La
Révolution de 1789 a donné à la France une société nouvelle, mais cette
société n'a pas encore trouvé son gouvernement. Avec des mœurs démocratiques,
la France a conservé jusqu'à ce jour des institutions monarchiques ; elle
possède l'égalité civile depuis quatre-vingts ans, et l'égalité politique
depuis vingt-quatre ans seulement. Tout citoyen français a le droit de voler,
mais tout citoyen français ne sait pas lire et écrire son bulletin de vote et
la cause de l'instruction obligatoire n'est pas encore gagnée ; le libre
exercice du suffrage universel est consacré par la loi, mais, pendant toute
la durée du second Empire, l'autorité l'a rendu illusoire par la candidature
officielle. La France n'a plus de religion d'État, et l'on a dit justement
que la loi est alliée pour indiquer la séparation absolue du gouvernement
civil de l'autorité religieuse ; l'État salarie pourtant les Églises ; l'élément
religieux empiète à chaque instant sur le pouvoir civil et lui crée des
embarras sans cosse renaissants. Quatre-vingts ans après la Révolution
française, la loi oblige tout citoyen, même l'incrédule et l'athée, à
participer au budget des cultes, et cette criante anomalie, source de
discrédit pour les Églises, trouve encore des défenseurs, et de chauds
défenseurs. Le plus pressant besoin d'un pays régi par le suffrage universel
est que les citoyens puissent se réunir, pour contrôler, discuter, juger les
actes du gouvernement et les titres des hommes qui briguent les suffrages
populaires ; le droit de réunion n'existe pas, ou, ce qui revient au même, il
est à la merci du caprice administratif. Tout Français jouit des droits de
citoyen, et, en ce sens, l'égalité est parfaite ; mais l'égalité cesse quand
il s'agit du service militaire qu'on doit à sa patrie. Cette esquisse, tout
incomplète qu'elle est, laisse entrevoir la série des réformes que l'avenir
est chargé d'accomplir. Ces réformes sont répandues autour de nous, elles
flottent dans l'air qu'on respire, et l'on aura moins de peine à les faire
entrer dans les institutions qu'à les faire sortir des esprits. Notre
histoire, depuis la fin du siècle dernier, est donc un contresens, une lutte constante
entre nos institutions et nos mœurs. Tous les vingt ans environ, un choc
terrible se produit : c'est un gouvernement qui s'écroule, une révolution qui
s'opère'. Les intérêts sont en souffrance : travail, commerce, industrie,
tout s'arrête. La crise passée, aura-t-on, du moins, gagné au changement ? Le
pouvoir qui se lève comprendra-t-il mieux son rôle que le pouvoir tombé ? Les
classes dites dirigeantes vont-elles profiter de l'expérience, se résigner
aux concessions nécessaires, assurer pour longtemps la paix sociale ?
Puisqu'il est bien avéré que la Révolution de la fin du XVIIIe siècle a
introduit un esprit nouveau, puisqu'il est bien prouvé que les vieilles
pratiques 'gouvernementales sont usées, et que chaque époque apporte avec
elle des revendications nouvelles, va-t-on se plier à des exigences légitimes
? Va-t-on comprendre que l'art de gouverner est l'art de savoir céder à temps
? S'il en avait été ainsi, notre histoire ne serait pas, depuis le
commencement du siècle, une suite d'orages. Les divers gouvernements qui se
sont succédé en France ont tous, sous des formes différentes, engagé la mémo
lutte, et ils ont eu la même fin. Qu'est-ce que la dictature du premier
Napoléon, sinon la négation de tous les principes proclamés par les grands
esprits du XVIIIe siècle ? Qu'est-ce que la Restauration, sinon une réaction implacable,
au point de vue politique et religieux, contre l'œuvre émancipatrice de 1789
? Louis XVIII et Charles X continuent le règne de Louis XVI, comme s'il ne
s'était rien passé entre le serment du Jeu-de-Paume et la chute de l'Empire.
