Tâchez,
mon cher comte, tâchez de combattre le général français, car pour le soldat
de cette nation n'espérez pas le vaincre. (Le prince Eugène au comte de Mercy 1734). CETTE guerre fut, certes, la plus désastreuse, la plus sanglante, la plus ruineuse que jamais la France ait soutenu : la guerre de Cent ans fut plus longue, plus cruelle sans doute, mais au moins, nous recouvrions nos provinces perdues, tandis qu'en 1871 nous fûmes obligés d'abandonner à l'ennemi l'une des plus riches portions de notre territoire. On connaît les motifs qui décidèrent de cette invasion : ils se trouvent résumés dans la note remise le 19 juillet 1870 au gouvernement du roi Guillaume par notre chargé d'affaires à Berlin, M. Lesourd. Le soussigné, chargé d'affaires de France, se conformant aux ordres de son gouvernement à l'honneur de porter la communication suivante à la connaissance de son Excellence M. le Ministre des affaires étrangères de sa Majesté le roi de Prusse. Le gouvernement de S. M. l'Empereur des Français, ne pouvant considérer le plan d'élever, sur le trône d'Espagne un prince prussien que comme une entreprise dirigée contre la sûreté territoriale de la France, s'est vu placé dans la nécessité de demander à sa Majesté le roi de Prusse l'assurance qu'une pareille combinaison ne pourrait pas se réaliser de son consentement. Comme S. M. le roi de Prusse a refusé de donner cette assurance et que, au contraire, il a déclaré à l'ambassadeur de S. M. l'Empereur des Français que, pour cette éventualité comme pour toute autre, il entendait se réserver la possibilité de consulter les circonstances, le gouvernement impérial a dû voir dans cette déclaration du roi une arrière-pensée menaçant la France ainsi que l'équilibre européen. Cette déclaration s'est aggravée encore par la notification faite au cabinet du refus de recevoir l'ambassadeur de l'Empereur et d'entrer avec lui dans de nouvelles explications. En conséquence, le gouvernement français a jugé qu'il avait le devoir de pourvoir sans retard à la défense de sa dignité et de ses intérêts lésés et, décidé à prendre dans ce but toutes les mesures commandées par la situation qui lui est créée, il se considère, dès à présent, comme en état de guerre avec la Prusse. Quel motif poussait donc l'Empereur à vouloir cette guerre ? Les besoins dynastiques ! Pour nous, écrivait impudemment dans le Pays, M. G. de Cassagnac, pour nous la guerre est impérieusement réclamée par les intérêts de la France et par les besoins de la dynastie ! Ainsi, le souci de l'Empereur pour sa dynastie, nous a coûté des milliers de morts, près de huit milliards et la perte de deux magnifiques provinces ! C'est pour assurer la succession de son trône à son fils que l'Empereur, malade à cette époque et sinistrement conseillé par l'impératrice, déchaînait sur la France cette terrible invasion étrangère ! Le 1er juillet 1870, en effet, — la date est précise, — quelques médecins furent consultés sur la santé de Napoléon. Cette consultation, signée notamment par le docteur C. Sée, établissait que Sa Majesté avait un calcul dans la vessie et qu'il était nécessaire de l'extraire. M. Sée remit cette consultation entre les mains du docteur Conneau, médecin particulier de l'empereur, qui la communiqua tout aussitôt au docteur Nélaton, le priant de faire le nécessaire pour guérir le malade. Nélaton, ne se souciant guère de faire cette même opération qu'il avait pratiquée sur le maréchal Niel qui en était mort, tourna le dos au pauvre Conneau. L'Impératrice fut mise dans la confidence : Que voulez-vous, dit-elle philosophiquement, le vin est tiré, il faut le boire ! Ce vin tiré c'était la guerre que l'Impératrice avait tant désirée, c'était l'invasion, les désastres qu'elle traîne à sa suite, nos armées sacrifiées, massacrées, nos finances épuisées, et l'une des plus riches parties de notre territoire cédée..... momentanément à la Prusse. Napoléon était donc miné par la maladie lorsqu'il se mit à la tête des troupes. Le 2 août, à la bataille de Sarrebruck, le général Lebrun s'aperçut que l'Empereur ne pouvait descendre de cheval, restant cloué en selle par la douleur. Après la journée de Wœrth, le maréchal Lebœuf dit à Napoléon qu'un grand effort, un effort désespéré, était nécessaire pour relever le moral des troupes découragées : Ma santé, répondit le souverain, ne me permet pas d'aller plus loin et pourtant l'intérêt de ma dynastie m'oblige à ne pas me démettre de mon commandement. Quelle était la situation des deux puissances au moment où s'ouvrit la guerre ? L'Allemagne s'y préparait de longue date et, depuis l'écrasement de l'Autriche à la bataille de Sadowa, chacune de ses actions, chacun de ses actes avaient eu pour but cette invasion depuis longtemps résolue et préparée ; elle n'avait d'ailleurs réduit l'Autriche à l'impuissance, dans cette fameuse journée de Sadowa, que pour réaliser plus sûrement ses audacieux rêves de conquêtes et, disons le mot, de Pangermanisme. Admirablement servie par un espionnage incessant, elle connaissait mieux que nous l'effectif de notre armée ; elle la savait énervée, corrompue par dix-huit années de despotisme, elle savait notre intendance désorganisée, dépourvue de ressources et nos arsenaux vides. En outre, les yeux constamment fixés sur l'éternel ennemi, elle s'exaltait au souvenir d'Iéna ; partout, en Allemagne, on chantait : Hurra ! germania ! guerre aux Welches ! On nous traitait de loups et de chacals avec les poètes nationaux ; de bandits, d'épuisés, de lâches avec les historiens, les Sybel, les Mommsen qui s'aplatissaient cependant devant l'Empereur et ne tarissaient pas d'éloges hypocrites, railleurs, sur cette fameuse compilation de la Vie de César. Notre voisine ressemblait à une gigantesque caserne. On rencontre dans toutes les gares d'Allemagne, — écrivait en 1867 Rochefort dans une de ses chroniques, — des hommes de tous les âges, vêtus de tuniques couleur cataplasme et coiffés de bonnets de drap. Ce sont des soldats qui gagnent leurs foyers... Dans le wagon où nous étions installés entra, quelques heures avant Cologne, un de ces honnêtes fantassins de la landwehr, qui ont quitté leurs boutiques à seule fin d'aller se faire tuer pour le roi de Prusse. Que pense-t-on, dans votre armée, de votre fameux comte de Bismarck, lui dis-je en m'apercevant qu'il articulait le français. Ah ! monsieur, me répondit-il, c'est notre Dieu !... Quand nous sommes arrivés à Francfort nous avons trouvé le général prussien Manteuffel en train de passer une revue. On leur fait faire des manœuvres tous les matins, nous dit notre hôtelier du ton le plus naturel ; d'abord pour effrayer la ville et ensuite parce que ce sont là ces régiments qui sont destinés à marcher un jour sur Paris. — Je crois, du reste, que dans le pays on ne serait pas fâché de voir les Prussiens marcher sur Paris. Tous les hôtels sont criblés de militaires plus ou moins gradés. Un instant nous avons cru qu'on allait en fourrer dans nos malles... Cette attitude de l'Allemagne, ce déploiement inusité de forces militaires ne laissaient pas que de préoccuper en France les esprits sérieux et soucieux de l'avenir. M. Thiers, à l'occasion du projet de loi sur le contingent militaire, la veille même de Sadowa, avait, à la tribune du Corps Législatif, le 3 mai 1866, prononcé ces paroles prophétiques. Si la guerre est heureuse à la Prusse, elle s'emparera de quelques-uns des Etats allemands du Nord et ceux dont elle ne s'emparera pas elle les placera dans une Diète qui sera sous son influence. (Voix nombreuses : c'est cela.) — Elle aura donc une partie des Allemands sous son autorité directe, et l'autre sous son autorité indirecte ; et puis, on admettra l'Autriche comme protégée dans ce nouvel ordre de choses. — Et alors, permettez-moi de vous le dire, on verra refaire un grand empire germanique, cet empire de Charles-Quint qui résidait autrefois à Vienne et qui résiderait maintenant à Berlin ; qui serait bien près de notre frontière qui la presserait, qui la serrerait... — Vous ne pouvez approuver cette politique. Lors même qu'elle vous apporterait un accroissement de territoire