La France ignore ce
qui se passe à Metz. — Mensonges tantôt calculés, tantôt involontaires du
comte Palikao — Dépêche de Bazaine le soir de la bataille de Saint-Privat. Il
dit qu'il s'apprête a marcher vers le nord. — Avis donné a Bazaine par
Mac-Mahon. — Mac-Mahon à Châlons. — Sa retraite depuis Frœschwiller. —
Napoléon III à l'auberge de Gravelotte. — Il arrive à Châlons. — Conseil de
guerre tenu le 17 août. — Le départ de l'armée de Châlons pour Paris est décidé.
— Resistance de l'impératrice et du général de Palikao. — Triste accueil
fait, aux Tuileries, au général Trochu, nommé gouverneur de Paris. — Le général Palikao supplie Napoléon III de renoncer a son retour à
Paris. — Proclamation du général Trochu. — Effet qu'elle produit. — Mac-Mahon se décide
à remonter vers le nord — Ses hésitations, ses angoisses. — Il s'arrête à
Reims. — Arrivée de M. Rouher. — Conseil tenu à Courcelles. — Le retour a
Paris est de nouveau décide. —Projets de proclamations rédigées par M.
Rouher. Curieuses ratures que portent ces documents. — Retour de M. Rouher à
Paris. Dépêches de Bazaine qui renversent encore le plan arrêté. — Joie du général
Palikao. — Ses instances nouvelles auprès du maréchal Mac-Mahon. — L'aimée de
Châlons se porte sur l'Aisne. — Dépêche pressante de Mac-Mahon à Bazaine. —
Bazaine n'en tient aucun compte. L'armée allemande à la poursuite de
Mac-Mahon. -- Le maréchal menacé de toutes parts veut se dérober par Mézières.
— Réponse de Palikao : « La résolution éclaterait dans Paris. » —
Mac-Mahon cède encore. — Combat de Beaumont ; déroute du 3e corps — Une
dépêche de Napoléon III. — L'armée sous les murs de Sedan. — Position
stratégique de Sedan. — Funeste indécision du maréchal Mac Mahon. — Bataille
de Sedan, 1er septembre. — Le maréchal est blessé. — Le général Ducrot prend
le commandement et ordonne la retraite vers Saint-Menges. — Intervention du
général de Wimpffen. Le mouvement de retraite est suspendu. —L'armée
allemande achève sa marche tournante. — Inutiles charges de cavalerie. —
Lettre de Wimpffen à Napoléon III. — Le drapeau blanc. — Rôle de Napoléon III
pendant cette journée. — Le général de Wimpffen au quartier général allemand.
— Langage de MM. de Bismarck et de Moltke. — L'exigences de l'ennemi. — La
capitulation. — Récit des évènements par M. de Bismarck. — L'armée française
dans la presqu'île d'Iges. — Départ de Napoléon III pour Wilhelmshöhe.
La
France ne connaissait pas encore l'étendue de ses désastres ; elle était entretenue
dans ses illusions et son ignorance par le ministre de la guerre, le comte de
Palikao, homme très-versé dans l'art de dissimuler la vérité et très-habile à
couvrir les mauvaises nouvelles du masque d'une discrétion patriotique. La
majorité du Corps législatif, d'ailleurs, donnait toute son approbation à ce silence
embarrassé ; si parfois le ministre de la guerre lisait des dépêches à la
tribune, elles étaient presque toujours contraires à la vérité ; l'une
d'elles annonçait un jour que, pendant la bataille du 18 août (Saint-Privat),
trois corps prussiens avaient été précipités dans les carrières de Jaumont.
On parla beaucoup des carrières de Jaumont, et les journaux à sensation
donnèrent des renseignements très-émouvants sur l'engloutissement des Prussiens
dans cet abîme fantastique. Par ces mensonges, on exaltait les pensées et on
préparait, sans le vouloir, de terribles explosions de colère pour le jour où
la triste vérité serait enfin connue. Peut-être faut-il ajouter, à la
décharge du comte de Palikao, que les nouvelles qu'il recevait lui-même du
théâtre de la guerre étaient loin quelquefois de présenter les événements
sous leur vrai jour. On en jugera par la dépêche envoyée à l'empereur par le
maréchal Bazaine, le soir de la terrible bataille de Saint-Privat : Le maréchal Bazaine à l'empereur. «
Camp du fort de Plappeville, 18 août 1870, 8 h. du soir. «
J'ignore l'importance de l'approvisionnement de Verdun ; je crois qu'il est
nécessaire de n'y laisser que ce dont a besoin la place. «
J'arrive du plateau ; l'attaque a été très-vive. En ce moment, sept heures,
le feu cesse. Nos troupes constamment restées sur leurs positions. Un
régiment, le 60e, a beaucoup souffert en défendant la ferme Saint-Hubert. » Personne,
assurément, après avoir lu cette dépêche, ne se serait douté de la gravité
des événements qui s'étaient accomplis sous les murs de Metz. Le lendemain,
le maréchal Bazaine complétait son rapport sur la journée du 18 août par la
dépêche suivante, qui a une grande importance au point de vue historique.
Elle est adressée à Napoléon III : « Ban-Saint-Martin,
19 août 1870. «
L'armée s'est battue hier toute la journée dans les positions de Saint-Privat
et de Rozerieulles. Ce n'est que vers neuf heures du soir que le 4° et le 6e
corps ont fait un changement de front, l'aile droite en arrière, pour éviter
d'être tournés par la droite, tentative faite par des masses ennemies à la
faveur de la nuit. Ce matin, j'ai fait descendre le 2° et le 3e corps de
leurs positions, et l'armée est de nouveau groupée sur la rive gauche de la
Moselle, de Longeville au Sansonnet, formant une ligne courbe qui s'étend par
le Ban-Saint-Martin, derrière les forts de Saint-Quentin et de Plappeville.
Les troupes sont fatiguées par suite de ces combats incessants qui rendent les
distributions et tous soins impossibles. Il est absolument indispensable de
leur accorder un ou deux jours de repos. « Le
roi de Prusse était ce malin à Rézonville avec le général de Moltke. Tout
indique que les Prussiens veulent entreprendre quelque chose contre Metz. « Je
compte toujours prendre la direction du nord et me jeter par Montmédy sur la
grande route de Sainte-Menehould à Châlons, si celle-ci n'est pas trop
fortement occupée. Dans ce dernier cas, je marcherai par Sedan et même par
Mézières pour gagner Châlons….. » Cette
dépêche, expédiée de Metz le 19 août, ne fut connue à Paris que le 22. On
verra tout à l'heure les funestes décisions dont elle fut la cause. Le
lendemain, Bazaine recevait du maréchal Mac-Mahon, alors à Châlons, une
dépêche datée du 16 août et conçue en ces termes : « Camp
de Châlons, 16 août 1870, 3 h. 25. « Si,
comme je le crois, vous êtes forcé de battre en retraite très-prochainement,
je ne sais, à la distance où je suis de vous, comment vous venir en aide sans
découvrir Paris. Si vous en jugez autrement, faites-le-moi savoir. » Le
maréchal Mac-Mahon était arrivé au camp de Châlons le 16 août avec les débris
du 1er corps, que nous avons laissé sur la route de Saverne après la bataille
de Frœschwiller. La retraite de cette armée vaincue offre un des plus
navrants tableaux que l'on ail jamais vus. Les régiments vont pêle-mêle ; les
routes, changées en torrents boueux par des pluies continuelles, sont
encombrées de voitures de paysans qui fuient leurs villages à l'approche de l'ennemi
; les soldats ont perdu leurs bagages, ils n'ont pas de vivres et se livrent
au maraudage ; plus de discipline ; la marche dans la boue, les haltes sans
feu, les nuits sans sommeil ont achevé d'abattre les plus fiers courages.
Pour comble de malheur, les soldats seraient dans l'impossibilité de se
défendre, si l'ennemi les attaquait tout à coup : les cartouches qu'ils
portent dans leur musette, à défaut de sac, sont mouillées, hors d'état de
servir. Dans le désordre de cette fuite navrante, le maréchal Mac-Mahon
oublia de faire sauter le tunnel de Saverne. Ainsi, les passages des Vosges
étaient ouverts à l'ennemi, et on ne songeait pas même à retarder sa marche
en détruisant cet ouvrage. Les débris du 1er corps arrivèrent le 10 août à
Châlons, où ils furent rejoints trois jours après (20 août) par le corps de
Failly. On se hâtait de former une armée nouvelle destinée à couvrir Paris ou
à donner la main au maréchal Bazaine. Napoléon
III venait d'arriver, lui aussi, à Châlons. Parti de Metz, le 14, après avoir
annoncé dans une proclamation mensongère qu'il allait « combattre l'invasion,
» il s'était d'abord arrêté à Longeville. Le 15, il avance jusqu'à Gravelotte
et s'arrête dans une auberge où il passe le reste de la journée et la nuit,
muet, accable, tantôt traçant des plans sur le sable, tantôt pleurant comme
un enfant, excitant plus encore la pitié que le mépris. On ne saura jamais
les songes qui obsédèrent le César chancelant pendant la nuit qu'il passa
dans cette pauvre auberge. Quelles images durent s'agiter devant ce
contempteur de la justice, quand il comprit, qu'au milieu des malheurs
attirés sur la France par sa témérité, l'heure de la justice allait sonner
pour lui ! Au moment où il franchit, à l'aube du 10 août, le seuil de
l'auberge de Gravelotte, une scène inoubliable se fixa dans l'esprit des
assistants. Un officier supérieur l'a racontée : « A
peine, dit ce témoin, le crépuscule apparaît-il, que l'empereur sort de la
mauvaise auberge où il a passé la nuit ; son visage fatigué porte l'empreinte
du chagrin et de l'inquiétude, les larmes semblent y avoir tracé de profonds
sillons, son regard est plus voilé encore que d'habitude, sa démarche dénote
l'affaissement qui l'accable ; dans son entourage, on voit la tristesse sur
tous les visages, la désillusion dans toutes les pensées. Le maréchal Bazaine
arrive et cause quelques instants avec l'empereur et son fils. La brigade des
dragons et des lanciers de la garde se forme sur la route, prête à l'escorter
; les voitures avancent et le signal du départ est donné ! « Ce
fut là un triste spectacle, qu'il n'est guère possible d'oublier, quand on en
a été témoin ; il y avait dans cette scène nous ne savons quoi de lugubre qui
serrait le cœur. «
N'était-il pas navrant de voir ce souverain obligé de s'éloigner au moment
même où ses soldats se préparaient au combat ? Quel contraste entre-ce départ
et l'entrée triomphale à Metz quinze jours auparavant ! » Napoléon
arrivait à Verdun, pendant qu'on se battait à Gravelotte. Là pressé de
s'éloigner des pays menacés par l'ennemi, il voulut partir tout de suite. Les
wagons manquaient ; on découvrit cependant une voiture affectée au transport
des bestiaux ; on osait à peine la lui offrir. Il s'en contenta. On couvrit
le fond du wagon d'un matelas, on y étendit cette majesté livide, et le train
partit pour le camp de Châlons. Là dit-on, sous la pâleur du visage, les
soldats reconnaissaient encore l'empereur et ne le saluaient plus. Le
lendemain, 17 août, un conseil de guerre se réunit au camp de Châlons sous la
présidence de l'empereur. Le prince Napoléon, le maréchal Mac-Mahon, le
général Berthault, le général Schmitz et le général Trochu, arrivé la veille,
assistaient a la séance. Le général Trochu fut nommé gouverneur de Paris ; on
décida qu'il partirait immédiatement pour son nouveau poste et que l'empereur
rentrerait après lui dans la capitale. La maréchal Mac-Mahon, nommé
commandant en chef de l'armée de Châlons, devait se rabattre sur Paris avec
ses troupes. Toutefois, il attendrait, avant de s'éloigner, des nouvelles de
Bazaine qui, selon toute probabilité, était sur la route de Metz à Verdun.
