Émotion causée à Paris
par nos premiers revers. — L'impératrice régente quitte Saint-Cloud. —
Proclamations. — Le Sénat et le Corps législatif sont convoqués pour le 9
août. — M. Jules Favre propose au Corps législatif de donner le pouvoir à une
commission de quinze membres. — Chute du ministère Ollivier. — Le général
Cousin-Montauban, comte de Palikao, forme un ministère nouveau dévoué avant
tout a la dynastie. Napoléon III et le maréchal Le Bœuf déposent leurs pouvoirs
militaires. — En réalité, Napoléon III reste ce qu'il était. —
Désintéressement des partis. — Réprobation universelle excitée par le coup de
main de Blanqui à La Villette. — Le maréchal Bazaine commandant en chef de
l'armée du Rhin — On décide on conseil de guerre que l'armée du Rhin se
rabattra sur Verdun. — Napoléon III quille Metz le 14 août. — Inexplicables
lenteurs du maréchal Bazaine. — Marche foudroyante des armées allemandes. — Bataille
de Borny (14 août). — Temps perdu par Bazaine. —
Bataille de Gravelotte ou Rézonville (16 août). — Retraite sur Metz ; stupéfaction et
colère de l'armée. — Bataille de Saint-Privat (18 août). — Bazaine n'assiste pas à la
bataille. — Investissement de Metz.
Paris,
très-impressionnable, très-patriote, surexcité par les exagérations du
chauvinisme, avait été mystifié dans la journée du 5 août par une fausse
dépêche qui annonçait une grande victoire de Mac-Mahon. D'après ce télégramme
mensonger, Landau était pris, l'armée française avait d'un seul coup fait
vingt-cinq mille prisonniers parmi lesquels se trouvait, disait-on, le prince
royal de Prusse. Il y eut à cette nouvelle une explosion de joie, une
ivresse, un délire ; les fenêtres de la cité furent ornées de drapeaux ; de
longues colonnes de citoyens défilèrent sur les boulevards en chantant. Mais
si l'ivresse fut vive, elle fut de courte durée ; on sut bientôt que la
nouvelle était fausse. Le désenchantement fut grand. Du désenchantement on
passa à la stupeur au premier bruit de la défaite de Wissembourg ; la stupeur
devint de l'indignation et de la colère quand on sut que l'armée française
avait été battue à Frœschwiller et à Forbach. On ne
se doutait pas encore alors de l'immense désarroi qui régnait dans l'armée
par suite de l'incurie de l'intendance, non moins que par le désordre et le
décousu du commandement. Quelques indices de cet état affligeant avaient
percé dans les récits adressés par des témoins à différents journaux ; mais
on croyait à l'exagération ; en outre, le patriotisme commandait la plus
grande réserve ; le major général Le Bœuf avait pris les mesures les plus
sévères contre les correspondants envoyés par les journaux français et par
les journaux étrangers. Comment aurait-on su que les vivres manquaient
souvent aux troupes fatiguées ; que des généraux n'avaient pas trouvé leurs
divisions dans les villes qui leur avaient été désignées ; que les munitions,
les tentes, les objets de première nécessité faisaient défaut à certains
corps, et enfin que les troupes s'épuisaient en marches et contre-marches par
suite de l'absence complète d'un plan de campagne ? Les échecs de
Wissembourg, de Frœschwiller et de Forbach plongèrent dans l'étonnement un
pays qui comptait sur des victoires, parce qu'il connaissait la bravoure de
ses soldats et ne connaissait pas l'incapacité de la plupart de ses généraux.
