à cette émotion extraordinaire pour
inviter la population parisienne à se répandre au dehors. Déjà les tambours
de la garde nationale battent le rappel dans chaque quartier ; les bataillons
se rassemblent, pour la plupart sans armes, et se dirigent par les boulevards
vers la place de la Concorde, qui se couvre peu à peu d'une immense
multitude. Ici on crie : La déchéance ! là : Vive la République ! ailleurs on
entonne la Marseillaise. On s'incline en passant devant la statue de
Strasbourg, ornée de drapeaux et de fleurs ; on rend un patriotique hommage à
la noble cité assiégée, bombardée, dont les beaux monuments ont été la proie
des flammes. La foule grossit toujours ; çà et là les baïonnettes des fusils
luisent au soleil sur cet océan humain : dans cette imposante manifestation
on sent que c'est l'âme même de la patrie qui se soulève. A l'entrée du pont
de la Concorde et aux abords du Palais-Bourbon, on a placé des troupes :
cette barrière, qui arrêterait une poignée d'émeutiers, arrêtera-t-elle tout
un peuple ? Vers
une heure, le Corps législatif s'était réuni, en proie à une émotion bien
naturelle. A l'ouverture de la séance, au milieu d'un silence profond, que
trouble par moments le murmure lointain de la foule, M. de Palikao monte à la
tribune et s'exprime en ces termes : « Je
viens, au milieu des circonstances douloureuses dont je vous ai rendu compte
hier, circonstances que l'avenir peut encore aggraver, bien que nous
espérions le contraire, vous dire que le gouvernement a cru devoir apporter certaines
modifications aux conditions actuelles du gouvernement, et qu'il m'a chargé de
vous soumettre un projet de loi ainsi conçu : ART. 1er. Un conseil de gouvernement et de
défense nationale est institué. Ce conseil est composé de cinq membres.
Chaque membre de ce conseil est nommé à la majorité absolue par le Corps
législatif. ART. 2. — Les ministres sont nommés sous
le contreseing de ce conseil. ART. 3. — Le général comte de Palikao est
nommé lieutenant général de ce conseil. Par
suite de ce projet qui donnait — mais trop lard satisfaction aux demandes
réitérées de la gauche, l'Assemblée se trouvait en présence de deux
propositions : la proposition de déchéance de M. Jules Favre et la
proposition de M. de Palikao au nom du gouvernement. Une troisième
proposition fut présentée par M. Thiers. M.
Thiers avoua que « ses préférences personnelles étaient pour le projet
présenté par ses honorables collègues de la gauche ; » toutefois, dans un
esprit de conciliation que les événements rendaient nécessaire, il s'était
arrêté à la proposition suivante : « Vu
les circonstances, la Chambre nomme une commission de gouvernement et de
défense nationale. « Une
Constituante sera convoquée, dès que les circonstances le permettront. » Cette
proposition était couverte de quarante-sept signatures. Aussitôt la lecture
terminée, le ministre de la guerre prononce ces paroles : « Je
n'ai qu'un mot à dire, c'est que le gouvernement admet que le pays sera
consulté, lorsque nous serons sortis des embarras pour lesquels nous devons
réunir tous nos efforts. » L'urgence
est prononcée sur les trois propositions, qui sont renvoyées à l'examen d'une
commission unique. Cette commission va être nommée immédiatement ; la séance
est suspendue, l'Assemblée se retire dans ses bureaux. A partir
de ce moment, l'empire et le Corps législatif étaient condamnés ; en réalité,
ils n'existaient plus. L'empire avait cessé, puisque le gouvernement lui-même
proposait la création d'un nouveau gouvernement composé de cinq membres,
chargé de choisir les ministres et de diriger la défense. Le Corps législatif
avait cessé d'être, puisque le gouvernement, d'accord en cela avec M. Thiers
et ses collègues, reconnaissait la nécessité de convoquer une Constituante.
La constitution impériale était déchirée de la main même du général de
Palikao et de ses collègues du ministère. Quant à la nomination de la
Constituante, on s'accordait à l'ajourner jusqu'au moment « où les circonstances
le permettraient, » jusqu'au moment où on serait « sorti des embarras » de
l'heure présente. On était donc venu, par des voies détournées, à la
proposition de déchéance présentée par la gauche. Politiquement,
la révolution était faite au moment où les députés s'étaient retirés dans
leurs bureaux. Au
dehors, la foule, ne soupçonnant point ce qui se passait et imbue de cette
croyance erronée que l'Empire ne tomberait pas par la légalité seule, la
foule, disons-nous, trouvait qu'on n'allait pas assez vite et qu'on perdait
en délibérations un temps précieux. Il n'est pas rare que l'impatience prenne
les multitudes, soumises aux mouvements irréguliers, dangereux parfois, des
grandes agglomérations humaines. On voit alors les derniers venus pousser
devant eux les premiers arrivés et ceux-ci, cédant à un mouvement
irrésistible, aller beaucoup plus loin qu'ils ne l'auraient souhaité, car ils
voient le danger qui les menace de toutes parts. Vers deux heures, les
troupes placées aux abords du Corps législatif reculent devant le flot humain
et leur laissent un libre passage. En un clin d'œil, la Chambre est envahie.
Cette impatience donna à une révolution qui allait être accomplie par la
Chambre elle-même, un caractère de violence que les partisans du 4 septembre
doivent être les premiers à regretter. Les députés de la gauche le comprirent
bien ; en apprenant que la salle des séances avait été envahie, ils
quittèrent immédiatement leurs bureaux pour rappeler la foule au respect de
la légalité. Voici
le compte rendu de cette séance historique. A la prière de plusieurs députés
de la gauche, M. Gambetta monte à la tribune : « M.
GAMBETTA. — Messieurs, vous pouvez tous
comprendre que la première condition de l'émancipation populaire, c'est la règle,
et je sais que vous êtes résolus à la respecter. « Vous
avez voulu manifester énergiquement votre opinion ; vous avez voulu ce qui
est dans le fond du cœur de tous les Français, ce qui est sur les lèvres de
vos représentants, ce sur quoi ils délibèrent : la déchéance. « Cris
nombreux dans les tribunes publiques. — Oui ! oui ! « Plusieurs
voix. — La déchéance et la République ! « D'autres
voix. — Silence ! silence ! Ecoutez ! « M.
GAMBETTA. — Ce que je réclame de vous,
c'est que vous sentiez comme moi toute la gravité suprême de la situation, et
que vous ne la troubliez ni par des cris ni même par des applaudissements. (Très-bien !
Parlez ! parlez !) « Mais,
à l'instant même, voici que vous violez la règle que je vous demande
d'observer. (On rit.) « Un
citoyen dans les tribunes. — Pas de phrases ! des faits ! Nous demandons
la république. « Cris
prolongés. — Oui ! oui ! Vive la République ! M. GAMBETTA. — Messieurs, un peu de calme.