Les deux armées tâcheraient de se rejoindre et de se retirer ensemble sur la
route de Paris pour rester on communication avec la partie du territoire qui
n'était pas encore envahie. Quant au général Trochu, en arrivant à Paris, il
devait se hâter d'armer les remparts et de mettre la ville en état de
défense. On espérait que l'investissement complet de la capitale serait
empêché par l'armée de secours commandée par Mac-Mahon, et, dans ce but, on
se proposait de mettre cette armée en position derrière la rive gauche de la
Seine. Aussitôt ces sages décisions arrêtées, le général Trochu partit, et
Napoléon III écrivit à l'impératrice régente pour la prévenir qu'il suivrait
de près le nouveau gouverneur. Le
conseil de guerre de Châlons n'avait pas du tout songe à la résistance que ce
plan allait rencontrer auprès de l'impératrice régente et du général de
Palikao. L'opinion publique, surmenée par la presse bonapartiste, souhaitait
vivement alors que le maréchal Mac-Mahon prît la direction du Nord pour donne
!' la main à l'armée de Bazaine ; on le souhaitait plus vivement encore dans
l'entourage de l'impératrice, parce qu'on ne voulait à aucun prix du retour
de l'empereur à Paris, dans l'intérêt de sa couronne et de sa dynastie.
Aussi, la nomination du général Trochu au poste de gouverneur,
très-favorablement accueillie par la population parisienne, fut-elle
considérée par le ministère comme une faute et comme un danger. Ce sentiment
se fit jour dans la réception faite au général par l'impératrice ; la régente
reçut le nouveau gouverneur de Paris, non comme un auxiliaire dans une
situation critique, mais comme un ennemi. Le soir même de son arrivée, le
général Trochu s'étant rendu aux Tuileries, l'impératrice lui adressa ces
paroles : «
Général, les ennemis seuls de l'empereur ont pu lui conseiller ce retour à
Paris. Il ne rentrerait pas vivant aux Tuileries. » Le
ministre de la guerre, comte de Palikao, ne montra pas moins de froideur pour
le général Trochu ; il lui déclara sans autre détour « que l'armée de
Mac-Mahon ne viendrait pas à Paris ; qu'au contraire, de tous les points de
la France, et de Paris en particulier, partiraient pour le théâtre des
opérations toutes les troupes, tout le matériel qui pourraient être réunis. » Tel
était le cas qu'on faisait des décisions du conseil de guerre de Châlons,
présidé par l'empereur en personne. Le
ministre de la guerre s'était empressé de dissuader l'empereur d'un pareil
projet ; il le « suppliait de renoncer à l'idée de la marche sur Paris, »
parce que cette idée « paraîtrait l'abandon de l'armée de Metz. » La
proclamation du général Trochu aux habitants de Paris, affichée le 18 août,
confirma l'impératrice et le ministère dans la pensée que le retour de
l'empereur serait le signal d'un soulèvement populaire et de la perte de la
dynastie. Le gouverneur s'exprimait ainsi : « Habitants de Paris, « Dans
le péril où est le pays, je suis nommé gouverneur de Paris et commandant en chef
des forces chargées de défendre la capitale en état de siège. Paris se saisit
du rôle qui lui appartient, et il veut être le centre des grands efforts, des
grands sacrifices et des grands exemples. Je viens m'y associer avec tout mon
cœur ; ce sera l'honneur de ma vie et l'éclatant couronnement d'une carrière
restée jusqu'à ce jour inconnue de la plupart d'entre vous. « J'ai
la foi la plus entière dans le succès de noire glorieuse entreprise ; mais
c'est à une condition dont le caractère est impérieux, absolu, et sans laquelle
nos communs efforts seraient frappés d'impuissance. Je veux parler du bon
ordre, et j'entends par la non-seulement le calme de la rue, mais le calme
dans vos foyers, le calme dans vos esprits, la déférence pour les ordres de
l'autorité responsable, la résignation devant les épreuves inséparables de la
situation, enfin la sérénité grave et recueillie d'une grande nation
militaire qui prend en main avec une ferme résolution, dans des circonstances
solennelles, la conduite de ses destinées. Et je
ne m'en référerai pas, pour assurer à la situation cet équilibre indésirable,
aux pouvoirs que je liens de l'état de siège et de la loi. Je le demanderai à
votre patriotisme, je l'obtiendrai de votre confiance, en montrant moi-même a
la population de Paris une confiance sans limites. Je fais appel à tous les
hommes de tous les partis, n'appartenant moi-même, on le sait dans l'année, à
aucun parti qu'à celui du pays. Je fus appel a leur dévouement. Je leur
demande de contenu par l'autorité morale les ardeurs qui ne sauraient se
contenu eux-mêmes, et de faire justice par leurs propres mains de ces hommes
qui ne sont d'aucun parti et qui n'aperçoivent dans les malheurs publics que
l'occasion de satisfaire des appétits détestables. « Et
pour accomplir mon œuvre, après laquelle, je l'affirme, je rentrerai dans l'obscurité
d'où je sors, j'adopte l'une des vieilles devises de la province de Bretagne,
où je suis né : « Avec
l'aide de Dieu, pour la patrie. « Général
TROCHU. » « Paris, le 18 août 1870 Cet
honnête langage, sauf une phrase malheureuse et qui aurait pu être mal
interprétée, alla droit au cœur de la population parisienne. On goûta
beaucoup le silence du gouverneur à l'endroit de Napoléon III, justement
accusé d'être l'auteur des revers de l'armée ; dans le passage relatif à la
nation qui prend en main la conduite de ses destinées, ou se plut à saluer le
commencement d'une phase nouvelle, l'annonce de la guerre vraiment nationale. Ces
divers symptômes n'échappèrent ni à M. de Palikao ni à l'impératrice. Sans
perdre un instant, on insista de nouveau pour faire abandonner l'idée du
retour de l'empereur et de l'armée à Paris. Le
maréchal Mac-Mahon cul la faiblesse de se laisser gagner au projet du
ministre de la guerre. Il télégraphiait le 19 août : «
Veuillez dire au conseil des ministres que je ferai tout pour rejoindre
Bazaine. » Le sort
en est jeté. Cependant le commandant en chef de l'armée de Châlons espère, au
moment où il s'engage à remonter vers le nord, que le maréchal Bazaine est en
train d'exécuter son projet de retraite sur Verdun ; il ignore encore les
tristes conséquences des batailles livrées dans les environs de Metz. Le 20
août, il apprend que Bazaine a reculé sous le canon de la ville à la suite de
la bataille de Gravelotte. Il consulte aussitôt M. de Palikao. Celui-ci
connaissait déjà les résultats de la bataille de Saint-Privat, il savait
très-probablement que Bazaine avait été refoulé dans le camp retranché de
Metz ; mais, tenant toujours à sa chimère, il donne une indication fausse au
maréchal Mac-Mahon en lui écrivant que, « le 18 au soir, Bazaine occupait
comme position la ligne d'Amanvilliers à Sussy. » Nous
sommes au 20 août. Mac-Mahon, hésitant, inquiet, trouble par ce qu'il sait de
l'immobilité de Bazaine, se l'attache au premier plan adopté, et revient à
l'idée de se rapprocher de Paris. Mais ne voulant pas s'éloigner des défilés
de l'Argonne, afin d'être prêt a secourir Bazaine, au cas où celui-ci
arriverait à la tête de son armée, il s'arrête à Reims. En prenant ces
dispositions prudentes, le maréchal considérait à la fois l'intérêt de la
France et de son armée. Un allait lui apprendre que la stratégie devait céder
le pas à la politique et que le salut de la dynastie importait plus que le
salut de la patrie. Le
personnage charge de cette triste mission auprès du maréchal n'était autre
que M. Rouher, président du Sénat impérial, l'avocat sans pudeur de
l'expédition du Mexique, devenu un personnage politique influent au temps où
un Corps législatif servile applaudissait tout ce qui était officiel. Verbeux
sans éloquence, passionné sans conviction, grand homme d'État bonapartiste sans
aucune des vues philosophiques et morales de l'homme d'État, l'ancien membre
du barreau de Riom était le digne serviteur d'un gouvernement qui ne se
piquait pas de scrupule, et il avait pris bonne place dans la galerie qui
commence au duc de Morny pour finir à Emile Ollivier. Il fut encore une fois
le mauvais génie de la France dans l'entrevue de Courcelles ; là en présence
de son souverain tombé en enfance, il insista « au point de vue politique, »
— le mot est de M. de Palikao, — pour la marche de Mac-Mahon vers Metz. Le
maréchal, se plaçant au point de vue militaire, représenta les dangers de
l'opération qui lui était conseillée. Ses arguments parurent décisifs, même à
M. Rouher, car au bout d'une heure d'entretien, le messager inavoué de
l'impératrice et de M. de Palikao se ralliait à l'idée de la retraite sur
Paris. Mais il importait de préparer les esprits à ce retour par des
proclamations ; on se mit à l'œuvre. M. Rouher rédige d'abord un décret par
lequel Napoléon nomme le maréchal Mac-Mahon, duc de Magenta, « général en
chef de toutes les forces militaires composant l'armée de Châlons et de
toutes celles qui sont ou seront réunies sous les murs de Paris ou dans la
capitale. » Puis il s'occupe d'un projet de lettre de Napoléon au maréchal
Mac-Mahon, qui nous a été également conservé et qui est conçu en ces termes : « Maréchal, « Nos
communications avec le maréchal Bazaine sont interrompues. Les circonstances
deviennent difficiles et graves. Je fais appel à votre patriotisme et a votre
dévouement, et je vous confère le commandement général de l'armée de Châlons
et des troupes qui se réuniront autour de la capitale et dans Paris. « Vous
aurez. Marechal, la plus grande gloire, celle de combattre et de repousser
l'invasion étrangère. « Pour
moi, qu'aucune préoccupation politique ne domine autre que celle du salut de
la patrie, je veux être votre premier soldat[1], combattre et vaincre ou mourir
à côté de vous[2], au milieu de mes soldats. » Le
maréchal Mac-Mahon devait adresser une proclamation à l'armée ; il nous est
resté de ce travail deux projets, corrigés sans doute de la main de M. Rouher
et dignes à ce titre d'être recueillis par l'histoire, et avec leurs ratures,
curieux indices du trouble qui régnait dans les pensées de Napoléon et de M.