Le 8 août, Paris bouillonnait d'indignation et accusait hautement le
généralissime de l'armée française, Napoléon III, et son major général, le
maréchal Le Bœuf. Paris
cependant n'osa point, à cette date, tenter le renversement de l'Empire, et
la suite des événements a montré qu'en cela son instinct pénétrant l'induisit
en erreur. Ce scrupule s'explique par l'ardeur du patriotisme qui animait
alors toutes les classes. Comme on ne se doutait pas de la profondeur du mal,
On était porté à croire qu'il était temps encore de réparer les fautes
commises et de reprendre l'avantage. Nul n'aurait voulu avoir l'air d'amener
de nouvelles causes d'inquiétude au moment où l'angoisse était si vive dans
tous les cœurs. On s'imaginait que la destitution du maréchal Le Bœuf et la
retraite de l'empereur, en tant que généralissime, changeraient la face des
choses, et cette croyance devait amener des malheurs autrement grands que
ceux qu'on avait à déplorer. On peut, en effet, considérer comme certain
aujourd'hui que si l'Empire fût tombé au lendemain de nos revers, l'armée de
Châlons serait revenue à Paris. La France n'aurait pas connu le désastre de
Sedan. La
gravité des nouvelles et l'excessive fermentation des esprits avaient décidé
l'impératrice à revenir immédiatement de Saint-Cloud à Paris pour convoquer
le Sénat et le Corps législatif. D'abord fixée au 11 août, la convocation fut
avancée au 9, vu les circonstances. Des proclamations de l'impératrice
régente et des ministres couvrirent les murs. L'impératrice Eugénie disait : « Français ! « Le
début de la guerre ne nous est pas favorable, nos armes ont subi un échec. «
Soyons fermes dans ce revers et hâtons-nous de le réparer. « Qu'il
n'y ait parmi nous qu'un seul parti, celui de la France ; qu'un seul drapeau,
celui de l'honneur national. « Je
viens au milieu de vous. Fidèle à ma mission et à mon devoir, vous me verrez
la première au danger pour défendre le drapeau de la France. « J'adjure
tous les bons citoyens de maintenir l'ordre ; le troubler serait conspirer
avec nos ennemis. «
L'impératrice régente, «
EUGÉNIE. « Fait au palais des Tuileries, le 7 août 1870, 11
h. m. » Les
ministres s'exprimaient ainsi : « Français ! « Nous
avons dit toute la vérité. «
Maintenant, à vous de remplir votre devoir ; qu'un même cri sorte de toutes
les poitrines d'un bout de la France à l'autre ! « Que
le peuple entier se lève, frémissant, dévoué, pour soutenir le grand combat ! «
Quelques-uns de nos régiments ont succombé sous le nombre : notre armée n'a
pas été vaincue. « Le
même souffle intrépide l'anime toujours ! «
Soutenons-la ! « A
l'audace momentanément heureuse, opposons la ténacité qui dompte le destin !
Replions-nous sur nous-mêmes, et que nos envahisseurs se heurtent contre un
rempart invincible de poitrines humaines ! « Comme
en 1792 et comme à Sébastopol, que nos revers ne soient que l'écho de nos
victoires ! « Ce
serait un crime de douter un instant du salut de la patrie, et surtout de n'y
pas contribuer. « Debout, donc ! debout ! « Et
vous, habitants du Centre, du Nord et du Midi, sur qui ne pèse pas le fardeau
de la guerre, accourez d'un élan unanime au secours de vos frères de l'Est ! « Que
la France, une dans les succès, se retrouve plus une encore dans les épreuves
! « Et
que Dieu bénisse nos armes ! « Le garde des sceaux, ministre de la
justice et des cultes, EMILE OLLIVIER ; — le ministre des affaires
étrangères, duc DE GRAMONT ; — le ministre de l'intérieur, CHEVANDIER DE VALDROME ; — le
ministre des finances, SEGRIS ; — le ministre de la guerre par
intérim, général vicomte DEJEAN ; — le ministre de l'agriculture et du
commerce, LOUVET ; — le ministre de la marine et des colonies, amiral RIGAULT DE GENOUILLY ; — Je
ministre des travaux publics, PLICHON ; — le ministre de
l'instruction publique, MÈGE ; — le ministre des lettres, sciences et
beaux-arts, MAURICE RICHARD ; — le ministre présidant le conseil
d'Etat, E. DE PARIEU. » Enfin,
M. Ollivier jugeait à propos d'adresser une proclamation spéciale aux «
Parisiens, » insinuant, avec sa maladresse proverbiale, qu'on avait trouvé
sur un espion prussien la preuve que des Français peu patriotes voulaient se
soulever pour mettre l'armée « entre deux feux. » Odieux mensonge, qui, du
reste, ne prolongea pas les jours du ministère. Voici
le texte de cette proclamation : « Parisiens ! « Notre
armée se concentre et se prépare à un nouvel effort. « Elle
est pleine d'énergie et de confiance. «
S'agiter à Paris, ce serait combattre contre elle et affaiblir, au moment
décisif, la force morale qui lui est nécessaire pour vaincre. « Nos
ennemis y comptent. « Voici
ce qu'on a saisi sur un espion prussien amené au quartier général : «
Courage ! Paris se soulève ; l'armée française sera prise entre « deux feux.