Il faut de la régularité. Nous sommes les représentants de la souveraineté
nationale. Je vous prie de respecter cette investiture, que nous tenons du
peuple. « Voix
dans les tribunes. — La gauche seule ! Pas la droite ! « M.
GAMBETTA. — Ecoutez, Messieurs, je ne
peux pas entrer en dialogue avec chacun de vous. Laissez-moi exprimer
librement ma pensée. « Ma
pensée, la voici : c'est qu'il incombe aux hommes qui siègent sur ces bancs
de reconnaître que le pouvoir qui a attiré sur le pays tous les maux que nous
déplorons est déchu… (Oui, oui ! Bravo ! bravo !) ; mais il vous incombe
également à vous de faire que cette déclaration qui va être rendue n'ait pas
l'apparence d'une déclaration dont la violence aurait altéré le caractère. (Très-bien !
très-bien !) « Par
conséquent, il y a deux choses à faire : la première, c'est que les
représentants reviennent prendre leur place sur ce, bancs ; la seconde, c'est
que la séance ait lieu dans les conditions ordinaires. (Très-bien !
très-bien !)
afin que, grâce à la liberté de discussion, la décision qui va être rendue
soit absolument de nature à satisfaire la conscience française. (Très-bien !
Bravo ! bravo !) « Une
voix. — Pas de discussion ! Nous voulons la déchéance ! « Une
autre voix. — La déchéance ! on ne la discute pas ! nous la voulons. (Bruit.) « M.
GAMBETTA. — Si vous m'avez bien compris,
et je n'en doute pas... (Oui ! oui !) vous devez sentir que nous nous devons tous et
tout entiers à la cause du peuple, et que le peuple nous doit aussi l'assistance
régulière de son calme, sans quoi il n'y a pas de liberté. (Interruption.) « Écoutez
! Nous avons deux choses à faire : d'abord reprendre la séance et agir
suivant les formes régulières ; ensuite donner au pays le spectacle d'une
véritable union. « Songez
que l'étranger est sur notre sol. C'est au nom de la patrie comme au nom de
la liberté politique, — deux choses que je ne séparerai jamais, — c'est au
nom de ces deux grands intérêts, et comme représentant de la nation
française, qui sait se faire respecter au dedans et au dehors, que je vous
adjure d'assister dans le calme à la rentrée de vos représentants sur leurs
sièges. (Oui ! oui ! Bravo ! bravo !) (M.
Gambetta descend de la tribune. Le calme, qui s'est un instant établi à la
suite de son allocution, fait bientôt place à une nouvelle agitation dans les
deux rangées de tribunes circulaires. Recrudescence des cris : La
déchéance ! La République !) « A
2 heures et demie, M. le président Schneider entre dans la salle et monte au
fauteuil. « M.
Magnin, l'un des députés-secrétaires, l'accompagne et prend place à sa gauche
au bureau. « M.
le comte de Palikao, ministre de la guerre, s'assied au banc du gouvernement. « Quelques
députés de la majorité, parmi lesquels MM. de Plancy (de l'Oise), Stéphen Liégeard, Cosserat,
Léopold Le Hon, Jubinal, Dugué de la Fauconnerie, etc., viennent également
prendre séance. « Le
tumulte et le bruit règnent dans les galeries, envahies et de plus en plus
encombrées par la foule. « De
plus on entend, dans l'intérieur de la salle, les coups de crosse de fusil
assénés sur la seconde porte d'entrée de la salle des Pas-Perdus, le bruit
des panneaux qui s'effondrent et le fracas des glaces qui se brisent sur les
dalles. On raconte que de l'intérieur, M. Cochery, par l'ouverture béante,
harangue et cherche à contenir la foule agglomérée dans la salle des
Pas-Perdus. « M.
CRÉMEUX paraît à la tribune. « Les
huissiers réclament vainement le silence. « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER se tient longtemps debout, et les bras croisés, au fauteuil,
attendant que le calme se rétablisse. « M.
CRÉMEUX, s'adressant au public des
tribunes. — Mes chers et bons amis, j'espère que vous me connaissez tous ou
qu'au moins il y en a parmi vous qui peuvent dire aux autres que c'est le
citoyen Crémieux qui est devant vous. « Eh
bien ! nous nous sommes engagés, nous les députés de la gauche... (Bruit.) nous nous sommes, les membres
de la gauche et moi, engagés vis-à-vis de la majorité... « M.
LE
MARQUIS DE GRAMMONT. — La majorité, elle est
aveugle ! « M.
CRÉMEUX. — .... vis-à-vis de la Chambre
à faire respecter la liberté de ses délibérations. (Interruptions
et cris indistincts.) « Voix
dans les tribunes. — Vive la République ! « M.
GAMBETTA, qui est rentré dans la salle
presque en même temps que M. le président, se présente à la tribune à côté de
M. Crémieux, dont la voix ne parvient pas à dominer le bruit qui se fait dans
les galeries. « Cris
redoublés. — La déchéance ! Vive la République ! « M.
GAMBETTA. — Citoyens... (Silence !
silence !),
dans le cours de l'allocution que je vous ai adressée tout à l'heure, nous
sommes tombés d'accord qu'une des conditions premières de l'émancipation d'un
peuple, c'est l'ordre et la régularité. Voulez-vous tenir ce contrat ? (Oui ! oui !) Voulez-vous que nous fassions
des choses régulières ? (Oui ! oui !) « Puisque
ce sont là les choses que vous voulez, puisque ce sont les choses qu'il faut
que la France veuille avec nous... (Oui ! oui !), il y a un engagement
solennel qu'il vous faut prendre envers nous et qu'il vous faut prendre avec
la résolution de ne pas le violer à l'instant même : cet engagement, c'est de
laisser la délibération qui va avoir lieu se poursuivre en pleine liberté. (Oui ! oui ! — Rumeurs.) « Une
voix dans la foule des tribunes. — Pas de rhétorique ! « Une
autre voix. Pas de trahison ! A bas la majorité ! (De
nouveaux groupes pénètrent dans les tribunes du premier rang et notamment
dans celle des sénateurs. — Un drapeau tricolore portant l'inscription : «
73e BATAILLON,
6e COMPAGNIE,
12e ARRONDISSEMENT
», est arboré et agité par un des nouveaux venus.) « M.
GAMBETTA. — Citoyens, un peu de calme !
Dans les circonstances actuelles... « Quelques
voix. — La République ! la République ! « M.
GAMBETTA. — Dans les circonstances
actuelles, il faut que ce soit chacun de vous qui fasse l'ordre, il faut que
dans chaque tribune chaque citoyen surveille son voisin. (Bruit.) « Vous
pouvez donner un grand spectacle et une grande leçon : le voulez-vous ?