Rouher. Le
premier projet est conçu dans les termes suivants : « Soldats, « L'empereur
me confie le commandement en chef de toutes les forces militaires qui, avec
l'armée de Châlons, vont se réunir autour de la capitale. « Mon
désir le plus ardent aurait été de me porter au secours du maréchal Bazaine ;
mais, après un mûr examen, j'ai reconnu cette entreprise impossible dans les
circonstances où nous nous trouvons. Nous ne pourrions nous approcher de
Metz avant plusieurs jours. D'ici à cette époque le maréchal aura dû briser
les obstacles qui l'arrêtent ; notre marche directe sur Metz n'aurait se…..[3] « Pendant
notre marche vers l'est, Paris aurait été découvert et une armée prussienne
nombreuse pouvait arriver sous ses murs. Apres les revers qu'elle a subis
sous le premier Empire, la Prusse a créé une organisation militaire qui lui
permet d'armer rapidement son peuple et de mettre, en quelques jours, sous
les armes sa population entière ; elle dispose donc de forces considérables.
Les fortifications de Paris arrêteront le flot ennemi ; elles nous donneront
le temps et les moyens[4] lui a permis de mettre en
mouvement des armées considérables. Les fortifications de Paris arrêteront le
flot[5] l'ennemi et nous donneront le
temps d'organiser[6], d'utiliser à notre tour toutes
les forces militaires du pays. « L'ardeur
nationale est immense ! la patrie est debout ; j'accepte avec confiance le
commandement que l'empereur me confère. « Soldats,
je compte sur votre patriotisme, sur votre valeur et j'ai la conviction qu'avec
de la persévérance[7] que nous vaincrons l'ennemi et
le chasserons de notre territoire. Dans la
seconde proclamation, le maréchal disait : « Soldats, « L'empereur
me confie les fonctions de général en chef de toutes les forces militaires
qui, avec l'armée de Châlons, se réuniront autour de Paris et dans la
capitale. Mon vif désir et ma première pensée[8]. Mon désir le plus ardent était
de me porter au secours du maréchal Bazaine ; mais cette entreprise était
impossible. Nous ne pouvions nous rapprocher de Metz avant plusieurs jours ;
d'ici a cette époque, le maréchal Bazaine aura sans doute brise les obstacles
qui l'arrêtent ; d'ailleurs, pendant notre marche directe sur Metz, Paris,
restait découvert et une année prussienne nombreuse pouvait arriver sous ses
murs « Le
système des Prussiens consiste à concentrer leurs forces et a agir par
grandes masses. « Nous
devons imiter leur tactique : je vais vous conduire sous les murs de Paris,
qui tonnent le boulevard de la France contre l'ennemi. « Sous
peu de jours, l'armée de Chalons sera doublée. Les anciens soldats de vingt-cinq
à trente-cinq ans rejoignent de toutes parts. L'ardeur nationale est immense
; toutes les forces de la patrie sont debout. « J'accepte
avec confiance le commandement que l'empereur me confère. « Soldats,
je compte sur votre patriotisme, sur votre valeur ; j'ai l'espoir de
vaincre[9], et j'ai la conviction qu'avec
de la persévérance et du temps nous vaincrons l'ennemi et le chasserons de
notre territoire. Quand
ce travail fut terminé, M. Rouher reprit le chemin de Paris pour prévenir le
comte de Palikao et l'impératrice de la résolution adoptée. Fatalité
désolante ! les dépêches de Bazaine, expédiées de Metz le 19 août, arrivaient
le même jour à Paris ; le plan arrêté à Châlons fut immédiatement abandonné,
au grand contentement de la régente et du ministre de la guerre. Dans la
première de ces dépêches, on s'en souvient, Bazaine disait à Mac-Mahon : « Je
compte toujours prendre la direction du Nord et me rabattre ensuite par
Montmédy sur la route de Sainte-Menehould et Châlons. » Déjà moins affirmatif
dans la seconde, il s'exprimait ainsi : « Je prendrai probablement la
direction du Nord, etc. » Très-heureux
d'empêcher le retour de l'armée de Châlons et de faire exécuter ses projets
favoris, le comte de Palikao écrivit aussitôt à l'empereur : « Paris, 22 août, 1 heure 3 minutes du soir. « Le
sentiment unanime du conseil, en présence des nouvelles du maréchal Bazaine,
est plus énergique que jamais. Les résolutions prises hier soir devraient
être abandonnées. Ni lettres, ni décrets, ni proclamations ne devraient être
publiés... « Ne
pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus déplorables conséquences. En
présence de ce désastre, il faudrait craindre que la capitale ne se défende
pas. « Paris
sera à même de se défendre contre l'armée du prince royal de Prusse. Les
travaux sont poussés très-promptement ; une armée nouvelle se forme à Paris.
Nous attendons une réponse par le télégraphe. » La
réponse ne se fit pas attendre : L''empereur au ministre de la
guerre. «
Courcelles le 22 août, 4 heures. « Reçu
votre dépêche. Nous partons demain pour Montmédy. Pour tromper l'ennemi,
faire mettre dans le journal que nous partons avec 150.000 hommes pour
Saint-Dizier. » Le
maréchal Mac-Mahon avait reçu ces mêmes dépêches de Bazaine, le 22 dans la
matinée, et il en avait averti le ministre de la guerre, par le télégramme
suivant : « Reims, 22 août 1870, 11 heures 45 minutes. « Le
maréchal Bazaine a écrit du 19 qu'il comptait toujours opérer son mouvement
de retraite par Montmédy. Par suite, je vais prendre des dispositions pour me
porter sur l'Aisne. «
Maréchal MAC-MAHON. » Cette
dépêche se croisa sur le fil télégraphique avec celle du comte Palikao,
pressant le maréchal de se porter dans la direction de Montmédy. Mais faut-il
conclure des termes dont se sert le commandant en chef de l'armée de Châlons,
qu'il était résolu à se porter sur Montmédy sans se laisser une chance de
retraite vers le nord de la France et vers Paris ? Nullement. Mac-Mahon va se
porter sur l'Aisne à la hauteur de Rethel et Vouziers ; mais si Bazaine ne
s'avance pas de ce côté, il pourra revenir en arrière. Dans cette situation
qu'il juge aventurée, le maréchal a hâte de prévenir Bazaine du mouvement
qu'il opère sur l'Aisne pour se porter à sa rencontre. Il écrit la dépêche
suivante, qu'il expédie en plusieurs exemplaires dans l'espoir qu'elle
arrivera plus sûrement entre les mains de Bazaine : Le maréchal de Mac-Mahon au général
commandant à Verdun ; au commandant supérieur de Montmédy ; au maire de
Longuyon. «
Envoyez au maréchal Bazaine la dépêche très importante que voici ;
faites-la-lui parvenir par cinq ou six courriers, auxquels vous payerez, pour
remplir cette mission, les sommes nécessaires, quelque élevées qu'elles
puissent-être. » Mac-Mahon à Bazaine. « Reçu
votre dépêche du 19. Je suis à Reims, je marche dans la direction de
Montmédy. Je serai après-demain sur l'Aisne, d'où j'opérerai, suivant les
circonstances, pour venir à votre secours. » Des
témoins dignes de foi attestent que cette importante dépêche fut remise au
maréchal Bazaine dans la journée du 23 août par un agent de police de
Thionville. L'auteur de l'ouvrage Metz, campagne, négociations raconte qu'un
officier de l'état-major général se trouvait on ce moment pour affaires chez
le maréchal, qui la lui communiqua. — Mais,
monsieur le maréchal, s'écria-t-il, dès qu'il en eut pris connaissance, il
n'y a pas de temps à perdre, il faut partir de suite. — De
suite, de suite, lui fut-il répondu, c'est bien vite, mais après-demain nous
verrons. — Le
plus tôt sera le mieux, croyez-moi, ajouta l'officier, et il partit, heureux
de la bonne nouvelle qu'il venait d'apprendre. Ce
court entretien n'a jamais été démenti ; nous l'empruntons à un historien
digne de confiance : le maréchal Bazaine a reçu la dépêche de Mac-Mahon ; il
fit cependant comme s'il n'en avait jamais eu connaissance, et comme s'il
avait ignoré les périls auxquels Mac-Mahon exposait son armée et la France
pour se porter à son secours. L'armée
de Châlons venait de quitter Reims ; le 23 août, elle traverse la petite
rivière de la Suippe ; le 25, elle arrive sur les bords de l'Aisne, la gauche
(12e
et 5e corps) à Rethel,
le centre (1er corps)
à Alligny, la droite (7e corps) à Vouziers. Ces divers corps se concentrent dès le
lendemain entre Vouziers et Tourteron. Mais on est toujours sans nouvelles de
Bazaine : Mac-Mahon, anxieux, interrogeant tous les points de l'horizon,
multiplie les messagers, demande partout si l'on a quelque indice de
l'arrivée de l'armée de Metz ; il reçoit du commandant de place de Montmédy
cette laconique et triste dépêche : « Pas de nouvelles de Bazaine. » En même
temps, il apprend qu'une armée allemande passe la Meuse au-dessus de Verdun
et va se heurter à lui. Le
péril augmente d'heure en heure ; en avançant jusqu'au Chêne-Populeux,
Mac-Mahon a découvert la route de Rethel et de Reims, et rien n'annonce
l'arrivée de Bazaine ; tout annonce, au contraire, que l'ennemi avance à marches
forcées. Le
prince royal de Prusse avait appris à Châlons le départ de Mac-Mahon dans la
direction du nord ; il arrête aussitôt ses colonnes et les lance à la
poursuite du maréchal. Le prince de Saxe, commandant de la 4e armée allemande
— armée nouvelle, constituée à la suite de la bataille de Saint-Privat —
était averti presque en même temps de la marche de Mac-Mahon. Il passe la Meuse
au-dessus de Verdun et marche rapidement sur le flanc droit de l'armée
française par Varenne, le Grand-Pin, Buzancy, afin de barrer la route de
Vouziers à Montmédy. Telle
était la situation de Mac-Mahon : ses lignes de communication avec Paris à
peu près perdues, deux cent soixante-dix mille Allemands le menaçant de tous
côtés, et Bazaine toujours immobile ! Que faire ? Avancer encore du côté de
Montmédy ? c'était folie, il y avait encore trois jours de marche avant
d'atteindre cette place, et il aurait fallu livrer bataille. A quoi bon, si
Bazaine ne marche pas sur Montmédy ? Reculer par la route de Rethel et de
Laon ? L'armée allemande barrait déjà le passage de ce côté. Une seule voie
de salut restait à l'armée française : presser sa marche et remonter vers
Mézières. En proie à de cruelles angoisses, Mac-Mahon écrit, le 27, au
commandant supérieur de Sedan : « Le Chesne, 27 août 1870. « Je
vous prie d'employer tous les moyens possibles pour faire parvenir au
maréchal Bazaine la dépêche suivante : « Le maréchal de Mac-Mahon, à
Chesne, au maréchal Bazaine. « Maréchal
Mac-Mahon prévient maréchal Bazaine que l'arrivée du prince royal à Châlons
le force à opérer le 29 sa retraite sur Mézières, et de là à l'ouest, s'il
n'apprend pas que le mouvement de retraite du maréchal Bazaine soit commencé.
