LE 16 février 1871 était déposée sur le bureau de l'Assemblée Nationale la proposition de loi suivante signée par sept députés : MM. Dufaure, Grévy, Vitet, de Molleville, Rivet, Mathieu de la Redorte, B. Saint-Hilaire. — M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française. Il en exercera les fonctions sous le contrôle de l'Assemblée Nationale avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera. Cette proposition fut renvoyée à l'examen d'une commission spéciale de quinze membres, nommés séance tenante. Le lendemain 17, sur la proposition de M. Victor Lefranc, l'Assemblée adoptait ce projet de loi et deux jours après, le 19, M. Thiers pouvait présenter son ministère ainsi composée : Justice, Dufaure ; — affaires étrangères, J. Favre ; — intérieur, Picard ; instruction publique, J. Simon, — travaux publics, de Larcy ; — agriculture et commerce, Lambrecht ; — guerre, Leflô ; — marine Pothuau ; — les finances étaient réservées à M. Pouyer-Quertier. Ministère de conciliation s'il en fût, car l'opinion républicaine était seulement représentée par MM. Favre Picard, Simon et Leflô. Dans cette même séance du 19, l'Assemblée nomma huit commissions composées chacune de quarante-cinq membres chargées de vérifier l'état actuel de nos diverses administrations et une neuvième commission de quinze membres qui devaient assister les négociateurs du traité de paix sans toutefois pouvoir prendre part aux délibérations. Mais les trois faits les plus importants qui signalèrent cette période sont : la déchéance de l'Empire, la translation de l'Assemblée à Versailles, la ratification du traité de paix. Ce traité, dit traité de Francfort, fut définitivement signé le 10 mai 1871 après de longues et douloureuses négociations conduites, pour la France, par MM. Thiers et J. Favre. Ceux-ci durent lutter avec un infatigable dévouement pour arracher à l'âpreté germanique quelques lambeaux du territoire qu'elle se proposait de nous enlever. Jules Favre, particulièrement, se trouvait dans la plus cruelle des positions, lui qui avait écrit : Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses. Il y a deux parties à distinguer dans ce document politique qui enlevait à la France l'Alsace et une partie de la Lorraine : le traité des préliminaires de paix et le traité définitif. Le premier fut signé le 21 février 1871 et ratifié par l'Assemblée le 1er mai suivant. En voici les clauses principales : — 1° La France renonce, en faveur de l'Empire allemand, à tous ses droits et titres sur les territoires situés à l'Est de la frontière et ci-après désignés (— suit la ligne de délimitation). — 2° La France paiera à Sa Majesté l'Empereur d'Allemagne, la somme de cinq milliards de francs. — Le paiement d'au moins un milliard se fera dans le courant de l'année 1871 et celui de tout le reste de la dette dans une espace de trois années à partir de la ratification des présentes. — 3° L'évacuation des territoires français occupés par les troupes allemandes commencera après la ratification du présent traité... — 5° L'article 5 stipulait que l'entretien des troupes allemandes, jusqu'à complète évacuation, serait à la charge de la France... — 6° Par l'article 6 le gouvernement prussien s'engageait, après ratification des préliminaires, à rendre les prisonniers français. La délibération dura six heures, puis l'Assemblée procéda au scrutin. Le traité fut ratifié par 546 voix contre 107. Restait alors à signer le traité de paix définitif. Les négociateurs français, dans ces circonstances, furent MM. J. Favre, Pouyer-Quertier, de Goulard : ces négociations traînèrent en longueur. Il avait été décidé, en principe, qu'elles auraient lieu à Bruxelles, mais M. de Bismarck, sous prétexte d'échapper à l'influence des neutres, les transporta à Francfort. C'est ce traité que nous avons dit avoir été signé le 10 mai : il fut ratifié le 18 par l'Assemblée de Versailles, bien qu'il apportât aux préliminaires des modifications qui n'étaient pas à l'avantage de la France. Voici les noms des principaux députés qui crurent encore possible le salut de la patrie par la guerre : Arago, Berlet, Louis Blanc, Brisson, Chanzy, Chauffour, Clemenceau, Delécluze, Duclerc, Esquiros, Floquet, Greppo, Gambetta, Humbert, Joigneaux, Lockroy, Piat, Quinet, Ranc, Rochefort, Tirard, Scheurer-Ketsner, Schénégans, Varroy, Victor Hugo, etc., etc. Quand le résultat du scrutin fut proclamé, M. Grosjean, au nom des députés d'Alsace-Lorraine, lut cette patriotique déclaration. Les représentants de l'Alsace et de la Lorraine ont déposé, avant toute négociation de paix, sur le bureau de l'Assemblée, une déclaration affirmant de la manière la plus formelle leur droit de rester Français. Livrés, au mépris de toute justice et par un odieux abus de la force, à la domination de l'étranger, nous avons un dernier devoir à remplir. Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement. La revendication de nos droits reste à jamais ouverte à tous et à chacun dans la forme et dans la mesure que la conscience nous dictera. Au moment de quitter cette enceinte où notre dignité ne nous permet plus de siéger et malgré l'amertume de notre douleur, la pensée suprême que nous trouvons au fond des cœurs est une pensée de reconnaissance pour ceux qui, pendant six mois, n'ont pas cessé de nous défendre, et d'inaltérable dévouement à la Patrie dont nous sommes arrachés. Nous vous suivrons de nos vœux et nous attendrons, avec une confiance entière dans l'avenir que la France reprenne le cours de sa grande destinée. Puis, au milieu d'une émotion générale et profonde, les députés d'Alsace-Lorraine quittèrent l'Assemblée. Disons enfin qu'à la séance du 1er février 1871, M. Allain-Targé, au nom de 22 députés, avait lu cette proposition de déchéance ainsi motivée : L'Assemblée Nationale, dans les circonstances douloureuses que traverse la Patrie, confirme la déchéance de Napoléon III et de sa dynastie, déjà prononcée par le suffrage universel, et le déclare responsable de la ruine de l'invasion et du démembrement de la France. Seuls les députés bonapartistes, au nombre de six, osèrent protester contre cette proposition qui, moins ces voix, fut adoptée à l'unanimité. Se demandaient-ils alors ce qu'avait coûté l'Empire à la France ? calculons ! L'Empereur Napoléon III recevait 25 millions par an plus un million et demi pour sa famille ; soit en tout vingt-six-millions cinq cent mille francs, ce qui représente, par jour 72.602 francs. L'Empereur mangeait donc, par jour, le salaire de trente-six mille trois cent un paysans ou de vingt-quatre mille deux cents ouvriers. On s'explique à merveille, en face de pareils chiffres, que les bonapartistes regrettent ce bon temps-là ; mais il est permis aux paysans et aux ouvriers d'être d'un autre avis. Nous devons, en outre, faire remarquer que l'Empereur avait la jouissance de 12 châteaux ou résidences royales dont voici les principaux : les Tuileries, l'Elysée, Saint-Cloud, Meudon, Saint-Germain, Versailles, Compiègne, Fontainebleau, Biarritz. Voici maintenant un aperçu succinct, mais exact, des appointements de quelques maréchaux et complaisants (salaire annuel en francs) :
En admettant qu'en moyenne, un paysan gagne 2 fr. par jour et un ouvrier 3 fr., nous allons calculer rapidement ce qu'absorbaient quelques-uns de ces messieurs. Le maréchal Bazaine, le traître de Metz, touchait 200.000 fr. par an, soit 542 fr. par jour. Il touchait donc, chaque jour, une somme qui aurait pu servir au payement de 272 journées de travail d'un paysan, ou de 181 journées de travail d'un ouvrier. Quant au fameux Troplong, avec ses 356.000 fr. par an, soit 976 fr. par jour, il absorbait à lui seul le salaire de 488 paysans ou de 326 ouvriers. On peut se rendre compte, par ce qui précède, de ce que coûtaient l'Empereur et son personnel. C'est beaucoup, mais ce n'est rien, en comparaison des sommes follement dépensées en guerres inutiles ou criminelles. Jugez-en vous-mêmes par cette énumération : — La guerre de Crimée a coûté, d'après le rapport officiel d'une commission présidée par M. Baroche, un milliard sept cents millions de francs. — La guerre d'Italie a coûté, d'après le Journal officiel, cinq cent dix-neuf millions, six-cent soixante sept mille huit cent-soixante-dix-sept francs. — La guerre du Mexique (sept années), a coûté, d'après le Moniteur du 25 juin 1867 :
Sans compter le milliard pris sur le budget extraordinaire. Un milliard trois cent soixante-trois millions cent cinquante-cinq mille francs. Voilà le coût d'une guerre, la plus grande pensée du règne qui comme celle de Crimée, ne nous a rapporté aucun avantage, mais beaucoup d'ennemis. Enfin la Syrie, la Chine, la Cochinchine, Mentana ont coûté six cents millions de francs. La funeste guerre de France 1870-71 a coûté :
11 milliards trois cents
millions de francs ! Les dépenses de guerre de l'empire se sont donc élevées, au plus bas mot, à treize milliards quatre cent vingt-deux millions. — Et on avait dit pourtant : l'Empire c'est la paix. Bilan de l'Empire.