Voulez-vous que l'on puisse attester que vous êtes à la fois le peuple le
plus pénétrant et le plus libre ? (Oui ! oui ! Vive la République !) « Eh
bien, si vous le voulez, je vous adjure d'accueillir ma recommandation. Que
dans chaque tribune il y ait un groupe qui assure l'ordre pendant nos
délibérations. (Bravos et applaudissements dans presque toutes les
tribunes.) « Le
travail de la commission chargée de l'examen des propositions de déchéance et
de constitution provisoire du gouvernement s'apprête, et la Chambre va en
délibérer dans quelques instants. « Un
citoyen, dans une des tribunes. — Le président est à son poste ; il est
étrange que les députés ne soient pas au leur ! (Bruit. — Ecoutons ! écoutons
!) « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Messieurs, M. Gambetta, qui
ne peut être suspect à aucun de vous et que je tiens, quant à moi, pour un
des hommes les plus patriotes de notre pays, vient de vous adresser des
exhortations au nom des intérêts sacrés de la patrie. Permettez-moi de vous
faire, en termes moins éloquents, les mêmes adjurations. « Croyez-moi,
en ce moment la Chambre est appelée à délibérer sur la situation la plus
grave ; elle ne peut que le faire dans un esprit conforme aux nécessités de
la situation, et, s'il en était autrement, M. Gambetta ne serait pas venu
vous demander de lui prêter l'appui de votre attitude, (Approbation
mêlée de rumeurs dans les tribunes.) « M.
GAMBETTA. — Et j'y compte, citoyens ! « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Si je n'ai pas, quant à moi,
la même notoriété de libéralisme que M. Gambetta, je crois cependant pouvoir
dire que j'ai donné à la liberté assez de gages pour qu'il me soit permis de
vous adresser, du haut de ce fauteuil, les mêmes recommandations que M. Gambetta.
Comme lui, je ne saurais trop vous dire qu'il n'y a de liberté vraie que celle
qui est accompagnée de l'ordre… (Très-bien ! — Rumeurs nouvelles dans
les tribunes.) « Je
n'ai pas la prétention de prononcer ici des paroles qui conviennent à tout le
monde.... « Une
voix dans les tribunes. — On vous connaît ! « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Mais j'accomplis un devoir de
citoyen.... (Interruption.) en vous conjurant de respecter l'ordre, dans l'intérêt même de
la liberté qui doit présider à nos discussions. (Assentiment
dans plusieurs tribunes. — Exclamations et bruit dans d'autres. — Interruption
prolongée.) « Un
député. — Si vous ne pouvez obtenir le silence des tribunes, suspendez la
séance, monsieur le président. (En
ce moment, M. le comte de Palikao, ministre de la guerre, se lève et quitte
la salle, après avoir fait au président un geste explicatif de sa
détermination. Plusieurs
des députés qui étaient rentrés en séance imitent son exemple et sortent par
le couloir de droite). « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER se couvre et descend du
fauteuil. « M.
GLAIS-BIZOIN, se tournant vers les
tribunes. — Messieurs, on va prononcer la déchéance ! Prenez patience !
Attendez ! (Agitation en sens divers.) « M.
LE
PRÉSIDENT SCHNEIDER, sur les instances de plusieurs
députés, reprend place au fauteuil et se découvre. « M.
GIRAULT. — Je demande à dire deux mots...
(Tumulte
dans les tribunes.) (Un
député de la gauche monte les degrés de la tribune et s'efforce de déterminer
M. Girault à renoncer à la parole en lui disant : « Ils ne vous
connaissent pas ! Vous ne serez pas écouté ! ») « M.
GIRAULT, s'adressant toujours au
public des tribunes. — Vous ne me connaissez pas ? Je m'appelle Girault (du Cher). Personne n'a le droit de me
tenir en suspicion ! « Je
demande qu'il n'y ait aucune tyrannie. Le pays a sa volonté, il l'a manifestée.
Les représentants viennent de s'entendre, ils sont d'accord avec le pays.
Laissez-les délibérer : vous verrez que le pays sera content. Ce sera la
nation tout entière se donnant la main... Le voulez-vous ? Je vais les aller
chercher ; ils vont venir, et le pays tout entier ne fera qu'un. « Il
ne faut plus de partis politiques devant l'ennemi qui s'approche ; il faut
qu'il n'y ait aujourd'hui qu'une politique, qu'une France qui repousse
l'invasion et qui garde sa souveraineté. Voilà ce que je demande. (M.
Girault descend de la tribune, qui reste inoccupée durant quelques minutes. —
L'agitation et le tumulte vont croissant dans les galeries.) MM.
Steenackers et Horace de Choiseul montent auprès du président et
s'entretiennent quelques instants avec lui. « MM.
Gambetta et de Kératry paraissent en même temps à la tribune. « On
répand la nouvelle qu'un gouvernement provisoire vient d'être proclamé au
dehors. « Plusieurs
députés, MM. Glais-Bizoin, Planat, le comte d'Hésecques, Marion, le duc de
Marmier, le comte Le Hon, Willson, etc., quittent leurs places et, du
pourtour, s'adressent aux citoyens qui sont dans les galeries. « Quelques
voix. — Écoutons Gambetta ! « M.
GAMBETTA. — Citoyens... (Bruit.) Il est nécessaire que tous les
députés présents dans les couloirs et sortant de leurs bureaux, où ils ont
délibéré sur la mesure de la déchéance, aient repris place à leurs bancs et
soient à leur poste pour pouvoir la prononcer. « Il
faut aussi que vous, citoyens, vous attendiez, dans la modération et dans la
dignité du calme, la venue de vos représentants à leurs places. On est allé
les chercher : je vous prie de garder un silence solennel jusqu'à ce qu'ils
rentrent. (Oui ! oui !) Ce ne sera pas long. (Applaudissements prolongés. — Pause de
quelques instants.) « M.
LE
COMTE DE PALIKAO, ministre de la guerre,
reparaît dans la salle et va se rassoir au banc des ministres. « M.
GAMBETTA. — Citoyens, vous avez compris
que l'ordre est la plus grande des forces. Je vous prie de continuer à rester
silencieux. Il y va de la bonne réputation d la cité de Paris. On délibère et
on va vous apporter le résultat de la délibération préparatoire. « Il
va sans dire que nous ne sortirons pas d'ici sans avoir obtenu un résultat
affirmatif. (Bravos et acclamations.) (En
ce moment, — il est trois heures, — un certain nombre de personnes pénètrent
dans la salle par la porte du milieu et du haut de l'amphithéâtre qui fait
face au bureau. Des députés essayent en vain de les refouler ; la salle est
envahie. On crie : Vive la République ! Le tumulte est à son comble.) « M.