» A huit
heures trente minutes du soir, le commandant en chef de l'armée de Châlons
faisait part de son projet au ministre de la guerre, à Paris, en ces termes : « Le Chesne, 27 août 1870, 8 h. 30 m. du soir. « Les
1re et 2e armées, plus 200.000 hommes, bloquent Metz, principalement sur la
rive gauche ; une force évaluée 50.000 hommes serait établie sur la rive
droite de la Meuse pour gêner ma marche sur Metz. Des renseignements
annoncent que l'armée du prince royal de Prusse se dirige aujourd'hui sur les
Ardennes avec 50.000 hommes ; elle serait déjà à Ardeuil. « Je
suis au Chesne avec un peu plus de 100.000 hommes. «
Depuis le 19, je n'ai aucune nouvelle de Bazaine ; si je me porte à sa
rencontre, je serai attaqué de front par une partie des 1re et 2e armées qui,
à la faveur des bois, peuvent dérober une force supérieure à la mienne ; en
même temps attaqué par l'armée du prince royal de Prusse, me coupant toute
ligne de retraite. « Je me
rapproche demain de Mézières, d'où je continuerai ma retraite, selon les
événements, vers l'ouest. » A la
lecture de cette dépêche, M. de Palikao, l'impératrice et les ministres ne
furent pas frappés par la détresse de l'armée, attestée par le cri d'alarme
de son commandant en chef ; ils ne pensèrent qu'aux périls qui menaçaient la
dynastie, et les considérations politiques qui avaient conduit l'armée de
Châlons sur la route de Montmédy prévalurent encore sur les considérations
militaires. La dépêche du maréchal de Mac-Mahon était partie du Chesne à huit
heures trente minutes du soir ; à onze heures, le ministre de la guerre
écrivait — non à Mac-Mahon — mais à l'empereur cette dépêche accusatrice où
perce dès le début l'unique préoccupation du gouvernement : « Paris, 27 août 1870, 11 h. du soir. « Si
vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris et vous serez attaqué
vous-même par toutes les forces de l'ennemi. Contre le dehors, Paris se
gardera. Les fortifications sont terminées. Il me parait urgent que vous
puissiez parvenir rapidement jusqu'à Bazaine. Ce n'est pas le prince royal de
Prusse qui est à Châlons, mais un des princes, frère du roi de Prusse, avec
une avant-garde et des forces considérables de cavalerie. Je vous ai télégraphié
ce matin deux renseignements qui indiquent que le prince royal de Prusse,
sentant le danger auquel votre marche tournante expose et son armée et
l'armée qui bloque Bazaine, aurait changé de direction et marcherait vers le
nord. Vous avez au moins trente-six heures d'avance sur lui, peut-être
quarante-huit heures. Vous n'avez devant vous qu'une partie des forces qui
bloquent Metz et qui, vous voyant vous retirer de Châlons à Reims, s'étaient
étendues vers l'Argonne. Votre mouvement sur Reims les avait trompés, comme
le prince royal de Prusse. Ici tout le monde a senti la nécessité de dégager
Bazaine, et l'anxiété avec laquelle on vous suit est extrême. » La
révolution est dans Paris ! c'est-à-dire le trône impérial est menacé ; en
conséquence, tout doit disparaître devant la nécessité de sauver la couronne
de Napoléon III. Périsse plutôt l'armée que la dynastie ! Un pareil cri
d'alarme ne pouvait manquer de toucher l'empereur. Cependant, le lendemain,
M. de Palikao craignit que le maréchal de Mac-Mahon ne persistât dans son
projet de retraite sur Mézières. Il lui écrivit donc : « Paris, 28 août, 1 h. 30 du soir. « Au
nom du conseil des ministres et du conseil privé, je vous demande de porter
secours à Bazaine, en profitant des trente heures d'avance que vous avez sur
le prince royal de Prusse. Je fais porter le corps Vinoy sur Reims. » Le
maréchal de Mac-Mahon commit la faiblesse de se résigner, d'obéir à des
ordres qu'il condamnait sans doute dans son for intérieur. Il laissa la
politique prendre encore le pas sur la stratégie ; il renonça à la route de
Mézières pour avancer sur celle de Montmédy, et cette résolution amena l'un
des plus grands désastres que la France ait jamais subis. Nous voici au 30
août : on marche sur Montmédy, non plus par la route de Stenay, que l'on ne
croit pas sûre, mais par celle de Mouzon-Carignan tracée plus au nord, et
partant plus longue. La marche s'effectue, d'ailleurs, avec un certain désordre,
causé par les indécisions du commandant en chef. Ainsi le 5e corps, dirige
par le général de Failly, continue, on ne sait pourquoi, à tenir la route de
Stenay et il essuie une vive canonnade à la hauteur de Nouart. Déjà
l'avant-veille, ce même corps s'était heurté, près de Buzancy, à la 4° armée
allemande, commandée, on s'en souvient, par le prince de Saxe. Forcé de
rebrousser chemin de Nouart, le général de Failly, au lieu d'être en tête, se
trouve à l'arrière-garde ; il arrivait le 30 à Beaumont et recevait l'ordre
de se porter sur Mouzon, situé à une lieue de distance : les soldats étaient
fatigués par de longues marches sous la pluie, par des chemins détrempés ; ils
avaient plus d'une fois manqué de pain. Le général de Failly leur fit faire
une grande halte dans le bas-fond de Beaumont sans se soucier, suivant sa
coutume, de prendre les précautions indispensables à la sécurité du camp ;
précautions plus utiles que jamais cependant, — le général ne pouvait
l'ignorer, — puisqu'il s'était laissé surprendre deux jours avant à Buzancy. Le 5e
corps s'arrête à Beaumont, dans la matinée du 30 ; les fusils sont démontés,
les chevaux dételés ; les soldats se mettent à faire la soupe, pendant que,
de son côté, le général de Failly déjeune avec son état-major chez le maire
du village, dans l'insouciance la plus coupable. Tout à coup, vers midi, un
coup de canon retentit dans les bois environnants, un obus tombe au milieu du
camp, puis un second, puis une grêle de fer. Un désordre inexprimable suit
cette attaque imprévue ; déjà les hauteurs sont occupées par les Allemands ;
quelques régiments se déploient avec une fière contenance, mais toute résistance
est inutile. L'artillerie n'a pu être mise en ligne, c'est assez qu'on ait eu
le temps de la sauver. Le corps commandé parle général Félix Douay accourt
sur le champ de bataille avec l'infanterie du 12e corps (Lebrun) et fait de
vains efforts ; l'engagement de Beaumont équivaut à un véritable désastre ;
nous perdons deux mille hommes tués ou blessés, quatre mille prisonniers,
vingt-trois canons, tous les bagages : en réalité, le 5e corps n'existe plus
; les routes et les bois sont pleins de soldats errant à l'aventure,
maudissant leurs chefs et mourant de faim. C'en est fait de la marche sur
Montmédy. Tel fut
le dernier acte du commandement du général de Failly. Le général de Wimpffen,
rappelé d'Afrique, devait arriver le lendemain pour le remplacer. Napoléon
III, pendant cette déroute, sommeillait, suivant son habitude, dans la petite
ville de Carignan ; le soir, il rendait compte de l'affaire de Beaumont à
l'impératrice, dans des termes dignes d'être conservés, comme un monument de
l'insensibilité du personnage, au milieu de ces circonstances solennelles : « Carignan, le 30 août 1870, 3 h. 40 m. du soir. « Il y
a eu encore un engagement aujourd'hui sans grande importance. Je suis resté à
cheval assez longtemps. «
NAPOLÉON. » Le 30, au
soir, le maréchal Mac-Mahon ordonnait à ses troupes de battre en retraite
autour de Sedan. Persistait-il à vouloir marcher sur Mézières ? Le temps
pressait, il n'y avait pas une minute à perdre pour gagner l'ennemi de
vitesse, car il était visible que le but des armées allemandes était de
barrer la route de Mézières et d'acculer l'armée entre la Meuse et la
frontière belge. Le maréchal, jouet d'une déplorable fatalité depuis son
départ de Châlons, ne sut pas maîtriser la fortune dans le dernier moment de
répit qu'elle lui laissait. Il résolut de s'arrêter sous les murs de Sedan. Cette
petite ville, bâtie dans un bas-fond, sur la rive droite de la Meuse, était
doublement impuissante à servir de point d'appui solide à une armée en
détresse : elle l'était d'abord, parce qu'on n'avait ni le temps, ni les
moyens d'armer ses remparts ; elle l'était encore, même si ses murailles
avaient été munies de canons, car, étant dominée de tous les côtés par des
collines élevées, elle se trouvait, en cas de défaite, à la merci d'un ennemi
libre de la foudroyer et de la réduire en cendres. On doit considérer enfin
qu'en s'échelonnant en demi-cercle sur ces hauteurs, comme elle allait le
faire, l'armée française achevait d'annuler tous les moyens de défense de la
place. Les
deux points culminants des collines qui couronnent Sedan sont le village de
Saint-Menges et le Calvaire d'Illy. Vers Saint-Menges, la Meuse, après avoir
dessiné un grand coude en quittant la ville, revient brusquement sur
elle-même et coule perpendiculairement à Donchéry où elle reprend sa course
régulière vers le nord-ouest. Des bois, coupés de belles roules forestières,
s'étendent en arrière de Saint-Menges jusqu'à la frontière belge. De ce point
à la frontière la distance est de sept ou huit mille mètres. Qu'on
essaye maintenant de se représenter la position de l'armée française. Arrivée
sous les murs de Sedan, ayant à sa poursuite une armée trois fois plus
nombreuse, elle est menacée de tous les côtés. Il y a entre elle et l'armée
de Metz, à laquelle elle a voulu donner la main, les deux cent mille hommes
du prince Frédéric-Charles. Quatre-vingt mille Allemands, commandés par le
prince de Saxe, l'ont harcelée à travers l'Argonne et sur les bords de
l'Aisne. L'armée du prince royal de Prusse lui coupe les routes de Paris et
de Laon et arrive sur les bords de la Meuse presque en même temps qu'elle.
Une seule issue reste au maréchal Mac-Mahon, c'est la route de Mézières,
d'où, en décrivant un grand détour, il pourra gagner les places du nord et se
rabattre sur Paris. S'il opère cette retraite vers Mézières, il sera protégé
sur la gauche par le cours de la Meuse ; mais il importe d'agir avec décision
et d'utiliser les heures d'avance qu'on a sur l'ennemi. Si ces
considérations sont justes, on voit tout de suite de quelle importance était
pour l'armée française l'occupation des hauteurs qui dominent le coude de la
Meuse, c'est-à-dire Saint-Menges et Illy. On pouvait dans la journée du 31
août, et même dans la nuit qui suivit, s'emparer de ce point stratégique
important. On n'en fit rien cependant, et l'on se perd en conjectures sur les
causes de cette faute, dont les conséquences furent incalculables. En
arrêtant ses troupes sous les murs de Sedan, le maréchal Mac-Mahon avait-il
renoncé à la marche sur Mézières annoncée dans ses précédentes dépêches ? On
a de la peine à le croire ; mais un incident survenu, dans la journée du 31
août, entre le maréchal et le général Ducrot, donnerait à penser que le
commandant en chef ne croyait pas le danger aussi pressant qu'il l'était en
réalité. Le général Ducrot, commandant du 1er corps, ne voyant de salut pour
l'armée que dans une marche accélérée vers Mézières, avait ordonné aux
troupes sous ses ordres de tourner Sedan du nord-est au nord-ouest, et de
gagner le point culminant des collines qui dominent la place vers Illy et
Saint-Menges, au point extrême du coude dessiné par le cours de la Meuse.