En 1830, la Révolution, balayant le trône du droit divin, essaye de reprendre
son cours ; mais Louis-Philippe a vite oublié les promesses du duc d'Orléans.
Le gouvernement que Lafayette baptise « la meilleure des républiques »
devient la propriété d'une bourgeoisie avide, inintelligente, qui traite la
France en province conquise. Tout est mensonge et fiction sous ce
gouvernement constitutionnel. On voit à la tête de l'État un monarque qui
fausse l'esprit du gouvernement représentatif, en intervenant sans cesse de
sa personne entre le ministère et le pays ; le pays est livré à
l'aristocratie de l'argent par un système électoral remis aux mains de
200.000 privilégiés ; un ministère impopulaire met son honneur à ne pas se
retirer ; un roi entêté risque sa couronne pour conserver des serviteurs qui
le compromettent. La révolution s'accomplit, et la monarchie
constitutionnelle va rejoindre en exil la monarchie de droit divin, mais plus
odieuse encore, s'il est possible, que son aînée. Charles X s'était acheminé
de Saint-Cloud à la frontière avec une lenteur majestueuse, accompagné d'une
escorte imposante. Louis-Philippe, gagnant les côtes de Normandie sous un
déguisement burlesque, porte le dernier coup au prestige de la monarchie. La
République de 1848 va-t-elle compléter l'œuvre de 1789 et abolir le contraste
persistant des institutions avec les mœurs ? Elle commence par décréter le
suffrage universel ; mais en donnant à chacun le droit de voter, il aurait
fallu répandre l'instruction à flots et mettre chaque citoyen en état
d'exercer son droit avec discernement. Certes, les bonnes intentions ne
manquaient pas aux hommes intègres qui étaient alors à la tête du
gouvernement, mais l'instruction d'un peuple ne se fait pas en un jour, et
l'on se trouva bientôt en présence des plus terribles difficultés qu'un
gouvernement puisse rencontrer. On avait donné aux classes ouvrières des
espérances chimériques en proclamant le droit au travail et en ouvrant les
ateliers nationaux. La bourgeoisie rancunière et cléricale sut habilement
mettre à profit cette faute échappée à des esprits trop généreux. Par la
dissolution violente des ateliers nationaux, elle provoque les journées de
Juin, coup mortel qui frappe au cœur la République. La République, dans son
caractère social, était morte, mais il dépendait de la bourgeoisie
victorieuse de conserver les institutions républicaines, et sa conduite eût
été d'autant plus sage que son triomphe sur l'insurrection avait été plus
complet ; elle ne le voulut pas ; elle ne put pas pardonner à la République
d'être venue au monde sans son consentement ; la rancune provinciale se donna
libre carrière contre un gouvernement auquel on ne pardonnait pas son origine
parisienne. On mutile le suffrage universel par la loi du 31 mai ; on rédige
une constitution vicieuse qui met en présence une assemblée et un président élus l'un et l'autre par le suffrage
populaire et appelés à se heurter. Quand Louis-Napoléon Bonaparte juge les
voies suffisamment préparées pour le succès du crime qu'il médite, il se
démasque, viole la représentation nationale, tue, proscrit : c'est l'Empire
qui s'annonce. Ce
n'est pas sous ce régime que la France, battue par tant d'orages, se reposera
enfin à l'ombre des libres institutions qu'elle cherche depuis si longtemps.
Un gouvernement fondé par le crime peut-il compter sur un long avenir ?
Dépend-il de lui de se faire amnistier par des plébiscites frauduleux et
peut-il bien parler aux honnêtes gens de droit, de légalité, de liberté, lui
qui n'a tenu compte, pour s'élever, ni du droit, ni de la légalité, lui qui a
jeté en prison les représentants légaux du pays et peuplé des défenseurs de
la constitution les rivages de l'exil ? Vainement le second Empire se
donne-t-il comme respectueux de la souveraineté nationale ; vainement
apporte-t-il comme don de joyeux avènement l'abrogation de la loi du 31 mai.