quelconque, cette politique n'en deviendrait que plus honteuse, car elle aurait consenti à recevoir un salaire pour la grandeur de la France indignement compromise dans un avenir prochain. Et Jules Favre, s'associant aux paroles de M. Thiers, avait, dans la même séance, montré la Prusse pouvant armer un jour 800.000 hommes contre nous. — Ce ne sera pas de sitôt ! s'était écrié M. Geiger, un des plus aveugles membres de la complaisante majorité gouvernementale. Le 7 décembre 1866, le général Ducrot, commandant alors la division de Strasbourg, écrivait au général Trochu cette intéressante lettre, trouvée dans les papiers des Tuileries : ... A moins de n'y pas voir, il n'est pas permis de douter que la guerre éclatera au premier jour. Avec notre stupide vanité, notre folle présomption, nous croyons qu'il nous sera permis de choisir notre jour et notre heure... — En vérité, je suis de ton avis et je commence à croire que notre gouvernement est frappé de démence... Voici un nouveau détail sur lequel j'appelle ton attention, parce qu'il est de nature à faire ouvrir les yeux aux moins clairvoyants. — Depuis quelque temps, de nombreux agents prussiens parcourent nos départements de la frontière, particulièrement la partie comprise entre la Moselle et les Vosges ; ils sondent l'esprit des populations. Ce sont bien les fils et les petits-fils de ces mêmes hommes qui, en 1815, envoyaient de nombreuses députations au quartier général ennemi pour demander que l'Alsace fît retour à la patrie allemande. C'est un fait bon à noter, car il peut être, avec raison, considéré comme ayant pour but d'éclairer les plans de la campagne de l'ennemi. Les Prussiens ont procédé de la même façon en Bohême et en Silésie, trois mois avant l'ouverture des hostilités contre l'Autriche. Le 9 avril 1868 ce rapport très explicite était adressé, de Forbach, par le capitaine Samuel au Ministre de la guerre. — Depuis lundi je suis le général de Moltke qui visite la frontière de France et étudie nos positions. — Lundi je l'ai rejoint à Mayence. — Mardi il s'est arrêté à Birkenfield et a pris des notes sur les hauteurs près des ruines du vieux château ; il a couché le même jour à Sarrebruck ; il y a pris des positions de défense à la gare et au canal. Hier il était à Sarrelouis, où il se trouve encore. — Ce matin, malgré le mauvais temps, il est sorti en voiture pour visiter les hauteurs environnantes de Vendevange et de Bérus. — Je suppose, d'après des informations, qu'il se rendra ce soir ou demain à Trêves et qu'il descendra la Moselle. Faut-il le suivre ? — Suivez-le, télégraphia laconiquement le Ministre de la guerre. Mais, pendant qu'à Berlin on expérimentait les canons Krupp, que le roi travaillait tous les jours avec son ministre de la guerre, M. de Moltke et ses meilleurs généraux à perfectionner l'organisation militaire de l'armée prussienne ; pendant qu'aux états-majors des corps d'armée, dans les diverses armes ou administrations, fonctionnaient des commissions composées d'officiers ayant fait la guerre, étudiant toutes choses en vue de profiter de l'expérience acquise en 1866, à Compiègne, on faisait de l'archéologie et l'on organisait des tableaux vivants. L'Empereur ordonnait des fouilles dans les forêts pour y rechercher des ruines romaines. Un magistrat du tribunal, archéologue fantaisiste, était chargé de les diriger. De son côté, l'Impératrice croyant donner une preuve éclatante de son tempérament d'artiste, de ses goûts éclairés, activait à coups de millions la restauration du château de Pierrefonds pour la plus grande gloire de l'architecte Viollet-le-Duc et le grand dommage des intérêts de Compiègne. Mais quelles fêtes on organiserait dans la galerie des preux ! Comme ce serait amusant d'admirer dans ces salles gigantesques Rouher et Lavalette en chevaliers de la Table-Ronde, d'y entendre Bazaine et Lebœuf crier : Montjoie et Saint-Denis ! On se proposait de remettre à la mode tous les souvenirs du moyen-âge et de renouveler toutes les splendeurs de la renaissance. Les dames et damoiselles armeraient les chevaliers et l'on verrait en la salle, en la Chambre, en la Cour, chevaliers et écuyers d'honneur, aller et marcher, parler de combats et d'amour ; car tous dans le palais, chevaliers et varlets, devaient avoir leur dame et leur mie. Bruits es chans et joie à l'ostel. Telle semblait être alors la devise de la cour impériale en attendant l'arrivée de ces chevaliers en uniforme prussien qui, eux aussi, hideux mélange de superstition gothique et de moderne mensonge, devaient nous rappeler le moyen-âge avec tous ses crimes, avec toutes ses violences. La séance du Corps Législatif, dans laquelle l'Empereur signifia que la guerre allait être, sous peu de jours et définitivement déclarée à la Prusse, fut des plus émouvantes. Jamais la majorité ne s'était montrée plus insolente, plus grossière envers les membres de la minorité républicaine qui, comme M. Thiers, faisaient entrevoir courageusement à la France l'abîme où allaient s'engouffrer sa gloire et sa prospérité ; jamais ces plats valets de l'Empire ne mirent plus à nu leur absence complète de patriotisme. Gardez vos leçons, monsieur Thiers, nous les récusons ! s'écria M. Jérôme David. M. Thiers. — Offensez-moi ! Insultez-moi ! Soit ! Je suis prêt à tout subir pour défendre le sang de mes concitoyens que vous êtes prêts à verser si imprudemment... Lorsque je vois que cédant à vos passions vous ne voulez pas prendre un instant de réflexion, que vous ne voulez pas demander la communication des dépêches sur lesquelles votre jugement pourrait s'appuyer, je dis, Messieurs, permettez moi cette expression, que vous ne remplissez pas dans toute leur étendue les devoirs qui vous sont imposés. Il est bien imprudent de laisser soupçonner au pays que c'est une résolution de parti que vous prenez aujourd'hui... M. Dugué de la Fauconnerie. — C'est vous, qui n'êtes qu'un parti ; nous sommes la nation, nous sommes 270 ! M. Thiers. — La Chambre fera ce qu'elle voudra ; je m'attends même à ce qu'elle va faire, mais je décline, quant à moi, la déclaration d'une guerre aussi peu justifiée. Par ses applaudissements toute la gauche s'associait à ces paroles d'une clairvoyance si profonde, si patriotique, et M. Emile Ollivier les combattait par cette déclaration qui restera tristement célèbre. M. Ollivier. — De ce jour commence pour les ministres, mes collègues et pour moi une grande responsabilité (oui à gauche). — Nous l'acceptons le CŒUR LÉGER. (Vives protestations à gauche). M. Boduin. — Dites attristé ! M. Esquiros. — Vous avez le cœur léger et le sang des Nations va couler. M. Ollivier. — Oui, d'un cœur léger et n'équivoquez pas sur cette parole, et ne croyez pas que je veuille dire avec joie ; je vous ai dit moi-même mon chagrin d'être condamné à la guerre. Je veux dire d'un cœur que le remords n'alourdit pas, d'un cœur confiant, parce que la guerre que nous faisons, nous la subissons. M. Arago. — Vous la faites !... C'est dans cette même séance qu'à cette question : Sommes-nous prêts ? le général Lebœuf fit cette mémorable réponse : JUSQU'AUX DERNIERS BOUTONS DE GUÊTRE ! Hélas ! comment étions-nous prêts, même jusqu'aux derniers boutons de guêtre ? Aucun plan de campagne n'était définitivement arrêté ; — écrit le général Ambert, dans son intéressant ouvrage : l'Invasion — on supposait que l'entourage militaire de l'empereur ferait franchir le Rhin à Maxant par un corps d'armée sous les ordres de Mac-Mahon qui se serait jeté sur Wurtzbourg pour séparer de la Prusse l'Allemagne du Sud et l'obliger à la neutralité. Il eût alors été possible de battre les troupes pendant leur mobilisation et d'entraîner ainsi, dans notre alliance, l'Autriche et l'Italie. En même temps, les Français auraient marché sur Mayence et Coblentz pour disperser les corps prussiens qui se réunissaient. La flotte aurait jeté un corps de débarquement sur les côtes de la Baltique. On espérait que la Baltique et le Wurtemberg conserveraient leur neutralité. Ce plan eût peut-être réussi si le Chef avait été jeune, ardent, enthousiasmé. L'occasion fut perdue. Notre armée était divisée en huit corps formés, les uns de quatre divisions d'infanterie, les autres de trois. Tous avaient une division de cavalerie. La garde impériale conservait la réserve, forte de deux divisions de cavalerie et d'une d'infanterie. Le 1er août les divers corps occupaient les positions suivantes. 