LE
MARQUIS DE PIRÉ, député d'Ille-et-Vilaine,
assis depuis quelques instants à l'un des bancs qui bordent l'hémicycle, se
lève et se dirige vers la tribune en s'appuyant d'une main sur sa canne et en
saisissant vivement de l'autre la rampe de l'escalier de gauche. Il est
retenu par plusieurs de ses collègues, — M. le marquis de Grammont entre
autres, — qui s'efforcent de le faire renoncer à prendre la parole.
L'honorable député d'Ille-et-Vilaine ne cède qu'après une assez vive
résistance et qu'après s'être écrié : « J'avais un devoir à remplir ! Je
voulais protester contre ce qui se passe ! » « De
nouveau M. le ministre de la guerre quitte son banc et sort par le couloir à
droite. M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Toute délibération dans ces
conditions étant impossible, je déclare la séance levée. » D'instant
en instant, le tumulte augmente. Une foule bruyante s'est précipitée dans la
salle et a occupé les bancs des députés. Quelques gardes nationaux s'épuisent
en vains efforts pour rétablir l'ordre ; des cris confus se mêlent au bruit
incessant de la sonnette présidentielle, qu'un jeune homme agite avec
frénésie. Plusieurs députés de la gauche montent successivement à la tribune
et essayent de ramener un peu de calme ; leur voix ne parvenant pas à dominer
le tumulte, ils descendent découragés. Enfin, M. Gambetta est assez heureux
pour se faire écouter, et il lit l'arrêt de déchéance de la dynastie napoléonienne
: « Attendu
que la patrie est en danger ; « Attendu
que tout le temps nécessaire a été donné à la représentation nationale pour
prononcer la déchéance ; « Attendu
que nous sommes et que nous constituons le pouvoir régulier issu du suffrage
universel libre ; « Nous
déclarons que Louis-Napoléon Bonaparte et sa dynastie ont à jamais cessé de
régner sur la France. (Explosion de bravos. — Bruyante et longue
acclamation.) M.
Jules Favre monte à la tribune ; il dit au peuple que ce n'est pas au
Palais-Bourbon que la République doit être proclamée, mais à
l'Hôtel-de-Ville, et il engage ceux qui veulent la proclamer à marcher sur
ses pas. Après avoir prononcé ces paroles aux applaudissements de tous, M.
Jules Favre sort du Corps législatif. Un cortège immense marche à sa suite le
long des quais. La foule salue au passage ; les visages sont radieux ; la
conscience publique est soulagée de savoir chassé du trône et déchu du pouvoir
l'homme de Sedan. Les gardes nationaux s'étaient répandus dans la ville
portant des rameaux verts au bout de leurs fusils ; le cortège avance
lentement au milieu de cette affluence extraordinaire et joyeuse. En ce
moment, le drapeau tricolore qui flottait sur les Tuileries venait d'être
replié, et l'impératrice, entourée de quelques amis, s'apprêtait à quitter la
France. Les troupes préposées à la garde du château n'avaient pas fait plus
de résistance que celles qu'on avait placées aux abords du Corps législatif ;
ainsi la révolution s'accomplit sans qu'une goutte de sang fût versée, sans
qu'on eût entendu pousser un cri de vengeance. Le gouvernement impérial
n'avait pas été renversé, il était tombé de lui-même. Où étaient-ils ces
amis, ces serviteurs qui, longtemps après, n'ont pas craint de qualifier de
crime ce mouvement populaire tout spontané ? Où sont-ils ceux qui se sont
présentés pour se faire tuer sur les marches des Tuileries pour la défense de
l'impératrice ? On cherche leurs noms, et on ne les trouve pas ; on voudrait,
après avoir lu leurs diatribes, saisir les traces de leur dévouement à la
dynastie à cette heure critique, et ces traces sont invisibles. L'impératrice
Eugénie partit seule, évitant de se faire remarquer, parce qu'elle croyait, à
tort, que la population parisienne était irritée. Sans doute, si elle aimait
la France, elle bénit le ciel en s'éloignant de ce que les scènes sanglantes
du commencement de l'Empire étaient épargnées à son effondrement. Un
nouveau gouvernement fut proclamé à l'Hôtel-de-Ville ; il fut composé de tous
les députés de Paris, sous la présidence du général Trochu. Le gouverneur de
Paris avait demandé lui-même à être mis à la tête du gouvernement de la défense
nationale ; il alléguait que dans la situation actuelle, avec un siège en
perspective, la question militaire dominait toutes les autres ; que les
pouvoirs devaient, en conséquence, être concentrés dans une seule main, et
que l'armée, dont il avait la confiance, ne se rangerait derrière le nouveau
gouvernement que s'il en était le chef. L'ambition était, disait-il,
étrangère à ses exigences ; mais il croyait que le gouvernement serait
impuissant, s'il ne s'y soumettait. Ces considérations parurent justes aux
membres du gouvernement ; la responsabilité du commandant militaire dans une
ville comme Paris, à la veille d'un siège, était immense ; ils le comprirent
; ils accordèrent donc la présidence au général Trochu, et remirent en ses
mains l'autorité sans limite dont il disait avoir besoin. Ils gardaient pour
eux le pouvoir politique proprement dit. Les capacités guerrières du général
seraient-elles à la hauteur des circonstances ? Nul ne pouvait se flatter de
le savoir ; mais si l'on avait eu des doutes à cet égard, peut-être eût-on
éprouvé quoique embarras à trouver immédiatement un général plus habile. Le
général Trochu se recommandait par une excellente réputation ; son honnêteté
était reconnue de tous ; il jouissait dans le moment d'une très-grande popularité
; la population parisienne, qui s'engoue vite, avait en lui une confiance
sans limite ; en le choisissant pour son chef, le gouvernement de la défense
nationale était sûr que son choix serait ratifié, et il le fut, en effet. Sous
bien des rapports, l'engouement de la population parisienne pour le général
Trochu était justifié. Nous l'avons déjà dit : le général était un honnête
homme, vertu très-appréciée par un peuple qui avait vu l'armée exécuter sur
les boulevards le coup d'Etat de Décembre. On savait que le général avait
protesté contre ce crime, que pour ce fait il avait été mis à l'index, tenu à
l'écart ; on savait qu'à son arrivée à Paris, en qualité de gouverneur, il
avait reçu dé l'impératrice et du ministère un accueil glacial. Aux yeux d'une
population qui portait à l'Empire une haine mortelle, ces divers titres
étaient sérieux. Les capacités militaires du général s'étaient manifestées
dans un livre sur l'organisation militaire de la France qui avait eu un grand
retentissement. M. Trochu avait mis à nu les vices de cette organisation ; il
avait dit tout haut que le système de remplacement pratiqué par le
gouvernement affaiblissait, corrompait l'armée, que la discipline dépérissait
; il avait montré le vieux troupier riant de l'ardeur du jeune officier. Cet
ouvrage très-courageux n'avait pas mis le général Trochu dans les bonnes
grâces du pouvoir ; il passait pour un esprit chagrin, mais ceux qui avaient
vécu près de lui professaient pour son caractère une haute estime et le
tenaient pour un des officiers généraux les plus distingués et les plus
instruits de l'armée. Pendant l'expédition d'Italie, le général Trochu, à la
tête d'une division, avait brillamment rempli son devoir. Au moment de la
déclaration de guerre, il avait sollicité le commandement d'une division ; on
répondit à sa demande en l'envoyant dans les Pyrénées. Le 7 août, dans le
trouble qui agita Paris à la nouvelle des premiers revers, le général Dejean
exerçait l'intérim du ministère de la guerre de manière à n'inspirer
confiance ni au gouvernement ni à l'opinion publique. L'impératrice eut
l'idée de lui donner comme successeur le général Trochu. MM. Jurien de la
Gravière et Schneider, président du Corps législatif, lui offrirent de sa
part le portefeuille de la guerre et la présidence du conseil. M. Trochu
refusa, sous prétexte qu'il serait obligé de faire sur l'état de l'armée des
révélations affligeantes. Le premier, il avait conseillé à Napoléon III de
ramener l'armée de Châlons sous les murs de Paris. Le
général Trochu voyait juste, mais c'était un esprit critique, et les esprits
critiques n'ont pas la foi, le feu sacré. Avant de consentir à faire partie
du gouvernement de la défense nationale, il posa aux députés de Paris la
question suivante : « Voulez-vous sauvegarder les trois principes : Dieu, la
famille, la propriété, en me promettant qu'il ne sera rien fait contre eux ?