C'était la seule route possible pour l'armée, la seule issue dans la
direction de Mézières. Prévenu de ce mouvement, le maréchal Mac-Mahon écrivit
au général Ducrot : « Mon
cher général, je vous avais fait donner l'ordre de vous rendre de carignan à
Sedan, et nullement à Mézières, où je n'avais pas l'intention d'aller. A la
réception de la présente, je vous prie de prendre vos dispositions pour vous
rabattre dans la soirée sur Sedan, dans la partie est. Vous viendrez vous
placer a la gauche du 12e corps, près de Bazeilles, entre Balan et Bazeilles.
» Il
résulte de ces instructions que le maréchal croyait avoir le temps de gagner
Mézières, même en perdant la journée du 31, ou qu'il comptait remporter une
victoire, parce qu'il se faisait illusion sur le nombre dos troupes ennemies
lancées a sa poursuite. Cette dernière hypothèse est la plus admissible. Mais
quelles étaient les dispositions prises par le maréchal dans l'éventualité
d'une défaite, que la prudence commande toujours de prévoir ? Il est
impossible de le savoir ; le maréchal ne communiqua aucun plan au général
Ducrot, lorsque blessé d'un éclat d'obus il dut quitter le commandement, et
depuis il ne s'est pas expliqué sur ses intentions. A
l'heure solennelle où le sort de la France allait se jouer entre la Meuse et
la frontière belge, il semble que la fortune eût frappé d'aveuglement ceux
qui tenaient dans leurs mains les destinées de la patrie. Dans la
journée du 31 août et dans la nuit qui suivit, l'armée française occupa les
positions qui lui étaient assignées sur la rive droite de la Meuse, le long
des coteaux qui couronnent la place de Sedan. Le 12e corps (Lebrun) fut placé en face de Balan et
de Bazeilles ; le 1er corps (Ducrot) occupa les bois qui bordent le ravin de Givonne jusqu'à la
hauteur de la route de Belgique ; le 7e corps (Douay), campé au nord-ouest de Sedan,
ayant à sa gauche la Meuse et à sa droite le Calvaire d'Illy, avait en face
Floing et Saint-Menges. Les cruelles expériences de Beaumont et de Buzancy
avaient appris aux généraux français qu'ils étaient poursuivis par les armées
allemandes avec un acharnement sans égal ; cependant, — chose, à peine
croyable, mais sur laquelle aucun doute n'est plus permis, — aucun des ponts
de la Meuse ne fut coupé après le passage de nos troupes de la rive gauche
sur la rive droite : l'ennemi s'en félicita. Confiantes
dans leur immense supériorité numérique, les armées allemandes se proposaient
de nous maintenir dans le basfond de Sedan et de nous y cerner, en nous
coupant l'issue par la Belgique et par Mézières. En conséquence, tandis que
les Bavarois dirigeaient, le 1er septembre, au matin, une violente attaque
contre le 12e corps, à Bazeilles, les Saxons et la garde royale, partis en
silence pendant la nuit, montaient, par Francheval et Villers-Cernay, vers la
route de Belgique ; à l'ouest, le 11e et le 5e corps prussiens, suivis à
distance des Wurtembergeois, passaient la Meuse à Donchéry et à Dom-le-Mesnil,
pour atteindre avant nous le débouché de Saint-Menges et d'Illy et nous
barrer la route de Mézières. Si ces deux bras se refermaient sur nous, notre
situation était désespérée. Un
épais brouillard couvrait la vallée de la Meuse, quand les premiers coups de
feu retentirent, à l'aube du 1er septembre, aux abords de Bazeilles.
L'infanterie de marine (du 12e corps) défendit ce village avec une ténacité
qui coûta crier aux Bavarois. Des combats acharnés rue par rue, maison par
maison, firent de Bazeilles le théâtre d'une lutte désespérée,
très-sanglante, dont les Bavarois se vengèrent, après leur victoire, en incendiant
les maisons que les obus avaient laissées debout. Vers six heures la bataille
commençait entre les troupes du 1er corps, échelonnées le long du ravin de
Givonne, et les troupes du 12e corps saxon et du corps de la garde prussienne
qui avaient passé la Chiers à Douzy et occupé les bois. De ce côté, les
soldats du général de Lartigue, attaqués par des forces très-supérieures,
étaient obligés de se retirer sur Daigny. Le général de Lartigue et le
général de Fraboulet tombaient grièvement blessés. Presque
au même instant, le maréchal Mac-Mahon, accouru SUT le lieu de l'action,
était lui-même jeté à bas de son cheval, blessé par un éclat d'obus et obligé
de remettre le commandement en chef au général Ducrot. Il était environ sept
heures. Le général Ducrot n'eut pas plus tôt reçu le commandement, qu'il
conçut l'idée de réaliser le plan dont il avait dû, la veille, suspendre l'exécution,
sur l'ordre du maréchal. Il venait d'être informé par le maire de
Villers-Cernay que l'ennemi opérait un grand mouvement tournant pour nous
couper toute issue vers la frontière belge ; en outre, il avait peu d'espoir
dans le succès de la bataille engagée ; il ordonna donc au général Lebrun,
commandant le 12e corps et engagé devant Bazeilles, d'opérer un mouvement en
arrière et de diriger ses troupes vers les hauteurs de Saint-Menges et d'Illy
; il n'était pas trop tard encore, dans la pensée du général Ducrot, pour
gagner rapidement la route de Mézières et se dérober à l'étreinte toujours
plus menaçante de l'armée allemande. Le mouvement ordonné commença
immédiatement ; le général Lebrun abandonna non sans regret, les positions où
il continuait à se maintenir avec avantage, mais il obéit ; déjà la division
Vassoigne reculait, et deux divisions du 1er corps suivaient le mouvement de
retraite, lorsque, vers neuf heures, un incident inattendu vint arrêter
l'exécution du plan du général Ducrot. Le général de Wimpffen réclamait et
prenait le commandement en chef, en vertu d'une commission à lui remise, en
parlant de Paris, par le ministre de la guerre, le comte de Palikao. Le
nouveau commandant en chef, arrivé de la veille pour remplacer le général de
Failly à la tête du 5e corps, avait-il eu le temps d'étudier les lieux ?
S'était-il rendu compte de l'importance des hauteurs de Saint-Menges et
d'Illy ? Il serait téméraire de l'affirmer. Quoi qu'il en soit, le général de
Wimpffen était d'un tout autre avis que le général Ducrot : il ne pensait pas
que la route de Mézières fût encore, à cette heure, ouverte pour le passage
de l'armée et il croyait qu'on pouvait faire une trouée dans la direction de
Carignan. En
conséquence, il ordonne aux troupes du 12e corps de reprendre les positions
qu'elles viennent d'abandonner ; il veut enfoncer les Bavarois à Bazeilles,
les précipiter dans la Meuse et se jeter ensuite sur le chemin de Carignan à Montmédy.
On ose à peine se demander ce que serait devenue sur cette route une armée
affaiblie par une lutte opiniâtre, menacée d'être prise à revers par le
prince de Saxe, attaquée de front par Frédéric-Charles, marchant sur Montmédy
sans savoir si cette place offrait des ressources suffisantes et sans la
certitude que Bazaine viendrait à son secours. Une querelle très-vive s'est
élevée, depuis les événements, entre les généraux Ducrot et de Wimpffen : le
premier a prétendu que jusqu'à midi la route de Mézières était restée à peu
près libre ou qu'elle avait été occupée seulement par des forces
insignifiantes dont il aurait été facile d'avoir raison ; le second a
répondu, au contraire, que dès les premières heures de la journée,
quatre-vingt mille Allemands fermaient le passage à l'armée française. Où est
la vérité ? où est l'erreur ? On peut invoquer ici le témoignage de l'ennemi.
Le rapport allemand sur la bataille du 1er septembre constate que dès le
matin à six heures le 11e corps prussien était à Vrigne-aux-Bois ; c'est vers
huit heures que l'avant-garde de ce corps s'avança vers Saint-Menges, occupé
par les troupes du général Douay. Après une vive résistance, ces troupes se
retirèrent entre Floing et Illy. A onze heures, — à onze heures seulement —
le 11e corps était à Saint-Menges, ayant disposé son artillerie au sud du
village ; le 5e corps occupait Fleigneux et avait également établi ses
batteries au-dessous du village, d'où elles balayaient les positions de
l'armée française à la lisière du bois de Garenne. La cavalerie se tenait en
arrière. Vers une heure, l'infanterie du 11e corps et l'aile droite du 5e
corps attaquaient Floing ; à trois heures, le mouvement de l'armée allemande
était terminé : le 11e et le 5e corps donnaient la main à la garde royale
venue par Francheval et Villers-Cernay. L'armée française, cernée de tous les
côtés, était de plus en plus refoulée par l'artillerie dans la place de
Sedan. De ces
indications, puisées dans des documents ordinairement exacts, il résulte que
le général de Wimpffen s'est trompé en affirmant que dès le matin du 1er
septembre, quatre-vingt mille hommes barraient la route de Mézières ; le gros
des forces ennemies se trouva seulement vers onze heures en position vers
Saint-Menges. Que serait-il advenu si le mouvement de retraite commencé vers
neuf heures s'était rapidement effectué ? si les deux cents bouches à feu de
l'armée française eussent été mises en position sur les hauteurs de
Saint-Menges et d'Illy, si l'on avait tenté avec toute l'armée un effort
désespéré pour briser le cercle qui se formait autour de Sedan ? Cette
entreprise conduite avec la rage du désespoir, par des soldats placés dans
l'alternative de vaincre ou de capituler, pouvait-elle aboutir à une issue
plus désastreuse et plus humiliante que celle qui se préparait ? Telles
furent, hélas ! les déplorables conséquences de ces changements successifs de
commandement pendant cette fatale journée. Le général Ducrot, quand il
battait en retraite vers Mézières, agissait sans doute comme le maréchal
Mac-Mahon eût agi s'il n'avait pas été blessé ; mais comment s'expliquer que
le maréchal n'eût donné aucune instruction à son successeur éventuel ? Entre
onze heures et midi, une violente canonnade éclate du côté de Saint-Menges et
de Fleigneux. L'artillerie prussienne balaye les positions occupées par les
troupes du corps Douay ; puis l'infanterie allemande s'avance en grandes
masses ; le général Ducrot lance contre elle la cavalerie du général
Margueritte, qui vient de recevoir une blessure mortelle au milieu de son
état-major pendant qu'il reconnaissait les positions de l'ennemi. Entraînés
par le général de Galiffet, les cavaliers s'élancent, sabrent les premiers
rangs de l'infanterie ennemie, et sont arrêtés, fauchés par un ouragan de