» « Nous
préparons l'armement de la nation et la défense de Paris. «
Demain, le Corps législatif joindra son action à la nôtre. « Que
tous les bons citoyens s'unissent pour empêcher les rassemblements et les
manifestations ! « Ceux
qui sont pressés d'avoir des armes n'ont qu'à se présenter aux bureaux
d'engagement. « On
les enverra tout de suite à la frontière. « Paris, le 8 août 1870. » Le
Corps législatif se réunit le 9 août ; une foule immense couvrait la place et
le pont de la Concorde ; le Palais-Bourbon était gardé par les troupes. Mais
aucune menace n'était proférée en ce moment contre le gouvernement ; on
comptait encore sur la sagesse et sur la vigueur du Corps législatif ; on
espérait, en dépit de son origine servile, qu'il saurait se mettre au niveau
des circonstances et prendre les résolutions viriles que dictait le
patriotisme. La
séance fut émouvante. M. Jules Favre demanda que l'empereur fût rappelé, car
il était démontré pour tout le monde que sa présence à l'armée était une
source d'embarras et d'indécisions funestes. M. Jules Favre proposa, en outre,
la nomination d'une commission composée de quinze membres choisis dans
l'Assemblée et qui prendrait en main le pouvoir, vu la gravité des
circonstances. Cette proposition fut rejetée comme inconstitutionnelle. Le
ministère, battu en brèche par tous les côtés de la Chambre, allait succomber
devant un ordre du jour présenté par les bonapartistes exagérés qui
détestaient du fond du cœur le cabinet Ollivier. Cette majorité qui, naguère,
encensait M. Ollivier et ses collègues, vota l'ordre du jour qui les mettait
en suspicion. Le cabinet tomba. Le général Cousin-Montauban, comte de
Palikao, le même auquel le Corps législatif avait refusé une dotation
quelques années auparavant, fut chargé de constituer un nouveau cabinet. Le
10 août, le ministère Palikao était composé. Le général Cousin-Montauban fut
favorablement accueilli comme ministre de la guerre, malgré les légitimes
préventions qu'inspirait son passé ; quant à ses collègues, ils étaient tous
des bonapartistes ardents, et on put soupçonner qu'ils auraient plus à cœur
le maintien de la dynastie que le salut de la patrie. Voici
la composition de ce ministère : Guerre : comte de Palikao. Intérieur : M. Henri Chevreau. Finances : M. Magne. Justice et cultes : M. Grandperret. Agriculture et commerce : M. Clément Duvernois. Marine : M. l'amiral Rigault de Genouilly. Travaux publics : M. le baron Jérôme David. Affaires étrangères : M. le prince de la
Tour-d'Auvergne. On a vu
plus haut que l'opinion publique était pressée de voir l'empereur Napoléon
abandonner le commandement suprême de l'armée et le major général Le Bœuf
donner sa démission. Dans la séance du 12 août, M. de Palikao lut à la
tribune une dépêche de Napoléon III qui disait : « J'ai accepté la démission
de M. le maréchal Le Bœuf comme major général de l'armée. » Le lendemain, M.
de Palikao annonçait que Bazaine avait été investi du commandement en chef de
l'armée, et que Napoléon n'exerçait plus aucun pouvoir militaire. Cette
déclaration fut bien accueillie ; mais il n'était pas vrai que l'empereur eût
quitté le commandement. Des dépêches ultérieures l'attestent. Napoléon
III comprenait peut-être la faute qu'il avait commise en se mettant à la tête
de l'armée ; il ne se faisait pas illusion sur la responsabilité qu'il
assumait devant la France ; mais déposer le commandement parce que tel était
le vœu de l'opinion publique, c'était à ses yeux une abdication déguisée dont
les conséquences le remplissaient d'effroi. Aussi refusa-t-il longtemps de
céder-le premier rang à un autre, ou, pour mieux dire, il ne cessa jamais de
se considérer comme le chef suprême de l'armée, ainsi qu'on le verra plus
tard à Sedan. Cette peur de n'être plus compté pour rien explique ses longues
hésitations avant de consentir à la destitution du maréchal Le Bœuf. « Je ne
puis l'accepter, écrivait-il à l'impératrice, tant que je n'aurai pas
quelqu'un qui ait ma confiance pour le remplacer. » Et encore : « Pour ce qui
concerne l'armée, il ne faut rien faire sans me consulter. » Dans ce
moment, c'est-à-dire au lendemain de la formation du ministère Palikao,
l'Empire n'était pas menacé, mais il était aisé de prévoir qu'il ne
résisterait pas à de nouvelles défaites. L'histoire doit rendre justice à
tous et rétablir la vérité quand elle a été travestie dans le feu des
récriminations. Les partis songeaient moins à renverser le gouvernement
impérial qu'à trouver les moyens de sauver la patrie ; on en a une preuve dans
la proposition de M. Jules Favre tendant à faire nommer une commission de
quinze membres : étant nommée par le Corps législatif, cette commission ne
pouvait être que dévouée au gouvernement ; une autre preuve est dans le bon
accueil fait à la nomination du général Cousin-Montauban au ministère de la
guerre et dans la confiance qu'inspirait le maréchal Bazaine. On savait que
le général Palikao dirigeait sur Châlons toutes les troupes disponibles ; on
savait que le maréchal Mac-Mahon reconstituait une armée prête à se mettre en