» Le général connaissait-il assez peu ses collègues pour avoir besoin de leur
demander des garanties ? ou bien fallait-il voir dans cette question une tendance
aux choses abstraites ? Satisfait de la réponse de ses collègues, M. Trochu
accepta d'être membre du gouvernement, et, sur-le-champ, il alla prendre
possession du ministère de la guerre. Pendant
que le nouveau gouvernement se constituait a l'Hôtel-de-Ville, un certain
nombre de députés, remis de leur trouble par le départ de la multitude,
s'étaient réunis à l'hôtel de la présidence du Corps législatif, pour aviser
aux mesures à prendre dans ces graves conjonctures. Des protestations
très-vives furent élevées par quelques membres contre la violence faite à
l'Assemblée ; elles trouvèrent pou d'écho ; puis la parole fut donnée à M.
Martel, rapporteur de la commission chargée d'examiner les trois propositions
sur lesquelles l'Assemblée avait volé l'urgence. De ces propositions, celle
de M. Thiers avait réuni le plus de voix, avec une modification
très-significative dans le texte. Le premier membre de phrase : Vu les circonstances...
était remplacé par celui-ci : Vu la vacance du pouvoir, c'est-à-dire que l'Assemblée
avait fini par se rallier à la rédaction adoptée par la gauche, dans un
esprit de conciliation. Maintenant, après tout ce qui s'était passé, il était
trop tard ; les députés ne l'ignoraient pas, mais ce qu'ils faisaient, ils le
faisaient par acquit de conscience et pour remplir jusqu'au bout, même sans
espoir de succès, ce qu'ils croyaient être leur devoir. Des délégués furent
nommés, avec mission de se rendre à l'Hôtel-de-Ville et de se concerter avec
les membres du gouvernement de la défense nationale. M. Grévy porta la parole
en leur nom. Le gouvernement répondit, par la bouche de M. Jules Favre, que
cette démarche, dont il était touché, venait malheureusement après une
révolution que le Corps législatif n'avait pas voulu conjurer, alors qu'il en
était encore temps ; maintenant la révolution était faite, non-seulement
contre l'Empire, mais contre le Corps législatif lui-même ; la demande ne
pouvait donc recevoir un accueil favorable. Au surplus, le gouvernement, dont
plusieurs membres étaient absents, allait en délibérer, et sa réponse
définitive serait communiquée au Corps législatif, convoqué pour huit heures
du soir, dans la salle à manger de la présidence. La
séance s'ouvrit à l'heure dite, sous la présidence de M. Thiers. MM. Jules
Favre et Jules Simon, délégués du gouvernement, furent introduits. Nous
croyons devoir reproduire ici le compte rendu de cette séance,
très-importante au point de vue historique : « M.
JULES FAVRE. — Nous venons vous remercier
de la démarche que vos délégués ont laite auprès de nous. Nous en avons été
vivement touchés. Nous avons compris qu'elle était inspirée par un sentiment
patriotique. Si dans l'Assemblée nous différons sur la politique, nous sommes
certainement tous d'accord lorsqu'il s'agit de la défense du sol et de la
liberté menacée. « En
ce moment, il y a des faits accomplis : un gouvernement issu de circonstances
que nous n'avons pu prévenir, gouvernement dont nous sommes devenus les
serviteurs. Nous y avons été enchaînés par un mouvement supérieur qui a, je
l'avoue, répondu au sentiment intime de notre âme. Je n'ai pas aujourd'hui à
m'expliquer sur les fautes de l'Empire. Notre devoir est de défendre Paris et
la France. « Lorsqu'il
s'agit d'un but aussi cher à atteindre, il n'est certes pas indifférent de se
rencontrer dans les mêmes sentiments avec le Corps législatif. Du reste, nous
ne pouvons rien changer à ce qui vient d'être fait. Si vous voulez bien y
donner votre ratification, nous vous en serons reconnaissants. Si, au
contraire, vous la refusez, nous respecterons les décisions de votre
conscience, mais nous garderons la liberté entière de la nôtre. « Voilà
ce que je suis chargé de vous dire par le gouvernement provisoire de la
République, dont la présidence a été offerte au général Trochu, qui l'a acceptée. « Vous
connaissez sans doute les autres noms. Notre illustre collègue qui vous
préside n'en fait pas partie, parce qu'il n'a pas cru pouvoir accepter cette
offre. Quant à nous, hommes d'ordre et de liberté, nous avons cru, en
acceptant, accomplir une mission patriotique. « M.
THIERS. — Le passé ne peut être
équitablement apprécié par chacun de nous à l'heure qu'il est. C'est
l'histoire seule qui pourra le faire. « Quant
au présent, je ne peux vous on parler que pour moi. Mes collègues ici
présents ne m'ont pas donné la mission de vous dire s'ils accordent ou s'ils
refusent leur ratification aux événements de la journée. « Vous
vous êtes chargés d'une immense responsabilité. « Notre
devoir à tous est de faire des vœux ardents pour que vos efforts réussissent
dans la défense de Paris, des vœux ardents pour que nous n'ayons pas
longtemps sous les yeux le spectacle navrant de la présence de l'ennemi. « Ces
vœux, nous les faisons tous par amour pour notre pays, parce que votre succès
serait celui de notre patrie. « Une
voix. — Quels sont les noms des personnes qui composent le nouveau
gouvernement, ? « M.