1er corps. — Maréchal de Mac-Mahon — 38.000 hommes, 96 canons, 24 mitrailleuses ; — à Strasbourg. 2e corps. — Général Frossard — 28.000 hommes, 72 canons, 18 mitrailleuses ; — à Saint-Avold et à Forbach. 3e corps. Maréchal Bazaine — 42.000 hommes, 96 canons, 24 mitrailleuses ; à Boulay. 4ecorps. Général de L'Admirault — 33.500 hommes, 72 canons, 18 mitrailleuses ; — à Thionville. 5e corps. — Général de Failly — 29.000 hommes, 72 canons, 18 mitrailleuses ; — à Sarreguemines et à Bitche. 6e corps. — Maréchal Canrobert — 40.000 hommes, 114 canons, 7 mitrailleuses ; à Châlons. 7e corps. — Général Félix Douay —27.000 hommes, 72 canons, 18 mitrailleuses ; — à Belfort. La garde impériale, général Bourbaki, comptait 23.000 hommes, 60 canons et 12 mitrailleuses : elle était à Metz. La réserve de cavalerie placée à Lunéville comptait trois divisions formant un total de 7.000 cavaliers, 30 canons et 6 mitrailleuses. La réserve de l'artillerie se composait de 96 canons et de 3.500 hommes. La France allait donc entrer en campagne, ayant sous la main une armée de 272.000 hommes, 780 canons et 144 mitrailleuses, alors que les forces allemandes étaient de 447.000 hommes et de 1.194 canons ; toutes ces forces groupées en trois corps : le premier commandé en chef par le vieux général Steimmetz, le second par le prince Frédéric Charles, lé troisième par le prince royal de Prusse. Un quatrième corps sous les ordres du duc de Mecklembourg-Schewerin avait pour mission de protéger les côtes au cas où nous eussions opéré dans la Baltique. En outre, des réserves avaient été laissées en Allemagne : la première était de 188.000 hommes et de 384 canons ; la seconde, (Landwerh) de 160.000 hommes ; la troisième, (troupes de dépôt) de 226.000 hommes. L'Allemagne pouvait donc nous opposer successivement UN MILLION VINGT ET UN MILLE HOMMES. C'est de cette armée que le maréchal Lebœuf avait dit : L'armée prussienne n'existe pas, je la nie ! — Et M. Ollivier avait ajouté : Nous soufflerons dessus ! Quand il fallut équiper et armer les gardes mobiles, on ne trouva ni souliers, ni fusils ; or, six semaines avant la déclaration de guerre, ce même maréchal Lebœuf affirmait l'existence de 1.336.000 fusils se chargeant par la bouche, de 1.349.115 fusils se chargeant par la culasse, et de 2.246.417 paires de souliers ; toute la troupe et les mobiles étant, en outre, parfaitement équipés, affirmait-il. — Les officiers ont-ils des cartes pour se guider dans ce pays que vous voulez envahir ? lui demanda un député. — Certainement, répondit le ministre criminel, tous nos officiers ont les meilleures qui existent, tenez, j'ai la mienne sur moi ! Et, désignant son épée, il ajouta : La voilà ! Comment étions-nous prêts jusqu'aux derniers boutons de guêtres ? — Point d'argent dans les caisses des corps d'armée. — Envoyez argent pour faire vivre troupes, télégraphiait de Bitche, dès le début de la guerre, le général de Failly au ministre. Le maréchal Bazaine : Nos troupes vivent difficilement. Le sucre et le café sont rares à Metz : faudrait en envoyer. — Le général Ducrot : Demain il y aura à peine 50 hommes pour garder le fort de Neuf-Brisach : Fort-Mortier, Schelestadt, la Petite-Pierre, Lichtemberg sont dégarnis. C'est la conséquence des ordres donnés et je ne peux rien faire, n'étant pas autorisé. — Le général Michel : Suis arrivé à Belfort, pas trouvé ma brigade, pas trouvé général de division, sais pas où sont mes régiments ! — Le général commandant la 2e division à Saint-Avold : N'avons pas une carte de la frontière de France. — Maréchal Canrobert : Dans les vingt batteries du 6e corps, il n'y a qu'un vétérinaire : comblez cette lacune. — Le général commandant la 8e division : Pourquoi tant de troupes à Lyon, — en envoyer ici. — Colonel du 1er train d'artillerie à Saint-Omer : Manque 600 selles et 600 brides : formation de cavalerie se trouve arrêtée. Général de Failly : Attendons les souliers et les chemises pour les hommes de la réserve : sont en outre arrivés sans tentes. Et quelles navrantes dépêches envoyaient, eux aussi, les intendants : De Metz, 20 juillet : N'avons ni café, ni riz, ni eau-de-vie, peu de lard, envoyer un million de rations. — De Metz, 24 juillet : N'avons ni infirmiers, ni ouvriers d'administration, ni caissons d'ambulances, ni fours de campagne. — De Thionville, le 24 juillet : Le 4e corps n'a ni cantines, ni ambulances, ni voitures d'équipage. — Tout est complètement dégarni. — De Mézières, 25 juillet : N'avons ni biscuits ni salaison. — De Sarreguemines, le 25 juillet : Organisation incomplète, avons besoin de tout. — De Saint-Cloud, le 26 juillet : Biscuits et pain manquent à l'armée. — De Metz, le 27 juillet : Manquons de biscuits ; le 28, N'ai reçu ni un soldat du train, ni un ouvrier d'administration ; le 29, manquons de biscuits pour marcher en avant ; avons besoin de tentes-abri, couvertures, bidons, gamelles. Il faudrait des campements pour 5.000 hommes. Bornons là ces citations désolantes : car on se sent la rougeur monter au front et le cœur bondir d'indignation en face de tant d'imprévoyance, de tant d'ineptie. Mais en revanche, pendant que nos corps d'armée manquaient de tout, de fours de campagne et d'ambulances, de lard, de riz et de pain, de tentes-abri, de couvertures, de boulangers et d'infirmiers, Napoléon III réglait minutieusement, à Saint-Cloud, les services de sa table et de sa maison. Il décrétait qu'il y aurait toujours, soit au bivouac, soit pendant les séjours, deux tables l'une présidée par Sa Majesté, l'autre par l'adjudant général, que les cantines à bouche formant un total de vingt à vingt-quatre, seraient divisées en deux services, chacun avec maîtres d'hôtel, cuisiniers et aides embrigadés ; que les valets de chambre de MM. les aides-de-camp et officiers d'ordonnance auraient une cuisine indépendante du service de bouche ; enfin que les bagages et fourgons de l'empereur seraient escortés par six gendarmes d'escadrons de la garde sous le commandement d'un de ses courriers. A la veille d'engager la guerre, l'empereur eût pu s'assurer l'alliance de l'Italie, mais à condition que les troupes françaises évacueraient Rome. Plutôt une défaite sur le Rhin que l'abandon du pape, s'écria-t-il, et c'est ainsi qu'il sacrifia les intérêts de la France à ceux du parti clérical, en repoussant, afin de plaire à sa femme et à Pie IX, un traité d'alliance qui eût peut-être changé la face des événements. Le 28 juillet, à huit heures du matin, Napoléon en tenue de général de division, montait en wagon, à la gare des fêtes (?), située dans le parc de Saint-Cloud ; son fils qu'il emmenait avec lui portait l'uniforme de sous-lieutenant ; sa maison militaire prit le même train qui, par le chemin de ceinture, rejoignit celui de l'Est. Redoutant sans doute un accueil froid et des manifestations hostiles, l'Empereur n'avait pas osé traverser Paris, qui brisait un à un les anneaux de la sanglante chaîne dont il l'avait si traîtreusement chargé. Affaire de Sarrebruck. — Les hostilités s'ouvrirent du 26 au 28 juillet, près de Niederbronn, de Sarreguemines et de Volckingen, par trois escarmouches sans importance. Le 30 juillet, l'Empereur se décidait à prendre l'offensive ; Frossard reçut l'ordre de franchir la Sarre et de s'emparer de Sarrebruck, dans la matinée du 2 août. Il n'y avait là qu'un bataillon d'infanterie prussienne, trois escadrons de cavalerie et quelques pièces d'artillerie. L'ennemi évacua la position après une assez vive résistance de quelques heures, ayant perdu 2 officiers et 70 soldats. De notre côté, nous avions eu 6 hommes tués et 67 blessés. L'empereur et le prince impérial avaient assisté à l'engagement sur les hauteurs qui dominent Sarrebruck, circonstance qui nous valut cette ridicule dépêche adressée à l'impératrice et tout aussitôt rendue publique par l'indiscrétion (?) du journal le Gaulois. — Louis vient de recevoir le baptême du feu. Il a été admirable de sang-froid et n'a été nullement impressionné. — Une division du général Frossard a pris les hauteurs qui dominent la rive gauche de Sarrebruck. — Les Prussiens ont fait une courte résistance. — Nous étions en première ligne, mais les balles et les boulets tombaient à nos pieds. — Louis a conservé une balle qui est tombée tout près de lui. — Il y a des soldats qui pleuraient en le voyant si calme. — Nous n'avons eu qu'un officier tué et dix hommes blessés. Wissembourg, (2 août). — Le maréchal Mac-Mahon arrivé d'Afrique, pour prendre le commandement du 1er corps trouva une armée incomplète, mal constituée, mal approvisionnée. Il détache en reconnaissance la division du général Douay qui est battu et tué à Wissembourg. L'ennemi entre en France : — l'invasion commence. Reischoffen, (5 août). — Le maréchal Mac-Mahon est surpris par l'armée prussienne entre Wœrth et Freschwiller. A sept heures s'engagea la bataille de Freschwiller ou de Reischoffen, — ou encore de Wœrth, comme l'appellent les Allemands. Le combat se termina par un véritable désastre que retardèrent, un instant, les terribles charges demeurées historiques des tirailleurs algériens, des 8e et 9e cuirassiers. — Ce que nos soldats et leurs chefs déployèrent d'héroïsme dans cette journée est inénarrable. Le maréchal de Mac-Mahon dut : se replier sur les Vosges. Sur le champ de bataille restèrent 6.000 Français et les Allemands nous prirent 8.000 prisonniers. En outre, cette victoire leur livrait l'Alsace. — L'histoire, dit M. Jules Claretie, n'oubliera jamais ces cuirassiers épiques, dignes fils de ces cuirassiers de la Moskowa, qui, avec Caulaincourt, enlevaient la grande redoute et sabraient les Russes, fiers descendants tous cuirassiers de Milhaud, qui, à Waterloo, offraient leurs poitrines aux balles des enfants rouges de Wellington. C'était le 8e et le 9e cuirassiers, de ces hommes de fer, grands et forts, pareils à des géants sur leurs chevaux solides. Il leur fallait traverser le village de Morsbrunn, descendre dans le vallon, se reformer et recharger encore. Dans le village, les Allemands embusqués tirent à bout portant sur la trombe humaine qui passe. Des officiers allemands brûlent des cervelles en étendant du haut de leurs fenêtres des bras armés de revolvers qu'ils déchargent sans danger sur les cavaliers emportés. Au-delà de Morsbrunn, les batteries ennemies couvrent le vallon d'une pluie de fer. Les cuirassiers ont à traverser des houblonnières où leurs sabres et leurs casques s'enchevêtrent Qu'importe. On les voit descendre sur cette terre qui frémit sous les pieds des chevaux. Ils s'engouffrent dans Morsbrunn, ils atteignent le vallon, ils se reforment, ils chargent. Décimés, foudroyés, ils s'élancent encore, et tandis que l'armée s'éloigne, ils donnent, en se faisant tuer, le temps aux vaincus d'éviter la mort. Forbach, (6 août). — Le général Frossard est battu à Forbach par le général Steinmetz. Quand il apprit ce désastre, Victor-Emmanuel était dans sa loge, au théâtre du Cirque, avec la princesse de Mirafiore. A peine eut-il fini de parcourir les dépêches qui le racontaient, qu'il sortit en proie à une violente émotion. Rentré au palais Pitti, il se laissa choir dans un fauteuil en s'écriant : — F... le pauvre empereur ! mais N... de D... je l'ai échappé belle ! Ce fut toute l'oraison funèbre d'un homme auquel il devait la couronne d'Italie. L'impératrice Eugénie, elle, fut plus explicite : — Le misérable ! s'écria-t-elle, le misérable ! Il a perdu mon fils et sa dynastie. Il ne lui reste plus qu'à se faire tuer à la tête d'un régiment ! — On sait comment, plus tard, Napoléon devait se faire tuer à Sedan ! Strasbourg assiégé, (19 août - 28 août 1870). — Le général de Werder assiège Strasbourg que défend courageusement le général Ulrich. Le bombardement de cette malheureuse cité fut horrible et, lorsque le général Ulrich demanda la libre sortie pour les femmes et les enfants, de Werder répondit en faisant pointer ses canons sur les principaux édifices de Strasbourg. Le 29, les Prussiens entraient dans la ville. Cette cité que les Allemands prétendaient s'attacher, ils avaient commencé par la brûler, par la saccager : — C'est ainsi que Strasbourg, fille de l'Allemagne, comme l'appelle une chanson populaire au-delà du Rhin devait être sauvée ! — Ô Strasbourg ! ô Strasbourg ! — chantaient ces soudards, — ô cité admirablement belle où sont enfermés tant de soldats, où sont emprisonnés aussi, vous l'oubliez, depuis plus de cent ans, notre gloire et notre orgueil. — Depuis plus de cent ans, fille de notre cœur, tu te consumes dans les bras du larron français, mais ta douleur cessera bientôt. — Ô Strasbourg ! ô Strasbourg ! la fille de notre cœur, éveille-toi de tes rêves sombres ; ô Strasbourg ! Tu vas être sauvée. — Le mysticisme, la poésie mêlée au vandalisme sauvage, voilà bien le caractère allemand. Bazeilles-Sedan, (31 août - 13 septembre 1870). — C'était dans la nuit du 30 août : — Notre 5e corps d'armée mis en lambeaux se repliait sur Sedan en traversant Bazeilles. Jamais spectacle plus déchirant. Le village était rempli de troupes, les rues encombrées de voitures, les équipages de l'empereur disputaient le pas aux caissons d'artillerie. La nuit se passa au milieu d'un trouble et d'un bruit qui répandaient la terreur. C'était la voix rauque des conducteurs excitant leurs chevaux brisés de fatigue et embarrassés par cent obstacles ; c'était le fracas des voitures s'enchevêtrant les unes dans les autres ; c'étaient les clameurs des soldats n'avançant qu'avec difficulté et désireux d'en finir. Enfin, au lever du soleil, nos têtes de colonnes apparaissaient sur les hauteurs de Sedan. C'était la dernière étape du douloureux calvaire que l'armée de Châlons gravissait depuis le 3 août. Le 31 août, neuf heures sonnaient à l'horloge de Bazeilles lorsque le canon se fit entendre du côté de Remilly. Von-der-Thann, à la tête du 1er corps bavarois, venait de prendre ses positions sur la rive gauche de la Meuse. Il ouvrait le feu sur nos troupes, le 12e corps campé à l'Est de Bazeilles. Le général Lebrun fait alors entrer en ligne les mitrailleuses et un terrible duel d'artillerie se livre au dessus de la gare de Bazeilles et de la prairie si riante encore l'avant-veille. — Pendant ce temps Von-der-Thann poussait son infanterie sûr le pont du chemin de fer, en face du village. Les derniers pelotons du 5e corps venaient de Bazeilles et nos lignes de défense n'étaient pas encore formées. Une centaine de Bavarois montent la grand'route jusqu'à l'embranchement du chemin de fer de Givonne. Les Bavarois se retirent puis reparaissent plus nombreux. Après s'être prudemment approchés de Bazeilles, ils traversent le village, sombres et silencieux. Leurs regards inquiets interrogent les fenêtres, les ruelles, les cours : ils sont prêts à faire feu. Déjà ils ont dépassé les dernières maisons, lorsqu'arrivent au pas de course les tirailleurs français. Les Bavarois se mettent à l'abri dans les fossés, derrière les arbres et les maisons. Nos tirailleurs les fusillent, mais des renforts survenant des deux côtés, le combat devient plus vif et une batterie d'artillerie placée sur le Liry, couvre de projectiles le village de Bazeilles. Une trentaine de blessés cachés dans la maison de Thomas Friquet sont atteints par l'artillerie ennemie. Les habitants de Bazeilles se tenaient enfermés au plus profond de leurs appartements. Au milieu de cette grêle de projectiles, Von-der-Thann lançait avec rage ses soldats sur Bazeilles. Bientôt le village tomba au pouvoir de l'ennemi et les rues, les jardins, les cours, les chambres de chaque maison devinrent le théâtre d'horribles mêlées, de scènes ignobles et sanglantes. Les troupes de la division Grandchamp et l'infanterie de marine du général Vassoigne chargèrent plusieurs fois. C'était un spectacle admirable, dit un témoin, de voir nos petits soldats intrépides et fort inférieurs en nombre, courir comme des lions sur les ennemis, balayer les régiments et semer, dans les rangs bavarois, le