campagne ; le Corps législatif avait voté la réorganisation des gardes
nationales ; toutes les pensées étaient donc tournées vers les départements
de l'Est, où de graves événements ne devaient pas tarder à se passer. Le 14
août, lorsqu'on apprit dans Paris l'attaque dirigée par Blanqui et quelques-uns
de ses amis contre une caserne de pompiers à La Villette, il y eut un cri
général de réprobation. Toutefois, dans l'entourage du gouvernement, on
n'était pas rassuré. Le 10 août, l'impératrice télégraphiait à son mari, dont
elle ne pouvait pas secouer la torpeur maladive : « Dans
quarante-huit heures, je serai trahie par la peur des uns et par l'inertie
des autres. » Revenons
maintenant sur le théâtre de la guerre. Nous avons laissé les trois armées
allemandes s'avançant sur le territoire, dans la direction de Metz, de
Pont-à-Mousson et de Nancy. Dans quelle situation se trouvait l'armée
française ? Le maréchal Bazaine, investi du commandement le 12 août, se
trouvait sous les murs de Metz où, en comptant le corps de Frossard qui était
venu le rejoindre, il disposait d'une armée de cent soixante mille hommes. Le
maréchal Mac-Mahon était arrivé à Châlons, où il avait été rejoint par le
corps du général de Failly, et il se hâtait de refaire une armée avec les
troupes que lui envoyait le général de Palikao. Bazaine
resterait-il avec ses cent soixante mille hommes sous les murs de Metz où il
ne pouvait tarder à être cerné, ou viendrait-il à travers l'Argonne au camp
de Châlons pour donner la main au maréchal Mac-Mahon et se rabattre avec lui
sous les murs de Paris ? Telle fut la question agitée dans un conseil de
guerre présidé par l'empereur et tranchée dans le sens le plus sage. On
décida que l'armée commandée par Bazaine partirait de Metz, le 14 août, pour
se diriger sur Verdun. Le but de la deuxième armée allemande étant de couper
la route de Verdun à Bazaine et d'enfermer son armée dans les murs de Metz,
il importait d'agir avec décision et de ne pas perdre de temps, car déjà le
prince Frédéric-Charles avait franchi la Moselle à Pont-à-Mousson et s'avançait
à marches forcées vers la route qui conduit de Metz à Verdun en passant par
Longeville, Gravelotte, Rézonville et Mars-la-Tour. Des trois routes qui vont
de Metz à Verdun, le maréchal s'était décidé pour la plus méridionale,
c'est-à-dire la plus menacée, car les Prussiens n'avaient pas encore franchi
la Moselle au nord de Metz et ils l'avaient franchie du, côté du sud. Le 14
août, à midi, le mouvement de retraite sur Verdun commença. Napoléon avait
pris les devants avec son fils et gagné Longeville, à une lieue de Metz. En
partant, au milieu de l'indifférence générale, Napoléon adressa aux habitants
de Metz les adieux que voici : « 11 août 1870. « En
vous quittant pour aller combattre l'invasion, je confie à votre patriotisme
la défense de cette grande cité. Vous ne permettrez pas que l'étranger
s'empare de ce boulevard de la France, et vous rivaliserez de courage avec
l'armée. « Je
conserverai le souvenir reconnaissant de l'accueil que j'ai trouvé dans vos
murs, et j'espère que dans des temps plus heureux, je pourrai vous remercier
de votre noble conduite. «
NAPOLÉON. «
Du quartier impérial de Metz. » Le
maréchal Bazaine parut très-heureux de voir l'empereur s'éloigner ; il se
sentait enfin le maître, et dès ce moment on le voit moins pressé de marcher
sur Verdun. Déjà l'on avait perdu vingt-quatre heures, puisque rien
n'empochait d'exécuter le 13 le mouvement ordonné pour le 14. Enfin l'ordre
de départ est donné : les divisions Frossard et Canrobert traversent la
Moselle, suivies des réserves d'artillerie et de cavalerie. Il reste encore
sur la rive droite les corps des généraux Decaen et Ladmirault et la garde,
campés entre les forts Queuleu et Saint-Julien, et ils se disposent à se
mettre en marche, lorsque, vers trois heures, ils sont brusquement attaqués
par le corps du général Steinmetz. Le général prussien, prévenu par un espion
que l'armée française doit passer la Moselle le 14 août, était accouru à
marches forcées pour retarder notre retraite. Un combat très-violent s'engage
auprès de Borny et dure jusqu'à la nuit. Nos troupes gardent leurs positions
malgré les assauts réitérés de Steinmetz ; le maréchal Bazaine montre de
véritables qualités militaires et inaugure son commandement à la complète
satisfaction des troupes ; mais notre marche sur Verdun se trouvait retardée,
et en ce sens, l'ennemi avait atteint son but sans avoir remporté une victoire,
comme l'annonça précipitamment le roi de Prusse à sa femme. Nos
perles s'élevèrent à trois mille six cent huit morts, dont deux cents
officiers ; le général Decaen avait été grièvement atteint d'un coup de feu à
la jambe. Les Prussiens perdirent près de cinq mille hommes. Mais ils
considéraient comme un résultat très-important de nous avoir fait perdre une
journée. Il
dépendait du maréchal Bazaine de réparer cette perte de temps en pressant la
marche de son armée ; le 15 août au malin il en était temps encore.