Treize milliards neuf cent quatre-vingt-dix-huit millions six cent mille francs, plus soixante-dix millions dévorés par la famille impériale en dotations et cadeaux ; plus 500.000 soldats tués soit en Crimée, soit en Italie, soit au Mexique ou dans cette cruelle guerre contre l'Allemagne. Et notre territoire, qu'était-il, à cette époque, alors que s'effondra l'Empire et qu'avons-nous perdu à la suite du traité de Francfort ? M. Onésime Reclus nous l'apprend dans cette page patriotique de sa Géographie de la France. Avant les défaites de 1870 et 1871, la France était le deux-cent-quarante-sixième de la Terre sans les mers. Nous avions alors, y compris la Corse, près de 55 millions d'hectares, avec 38.192.000 habitants d'après le recensement de 1866, déjà dépassé de quelques centaines de milliers d'âmes. Aujourd'hui, notre sol n'est plus que de 53.347.900 hectares, avec plus de 38 millions d'hommes. Le traité qui a sanctionné notre déroute nous a ravi le trente-huitième de notre territoire et le vingt-quatrième de nos hommes. On nous a dérobé : Un département tout entier, le Bas-Rhin, vaste de 455.000 hectares. Là nous avions la rive gauche du Nil de l'Occident, de la Coupe des nations, du fleuve embarrassé d'îles, le Rhin, qui reçoit une rivière de plaine, l'Ill, grossie de mille torrents des Vosges. Nous tenions le versant oriental de ces Vosges avec leurs sombres forêts et leurs sombres châteaux, pierre qui continue la pierre. Là étaient Strasbourg, héroïque et toujours fidèle ; Schlestadt, place murée ; Haguenau, qu'avoisine une immense forêt ; Saverne, qui contemple des sapins ; Wissembourg, que la Lauter sépare des Bavarois cisrhénans. Le département du Haut-Rhin, sauf le petit pays qu'on appelle provisoirement le Territoire de Belfort : soit environ 350.000 hectares de moins. Nous avons perdu là toute une vaste plaine, également sur l'Ill et sur le Rhin qui, fuyant d'un flot prompt l'urne des Grandes Alpes, tourne de l'ouest au nord au-dessous de l'helvétique Bâle. A l'ouest de cette plaine nous possédions les plus hautes des Vosges : en abandonnant ce Haut-Rhin, nous avons abandonné Mulhouse et près des quatre cinquièmes de la Moselle, où l'on nous a pris environ 425.000 hectares. Nous en gardons 112.000, à l'occident, sur les frontières de la Meuse, mais nous n'avons plus Metz la Pucelle, Thionville, pleine de guerriers, Bitche l'imprenable, Sarreguemines ; et la Sarre, la fraîche rivière dont Sarreguemines a son nom, a passé de la France à l'Allemagne ; Près du tiers de la Meurthe, où l'ennemi nous a pris un peu moins de 200.000 hectares, dans le nord-est ; il nous en a laissé 400.000 ou un peu plus. Ce qu'il a gardé, c'est Phalsbourg, la pépinière des braves ; ce sont les vallons de la Sarre supérieure, dans les hautes forêts de Dabo ; et la Seille qui s'en va, lente, sinueuse, endormie, vers la Moselle de Metz ; Enfin 21.500 hectares des Vosges, où les Allemands se sont contentés des vallons dont la Bruche emporte les eaux vers Strasbourg. C'est 1.451.000 hectares et près de 1.600.000 hommes que nous a pris l'Allemagne. En nous laissant le territoire de Belfort, en nous arrachant le reste de l'Alsace et quelques vallons lorrains, les Allemands sont restés fidèles à la devise : So weit die deutsche Zunge klingt, Und Gott im Himmel Lieder singt. Aussi loin que sonne la langue allemande, partout où l'on trépigne avec fureur sur le clinquant des Velches, là est l'Allemagne, chante un des lieds fameux de ce peuple qui se dit pur, mais comme nous il est fait de sangs disparates ; qui se dit saint, mais il est sujet, comme nous, à toutes les faiblesses de l'humanité moderne ; qui se dit juste, mais il est plus injuste depuis ses victoires qu'il ne le fut après ses défaites. Mais que fut cet homme qui nous valut tant de honte, tant de misères, tant de désastres et tout cet amoindrissement de notre territoire ? — Que fut Napoléon III ? Un condottiere entouré de gens prêts, comme lui, à se jeter dans les aventures. Il nous semble le voir passant dans les rues de Londres, au triple galop de son cheval, se souciant fort peu des piétons qu'il risquait d'écraser, tirant l'épée et le pistolet et paraissant étranger à toute pensée vraiment sérieuse, bien que déjà convaincu qu'il régnerait un jour sur la France. L'un des hommes les plus remarquables du siècle... par sa fortune, a dit de lui je ne sais quel diplomate