désordre et la mort ; partout où l'Allemand égaré ou fou de terreur se réfugie, il y est forcé ; on se bat corps à corps, on se perce avec la baïonnette, on s'assomme avec la crosse, on se foule aux pieds. Vers le soir le combat se concentrait dans le bas du village et la lutte devenait acharnée. Enfin les Bavarois repoussés se retiraient par la prairie emportant leurs blessés et leurs morts. La lutte n'avait duré que quelques heures et Bazeilles n'était plus reconnaissable. L'air pur y était remplacé par une odeur suffocante ; on respirait l'acre parfum du sang et de la poudre, les rues étaient jonchées de cadavres, sillonnées par les balles et les obus, les murs menaçaient ruine, les portes et les fenêtres brisées tombaient des maisons. Dans la nuit du 1er septembre, les Bavarois munis de bottes de paille et de boîtes explosibles entraient dans les maisons et y mettaient le feu : dix sept d'entre elles seulement avaient brûlé pendant la bataille, le reste fut incendié à la main. Cette opération prit trois journées. Parmi les habitants qui furent massacrés, on cite : Delahage-Simon, Jacquet-Saint-Jean, Remy-Chapellier,Emmanuel Boury, Baptiste, Gustave Henriet, Jules Delahaye dont la femme et les deux enfants furent noyés dans un puits, la famille Vauchelet, le père, la mère et l'enfant ; les deux Haguéry, la veuve Bertholet, la veuve Lequay, Herbulot, Robert-Paris, Grimpoix, Grosjean, Lamotte, Lacroix-Lardenois, Lesuib, etc., etc. D'horribles orgies, sous des formes différentes, se reproduisirent dans le village. Les ennemis dans ce débordement de fureur, donnèrent cours à leurs passions les plus abominables. Par respect pour les victimes, il ne nous est pas permis d'insister. Rappelons, toutefois, la sublime défense de la maison Bourgerie immortalisée par l'héroïsme de ses défenseurs et le patriotique tableau de de Neuville : les Dernières Cartouches ! C'est le 1er septembre au matin que s'engagea la bataille de Sedan. Le général Mac-Mahon, blessé dès le commencement de l'action, avait dû céder le commandement au général Ducros qui, bientôt après, était obligé de l'abandonner au général de Wimpffenn. Notre armée que des forces supérieures mitraillaient, hachaient, broyaient, fut refoulée dans cet entonnoir, au fond duquel est bâtie la ville. Il était alors environ deux heures de l'après-midi. Wimpffenn envoya demander à Napoléon de se mettre à la tête de ses troupes, pour tenter une percée à travers les Prussiens. L'Empereur qui déjeunait tranquillement et n'avait pas encore tiré son épée du fourreau, REFUSA. Réclamez l'armistice, écrivit-il au général en chef. Wimpffenn indigné de cette lâcheté sans exemple continua le combat. Les généraux Marguerite, blessé mortellement, de Gallifet, Ducrot, Lebrun, Lespart et tous les soldats combattirent sous ses ordres héroïquement, ne se lassant pas de faire des prodiges de valeur alors que Napoléon III insistait toujours pour la capitulation. Il fallut, enfin, subir cette honte, toute résistance d'ailleurs, tant les armées prussiennes devenaient d'heure en heure nombreuses, était impossible. L'empereur écrivit au roi Guillaume. Monsieur mon frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de votre majesté. Guillaume répondit : Devant Sedan, le 1er septembre 1870. Monsieur mon frère, Tout en regrettant les circonstances dans lesquelles nous nous rencontrons, j'accepte l'épée de Votre Majesté et je vous prie de nommer un de vos officiers muni de vos pleins pouvoirs pour négocier la capitulation de l'armée qui s'est bravement battue sous vos ordres. De mon côté, j'ai désigné le général de Moltke à cet effet. Je suis, de Votre Majesté, le bon frère. GUILLAUME. Une entrevue fut donc décidée : elle eut lieu au château de Bellevue, entre de Moltke, de Bismarck, le général de Blumenthül pour l'Allemagne et les généraux de Wimpffenn, Faure, Castelnau, représentant la France. Les conditions du vainqueur étaient dures, inacceptables et les négociateurs allaient se retirer, quand, raconte le général Ambert, dans ses intéressants Récits militaires, le général Castelnau prit la parole. — Je crois l'instant venu, dit-il, de transmettre le message de l'Empereur. Sa Majesté m'a chargé de faire remarquer à Sa Majesté le roi de Prusse qu'il lui avait envoyé son épée sans condition et s'était personnellement rendu à sa merci sans condition, mais qu'il n'avait agi ainsi que clans l'espérance que le roi serait touché d'un aussi complet abandon, qu'il saurait l'apprécier et, qu'en cette considération, il voudrait bien accorder à l'armée française une condition plus honorable et telle qu'elle y a droit par son courage. — Est ce tout ? demanda Bismarck. — Oui, répondit le général Castelnau. — En ce cas, reprit de Moltke, cela ne change rien aux conditions et dites à l'Empereur qu'il obtiendra pour sa personne tout ce qu'il lui plaira de demander. En ce cas, reprit de Wimpffenn, nous recommencerons la bataille. — Soit, général, répliqua de Moltke, mais vous savez que la trêve expire demain à quatre heures du matin et tenez vous pour avisé qu'à quatre heures précises, j'ouvrirai le feu. Tous les officiers se tenaient debout. On avait fait demander leurs chevaux. Le silence était glacial et chacun croyait entendre ces mots lugubres. — A quatre heures précises, j'ouvrirai le feu ! — Pourtant, dit enfin le général de Wimpffenn, je ne puis prendre sur moi, vous le comprenez bien, la responsabilité d'accepter tout seul les conditions de la capitulation. Il faut que je consulte mes collègues, où les trouver maintenant ? Il me sera impossible de vous donner une réponse pour quatre heures. Il est donc indispensable que vous m'accordiez une prolongation de trêve. Comme M. de Moltke refusait opiniâtrement, M. de Bismarck se pencha vers lui et murmura quelques mots qui parurent signifier que le roi arriverait à neuf heures et qu'il fallait attendre. Le colloque à voix basse terminé, le général de Moltke dit au général de Wimpffenn qu'il consentait à lui accorder jusqu'à neuf heures, mais que ce serait la dernière limite. On sait le reste : la capitulation fut acceptée aux conditions suivantes. La ville de Sedan était livrée dans son état actuel au roi de Prusse. L'Empereur était prisonnier. L'armée française était prisonnière de guerre à l'exception des officiers qui consentiraient à ne pas porter les armes contre l'Allemagne pendant la durée de la campagne. Tout le matériel de l'armée, drapeaux, canons, munitions, armes de guerre devait être remis immédiatement aux mains des commissaires allemands. Tel fut le dénouement de la journée du 1er septembre. Ainsi s'écroulait l'Empire, dans la lâcheté et la trahison ! La trahison, en effet, car le sinistre Empereur avait sacrifié à des considérations dynastiques et personnelles l'intérêt et le salut de la France. Nous n'en voulons pour preuve qu'un extrait d'une lettre écrite par lui, de son exil de Wilhelmshöhe, le 29 octobre 1870, à Sire John Burgone. — Mon cher Burgone, lui disait-il, j'ai voulu conduire la dernière armée qui nous restait à Paris, mais des considérations politiques nous ont forcés à faire la marche la plus imprudente et la moins stratégique qui a fini par le désastre de Sedan... — Ce fut un spectacle inoubliable que l'aspect du champ de bataille, — écrit un témoin — et bien fait pour le graver en traits ineffaçables, rouges comme du sang dans une mémoire française. Partout des canons démontés, des fusils brisés, des sacs éventrés, des tambours crevés, des tas de cervelles ou de chair humaines gisant sur l'herbe, dans les champs de betteraves ou sur les haies des jardins : des cadavres partout, crispés, immobiles, gardant dans la mort l'attitude de la vie et faisant avec leurs poses bizarres, leurs mains exsangues, leur visage d'une pâleur jaune ressembler ce champ de carnage à une campagne peuplée de figures de cire. Les morts frappés par les balles, en effet, conservent encore très souvent la dernière expression, le dernier geste de leur existence. L'un épaule son fusil, l'autre est à genoux visant un ennemi ; d'autres chargent à la baïonnette ; d'autres se cramponnent à des branches