mitraille ; ils se reforment, chargent une seconde fois avec une admirable
furie : leurs rangs épais sont couchés à terre par le feu combiné de
l'artillerie et de l'infanterie. On dit que voyant ces cavaliers marcher
au-devant de la mort avec ce mépris superbe, le vieux roi de Prusse, saisi
d'admiration, n'avait pu retenir ce cri : « Oh ! les braves gens ! » L'artillerie,
accourue à son tour, eut le même sort ; les pièces à peine placées volaient
en éclats, les fourgons sautaient, les obus pleuvaient comme grêle ; ici
encore il fallut céder la place, reculer ; cavaliers et fantassins roulèrent
pêle-mêle sous les murs de Sedan. De ce côté la bataille était perdue. Les
troupes, dispersées, démoralisées, cherchaient des abris contre les obus qui
éclataient de toutes parts. Quant
au brave général de Wimpffen, il ne désespérait pas de culbuter les Bavarois
dans la Meuse et de se frayer un passage vers Carignan et Montmédy. Le 12e
corps luttait toujours dans Bazeilles avec son indomptable ténacité. De
Wimpffen, ne consultant que son courage, résolut de tenter un effort suprême
; il était temps : des hauteurs qui dominent la ville plus de sept cents
pièces de canons vomissaient des projectiles qui portaient partout la terreur
et la mort ; les troupes, se voyant de plus en plus resserrées dans ce cercle
impitoyable, lâchaient pied. Toute tentative devenait plus difficile d'un
moment à l'autre. Le général de Wimpffen prescrit aux généraux Douay et
Ducrot de se rapprocher de Bazeilles, et d'appuyer le mouvement général qu'il
va tenter contre les Bavarois ; en même temps, il écrit à l'empereur ce
billet fameux qui fut porté à Napoléon par un capitaine d'état-major : « Sire, « Je me
décide à forcer la ligne qui se trouve devant le général Lebrun et le général
Ducrot, plutôt que d'être prisonnier dans la place de Sedan. « Que
votre Majesté vienne se mettre au milieu de ses troupes, elles tiendront à
honneur de lui ouvrir un passage. » «
DE WIMPFFEN. « 1 heure ¼ — 1er septembre. Le
général Douay ne larda pas à faire répondre au commandant en chef que, dans
la situation critique où il se trouvait, il lui était impossible d'opérer sa
retraite vers Bazeilles suivant les ordres qu'il avait reçus. De Wimpffen
n'avait pas mis en doute un instant que Napoléon accepterait sa proposition ;
il se rapprocha de la porte de la ville pour recevoir l'empereur. Après avoir
passé une heure à attendre, en vain, il comprit que l'empereur n'avait nulle
envie de tenter une trouée au milieu de ses troupes ; à la tête de cinq ou
six mille hommes, il s'avance hardiment vers les hauteurs qui dominent la
Moncelle, Bazeilles et Balan. Cette première tentative échoue. Le général de
Wimpffen rentre dans Sedan pour appeler des soldats. On lui apprend que le
drapeau blanc a été arboré sur la citadelle par ordre de l'empereur ; un
officier d'ordonnance de Napoléon lui remet en même temps une lettre par
laquelle il est chargé d'aller parlementer avec l'ennemi. Il refuse d'ouvrir
le pli et se précipite dans les rues de Sedan pour adresser un suprême appel
aux soldats qui commencent à s'entasser contre les maisons. Deux mille hommes
répondent à son appel ; il s'avance avec cette poignée de combattants dans la
direction de Balan ; mais, de ces soldats, les uns l'abandonnent découragés,
les autres tombent sous un feu meurtrier ; les plus hardis, voyant
l'inutilité de l'effort, quittent les rangs, retournent vers la place. Le
doute n'était plus possible ; la catastrophe dernière apparaissait dans toute
son horreur. Les généraux de Wimpffen et Lebrun, se voyant seuls, abandonnés,
remettent leur épée au fourreau et rentrent dans Sedan. Il
était cinq heures. Napoléon
III avait répondu au billet du général de Wimpffen en faisant hisser le
drapeau blanc sur la citadelle. Il osait néanmoins écrire au roi de Prusse,
en lui offrant son épée, « qu'il n'avait pu mourir à la tête de ses troupes.
» En exerçant contre tout droit le pouvoir de commandant en chef, Napoléon
III assumait sur sa tête la honte de la capitulation, comme il avait assumé
la responsabilité de la marche sur Sedan par le rôle qu'il avait joué entre
le comte de Palikao et le trop faible maréchal Mac-Mahon. Que le général de
Wimpffen ail mis son nom au bas de la convention qui livrait à l'ennemi une
armée de quatre-vingt mille hommes valides, avec tout son matériel de guerre,
ce n'est pas à lui que l'histoire doit demander compte de la catastrophe dont
la France portera éternellement le deuil ; c'est à celui que la conscience
française indignée a nommé L'homme de Sedan. Le général de Wimpffen n'est pas
exempt de reproches, malgré la bravoure dont il fit preuve ; mais qui oserait
mesurer sa part de responsabilité avec celle de Napoléon III ? C'est Napoléon
qui, dans un intérêt dynastique, il l'a confessé lui-même, entraîna l'armée
de Châlons dans le gouffre de Sedan ; c'est Napoléon qui, par ses conseils
funestes, dissuada le maréchal Mac-Mahon de rétrograder sur Paris ; c'est
Napoléon qui, de son autorité privée, sans avertir le commandant en chef,
arbora le drapeau parlementaire et ajouta à l'histoire militaire de la France
une page que des Français ne liront jamais sans colère. Et à quel moment
Napoléon élevait-il dans les airs le drapeau de la capitulation ? Au moment
où les troupes luttaient encore avec une rare intrépidité. Le général Ducrot
s'écriait en voyant le drapeau blanc : — C'est
un drapeau d'ambulance dont la croix rouge a été effacée par la pluie. Le
général Faure faisait abattre ce drapeau dans un mouvement d'indignation. Le
général de Wimpffen ne pouvait en croire ses yeux, et il répondait à
l'officier de l'escorte impériale qui le sollicitait d'aller en parlementaire
au quartier général prussien, en adressant un dernier appel aux soldats
entassés dans les rues de la ville, pour se frayer un passage à travers
l'ennemi. Napoléon
III était pressé d'en finir. Dans la matinée, il était sorti à la tête de son
état-major ; il était allé un moment vers Bazeilles sur les positions du 12e
corps et un de ses officiers d'ordonnance avait été blessé à quelques pas de
lui. Ce courage a paru très-extraordinaire aux complaisants de l'homme de
Sedan : ils l'ont, pour ce fait, accablé des plus intempérants éloges. Après
avoir promené ses regards ternes sur le champ de bataille, sans émotion
visible, sans paraître se douter que le sort de la France se jouait là devant
ses yeux, le troisième Bonaparte rebroussait chemin et rentrait dans Sedan
pour déjeuner. Il s'enferma dans l'hôtel de la sous-préfecture ; les soldats
français provoquaient l'admiration du roi de Prusse : « Oh ! les braves gens
! » mais ils n'arrachaient pas leur propre souverain à sa stupide
indifférence. Quelques
heures se passèrent ; le feu des batteries ennemies se rapprocha ; des bandes
effarées, cavaliers, artilleurs, débris des corps foudroyés, vinrent apporter
l'épouvante dans la place. Ils disaient que tout était perdu, ils criaient à
la trahison. Il se forma peu à peu dans les rues et sur les places un
inextricable mélange de voilures d'artillerie, d'équipages de toutes sortes.
Les blessés arrivaient en foule se couchaient contre les maisons et
poussaient vers le ciel des gémissements inutiles ; heureux encore quand ils
n'étaient pas foulés aux pieds des chevaux ou écrasés par des voitures
lancées au hasard à toute vitesse. Les maisons, les églises regorgeaient de
fuyards, et de nouveaux fugitifs, presque tous sans armes, ne cessaient de
s'engouffrer dans la place trop étroite. Des fourgons, tramés par des chevaux
emportés, se frayaient un passage sanglant à travers cet entassement de
créatures humaines. Les obus aussi commençaient a tomber sur cette foule
désespérée ; au fur et à mesure que les hauteurs voisines se dégarnissaient
de combattants, elles étaient occupées par les batteries allemandes. Des
soldats blottis dans les fossés du rempart étaient tués sur place : deux généraux
trouvèrent ainsi la mort ; les maisons volaient en éclats, et le tonnerre de
l'artillerie grossissait toujours. Ce fracas épouvantable lira l'hôte de la
sous-préfecture de son hébétement ; l'homme de Décembre se sentit perdu ; si
un obus tombait dans le voisinage, il tressaillait, il avait peur de mourir ;
on le voyait changer de couleur. C'est dans un de ces moments de terreur,
qu'oubliant qu'il n'avait plus aucun pouvoir, se mettant selon sa coutume
au-dessus des lois, il ordonna qu'on dressât le drapeau parlementaire sur la
citadelle ; et comme néanmoins le feu ne cessait pas, il se prit à dire avec
une émotion croissante, aux officiers de son entourage, qu'il n'y comprenait
rien ; et il faisait allonger la hampe du drapeau blanc. Il demandait pardon
au général Ducrot de n'avoir pas, en temps opportun, écouté ses
avertissements sur la puissance militaire de la Prusse ; il avait des pleurs
dans la voix, et de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur son visage.
Dans les intervalles de silence, il songeait aux endroits paisibles où l'obus
brutal ne promène pas la mort. Il dictait un billet au général Ducrot afin de
faire cesser le feu, « sur toute la ligne, » et le général refusait de le
signer. On cherchait le chef d'état-major pour celle ingrate besogne, et le général
Faure répondait fièrement : « Je viens de faire abattre le drapeau blanc, ce
n'est pas pour signer un ordre pareil. » On trouvait enfin un général résigné
à se rendre vers l'ennemi en parlementaire, le général Lebrun, et Bonaparte
respirait. Mais le général Lebrun, au lieu de remplir cette mission, sentait
se réveiller tout à coup sa fierté outragée et se laissait entraîner avec le
général de Wimpffen à une dernière tentative contre le village de Balan. Vers
six heures, Napoléon III supplie le général Ducrot de prendre le commandement
: il lui faut sur-le-champ un ambassadeur qui se rendra au quartier général
prussien pour débattre les conditions de la capitulation. Le général Ducrot
refuse ; le général Douay refuse. Alors l'empereur revient au général de
Wimpffen : on le fait chercher, il arrive enfin vers huit heures ; l'empereur
lui remet une lettre qui l'accrédite comme parlementaire, et de Wimpffen
monte à cheval, avec le général Castelnau et plusieurs officiers ; le cortège
se dirige tristement vers Donchéry, quartier général de l'armée allemande.