JULES SIMON — Les membres choisis l'ont été
pour composer une commission chargée de la défense de la capitale, c'est vous
dire que ce sont tous les députés de Pans, excepté le plus illustre d'entre
eux, parce qu'il n'a pas accepté les offres qui lui ont été laites ; mais il
vient de vous dire la grandeur de la responsabilité dont nous sommes chargés,
et il fait des vœux pour notre succès. « Dans
ce choix, il n'y a pas eu de préoccupations individuelles, il y a eu
l'application d'un principe. S'il en était autrement, on verrait figuier dans
cette commission les noms d'autres personnes que ceux des députés de Paris.
Nous n'avons qu'une pensée, c'est celle de faire face à l'ennemi. « M.
PEYRUSSE. — Paris fait encore une fois
la loi à la France. « MM.
JULES FAVRE et JULES SIMON, ensemble. — Nous protestons
contre celle assertion. « M.
JULES FAVRE. —Le gouvernement provisoire se
compose donc de MM. Arago, Crémieux, Jules Favre, Ferry, Gambetta,
Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Rochefort. Ce dernier ne sera pas le
moins sage : en tout os, nous avons préféré l'avoir dedans que dehors. « Je
remercie M. le président de ce qu'il a bien voulu nous dire en exprimant des
vœux devant nous pour le succès de notre entreprise. Ces paroles patriotiques
nous relient à vos départements dont le concours nous est nécessaire pour
l'œuvre de la défense nationale. « M.
le comte LE
HON. — Quelle est la situation du
Corps législatif vis-à-vis du gouvernement provisoire ? « M.
JULES FAVRE. — Nous n'en axons pas
délibéré. « M.
THIERS. — Je n'ai pas adressé de
questions à nos collègues sur le sort du Corps législatif, parce que, si nous
avons quelque chose a nous communiquer sur cette situation, il me parait que
nous devons attendre que ces messieurs se soient retires. « MM.
Jules Favre et Jules Simon se retirent. « M.
THIERS. — Messieurs, nous n'avons plus
que quelques instants à passer ensemble. Mou motif pour ne pas adresser de
questions à MM. Jules Favre et Jules Simon a été que, si je le faisais,
c'était reconnaître le gouvernement qui vient de naître des circonstances.
Avant de le reconnaître, il faudrait résoudre des questions de fait et de
principes qu'il ne nous convient pas de traiter actuellement. « Le
combattre aujourd'hui serait une œuvre antipatriotique. Ces hommes doivent
avoir le concours de tous les citoyens contre l'ennemi. Nous faisons des vœux
pour eux, et nous ne pouvons actuellement les entraver par une lutte
intestine. Dieu veuille les assister ! Ne nous jugeons pas les uns les
autres. Le présent est rempli de trop amères douleurs. » Quelques
députés ayant protesté de nouveau contre la violence faite à l'Assemblée, M.
Thiers répond avec vivacité : « De
grâce, ne rentrons pas dans la voie des récriminations, cela nous mènerait
trop loin, et vous devriez bien ne pas oublier que vous parlez devant un
prisonnier de Mazas... En présence de l'ennemi, qui sera bientôt sous Paris,
je crois que nous n'avons qu'une chose à faire, nous retirer avec dignité. » Tel fut
le dernier acte, tel fut le dernier effort de ce Corps législatif du second
Empire, la plus coupable des Assemblées que la France ait jamais vues.
Plusieurs fois, durant la période qui va de nos premiers revers au désastre
de Sedan, le Corps législatif aurait pu, s'il n'avait consulté que son
patriotisme, atténuer, réparer peut-être la faute immense qu'il avait commise
en votant la guerre sans examen, sans prêter l'oreille à ceux qui étaient
plus clairvoyants que lui ; il ne le voulut pas : docile imitateur d'un
maître qui sacrifiait la France à sa dynastie, il sacrifia l'amour de la
patrie au respect de la constitution et resta jusqu'au bout digne de son
origine. Lorsqu'enfin l'heure de la catastrophe eut sonné, lorsqu'il entendit
éclater les colères amassées par ses tristes complaisances, il ouvrit les
yeux, il proclama la vacance des pouvoirs, il invoqua le secours d'une Constituante,
mais il était trop tard : l'Empire en tombant l'avait entraîné dans sa chute.
Complices des mêmes crimes, ils devaient avoir le même destin. Ils subissent
le même arrêt devant l'histoire. De son
côté, le Sénat, réuni dans le palais du Luxembourg, contemplait avec stupeur
la chute du gouvernement impérial et reconnaissait sa parfaite impuissance à
l'empêcher. La Révolution s'était accomplie sans que personne eût songé à
lui. Personne ne s'était dit qu'un des grands corps de l'État, dévoué plus
que tout autre au régime napoléonien, siégeait gravement sous les voûtes du
palais Médicis pendant que la République était proclamée au Palais-Bourbon et
à l'Hôtel-de-Ville. Que faisaient les sénateurs dans leur solitude oubliée ?
L'un d'eux, M. de Chabrier, disait hardiment : « Je ne veux pas dans le passé
chercher où sont les torts, où ils ne sont pas. Quand les Prussiens seront
chassés, nous réglerons nos comptes. Ce sera à la nation réunie dans ses
comices de prononcer » Et le président, M. Rouher, entendait sans protester
ce langage audacieux. M. Rouher, impatient de quitter le fauteuil présidentiel,
répondait à un membre qui invitait le Sénat à siéger en permanence : « Aucune
force ne nous menace et nous sommes exposés à rester ici fort longtemps sans
avoir rien à faire. » M. Baroche disait à son tour : « Si
nous espérions que ces forces populaires révolutionnaires qui ont envahi le
Corps législatif se dirigeraient sur nous, je persisterais dans la pensée que
j'ai émise, et je désirerais que chacun de nous restât sur son fauteuil pour
attendre les envahisseurs. Mais, malheureusement — et je dis malheureusement,
car c'est ici que je voudrais mourir —, nous n'avons pas cet espoir. La
révolution éclatera dans tout Paris, elle ne viendra pas nous chercher dans
cette enceinte. » M.