d'arbre et restent debout, les yeux fixés. On les croirait vivants, ils sont froids et raidis. J'en vis un, capitaine du 20e de ligne, assis au pied d'un arbre, la tête dans ses doigts et tenant encore une lettre froissée dans ses mains crispées. Ce malheureux semblait pleurer Je lui frappai sur l'épaule, il ne bougea pas : il était mort ! " Il est très difficile d'évaluer les pertes que notre armée subit à Sedan : il est à peu près prouvé que 25.000 hommes furent blessés ou tués ; mais une chose est certaine c'est que 83.000 soldats furent faits prisonniers de guerre. Sur ce nombre il y avait 2.866 officiers de tous grades. En outre Sedan se rendait avec 184 pièces de place, 250 pièces de campagne, 70 mitrailleuses, 12.000 chevaux et un immense matériel de guerre. Furieux d'être rendus, — vendus, disaient ils, — nos pauvres soldats s'en prenaient à leurs armes ; ils hurlaient, enfonçaient les caisses de biscuits, brisaient leurs fusils, glissaient leurs sacs dans les égouts ou les jetaient dans la Meuse : des officiers brûlaient leurs drapeaux ou les déchiraient. On n'apercevait que les soldats armés de tournevis qui démontaient la culasse mobile de leurs armes et en lançaient au loin les débris. Des artilleurs, fous de rage, silencieusement, enclouaient leurs canons. Napoléon n'osa point reparaître dans son armée : il lui fallut éviter Sedan et se rendre en Allemagne en longeant les frontières belges. Des hussards noirs prussiens, protégeant sa fuite, escortaient sa voiture dans laquelle mollement étendu, il fumait des cigarettes. Et, pendant ce temps, les soldats faits prisonniers étaient menés et parqués au bord de la Meuse dans la presqu'île d'Iges. C'est dans cet étroit emplacement, justement surnommé par eux le camp de misère que les braves combattants de Sedan furent entassés pendant quinze jours, sur un sol marécageux, détrempé par les pluies torrentielles, sans abri, sans couverture, mourant de faim et de froid. Beaucoup d'entre eux — lisons-nous dans la Vérité sur Sedan, par un officier supérieur — furent obligés d'aller demander à la charité des Prussiens un morceau de biscuit. Quelques-uns purent vivre de pommes de terre arrachées dans les champs ; quand cette triste ressource vint à manquer ils tombèrent dans la plus affreuse détresse et il en est qui moururent d'inanition. D'ailleurs, beaucoup de ceux qui, avec un reste de vie encore quittaient le camp de la misère devaient périr dans les forteresses allemandes. Vingt mille de ces fortunés ne revirent jamais le sol natal. Et pendant ces effroyables misères, Napoléon III prisonnier à Wilhelmshöhe, — un des plus beaux et des plus riches châteaux de l'Europe, — continuait à fumer sa cigarette dans les charmants bosquets de sa fastueuse résidence, sans avoir jamais su trouver un mot de pitié pour ses braves soldats qu'hier encore il conduisait à la mort. LA DÉFENSE NATIONALE (4 septembre 1870). — Ce désastre connu, un gouvernement national se constitua tout aussitôt, composé de J. Favre, aux affaires étrangères ; Gambetta, à l'intérieur ; Le Flô, à la guerre ; Fourrichon, à la marine ; Crémieux, à la justice ; Picard, aux finances ; J. Simon, à l'instruction publique et aux cultes ; Dorian, aux travaux publics ; Magnin à l'agriculture et au commerce. Le gouvernement de la Défense Nationale ayant aboli le Sénat et dissous le Corps Législatif adressa cette proclamation à la France. FRANÇAIS Le peuple a devancé la Chambre qui hésitait. Pour sauver la patrie en danger il a demandé la République. — Il a mis ses représentants non au pouvoir mais au péril. — La République a vaincu l'invasion en 1792 ; la République est proclamée. — La Révolution est faite au nom du salut public. Pour la troisième fois, depuis un siècle, la France perdue par la monarchie se réfugiait dans la République. Le pays tout entier accueillit avec le même enthousiasme que Paris la Révolution du 4 septembre et tous les bons citoyens, sans distinction d'opinion, s'unirent alors dans un même sentiment de réprobation contre l'Empire et applaudirent avec une égale satisfaction à son effondrement. Ce régime néfaste, en effet, avait tellement révolté les esprits par les malheurs qu'il avait attirés sur la France que personne n'avait pitié de sa chute et que personne n'avait la pensée d'y résister. Ses partisans, eux-mêmes, assistèrent à ce singulier spectacle sans essayer d'y porter remède. Voici d'ailleurs le témoignage que rendit à l'inévitable et pacifique révolution du 4 septembre l'un des organes les plus graves et les plus autorisés de l'orléanisme : La Revue des Deux-Mondes. La France est rentrée en possession d'elle-même, sans lutte, sans déchirement, par une sorte de soubresaut de patriotisme et de désespoir devant l'ennemi. Un retour de fortune aurait peut-être pu, tout au plus, suspendre LA GRANDE ET INELUCTABLE EXPIATION. Fuite de l'Impératrice. — En voyant le mouvement républicain prendre les proportions formidables d'une révolution, l'impératrice comprenant qu'elle ne serait pas défendue chargea le précepteur du prince impérial, M. Filon, d'envoyer à Maubeuge la fameuse dépêche qui coïncidait si singulièrement avec le nom de celui qui l'expédiait. Filons sur Belgique. Signé : FILON. Puis, après quelques récriminations contre la France qui avait si généreusement payé ses prodigalités et ses folies, cette étrangère accompagnée de deux étrangers, le chevalier Nigra, ministre d'Italie et M. de Metternich, ambassadeur d'Autriche,— quitta les Tuileries, monta dans un fiacre avec sa lectrice, Mme Le Breton et se réfugia chez son dentiste, le docteur Evans. Elle ne courait aucun danger, bien qu'on sût qu'elle était une des causes principales de la guerre ; le gouvernement de la Défense aurait, au besoin, protégé son départ ; elle avait à Paris des parents et des amis, mais elle préféra recourir à des moyens romanesques et ce fut encore dans la même compagnie qu'elle gagna Dauville, puis Brigton et Hartings où elle trouva son fils qui l'attendait. Pendant cette fuite le gouvernement s'installa paisiblement à l'Hôtel-de-Ville, sans aucune résistance de la part des troupes qui gardaient le palais. L'inévitable dénouement était si universellement accepté que, lorsque Gambetta entra dans le cabinet du secrétaire-général, M. Alfred Blanche, lui dit tout simplement : — Je vous attendais ! Entrevue de Ferrière. — Du 6 au 16 septembre, d'infructueuses tentatives furent faites pour la paix. Une entrevue qui n'aboutit pas eut lieu à Ferrières, dans le château de M. de Rothschild, entre J. Favre et le comte de Bismarck. M. Jules Favre a raconté cette mémorable entrevue dans un rapport dont voici la conclusion. — Le comte de Bismarck, dit-il, déclara formellement, au nom de son maître, qu'il ne consentirait à faire la paix que moyennant une cession de territoire. Comme je le pressais vivement sur ces conditions, il m'a répondu nettement que la sécurité de son pays lui commandait de garder le territoire qui la garantissait. Il m'a répété plusieurs fois : Strasbourg est la clef de la maison, je dois l'avoir. Je l'ai invité à être plus explicite encore. Il m'a répondu alors que les deux départements du Bas et du Haut-Rhin, une partie de la Moselle avec Metz, Château-Salins et Soissons, lui étaient indispensables et qu'il ne pouvait y renoncer. Après avoir protesté contre des conclusions telles que la France ne pouvait les accepter sans déshonneur, je déclarai que le pays était seul compétent pour se prononcer sur une cession territoriale et je proposai une armistice pour qu'il fût possible de convoquer une Assemblée Nationale. Le comte de Bismarck refusa tout d'abord ; toutefois, après avoir consulté le roi il déclara qu'il consentirait à signer une suspension d'armes, mais à la condition qu'on livrerait pour gage Strasbourg, Toul, Phalsbourg, et, dans le cas où l'Assemblée se réunirait à Paris, un fort dominant la ville, celui du Mont-Valérien, par exemple. Devant de pareilles propositions, toute discussion devenait impossible. J'étais, d'ailleurs, à bout de force et je craignais, un instant, de défaillir. Je me retournai pour dévorer les larmes qui