Frédéric-Charles avait passé la Moselle vers Pont-à-Mousson pendant la
bataille de Borny, et s'avançait à marches forcées vers la route de Verdun,
mais il lui était impossible de concentrer assez de troupes le 15 et même le
16 pour livrer une bataille décisive, si Bazaine avait le désir de le gagner
de vitesse et de se dérober. Telle
ne fut pas l'intention du maréchal Bazaine. De Metz à Gravelotte, il y a
trois lieues ; on mit un jour pour les franchir. Le 15 août, l'armée
atteignait le plateau de Gravelotte avec une lenteur désolante. Le 2e corps (Frossard) s'arrêtait à Rézonville ; le 6e
(Canrobert) se plaçait sur la droite de la
route, à la hauteur du village de Saint-Marcel ; la garde restait à
Gravelotte. Pendant que l'armée allemande marchait avec une rapidité
prodigieuse, l'armée de Bazaine s'en allait à petits pas. Dès ce moment, le
doute n'est plus possible sur les intentions de Bazaine, il ne voulait pas
s'éloigner de Metz ; sa grande préoccupation, pendant la bataille de Gravelotte,
qui va commencer, fut de maintenir des communications avec la ville et de se
ménager une retraite. Il ne pouvait pas mieux entrer dans les vues de
l'ennemi, et si le prince Frédéric-Charles l'avait conseillé, il ne l'aurait
pas conseillé autrement. Le 16
août, de bonne heure, l'avant-garde du 3e corps prussien se heurte à
l'improviste aux divisions de cavalerie Faron et Valabrègue, détachées à
Vionville. Une
panique entraîne la cavalerie jusqu'à Rézonville, au milieu des divisions de
Frossard. Frossard porte ses troupes en avant, Canrobert l'appuie ; les
lignes prussiennes plient, quoique soutenues par le feu de plusieurs
batteries disposées en demi-cercle en avant de la route. La cavalerie
allemande lancée contre nos lignes est décimée à la fois par les obus, les
chassepots et les mitrailleuses. La garde impériale a relevé les premières
lignes épuisées ; le corps de Ladmirault vient d'arriver sur le champ de
bataille. Le feu de l'ennemi baisse sensiblement. Si le maréchal Bazaine
tentait maintenant un effort suprême, il culbuterait les Allemands qui se
trouvent devant lui, et la route de Verdun serait libre ; mais, écrit un
témoin, le colonel d'Andlau, « ou le maréchal Bazaine ne comprit pas cette
situation, puisqu'il n'essaya pas d'en profiter, ou il ne voulut pas la
comprendre, parce qu'il avait d'autres projets. On le voit, en effet, ne plus
quitter l'extrême gauche de l'armée, observer les différents chemins qui conduisent
de la vallée sur le plateau de Gravelotte, y appeler sans cesse de nouvelles
troupes et les masser successivement à la tête des ravins qui vont à Ars et à
Gorze. Toutes ses craintes sont pour un mouvement tournant de l'ennemi vers
ce côté, et il semble que sa seule pensée soit de rester en communication
avec cette ville de Metz dont il ne devrait plus se préoccuper. » Telle
était bien, en effet, la préoccupation dominante du maréchal Bazaine. Au
moment où ses soldats se faisaient tuer par milliers pour disputer à l'ennemi
la route de Verdun, il ne songeait aucunement à Verdun ; son unique souci
était de conserver libres ses communications avec Metz. Cependant
des renforts arrivent sans cesse aux Prussiens. Au bruit de la violente
canonnade engagée depuis le matin, les troupes de Frédéric-Charles ont doublé
le pas. Elles arrivent vers cinq heures, et une nouvelle attaque se dessine, attaque
furieuse, où les grosses masses de cavalerie se heurtent et s'égorgent avec
une rage qu'on n'avait pas vue encore à ce degré d'intensité. Déjà
l'après-midi, dans la fureur du combat, une brigade de hussards prussiens
s'était précipitée sur une batterie de la garde, où se trouvait le maréchal
Bazaine avec son état-major, et le maréchal avait dû mettre l'épée à la main.