Napoléon III se tranquillise. Pendant que le général va débattre les
conditions de la capitulation de la malheureuse armée française, le César
imbécile et insensible va se mettre au lit, comptant pour lui-même sur la
générosité de son bon frère le roi de Prusse. Tel fut dans cette mémorable
journée le rôle du troisième Bonaparte, empereur des Français : il déjeuna,
il capitula, il dormit. Le
général de Wimpffen et le général de Castelnau — celui-ci chargé par
l'empereur d'une mission toute personnelle — étaient partis pour le quartier
général allemand accompagnés de plusieurs officiers ; ils arrivèrent à
Donchéry vers dix heures du soir ; ils sont introduits dans une salle au
milieu de laquelle était une table couverte d'un tapis. Au bout de quelques
minutes d'attente M. de Bismarck, le comte de Moltke et le général de
Blümenthal suivis de plusieurs officiers parurent et l'entretien commença. Le
général de Wimpffen voulut savoir d'abord quelles conditions seraient faites
à l'armée française dans l'extrémité où elle se voyait réduite. Le comte de
Moltke répondit que l'armée serait prisonnière de guerre avec armes et
bagages, que son matériel et celui de la place seraient cédés à l'armée
allemande, que les officiers seraient prisonniers comme les soldats, mais que
pour honorer leur bravoure, on leur laisserait leurs armes. Le général
français s'étant récrié et ayant présenté à l'acceptation de ses interlocuteurs
des conditions plus douces, en laissant entrevoir que si elles n'étaient pas
acceptées il inviterait les troupes à une lutte désespérée, M. de Moltke
donna le chiffre des prisonniers non blessés tombés dans la journée entre les
mains de son armée, et prit ce prétexte pour insister sur la démoralisation
trop réelle des soldats français ; il montra qu'il savait que les vivres et
les munitions manquaient dans la place, et il ajouta enfin, comme argument
décisif, qu'il avait 240.000 hommes pour cerner la ville et 500 bouches à
feu, dont 300 déjà en batterie, pour la réduire en poussière. Le
général de Wimpffen aborda alors des considérations de l'ordre politique : il
essaya de représenter à MM. de Bismarck et de Moltke qu'il serait imprudent à
eux d'exaspérer la nation française par une dureté si grande, et que plus on
lui imposerait de cruels sacrifices, plus ardente serait la haine qu'on
allumerait entre les deux nations. A ces mots M. de Bismarck, muet
jusqu'alors, intervint pour accuser la nation française d'avoir maintes fois
troublé par ses attaques le repos de l'Allemagne ; il dit qu'on ne doit
jamais compter sur la reconnaissance d'un peuple, encore moins d'un peuple
mobile et changeant comme la nation française, et que l'Allemagne était bien
décidée à prendre ses sûretés pour se mettre en garde contre toute agression
nouvelle. Ses projets de conquête percent pour la première fois au cours de
cette discussion. Les principaux témoins de l'entrevue s'accordent sur ce
point ; et leurs attestations ont une grande importance, car depuis on a
feint de croire, dans les disputes des partis, que la Prusse ne songeait pas,
à cette date, à s'emparer de l'Alsace et de la Lorraine. Les paroles mises
par le général de Wimpffen dans la bouche de M. de Bismarck sont celles-ci : « Le
comte de Bismarck, venant ensuite à parler de la paix, me dit que la Prusse
avait l'intention bien arrêtée d'exiger, non-seulement une indemnité de
guerre de quatre milliards, mais encore la cession de l'Alsace et de la
Lorraine allemande, « seule garantie pour nous, ajouta-t-il, car la France
nous menace sans cesse, et il faut que nous ayons, comme protection solide,
une bonne ligne stratégique avancée. » Et d'autre part, dans une narration
duc à la plume d'un officier de cuirassiers présent à l'entrevue, on prêle à
M. de Bismarck cette déclaration catégorique : « Il
faut que la France soit châtiée de son orgueil, de son caractère agressif et
ambitieux ; nous voulons pouvoir enfin assurer la sécurité de nos enfants, et
pour cela, il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il faut
un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour
toujours à l'abri de toute attaque de sa part. » Tels
étaient, après la bataille de Sedan, les projets de conquête de la Prusse,
avoués par le premier de ses hommes d'État. M. de
Moltke menaçait de recommencer le feu le lendemain à neuf heures, si les
conditions de la capitulation n'étaient pas acceptées. L'entretien
fini, le général de Wimpffen et sa suite revinrent à Sedan. Il était une
heure du matin. Le général de Wimpffen trouva l'empereur couché. Un conseil
de guerre fut immédiatement convoqué pour six heures. Toute chance de succès
étant chimérique, de l'aveu des généraux présents, les conditions proposées
par l'ennemi furent acceptées. Le procès-verbal de cette séance a
l'importance d'un document historique ; le voici : « Au quartier général à Sedan, le 2 septembre
1870. « Aujourd'hui,
2 septembre, à six heures du malin, sur la convocation du général en chef, un
conseil de guerre, auquel ont été appelés les généraux commandant les corps
d'armée, les généraux commandant les divisions et les généraux commandant on
chef l'artillerie et le génie de l'armée, a été réuni : « Le
général commandant a exposé ce qui suit : « D'après
les ordres de l'empereur et comme conséquence de l'armistice intervenu entre
les deux armées, j'ai dû me rendre auprès de M. le comte de Moltke, chargé
des pleins pouvoirs du roi de Prusse, dans le but d'obtenir les meilleures
conditions possibles pour l'armée, refoulée dans Sedan après une bataille malheureuse. « Dès
les premiers mots de notre entretien, je reconnus que M. le comte de Moltke
avait malheureusement une connaissance parfaite de notre situation et qu'il
savait très-bien que l'armée manquait absolument de vivres et de munitions.
M. de Moltke m'a appris que, dans la journée d'hier, nous avions combattu une
armée de deux cent vingt mille hommes qui nous entourait de toutes parts. — «
Général, m'a-t-il dit, nous sommes disposés à faire à votre armée, qui s'est
si vaillamment battue aujourd'hui, les conditions les plus honorables ;
toutefois, il faut que ces conditions soient compatibles avec les exigences
de la politique de notre gouvernement. Nous demandons que l'armée française
capitule. Elle sera prisonnière de guerre ; les officiers conserveront leur
épée et leurs propriétés personnelles ; les armes de la troupe seront
déposées dans un magasin de la ville pour nous être livrées. » « Le
général a demandé aux officiers généraux qui faisaient partie du conseil de
guerre si, dans leur pensée, la lutte était encore possible ; la grande
majorité a répondu par la négative. Deux généraux seuls ont exprimé l'opinion
que l'on devait, ou se défendre dans la place, ou chercher à sortir de vive
force. On leur a fait observer que la défense de la place était impossible,
parce que les vivres et les munitions manquaient absolument ; que
l'entassement des hommes et des voitures dans les rues rendait toute
circulation impossible ; que, dans ces conditions, le feu de l'artillerie
ennemie, déjà en position sur les hauteurs, produirait un affreux carnage,
sans aucun résultat utile ; que le débouché était impossible, puisque
l'ennemi occupait déjà les barrières de la place et que ses canons étaient
braqués sur les avenues étroites qui y conduisent. « Ces
deux officiers généraux se sont rendus à l'avis de la majorité. « En
conséquence, le conseil a déclaré au général en chef, qu'en présence de
l'impuissance matérielle de prolonger la lutte, nous étions forcés d'accepter
les conditions qui nous étaient imposées, tout sursis pouvant nous exposer à
subir dos conséquences plus douloureuses encore. DE WIMPFFEN. — A. DUCROT. — Général LEBRUN. — F. DOUAY. — Général FARGEOT. — CH. DEJEAN. Vers
dix heures, le général de Wimpffen retourna au quartier général prussien et
apposa sa signature au bas de la capitulation, dont voici le texte : « Entre les soussignés, « Le
chef d'état-major du roi Guillaume, commandant en chef des armées
d'Allemagne, et le commandant de l'armée française, tous deux munis des
pleins pouvoirs de Leurs Majestés le roi Guillaume et l'empereur Napoléon, la
convention suivante a été conclue : « ARTICLE 1er. — L'armée française,
placée sous les ordres du général Wimpffen, se trouvant actuellement cernée
par des troupes supérieures autour de Sedan, est prisonnière de guerre. « ART. 2. — Vu la défense valeureuse
de cette armée française, exemption pour tous les généraux et officiers,
ainsi que pour les employés spéciaux ayant rang d'officier, qui engagent leur
parole d'honneur, par écrit, de ne pas porter les armes contre l'Allemagne et
de n'agir d'aucune manière contre ses intérêts jusqu'à la fin de la guerre
actuelle. Les officiers et employés qui acceptent ces conditions conserveront
leurs armes et les effets qui leur appartiennent personnellement. « ART. 3. — Toutes les armes, ainsi
que le matériel de l'armée, consistant en drapeaux, aigles, canons, chevaux,
caisses de guerre, équipages de l'armée, munitions, etc., seront livrés, à
Sedan, à une commission militaire instituée par le général en chef, pour être
remis immédiatement aux commissaires allemands. « ART. 4. — La place de Sedan sera
livrée dans son état actuel, et au plus lard dans la soirée du 2, à la
disposition de Sa Majesté le roi Guillaume. « ART. 5. — Les officiers qui
n'auront pas pris l'engagement mentionné à l'article 2, ainsi que les troupes
désarmées, seront conduits, rangés d'après leur régiment ou corps, en ordre
militaire. « Cette
mesure commencera le 2 septembre et sera terminée le 3. Ces détachements
seront conduits sur le terrain bordé par la Meuse, près Iges, pour être remis
aux commissaires allemands par leurs officiers, qui céderont alors leurs
commandements à leurs sous-officiers. Les médecins militaires, sans
exception, resteront en arrière pour soigner les blessés. « A Frénois, le 2 septembre 1870. Signé
: DE MOLTKE. Signé
: WIMPFFEN. Quand
ces douloureuses formalités furent remplies, l'infanterie reçut l'ordre de
déposer ses armes sur les emplacements qu'elle occupait dans la ville ;
l'artillerie conduisit son matériel en avant de Glaire, sur la rive gauche de
la Meuse. Chaque corps désarmé devait successivement sortir de Sedan et se
rendre dans la presqu'île d'Iges. Cette presqu'île était un marais boueux et
fétide. Ce qui avait été l'armée de Châlons resta là sur un terrain détrempé par
des pluies torrentielles, sans abri, sans vivres, dans un morne désespoir. Ce
supplice, commencé le 3 septembre, ne se termina que le 14. L'évacuation ne
dura pas moins de neuf jours. Les prisonniers étaient formés par convois de
deux mille hommes ; on les dirigeait sur Pont-à-Mousson, sous l'escorte de
l'infanterie bavaroise ; de là on les envoyait en Allemagne, où les
attendaient des privations et des souffrances plus cruelles que toutes celles
qu'ils avaient endurées. Vingt mille de ces soldats sortis de France à la
fleur de la jeunesse devaient mourir au loin de faim, de froid, de misère, de
mauvais traitements, de l'amère douleur de savoir la patrie envahie, leurs
chaumières saccagées, leurs familles réduites au désespoir. Quant au nombre
des prisonniers livrés par la capitulation, il était de 84.433 hommes, dont
39 généraux, 230 officiers supérieurs, 2.095 officiers subalternes. 25.000
hommes environ avaient été faits prisonniers le jour de la bataille ; 10.000
réussirent à s'échapper par Mézières et par la Belgique. Nous avions subi un
désastre sans précédent dans l'histoire. 400 pièces de canon, y compris 70