m'étouffaient et m'excusant de cette faiblesse involontaire, je pris congé. A la suite de ces tentatives de négociation dont le souvenir restera toujours si cruel pour nous, le gouvernement de la Défense Nationale repoussait, à l'unanimité, ces conditions humiliantes que le roi de Prusse imposait pour la signature d'un armistice et déclarait que, d'accord avec le pays, il poursuivrait la résistance à outrance. SIÈGE DE PARIS (19 septembre 1870, 30 janvier 1871). — Paris soutient un siège héroïque qui fait l'admiration du monde entier : le courage, le patriotisme de cette ville qui grandissaient à mesure que les épreuves se prolongeaient, resteront dans l'histoire au-dessus de tout éloge. Etait-il possible de franchir ce cercle de fer et de feu, dont l'ennemi entourait la vaillante cité ? On ne pouvait le savoir que par des attaques réitérées, des sorties : citons les combats de la Ville-Evrard, d'Avron, du Bourget, de Buzancy. Ce siège dura quatre mois et douze jours ; le bombardement un mois entier : mais au milieu de tant de désastres il n'y eut pas un seul jour de découragement. Un instant Paris faillit manquer de vivres : les rares provisions qui restaient se vendirent alors à des prix fabuleux, une carotte 0 fr. 60 c. ; — un navet, 0 fr. 80 ; — une betterave 4 fr. — ; un chou, 4 fr. — ; un canard, 38 fr. — ; une oie, 85 fr. — ; un lapin, 45 fr. et ainsi de suite. Quant aux chats et aux chiens ils se vendaient en détail dans les restaurants sous forme de gibelotte et de ragoût. — Puis le froid sévissait ; le thermomètre descendait à douze degrés ; il neigeait, un brouillard glacial et persistant couvrait la ville. Des femmes, des enfants, des vieillards attendaient, durant de longues heures sous un ciel inclément par la bise âpre et le froid aigu, le moment d'avoir une chétive ration de viande de cheval, de salaison ou de légumes secs. Mais qu'importait ? — Paris, cet admirable Paris qui émerveillait alors l'Europe entière ne se décourageait pas. Malgré ses souffrances, ses douleurs, ses angoisses, il s'oubliait, ne voulant songer qu'à la Patrie et souscrivait pour fondre des canons qu'il allait, joyeux et fier, offrir au gouvernement. Qui pourra jamais dire tout ce qui s'est dépensé d'incomparable héroïsme, de sublime abnégation, dans ce siège, l'un des plus mémorables, les plus glorieux dont l'histoire du monde entier puisse s'enorgueillir ? Si les hordes allemandes avaient compté épouvanter Paris leurs espions durent apprendre à Bismarck et à de Moltke qu'ils s'étaient étrangement trompés. Les premiers obus furent accueillis avec curiosité ; dès qu'un obus avait éclaté dans une rue, des gamins à l'affût s'en disputaient les morceaux. Les hommes se portaient aux remparts où une consigne sévère ne laissait circuler que les gardes nationaux de service, et des groupes amoncelés sur les moindres hauteurs semblaient prendre plaisir à entendre le sifflement sinistre des projectiles décrivant leurs trajectoires au-dessus de leur tête. Oui ! l'Allemagne a pu nous vaincre, parce que nous eûmes un César et des généraux imbéciles, mais elle ne nous a jamais fait peur ! Mais hélas ! il fallut un jour se résigner : plus de bois pour se chauffer, plus de charbon, plus de farine, plus de lait, plus de pain, plus de vivres ; aussi la mortalité devenait-elle effrayante : La première semaine il n'était mort que 1,200 personnes, il en mourait près de 4.000 dans la semaine qui devait être la dernière du siège. Et cependant Paris était toujours impatient d'accomplir des actes héroïques et puisque l'ennemi ne venait pas, qu'ils fussent maudits dans la postérité, ces chefs peureux, indolents ou incapables qui ne les menaient pas aux assiégeants ! On dut enfin demander une armistice ; — mais se dirent avec indignation les Parisiens— ce mot ne signifiait-il pas, capitulation ? Etait-ce donc pour en arriver a ce dénouement qu'ils avaient tant combattu, tant espéré, tant souffert ? C'est le 26 février que fut signé entre Jules Favre et de Bismarck, l'armistice qui portait cette condition : La partie de la ville de Paris, à l'intérieur de l'enceinte, comprise entre la Seine et la rue du faubourg Saint-Honoré et l'avenue des Ternes, sera occupée par les troupes allemandes dont le nombre ne dépassera pas 30.000 hommes. Les Prussiens devaient entrer dans Paris le 1er mars. Ce jour-là, tous les édifices publics furent fermés ainsi que de nombreux magasins sur lesquels on lisait : Fermé pour cause de deuil national. — Fermé pour cause de deuil public. Des drapeaux noirs flottaient sur toutes les mairies, sur presque toutes les maisons, et les gardes nationaux se tinrent dans leurs quartiers respectifs, chaque guidon portant un nœud de crêpe à la hampe. A huit heures, les éclaireurs du corps d'occupation, sous les ordres du général de Kammecke, débouchèrent sur le rond-point de l'Etoile, après avoir pris les plus minutieuses précautions contre toutes les attaques possibles. L'entrée du gros des troupes ne se fit que vers trois heures. Toutes les maisons s'étaient fermées sur le passage des Prussiens. Quelques rares curieux se portèrent du côté des Champs-Elysées, où quelques femmes, de mœurs plus que légères hâtons-nous de le dire, ne craignirent pas de s'aventurer. Mais plusieurs eurent à s'en repentir : soupçonnées d'avoir souri à l'ennemi, elles furent impitoyablement fouettées. De l'intérieur des Champs-Elysées, les Prussiens purent voir les statues de la place de la Concorde voilées de noir. Ils n'eurent même pas la satisfaction de défiler sous l'Arc-de-Triomphe de l'Etoile, soigneusement barricadé. Le soir, Paris revêtit une physionomie étrange, sinistre ; pas une lumière, pas une voiture ; ni fiacre, ni omnibus. On eût dit une ville endormie. A Tours, réorganisation militaire. — Gambetta qui était enfermé dans Paris, montait en ballon le 7 octobre, et allait rejoindre, à Tours, une partie du gouvernement de la Défense Nationale représenté par MM. Fourrichon, Glais-Bizoin et Crémieux. L'arrivée de Gambetta à Tours fut bien accueillie par Crémieux, mais elle laissa Glais-Bizoin, méfiant. Heureusement que le tribun, parti de Paris avec une très juste idée de l'incapacité de ses collègues, n'était pas homme à se laisser impressionner ou intimider. Muni de pouvoirs illimités que lui avait donné le gouvernement central, il s'attribua, d'un seul coup, le ministère de l'intérieur et le ministère de la guerre, puis il s'occupa de lever des troupes et d'organiser l'armement : tâche considérable à laquelle ne furent pas inférieurs sa ténacité, son énergie, son patriotisme. Tout étant à faire il fallut tout créer : plus d'armes, plus de fusils, plus de cavalerie, presque pas d'artillerie, une infanterie disséminée, démoralisée ; sans compter la guerre civile dans un grand nombre de départements du Midi qui, ne voulant pas reconnaître le gouvernement de la Défense Nationale, avaient imaginé d'obéir à un commissaire général : Esquiros d'abord, puis Gent. Levons-nous en masse, cria Gambetta à la France et mourons plutôt que de subir la honte du démembrement. A travers nos désastres et sous le coup de la mauvaise fortune il nous reste encore le sentiment de l'unité française, l'indivisibilité de la République. Paris cerné, affirme encore son immortelle devise qui sera celle de la France : Vive la Nation, Vive la République indivisible. Et la France entière répondit à cet appel suprême de Gambetta ; comme un seul homme elle se leva et se fit légion pour marcher poitrine découverte à l'ennemi ! Comment ces armées furent-elles créées ? Comment Gambetta, semblable au héros antique, les fit-il sortir de terre en frappant du pied ? — Par trois moyens principaux. D'abord un décret du 13 octobre suspendit les règles sur l'avancement, permit des promotions exceptionnelles pour services rendus ou preuves de capacité et autorisa la collation des grades à des personnes étrangères à l'armée, ces grades ne pouvant être conservés après la guerre que par actions d'éclat. Un second décret, en date du 14, ordonnait de traduire devant un conseil de guerre tout chef de corps ou de détachement qui se serait laissé surprendre