Dans les péripéties saisissantes de la lutte, trois escadrons de cuirassiers
blancs et trois escadrons de uhlans avaient pénétré, au triple galop de leurs
chevaux, au milieu des lignes françaises : des mitrailleuses couchent les
premiers rangs par terre ; les autres, véritable ouragan de fer, continuent
leur course effrayante. Tout à coup, ils sont pris en flanc par la cavalerie
Forton, fusillés de front par l'infanterie, enveloppés dans un cercle de feu
: presque tous périssent. L'avantage
était resté à nos troupes. A la nuit tombante, l'armée française, fière de sa
victoire, conservait toutes les positions qu'elle occupait le matin ; elle
avait perdu en morts ou blessés 16.954 hommes ; les pertes de l'ennemi
étaient plus grandes encore. Mais 80.000 hommes n'avaient pas été engagés par
le maréchal Bazaine. Grâce à la valeur de ces troupes fraîches, on se frayera
un passage. En avant ! en avant ! Tel est le cri de cette armée qui vient
d'arroser de son sang les coteaux de Gravelotte, et qui a sous les yeux des
monceaux de cadavres pour attester la, sublime grandeur de ses efforts. Ô
stupéfaction ! A cette armée impatiente de recueillir le fruit de sa valeur,
arrive dans la soirée l'ordre de reculer ! Le maréchal Bazaine l'ordonne : il
faut rétrograder vers Gravelotte. Pourquoi ? pourquoi ? C'est donc inutilement
que dix-sept mille morts ou blessés jonchent le champ de bataille ! C'est
donc pour revenir sous Metz qu'on s'est battu douze heures ! C'est donc pour
laisser les Allemands s'attribuer la victoire qu'on va quitter ces positions
conservées au prix de tant de sang répandu ! A cette nouvelle, soldats et
officiers furent plongés dans la consternation. Le soir de la bataille de
Gravelotte, la grande armée du Rhin perdit l'espérance ; elle se demanda avec
une anxiété profonde ce que voulait son commandant en chef ; mais elle ne
l'apprit bien que le lendemain, à la bataille de Saint-Privat. En
ordonnant à son armée de reculer vers Metz après la sanglante et glorieuse
bataille de Gravelotte, le maréchal Bazaine ne jetait pas seulement l'insulte
aux efforts surhumains qu'elle avait faits pour s'ouvrir la route de Verdun ;
il abandonnait dans les ambulances de Rézonville des milliers de blessés qui
allaient être récompensés de leur bravoure en tombant aux mains de l'ennemi,
avant de mourir, faute de soins. Ce n'est pas tout : on avait réuni sur le
plateau de Gravelotte d'immenses quantités d'approvisionnements, caisses de
biscuit, linge, chaussures, effets de campement, le maréchal ordonna qu'on y
mît le feu ; un immense brasier s'alluma et dura toute la journée du 17. Les
Prussiens ne savaient ce que cet incendie voulait dire ; l'armée française,
en se retirant vers les positions qui lui étaient assignées, contemplait ce
spectacle avec un morne désespoir et songeait douloureusement aux infortunés
blessés qui appelaient en vain dos secours dans les ambulances de Rézonville. L'armée,
tournant le dos à Metz, fut échelonnée sur les hauteurs accidentées qui
courent à l'ouest de la ville, de Rozerieulles à Saint-Privat, sur une
longueur de dix kilomètres. Le 2e
corps (général
Frossard)
s'étendait de Rozerieulles au Point-du-Jour, sur la crête des collines qui
font face à Gravelotte et commandent la route de Verdun. Le 2e corps, formé
des divisions Vergé et Bataille et de la brigade Lapasset, comptait environ
quinze mille hommes. Au pied de ces collines, coule la petite rivière de la
Mance, qui va se jeter dans la Moselle près d'Ars, et dont les bords
pouvaient être utilisés en vue d'une attaque de l'ennemi. Le 3e
corps (maréchal
Le Bœuf) occupait
l'espace compris entre le Point-du-Jour et la ferme de Leipzig et de Moscou.
Il comptait environ trente-six mille hommes, sous le commandement des
généraux Montaudon, Meunan, Aymard et Castagny. Le 4e
corps (général
Ladmirault) s'étendait
de la ferme de la Folie à Amanvilliers, en passant par Montigny-la-Grange. Il
était formé de trois divisions sous les ordres des généraux de Cissey,
Grenier et Lorencez, et comprenait vingt-six mille hommes. Le 6e
corps (maréchal
Canrobert), formant
l'extrême droite, était à cheval sur la route de Metz à Briey, s'étendant
d'Amanvilliers a Saint-Privat-la-Montagne. Los quatre divisions étaient sous
les ordres des généraux Tixier, Bisson, Lafont de Villiers et Levassor-Sorval.