Sa préoccupation constante est de fausser l'expression de la souveraineté
nationale et de vicier dans sa source l'exercice du suffrage universel ; il
invente, à cet effet, les candidatures officielles. Les scandales de ce
système de corruption sont connus, et la France en a vu les conséquences. Ce
système a donné à la France un Corps législatif sans indépendance ; il a
permis au gouvernement impérial, libre do tout contrôle, d'entreprendre
l'expédition du Mexique, de désorganiser l'armée, do gaspiller les finances,
de corrompre l'esprit public par le débordement du luxe, et de préparer
enfin, comme en riant, les catastrophes de sa chute. La France a chèrement
expié cette absence d'indépendance, et quant à l'Empire lui-même, il s'est
aperçu, mais trop tard, que la servilité des hommes n'est pas, pour le
pouvoir, une garantie de durée. Le châtiment de ceux qui sèment la servitude
est de recueillir la lâcheté. Aux jours critiques, aucun de ces serviteurs des
temps prospères ne s'est présenté pour défendre le trône de Napoléon III.
Ainsi l'ingratitude ressemble quelquefois à la justice. Pour la
troisième fois, la France est en République. A chaque ébranlement, poussée
par un instinct irrésistible, elle revient à cette forme de gouvernement
comme à ses institutions naturelles. Elle semble deviner que seule la
République lui assurera la paix et l'harmonie sociale ; et il est visible, en
effet, pour les esprits libres de préjugés, que l'avenir appartient à un gouvernement
capable de s'assouplir aux évolutions du suffrage universel. N'est-ce
pas seulement sous un gouvernement républicain qu'un peuple s'appartient et
que la génération d'aujourd'hui laisse toute sa liberté d'action à la
génération de demain ? Les adversaires
les plus décidés de la forme républicaine en sont réduits, d'ailleurs, même
en France, à présenter contre elle des objections tirées de l'ordre purement
pratique ; théoriquement, presque tout le monde est républicain ; on accorde
que ce gouvernement est le plus rationnel, le plus adéquat au suffrage
universel, le plus apte à former un peuple aux vertus civiques, mais on
objecte aussitôt que la France n'est pas mûre pour des institutions si
parfaites. Il est vrai que la France est encore très-arriérée sous le rapport
de l'instruction ; il est également vrai que les gouvernements monarchiques
l'ont très-mal préparée à la pratique des mœurs républicaines ; mais ceci est
non moins certain : la foi monarchique est perdue, bien perdue, — et il est
permis de douter que jamais elle renaisse. Non, elle, ne renaîtra pas : il
faut donc en prendre son parti et ne pas s'abandonner à des regrets stériles.
La monarchie est morte ; les rois, comme les dieux, s'en vont, et les peuples
arrivent. Accepter la République en toute loyauté, avec le désir de la faire
durer, y rallier les esprits en un vigoureux faisceau, c'est tout d'abord une
question de patriotisme, au lendemain de nos défaites ; c'est ensuite, au
lendemain d'une guerre civile terrible, une question de prudence, et, disons
le mot, d'intérêt pour la bourgeoisie française. Conservateurs, bourgeois,
riches ou pauvres, pas d'illusions ! l'ordre, dont vous évoquez la nécessité
à si juste titre, est désormais une chimère avec lu monarchie. La sagesse ne
consiste pas à vouloir arrêter le torrent de la démocratie, comme l'ont
essayé des gouvernements mal conseillés ; elle nous dit de travailler à le
diriger et à régulariser son cours. Ne sommes-nous pas las enfin du spectacle
monotone de nos bouleversements périodiques ? Ne voyons-nous pas que les haines
s'enveniment et que, si la guerre civile de juin 1848 a duré quatre jours, la
Commune a duré deux mois ? Il y a
presque toujours dans la vie des peuples, comme dans la vie des individus, un
moment solennel entre tous où, les fautes accumulées ayant déterminé de
cruelles épreuves, il faut en venir aux résolutions hardies. La destinée se
décide en ces instants critiques, et, suivant le choix qui a été fait, c'est
vers le relèvement qu'un peuple marche, ou vers la décadence. La France est
arrivée à cette heure solennelle : sa gloire militaire, qui a rempli
l'univers, a été tout à coup éclipsée. Jetée par un gouvernement criminel
dans une guerre à laquelle elle n'était pas préparée, elle a été vaincue,
plus que vaincue, démembrée, foulée aux pieds par un ennemi animé contre elle
d'une haine féroce ; elle a subi des capitulations inouïes dans l'histoire
des peuples, et, pour comble d'infortune, sous les yeux de l'étranger, elle
s'est déchirée elle-même, de ses propres mains, dans une guerre civile dont
le souvenir épouvante. De si dures leçons seraient-elles perdues ? Serions-nous,
au lendemain de ces événements, les mêmes hommes, le même peuple qu'avant ?