anglais : mais combien était plus sage ce mot de Garibaldi le voyant au comble des honneurs et de la puissance : Attendons la fin ! Car c'est, en effet, surtout à la fin que Napoléon, usé par les plaisirs, miné par la maladie, indécis, flottant, faible d'esprit devint le coupable jouet des circonstances jusqu'à se laisser imposer la guerre d'Allemagne par l'orgueilleuse volonté de l'impératrice, notre mauvais génie. Et dans quel pitoyable état nous trouvait notre ennemie vigilante et depuis longtemps préparée à l'invasion ? On s'était fort amusé à la Cour de France depuis 1852, nous l'avons dit ! Le ton y avait toujours été quelconque, les dames d'honneur fumant toutes au nez de l'impératrice, ayant les cheveux relevés à la chinoise, si bien tirés qu'elles pouvaient à peine fermer les yeux et s'habillant d'étoffes aux couleurs criardes qui offensaient les yeux et le bon goût. Le luxe de Paris n'eut alors plus de limites, tout fut à la furie des plaisirs et les moindres fêtes impériales un prétexte à exhibitions scandaleuses. Ajoutez que dans tout cet entourage princier on intriguait, on se détestait en conscience, on se jouait de bons tours. Nous avions les Persigny, les Fould, les Morny, les Rouher, les Drouyn de Luys, à la dévotion de l'impératrice qui était pour le clergé et fit la guerre du Mexique comme elle voulut la guerre d'Allemagne. En Angleterre il y avait les Derby, les John Russel, les Palmerston, les Peel, les Normanby, les Salisbury, les Disraëli, les Walpole, les Malmesbury. La Russie avait Gortschakoff. L'Italie avait Cavour et Ricasoli. La Prusse avait déjà Bismarck qui grandissait. Hélas ! les hommes n'étaient pas égaux et nous en fîmes, en 1870, la sanglante expérience ! Le second empire dura vingt ans : un long espace dans la vie humaine ! Pour détourner les esprits de songer à la liberté, le despote donna libre carrière aux appétits sensuels : c'est la politique de tous les tyrans. Mais du jour où les jouissances matérielles étant épuisées la France prononça le mot de liberté, l'étoile de l'aventurier se voila, et pour sauver sa dynastie méprisée, sans se soucier de l'effondrement d'une nation qu'il avait trop longtemps terrorisée, asservie à ses plaisirs, à sa cruauté, il eût, — odieusement conseillé par une étrangère, — la coupable folie de déclarer la guerre à l'Allemagne. Il succomba, mais hélas ! ne succomba pas seul ! La France a rejeté Napoléon avec horreur ; la Prusse l'a dédaigneusement laissé s'éteindre sous la honte dans un village d'Angleterre. Il n'aura même pas eu sa légende de Sainte-Hélène. On citera les succès militaires du second Empire avant 1870. Sans doute l'épée de la France peut toujours gagner des batailles et peser lourdement dans la balance politique, quelle que soit la main qui la tienne ; mais n'oublions pas que Napoléon III est le seul souverain qui ait rendu cette épée, sans, — du moins, — avoir sauvé l'honneur. Les Bonapartistes énuméreront complaisamment certains travaux, certains progrès matériels accomplis sous ce triste règne. Nous ne les nions pas ! — Mais ces travaux, ces progrès, n'ont-ils pas été l'œuvre forcée du temps et ne se seraient-ils pas accomplis sans l'Empire ? Si mauvais que soit un gouvernement force lui est, sous peine de mourir en naissant, de seconder certaines tendances de son époque. Mais, ce qui est l'œuvre personnelle du second Empire, ce qui en est la conclusion sinistre, ce qui laissera une longue, — trop longue — trace dans notre Histoire, c'est la perte — momentanée — de l'Alsace et de la Lorraine, c'est cette démoralisation de vingt années dont la France ne s'est relevée et ne se relève chaque jour qu'au prix des plus laborieux et des plus patriotiques efforts. Napoléon III mourut le 9 février 1873. A ses funérailles cinq cents Français, environ, vinrent représenter, affirmaient-ils les regrets de la France entière ! — Dans cette troupe de fidèles figuraient une trentaine d'ouvriers, — ou prétendus ouvriers, — dépenaillés, affublés pour la circonstance de blouses sales et de paletots en loques : ils étaient chargés de figurer au convoi la démocratie française (??) Il repose à Chislehurst. Si la France, qui grâce aux Bonaparte a vu par trois fois son sol envahi, doit une épitaphe à l'un des plus méprisables, des plus sinistres représentants de cette famille, ce ne peut être que celle-ci : NAPOLÉON LE DERNIER ! FIN DE L'OUVRAGE |