On peut évaluer le chiffre de ces troupes à vingt-six mille hommes. En tout
cent trois mille hommes, sur un front de bataille de douze kilomètres. Il
faut ajouter que le maréchal Bazaine avait en réserve, au pied du fort de
Plappeville et dans le camp retranché de Metz, toute la garde impériale, la
cavalerie et la réserve générale d'artillerie, soit environ trente mille
hommes et cent vingt bouches à feu. Telles
étaient les positions occupées par l'armée française dans la soirée du 17
août, pendant que le prince Frédéric-Charles lançait des détachements de
uhlans dans la direction du nord, craignant que Bazaine ne se fût dérobe à la
suite de la bataille de Gravelotte. Lorsqu'il apprit que l'armée française
s'était rapprochée de Metz, il fut rempli de joie et donna des ordres pour
hâter la concentration des deux armées allemandes ; dans sa pensée, la
bataille qui allait être livrée serait décisive. La journée du 17 et la nuit
qui la suivit furent employées a préparer une attaque générale sur nos
lignes. Quant
au maréchal Bazaine, il ne parut nullement se douter que le soleil qui allait
se lever éclairerait une des plus sanglantes batailles du siècle. Après avoir
donné les ordres qu'on sait pour la distribution des troupes, il se relira
dans son quartier général, à Plappeville, abandonnant tout à la fatalité. Il
ne lui vint pas a la pensée de visiter les campements, ni de s'assurer par
lui-même si ses ordres avaient été exécutés avec intelligence. Cependant des
avis réitérés lui furent donnés ; des officiers places en observation dans le
clocher de la cathédrale avaient signalé le passage de fortes colonnes
ennemies se dirigeant de Rezonville vers Amanvilliers ; des paysans
accouraient pour annoncer que des masses ennemies se portaient vers Conflans.
Bazaine resta impassible. L'extrême
droite de l'armée était dans une situation très-périlleuse. Le corps du
maréchal Canrobert, à Saint-Privat, pouvait être pris en flèche par l'ennemi
; de grands bois entouraient ses positions, des ondulations de terrain
très-avantageuses pour l'attaque le laissaient exposé aux coups imprévus d'un
adversaire dont la hardiesse était connue. Il était, en outre, aisé de
prévoir que le 6e corps aurait à supporter plus que tout autre le choc des
Allemands, car il gardait la route de Brioy, la seule désormais praticable à
l'armée française pour se retirer par les Ardennes. Pour comble de malheur,
le 6e corps, en même temps qu'il était le plus exposé à être attaqué, était
aussi le moins complet de tous. Envoyé successivement de Châlons à Nancy, et
de nouveau à Châlons, puis appelé subitement à Metz, il était arrivé le 9
août, laissant en arrière une partie de sa deuxième division, son artillerie
et son parc de réserve ; il n'avait ni mitrailleuses, ni les six batteries de
réserve que comportait son effectif. Cette cause d'infériorité n'aurait pas
échappé au maréchal Bazaine, s'il eût visité les campements dans la journée
du 17. On vit, dans la journée du 18, les effets de cette impardonnable
négligence. Huit
corps d'armée allemands dont l'effectif total s'élevait à deux cent quarante
mille hommes, avaient pris position dans la nuit du 18 août. La
bataille commença vers midi, par une brusque attaque sur les positions de
Lebœuf et de Frossard au Point-du-Jour ; au centre, le corps Ladmirault
contenait le choc des 9° et 3e corps prussiens. La canonnade devint en peu de
temps d'une extrême violence sur cette ligne de dix kilomètres, qui s'étend
de Rozerieulles à Saint-Privat. La garde royale prussienne, soutenue par le
10e corps et les Saxons, avait reçu l'ordre de marcher sur Saint-Privat et de
briser noire aile droite. Quatre
heures s'étaient écoulées depuis l'engagement de la lutte et l'ennemi avait
été repoussé de tous les points qu'il avait essayé d'aborder ; Lebœuf et
Frossard lui avaient fait subir des perles sensibles ; le 9e corps avait été
écharpé en attaquant la position de Ladmirault ; mais, tandis qu'à notre
gauche la bataille semblait se ralentir, elle prenait une intensité
extraordinaire vers la droite, dans la direction de Saint-Privat. On
entendait gronder de ce côté une canonnade terrible, et l'horizon était en
feu. L'effort de l'ennemi se portait tout entier de ce côté. Désespérant de
briser la résistance des admirables troupes de Lebœuf, Frossard et Ladmirault