Baroche proposa ensuite à ses collègues de se porter au secours de l'impératrice
régente. Cette proposition n'eut aucun succès. On fut également d'avis de ne
pas tenir une séance de nuit ; on repoussa l'idée de convocation à domicile à
cause des inconvénients qu'elle pouvait offrir. Le Sénat sortit de son désert
pour rentrer dans l'oubli. Tous
les appuis avaient manqué à la fois au gouvernement impérial, et aucune force
humaine n'aurait pu faire qu'il en fût autrement : les grands mouvements populaires
ont une spontanéité à laquelle personne ne se trompe. Cette journée du 4 septembre
en est un exemple mémorable. La force armée avait compris le caractère patriotique,
national du spectacle offert à ses yeux par ce peuple soulevé d'indignation ;
elle avait vu l'inutilité de la résistance, et elle s'était mise du côté du
peuple ; le Corps législatif avait accepté comme une nécessité supérieure la
substitution d'un gouvernement nouveau au gouvernement de l'empire ; le Sénat
s'était évanoui ; les amis, les serviteurs, les ministres, les
fonctionnaires, loin d'accourir aux Tuileries pour assister l'impératrice, se
cachaient ou fuyaient. La servilité des jours heureux n'eut d'égale que
l'ingratitude de l'heure critique. Cet abandon général, ce désert dans lequel
on laissa le gouvernement ont une éloquence qui résiste aux récriminations
rétrospectives. On cherche les usurpateurs, et on les voit parmi ceux qui
tombaient du pouvoir. Au
cours de la séance tenue dans la salle à manger de la présidence, un député
s'était écrié : « Paris fait encore une fois la loi à la France ! » Ce député
se trompait. La République avait été proclamée dans plusieurs villes avant de
l'être à Paris : Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Versailles avaient pris
les devants sur la capitale ; dans plusieurs de ces villes, les statues et
les bustes de Napoléon III furent précipités de leur piédestal, traînés dans
les ruisseaux, foulés aux pieds. Un même cri de douleur et d'indignation
s'était élevé, sur toute l'étendue du territoire, à la nouvelle de la
capitulation de Sedan ; en même temps, le mot de République s'échappait de
toutes les lèvres. Faut-il s'en étonner ? Les traditions de la République de
1792 chassant l'étranger du sol de la patrie vivaient dans le souvenir
populaire. On évoqua par là même ce mot magique ; la République apparut comme
le gouvernement impersonnel qui doit rallier tous les esprits. Quel autre
pouvoir aurait imposé silence aux rivalités monarchiques déjà prêtes à entrer
en lice ? la République sortit donc spontanément de la conscience du pays à
la vue des armées allemandes qui avançaient dans les provinces de l'Est. Oui,
il y eut dans ce fait, comme dans tout ce qui se passa le 4 septembre, une
nécessité impérieuse : la République s'imposa aux hommes chargés de
constituer un gouvernement. Il ne dépendait pas d'eux d'en adopter un autre ;
s'ils l'avaient tenté, ils auraient échoué ; ils voulurent, du moins, donner
au pouvoir naissant son vrai caractère, afin d'y rallier tous les concours,
et ils instituèrent, sous l'égide de la République, le gouvernement de la
défense nationale. Les
membres du gouvernement étaient tous députés de Paris, sauf M. Gambetta, qui
avait opté pour Marseille, et M. Picard, qui avait opté pour Montpellier,
après avoir été élus à Paris. Le général Trochu, nommé président, formait une
exception justifiée par la popularité dont il jouissait, et par son titre de
gouverneur et de chef militaire des forces réunies dans les murs de la
capitale. On a vu plus haut que M. Thiers, sollicité de faire partie du
gouvernement, avait refusé, obéissant à un scrupule excessif ; mais il devait,
peu de temps après ; mettre sa vieille expérience au service du pays, en
visitant, au nom de la France, les cours de Londres, de Vienne, de Florence
et de Saint-Pétersbourg. Le
ministère fut ainsi composé : M. Ernest Picard, aux finances ; M. Léon Gambetta, à l'intérieur ; M. Crémieux, à la justice ; M. le général Le Flô, à la guerre ; M. l'amiral Fourichon, à la marine ; M. Jules Simon, à l'instruction publique ; M. Jules Favre, aux affaires étrangères ; M. Dorian, aux travaux publics ; M. Magnin, à l'agriculture et au commerce. Cinq
membres du gouvernement, MM. Trochu, Garnier-Pagès, Pelletan, Emmanuel Arago
et Rochefort ne reçurent aucun portefeuille. M. E. Arago fut nommé maire de Paris. M. de Kératry, préfet de police. Aussitôt
constitué, le gouvernement publia trois proclamations : l'une adressée à la
nation, l'autre aux habitants de Paris, la troisième à la garde nationale. La
première était ainsi conçue : « Français ! « Le
peuple a devancé la Chambre, qui hésitait : « Pour
sauver la patrie en danger, il a demandé la République. «. Il a
mis les représentants non au pouvoir, mais au péril. « La
République a vaincu l'invasion en 1792 ; la République est proclamée. « La
révolution est faite au nom du droit, du salut public. «
Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec
l'armée, les vengeurs de la patrie ! » Le
gouvernement disait aux Parisiens : « Citoyens de Paris ! « La
République est proclamée. « Un
gouvernement a été nommé d'acclamation. « Il se
compose des citoyens : «
Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès,
Pelletan, Picard, Rochefort, Jules Simon, représentants de Paris. « Le
général Trochu est chargé des pleins pouvoirs militaires pour la défense
nationale. « Il
est appelé à la présidence du gouvernement. « Le
gouvernement invite les citoyens au calme ; le peuple n'oubliera pas qu'il
est en face de l'ennemi. « Le
gouvernement est, avant tout, un gouvernement de défense nationale. » La
troisième proclamation disait à la garde nationale : « Ceux auxquels
votre patriotisme vient d'imposer la mission redoutable de défendre le pays
vous remercient du fond du cœur de votre courageux dévouement. « C'est
à votre résolution qu'est due la victoire civique rendant la liberté à la
France. « Grâce
à vous, cette victoire n'a pas coûté une goutte de sang. « Le
pouvoir personnel n'est plus. « La
nation tout entière reprend ses droits et ses armes. Elle se lève, prête à
mourir pour la défense du sol. Vous lui avez rendu son âme que le despotisme étouffait. « Vous
maintiendrez avec fermeté l'exécution des lois, et, rivalisant avec notre
noble armée, vous nous montrerez ensemble le chemin de la victoire. » Du langage
de ces proclamations, on pouvait conclure que le gouvernement de la défense
nationale acceptait résolument le dangereux héritage de l'Empire, et qu'il
était décidé à continuer la guerre, quoique l'ennemi fût déjà au cœur du
pays, quoique la France se trouvât sans armée. En prenant cette attitude
énergique, le gouvernement n'était que l'écho de l'opinion publique
très-surexcitée par la capitulation de Sedan. Toutefois, les hommes appelés