mitrailleuses, 184 pièces de rempart, un immense matériel de guerre furent
remis entre les mains des Allemands. Quant aux morts et aux blessés de
l'armée française, les rapports allemands en portent le chiffre à 20.000. Tel
avait été le sort de la dernière armée de la France, sous l'inspiration du
général de Palikao, du ministère et de Napoléon III. Le 2
septembre, vers neuf heures du matin, une calèche attelée à la daumont se
frayait péniblement un passage à travers les rues de Sedan encombrées de
morts et de blessés. Napoléon III allait se constituer prisonnier au quartier
général de l'armée allemande ; il traversa sans émotion apparente cette ville
où la fortune de la France venait de sombrer par sa faute ; pas un mol pour
les blessés qui le voyaient passer ; pas une larme pour les morts ; pas un
signe d'adieu pour cette malheureuse armée qui attendait les ordres du
vainqueur sous la menace de cinq cents pièces de canon. La voilure impériale
s'éloigna au milieu d'un silence glacial, interrompu parfois par les
gémissements des blessés. Quand le premier Napoléon, emporté vers
Sainte-Hélène, vit disparaître les côtes de France, un cri d'amour et de
regret s'échappa de sa poitrine : « Adieu, s'écria-t-il, adieu, terre des
braves ! » Quand le troisième Napoléon fut en présence de M. de Bismarck, à
Donchéry, le premier mouvement de son cœur bas et lâche fut de calomnier la
France en l'accusant, pour se justifier, d'avoir voulu la guerre et de l'y
avoir entraîné malgré lui. Le
ministre prussien a écrit, le jour même, un récit de cette entrevue qui eut
lieu au village de Donchéry ; les Français doivent le lire, car il est
instructif à un double point de vue : d'abord, parce que les exigences de la
Prusse, après la capitulation de Sedan, y sont avouées sans détour : la
Prusse demande « un gage matériel consolidant les résultats militaires acquis
», et ensuite parce que M. de Bismarck rapporte les paroles par lesquelles
Napoléon III se plaignit à lui, M. de Bismarck, d'avoir été poussé malgré lui
à la guerre. A ce double titre, ce document doit être mis, malgré son
étendue, sous les yeux du lecteur français ; le rapport est adressé au roi
Guillaume : « Donchéry, 2 septembre 1871. « M'étant
rendu ici, hier soir, sur l'ordre de Votre Majesté, afin de prendre port aux
négociations pour la capitulation, les pourparlers furent interrompus jusqu'à
environ une heure de la nuit, quelques heures de réflexion ayant été accordées
au général Wimpffen, qui les avait demandées, après que le général de Moltke
eut formellement déclaré qu'on exigeait absolument, comme première condition,
que l'armée française déposât les armes et que le bombardement recommencerait
ce matin, à neuf heures, si, jusque-là la capitulation n'était pas signée. « Ce
matin, vers six heures, on m'annonça le général Reille, qui me dit que
l'empereur désirait me voir et avait déjà quitté Sedan pour venir ici. Le
général repartit immédiatement pour annoncer à l'empereur que je le suivais,
et bientôt après je me trouvai, à moitié chemin environ entre ici et Sedan,
près de Fresnois, en face de l'empereur. Sa Majesté était dans une voiture
découverte ; elle avait à côté d'elle trois officiers supérieurs, tandis que
d'autres chevauchaient à côté de sa voiture. Parmi ces généraux, je
connaissais personnellement MM. Castelnau, Reille, Moskowa, qui paraissait
blessé au pied, et Vaubert. ‘Arrivé
près de la voiture, je descendis de cheval, m'approchai de la portière et
demandai quels étaient les ordres de Sa Majesté. L'empereur exprima d'abord
le désir de voir Votre Majesté ; il croyait apparemment que Votre Majesté se
trouvait également à Donchéry. Je répondis que le quartier général de Votre
Majesté était à cette heure à Vendresse, à une distance de trois milles ;
l'empereur demanda si Votre Majesté avait déterminé un endroit où il devait
se rendre, et quelle était mon opinion à cet égard. Je répondis que j'étais
arrivé ici par une obscurité complète, que la contrée m'était, par
conséquent, inconnue, mais que je mettais à la disposition de Sa Majesté la
maison que j'occupais à Donchéry et que j'évacuerais immédiatement. « L'empereur
accepta mon offre, et se dirigea vers Donchéry, mais il fit arrêter à
quelques centaines de pas du pont de la Meuse conduisant dans la ville,
devant une maison d'ouvriers complétement isolée, et il me demanda s'il ne
pourrait pas y descendre. Je fis examiner la maison par le conseiller de
légation comte Bismarck-Bohlen, qui m'avait rejoint dans l'intervalle ; il
vint m'annoncer que l'intérieur de cette maison était misérable et étroit,
mais qu'elle ne contenait pas de blessés ; l'empereur descendit et m'invita à
le suivre dans la maison. « Dans
une très-petite chambre ne renfermant qu'une table et deux chaises, j'eus un
entretien d'environ une heure avec l'empereur. Sa Majesté insista particulièrement
sur le désir d'obtenir des conditions plus avantageuses pour la capitulation.
Dès le principe, je refusai de négocier à ce sujet avec Sa Majesté, en faisant
remarquer que cette question purement militaire devait être tranchée entre
les généraux de Moltke et de Wimpffen. En revanche, je demandai à l'empereur
si Sa Majesté était disposée a des négociations de paix. L'empereur répondit
que, comme prisonnier, il n'était pas en situation de les entamer ; je
demandai ensuite par qui, d'après l'opinion de l'empereur, les pouvoirs
publics étaient actuellement représentés en France, Sa Majesté me renvoya au
gouvernement existant à Paris. « Après
avoir éclairci ce point, qui avait été laissé douteux dans la lettre adressée
hier par l'empereur à Votre Majesté, je reconnus, et ne le dissimulai pas à
l'empereur, qu'aujourd'hui comme hier la situation n'offrait aucun point de
vue pratique autre que le point de vue militaire, et j'insistai sur la
nécessité qui en résultait pour nous de prendre en main avant toute chose,
par la capitulation de Sedan, un gage matériel consolidant les résultats
militaires acquis. « Des
hier soir j'avais examiné sous tous ses aspects, avec le général de Moltke,
la question de savoir s'il serait possible, sans nuire aux intérêts
allemands, d'offrir au sentiment d'honneur militaire d'une armée qui s'était
bien battue, des conditions plus avantageuses que celles qui avaient été
primitivement fixées. « Après
avoir posé cette question, comme notre devoir nous l'imposait, nous avons dû
tous deux persister dans une réponse négative. Si donc le général de Moltke,
qui dans l'intervalle était revenu de la ville et nous avait rejoints, s'est
rendu auprès de Votre Majesté pour lui soumettre les désirs de l'empereur, ce
ne fut nullement, comme Votre Majesté le sait, dans l'intention de plaider en
faveur de ces désirs. « L'empereur
sortit de la maison et m'invita à m'asseoir près de lui, devant la porte. Sa
Majesté me demanda s'il ne serait pas possible de laisser l'armée française
franchir la frontière de la Belgique, afin qu'elle fût désarmée et internée
sur le territoire belge. J'avais déjà discuté cette éventualité la veille
avec le général de Moltke, et pour les motifs indiqués plus haut, je refusai
de m'entretenir de cette combinaison avec l'empereur. Je ne pris pas
l'initiative d'une discussion sur la situation politique : l'empereur n'y fit
allusion que pour déplorer le malheur de la guerre, et pour déclarer que lui-même
n'avait pas voulu la guerre, mais qu'il y avait été forcé par la pression de
l'opinion publique en France. « A
la suite d'informations prises dans la ville et de reconnaissances opérées
par des officiers de l'état-major, on apprit, entre neuf et dix heures, que
le château de Bellevue, près de Fresnois, ne renfermait aucun blessé et était
approprié pour recevoir l'empereur. Je fis part de ce fait à Sa Majesté, en
ajoutant que je proposerais à Votre Majesté Fresnois comme lieu de rencontre,
et j'offris à l'empereur de s'y rendre immédiatement, vu que le séjour dans
la petite maison d'ouvriers était incommode, et que Sa Majesté avait sans
doute besoin de repos. « Sa
Majesté accepta avec empressement ; j'accompagnai l'empereur, précédé d'une escorte
d'honneur du régiment des cuirassiers de Votre Majesté, jusqu'au château de Bellevue,
où, dans l'intervalle, étaient arrivés la suite et les équipages de Sa
Majesté. Était arrivé aussi le général de Wimpffen, avec lequel, en attendant
le retour du général de Moltke, les pourparlers, interrompus depuis hier
soir, sur les conditions de la capitulation, furent repris par le général de
Podbielsky, en présence du lieutenant-colonel de Verdy et du chef de l'état-major
du général de Wimpffen ; ces deux derniers officiers étaient chargés du
procès-verbal. « En
ce qui me concerne, je n'ai pris part qu'à l'introduction de ces pour
parlers, en exposant la situation politique et légale, d'après les
éclaircissements que l'empereur lui-même venait de me donner. Immédiatement
après, le capitaine comte von Nostiz m'apporta, de la part du général de
Moltke, la nouvelle que Votre Majesté ne voulait voir l'empereur qu'après la
signature de la capitulation ; après avoir reçu communication de cette
nouvelle, l'empereur renonça à obtenir d'autres conditions de capitulation
que celles qui avaient été primitivement fixées. « Je
montai à cheval pour, alto à la rencontre de Votre Majesté du côté de Chéhéry,
afin de lui rendre compte de ce qui s'était passé ; en chemin, je rencontrai
le général de Moltke, avec le texte de la capitulation approuvée par Votre
Majesté, et qui, après notre arrivée à Fresnois, fut adoptée et signée sans
objection. « L'attitude
du général de Wimpffen, ainsi que celle dos autres généraux français dans la
nuit précédente, a été très-digne ; le brave général n'a pu s'empêcher, de
m'exprimer sa profonde douleur que ce fût précisément lui qui fût appelé,
quarante-huit heures après son retour d'Afrique, et une demi-journée après
son commandement, à mettre son nom au bas d'une capitulation aussi
désastreuse pour les armes françaises ; mais le manque de vivres et de
munitions et l'impossibilité absolue d'une plus longue défense lui avaient
imposé le devoir de faire taire ses sentiments personnels,, vu qu'une plus
longue effusion de sang ne pouvait rien changer à la situation. « La
mise en liberté sur parole des officiers fut accueillie avec une vive
reconnaissance comme l'expression des intentions de Votre Majesté de ne pas
porter atteinte aux sentiments d'une armée qui s'était vaillamment battue,
au-delà de ce qui est commandé nécessairement par nos intérêts politiques et
militaires. Le général de Wimpffen, a,, d'ailleurs, exprimé ce sentiment dans
une lettre où il remercie le généra] de Moltke des procédés pleins d'égards
dont il a usé dans les négociations. « Comte
BISMARCK. » Dans la matinée du 3 septembre, Napoléon III, prisonnier du roi Guillaume, gagnait la Belgique pour se rendre au château de Wilhelmshöhe, non loin de Cassel. Une escorte prussienne qu'il avait demandée pour sa sécurité personnelle, l'accompagna jusqu'à la frontière. Il avait craint de traverser tout seul cette langue de terre française qui sépare ; Donchéry du territoire belge. A la frontière, un détachement de chasseurs belges, reçut le captif. Il passa la nuit à Bouillon. Le dimanche, 4 septembre, il prenait le chemin de fer à Libramont, et, par Verviers, Aix-la-Chapelle et Cassel, arrivait dans la résidence fastueuse que le roi de Prusse lui avait assignée comme prison. Dans cette verte solitude, loin des cris des blessés et du fracas des obus, il se sentit enfin rassuré, et il attendit, sommeillant toujours, le contre-coup de la capitulation de Sedan sur le cœur de la France. |