autour d'Amanvilliers, le prince Frédéric-Charles s'est décidé à porter
toutes ses forces contre le corps de Canrobert. Le 6e corps, composé de
vingt-six mille hommes et dont l'artillerie est incomplète, a devant lui
quatre-vingt mille hommes et environ deux cents bouches à feu. Cependant,
le maréchal Bazaine reste tranquillement à son quartier général de
Plappeville. Le tonnerre qui gronde autour de lui, les lueurs sinistres de
Saint-Privat, les angoisses des officiers qui l'entourent sans rien
comprendre à sa quiétude, rien ne le touche. Vers trois heures, il se décide
à regarder du haut du fort Saint-Quentin, mais, au lieu de s'occuper de ce
qui se passe vers Saint-Privat, il donne toute son attention à l'aile gauche
et fait placer quelques pièces de canon sur la lisière du bois de Vaux, où
elles étaient inutiles. Puis il remonte à cheval, traverse le parc
d'artillerie de réserve où sont cent vingt bouches à feu de gros calibre qui
sauveraient notre aile droite ; il voit ensuite les batteries de réserve de
la garde également au repos, il voit les chevaux d'artillerie qui ne sont pas
même garnis, et il ne donne aucun ordre ; il ne parait pas se douter que le
sort de son armée et de la France se joue à quelques kilomètres ! Il était
cinq heures : les Prussiens, ayant échoué partout, tentaient un effort désespéré
sur Saint-Privat. Une artillerie formidable écrasait nos lignes, et
l'artillerie de Canrobert, manquant de munitions, ne tirait presque plus.
C'était le moment pour Bazaine de faire avancer les cent vingt bouches à feu
de réserve. Le prince de Wurtemberg, commandant la garde royale, cherchait
encore les Saxons à l'horizon et ne les voyait pas paraître. Cependant
l'heure avance, le jour baisse. Le prince Frédéric-Charles ordonne au prince
de Wurtemberg d'enlever le village de Saint-Privat. « Les brigades, dit le
prince Frédéric-Charles, dans son rapport, se précipitèrent avec une bravoure
qu'on ne saurait dépasser contre des hauteurs fortement occupées et battues
par un feu rasant de mousqueterie ; mais les perles considérables
qu'éprouvèrent nos bataillons forcèrent le prince de Wurtemberg à interrompre
son attaque et à attendre la coopération des Saxons sur le flanc de l'ennemi.
» Fusillée de front par les divisions de Canrobert et de flanc par une
brigade de la division de Cissey, très-habilement déployée, la garde
prussienne reculait abîmée ; à ce moment la victoire était à nous, si Bazaine
eût fait avancer les trente mille hommes de la garde impériale et la puissante
artillerie qu'il s'obstinait à laisser en réserve. Mais
Bazaine ne parut même pas sur le champ de bataille pendant cette journée
mémorable ! Il resta dans Plappeville, il laissa massacrer ses pauvres
soldats et il commit ce crime froidement, dans une impassibilité qui est un
des scandales de l'histoire. A six
heures, les Saxons ont achevé leur marche tournante ; ils entrent en ligne
avec quatre-vingts pièces de canon qui, jointes aux cent quatre-vingts pièces
de la garde royale, menacent d'anéantir notre aile droite prise à la fois de
front et en écharpe. Canrobert, sur le point d'être enveloppé dans
Saint-Privat, abandonne vers sept heures ce malheureux village dévoré par les
incendies allumés par les obus. La retraite sonne, ou plutôt la déroute ; les
soldats, qui se sont battus tout le jour avec tant de bravoure, se livrent au
découragement en voyant l'inutilité de leurs efforts immenses. Le 6e corps
s'écoule en désordre vers Metz par la route de Woippy, entraînant dans sa
course le corps de Ladmirault, foudroyé à son tour par l'artillerie
prussienne. Les divisions se mêlent ; c'est une cohue sans nom. Par bonheur,
les Prussiens ne Linceul pas de cavalerie à la poursuite de cette armée
démoralisée. Nous avions perdu douze mille hommes tués ou blessés. Les pertes
de l'ennemi paraissent avoir été plus considérables. En réalité, l'armée du Rhin n'existait plus ; elle se trouvait bloquée sous Metz par la bataille de Saint-Privat ; toutes les routes qui lui auraient permis de communiquer avec le reste de la France étaient interceptées. M. de Moltke avait réalisé son plan, et les circonstances lui avaient donné, pour atteindre ce but, un auxiliaire sur lequel il n'avait pas compté : le maréchal Bazaine, que nous retrouverons plus tard continuant son œuvre. |