au pouvoir par la révolution du 4 septembre ne se faisaient pas illusion sur
les dangers que présentait la continuation de la guerre ; mais d'accord avec
le sentiment du pays, ils étaient décidés à ne suspendre les hostilités et à
ne conclure la paix que si cette paix était compatible avec l'honneur de la
France, en d'autres termes, si l'Allemagne se contentait d'une indemnité
pécuniaire et laissait intact le territoire français. C'est dans ce sens que
M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, rédigea sa circulaire du 6
septembre aux agents diplomatiques. Il y rappelait avec beaucoup d'à-propos,
que le roi de Prusse, à son entrée en campagne, avait déclaré ne pas porter
la guerre à la nation française, mais à l'empereur seulement, qui l'avait
provoquée. L'auteur de l'agression venait d'être rejeté par la France, l'Empire
avait cessé d'exister. « Le roi de Prusse veut-il, disait la circulaire,
continuer une lutte impie qui lui sera aussi fatale qu'à nous ? Libre à lui :
qu'il assume cette responsabilité devant le monde et devant l'histoire. Si
c'est un défi, nous l'acceptons. « Nous
ne céderons ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. « Une
paix honteuse serait une guerre d'extermination à courte échéance. « Nous
ne traiterons que pour une paix durable. « Nous
avons une armée résolue, des forts bien pourvus, une enceinte bien établie,
mais surtout la poitrine de trois cent mille combattants décidés à tenir
jusqu'au dernier. » La
circulaire du ministre des affaires étrangères se terminait par ces mots : « Je
résume nos résolutions d'un mot devant Dieu qui nous entend, devant la
postérité qui nous jugera : nous ne voulons que la paix. Mais, si l'on
continue contre nous une guerre funeste que nous avons condamnée, nous ferons
notre devoir jusqu'au bout, et j'ai la ferme confiance que notre cause, qui
est celle du droit et de la justice, finira par triompher. » A la
distance où nous sommes et après avoir passé par le cruel démenti des
événements, ce langage paraît empreint d'une témérité sans égale. Il
recueillit cependant, à l'époque où il fut tenu, des applaudissements
unanimes, et ceux qui l'ont raillé depuis et l'ont accusé d'imprudence
joignirent leur approbation à ceux qui contiennent sagement leurs doléances
inutiles, parce qu'ils n'ont pas oublié à quel degré d'exaltation patriotique
les esprits s'étaient subitement élevés. Les
partis n'ont pas de mémoire, et cela les dispense d'être justes. Quelles
amères accusations n'a-t-on pas jetées à la face du gouvernement de la
défense nationale pour n'avoir pas imploré la paix au lendemain de Sedan !
Avec quel parti pris de dénigrement ne lui a-t-on pas reproché d'avoir perdu
l'Alsace et la Lorraine par sa folle résistance ! Jamais accusation ne fut
moins fondée. L'Alsace et la Lorraine ont été perdues pour la France le jour
où les Allemands les ont foulées sous leurs pas vainqueurs ; les projets de
conquête ne germèrent pas subitement dans l'esprit allemand ; ils étaient
anciens ; les provinces d'Alsace-Lorraine étaient teintées comme possessions
allemandes sur les cartes que portaient les officiers dès l'entrée en
campagne. M. de Bismarck s'était ouvert franchement de ces projets de conquête
dans l'entretien qu'il eut avec le général de Wimpffen. La presse allemande,
très-modérée au début de la campagne, s'était montrée extrêmement violente
aussitôt qu'elle avait appris les premiers revers des armées françaises :
elle présentait des projets de revendications territoriales. Dans tous les
ouvrages publiés en Allemagne sur la guerre de 1870-71, perce la même
prétention[1]. On fait
donc violence à la vérité lorsque, en haine de la République, on accuse le
gouvernement de la défense nationale d'avoir amené la perte de l'Alsace et de
la Lorraine en continuant la guerre. Ces provinces étaient perdues au 4
septembre ; la question était de savoir si la France serait assez faible ou
assez lâche pour se résigner à ce déchirement cruel, pour signer sa propre
déchéance, ou si elle rassemblerait ses forces dans un élan de fierté
magnifique pour sauver au moins son honneur. Elle ne fut point assez
dégénérée pour s'affaisser sur elle-même à cette heure solennelle ; elle ne
voulut pas laisser dire à l'Europe indifférente que son grand cœur avait
cessé de battre et qu'elle était digne de se prosterner aux pieds de l'homme
de Sedan. Elle se leva indignée contre l'auteur de ses infortunes ; elle fit
un geste, et l'Empire tomba sans qu'une goutte de sang vînt honorer sa
pourriture, puis elle concentra toute son énergie dans la résistance à
l'ennemi. Ce sera sa gloire, et l'on ne sait si l'on doit le mépris ou la
pitié aux partisans du régime déchu qui l'ont accusée de cette sainte audace.
Les derniers ministres de l'Empire, qui s'inspiraient des nécessités de
l'heure présente, n'avaient point parlé de paix dans leur dernière proclamation.
Ils annonçaient la formation d'une armée sous Paris, d'une autre armée sur
les rives de la Loire ; ils conviaient la France à une lutte désespérée.
Ainsi le cri suprême de l'Empire en s'écroulant fut un cri de guerre. Si les
partisans du régime déchu l'ont oublié, que penser de leur mémoire ? S'ils
s'en souviennent encore, que penser de leur bonne foi ? Les partis se montrèrent plus justes au moment où éclata la révolution du 4 septembre : jamais le patriotisme, dans tout ce qu'il a de noble et de pur, ne connut de plus beaux jours. La trêve de la patrie remplaça pour quelque temps la trêve de Dieu du moyen âge ; la fraternité et la solidarité cessèrent d'être des mots sonores. Cette union, qu'aucun Français ne se rappellera jamais sans une fierté attendrie, imposait d'immenses devoirs aux membres du gouvernement et grandissait leur responsabilité. La bonne entente ne pouvait être durable qu'à la condition que les hommes investis de pouvoirs sans limites et d'une entière confiance seraient à la hauteur de leur tâche. C'avait été une grande hardiesse de leur part d'exclure du gouvernement les représentants de la province et de se priver du concours de quelques hommes illustres du parti républicain avancé ; ils avaient à justifier leur conduite en montrant qu'ils étaient à la fois les plus capables et les plus dignes d'exercer le pouvoir dans un instant si grave. Des provinces de l'Est, le torrent allemand roulait vers Paris. La patrie était en danger. |
[1] On lit dans celui
de Niemann, la Campagne de France, à la date de la capitulation de Sedan : «
Les succès rapides et éclatants de l'armée allemande, le sang versé,
obligeaient le roi et ses conseillers à exiger plus que de l'argent pour prix
de la victoire, à savoir : le pays parlant notre langue et qui, deux siècles
auparavant, avait été perdu grâce à la faiblesse de l'Allemagne. »