Non : l'espoir de tous les patriotes est, au contraire, que sous les coups
répétés de l'adversité, le génie de la noble et généreuse France va reprendre
un essor vigoureux, laisser là des traditions surannées, causes de tous nos
échecs, et se retremper, se rajeunir dans des institutions démocratiques qui
seront le couronnement de la grande Révolution de 1789 ; et, pour le dire en
passant, voilà où réside le puissant intérêt de l'heure présente. La période
actuelle de notre histoire est moins saisissante, en effet, par le récit des
batailles et la grandeur tragique de nos infortunes que par le travail des
esprits auquel nous assistons. Nous avons sous les yeux un peuple qui cherche
des voies nouvelles, des institutions nouvelles, bien convaincu qu'il irait à
sa ruine en persistant dans ses vieux errements. Constatons-le dès maintenant
avec un légitime orgueil : dans sa défaite, la France a conservé toute la
lucidité de sa raison. Cette vieille terre du bon sens, cette hère patrie ne
veut pas mourir, malgré la peine que se donnent les médecins accourus à son
chevet aussitôt la guerre finie ; elle vivra donc ; et après avoir donné au
monde le spectacle de ses faiblesses, de ses erreurs, d'une chute profonde,
elle offrira peut-être un spectacle non moins imprévu : celui d'un peuple qui
s'instruit à l'école de l'adversité et se retrouve debout, quand on le
croyait gisant à terre. Cette
rapide esquisse des quatre-vingts dernières années de notre histoire
nationale porte un enseignement : la France n'aura de repos assuré qu'en
rétablissant l'harmonie entre ses lois et ses mœurs. Si l'on ne veut pas
faire du suffrage universel un vain mot, et de ce mot un péril social, il n'y
a pas à hésiter : il faut se mettre à l'œuvre et asseoir définitivement la
République sur les ruines de la Monarchie. Alors, véritablement, l'ère des
révolutions sera close. Un peuple a-t-il jamais eu à se repentir plus que
nous de s'être livré à un gouvernement d'aventure ? Jamais
abdication fut-elle plus sévèrement punie que la nôtre ? Les dangers
du gouvernement personnel se sont-ils jamais révélés sous un relief plus
saisissant que dans les événements dont nous entreprenons le récit ?
L'histoire de nos défaites et de nos douleurs porte avec elle le plus profond
des enseignements. Malheur à nous s'il était perdu ! Cette histoire contient aussi une consolation : non, même au milieu de ses plus grands désastres, la France n'a pas offert le spectacle d'un peuple dégénéré. La décadence ne connaît pas ces élans sublimes. L'armée française a montré sur tous les champs de bataille les vertus qui ont fait son illustration. Ils n'étaient pas dégénérés les soldais de Forbach, de Frœschwiller, de Gravelotte, de Saint Privat, de Bazeilles ; mais à quoi sert la valeur sous des chefs incapables ou traîtres ? Des flots de sang généreusement versé ne conjurent ni les périls de l'imprévoyance, ni les fautes des généraux. Les plus braves succombent, quand ils sont accablés sous le nombre. Mais ceux qui les voient tomber pour la pairie ont le droit d'être tiers de leur trépas, de saluer en eux les victimes d'une surprise et de lever vers l'avenir des regards pleins d'espoir. |