par l'ennemi ou se serait engagé sur un point où il ne soupçonnait pas la présence de l'ennemi. Enfin un troisième décret, promulgué le même jour, divisait les forces militaires en armée régulière et en armée auxiliaire : celle-ci composée des gardes nationales mobiles ou mobilisées, des corps francs et autres relevant du ministère de la guerre mais non compris dans l'armée régulière. Bien plus, ce décret assujettissait les deux armées au même traitement, autorisait l'emploi des officiers de l'une dans l'autre et déclarait qu'à la fin de la guerre il serait statué sur l'admission dans l'armée régulière des officiers et sous-officiers qui se seraient fait remarquer par leur belle conduite. En outre quatre grands commandements étaient créés : Celui du Nord confié au général Bourbaki, à Lille ; celui de l'Ouest, au général Fierek, au Mans ; celui du Centre, au général Paihès, à Bourges ; celui de l'Est, au général Cambriel, à Besançon. — En même temps, l'armée de la Loire se reformait au camp de Salbris sous la direction du général d'Aurelles de Paladines. Mais, à toutes ces nouvelles armées, à tous ces généraux, il fallait des cartes. Aussi, est-ce pour leur en fournir que M. de Freycinet fit installer un atelier de photographie qui du 15 octobre 1870 au 1er février 1871, pouvait livrer plus de 15.000 cartes admirablement faites et, comme en outre, le nerf de la guerre, l'argent allait peut-être manquer d'un jour à l'autre, Gambetta, par l'entremise de Clément Laurier, contractait avec la maison Morgan de Londres un emprunt de 250 millions reconnu national par l'assemblée en 1875. — A la même époque la Prusse, elle aussi, essayait mais vainement, de contracter un emprunt semblable avec cette même Angleterre qui le lui refusait ayant plus de confiance dans le crédit de la France vaincue que dans celui de ses ennemis victorieux. Et c'est ainsi, qu'en moins de quatre mois, Gambetta parvenait à mettre sur pied, et parfaitement équipée une armée de :
dont la devise put se résumer dans ces énergiques paroles du général d'Aurelles de Paladines : Tout soldat qui hésitera devant l'ennemi sera fusillé, si je recule, fusillez-moi ! Le même jour que Gambetta arrivait à Tours, Garibaldi venait offrir ses services à la France. La délégation de Tours ne parut pas comprendre ce qu'il y avait de généreux dans l'action de Garibaldi et peu s'en fallut que l'illustre patriote italien, froissé de cette indifférence, ne repartît pour son île de Caprèra. Seul Gambetta fit à Garibaldi l'accueil que méritaient son courage et son amour pour la France. Il lui donna le commandement des francs-tireurs et des corps volontaires dans les Vosges. Siège de Saint-Quentin (8 octobre 1870). — C'est le 7 octobre au soir, que les Prussiens furent signalés dans les environs de Saint-Quentin, où venait d'arriver comme préfet M. Anatole de La Forge, un patriote. Le lendemain 8, étant jour de marché, les transactions se firent comme de coutume. Quelques éclaireurs seulement s'avançaient sur la route de Laon pour donner l'éveil au premier danger. A dix heures, on annonça les Prussiens. Le tocsin sonna aussitôt ; tous les gardes nationaux qui n'étaient pas encore aux barricades, coururent rejoindre leurs compagnons. M. A. De La Forge, les avait déjà précédés. Un revolver d'une main, une épée de l'autre, il enflammait par son exemple, l'ardeur de ces soldats-citoyens. Quand les premières lignes des Prussiens parurent à 500 mètres de la ville, on commença le feu. L'ennemi riposta par le canon et la fusillade. De nombreux morts jonchèrent bientôt la route. Il y eut comme un instant d'intimidation parmi ces hommes dont la plupart n'avaient jamais assisté à une bataille. Le préfet se multiplia pour ranimer les courages. Allons, au devoir ! criait-il, et tous retournaient au feu avec une nouvelle ardeur. Un garde national voyant l'ennemi s'avancer, osa parler de se rendre. M. De La Forge demande à ceux qui l'entourent, ce qu'ils pensent de cette proposition : Comment donc ! répondent-ils, voilà seulement qu'on commence à s'échauffer. Et la lutte continue, ardente, héroïque. Les Prussiens ne gagnent plus un pouce de terrain ; découragés, ils cessent le feu, enlèvent précipitamment leurs blessés, et se replient sur Laon en toute vitesse. Saint-Quentin, pour cette fois, était délivré de l'ennemi. Voilà ce qu'avait pu faire une population patriote dans une ville ouverte, au moment où trop de généraux faiblissaient dans les places fortes, avec des armées nombreuses et aguerries. Le soir même le préfet, dans une proclamation affichée sur les murs de la ville, remerciait en ces termes les courageux défenseurs au nom de la France. — La ville de Saint Quentin a su repousser l'invasion prussienne comme autrefois l'invasion espagnole. Elle a bien mérité de la patrie. Hélas ! ce beau succès ne produisit qu'un retard dans l'occupation de la vaillante cité. Le 21 octobre, en effet, des troupes bien plus nombreuses y arrivaient et il fallut se résigner à les subir. Mais la ville de Saint-Quentin, écrit M. Lorrain à qui nous empruntons ces lignes, n'en avait pas moins donné un magnifique exemple, montrant que pour résister à l'envahisseur il y avait quelque chose de plus fort que les remparts les plus solides et les armes perfectionnées : l'amour de la patrie et le culte de l'indépendance. Prise d'Orléans (10 octobre 1870). — Le combat s'engagea entre le général Von-der-Thann, à la tête d'un corps de 40.000 hommes, et la brigade française Longuerue qu'appuyaient quelques compagnies de chasseurs. Nos troupes se défendirent vaillamment et se maintinrent longtemps dans leurs positions malgré l'écrasante supériorité de l'ennemi. Le général Ryan qui s'était battu le 6 à Toury accourut avec une division de cavalerie ; mais alors les Prussiens achevèrent de déployer leurs forces, et nos soldats, débordés de toutes parts, durent chercher un refuge dans la forêt d'Orléans abandonnant de nombreux prisonniers aux Bavarois. Le soir même de ce combat, dit d'Artenay, Von-der-Thann poursuivait sa marche sur Orléans, et le lendemain il arrivait au Pont de Piles qui, jeté sur la Creuse, sépare les deux départements de la Vienne et de l'Indre-et-Loire. Sur ce pont a été mise cette inscription : Ici s'est arrêtée l'armée allemande. Le général de la Motterouge n'essaya pas même de barrer le passage à l'ennemi ; il donna l'ordre de battre en retraite vers la Sologne en fixant la Ferté-Saint-Aubin comme point de ralliement. Ce n'est pourtant qu'après de sanglants efforts que les Allemands purent entrer dans la ville : ils surent, ce jour-là, ce que la victoire leur avait coûtée. Siège de Châteaudun. (18 octobre). — Dans cette ville héroïque, douze cents hommes environ luttèrent contre plus de cinq mille Prussiens. Ce que fut cette malheureuse cité après le siège, le journal officiel de Berlin, le Staatz anzeigner se charge de nous l'apprendre : — Des murs démolis, des portes renversées, des toits effondrés rendaient les rues presqu'impraticables. L'église elle-même était presqu'entièrement détruite par les obus. Des pâtés de maisons entiers étaient en feu ; l'étendue de l'incendie et la violence d'un orage qui, ce jour-là, poussait les flammes de tous les côtés, rendaient impossible l'idée d'essayer de l'éteindre .C'est à grand peine qu'on put trouver des chambres pour le prince Albrech et les commandants de la division. — Pendant l'engagement de la nuit précédente les Français avaient été obligés de négliger leurs blessés dont un grand nombre, restant dans les maisons, furent brûlés vifs. Le 20, à cinq heures du matin, la division prussienne se remit en marche. Les flammes qui émergeaient des ruines étaient si vives qu'il faisait presqu'aussi clair qu'en plein jour. La sublime défense de Châteaudun souleva dans toute la France une admiration et une émotion profondes. La délégation de Tours comprit qu'une aussi admirable résistance méritait d'être signalée, et, tout en allouant un premier secours de 100.000 fr. pour venir en aide aux familles ruinées, elle rendait un décret précédé de considérants qui resteront toujours un titre de noblesse pour la vaillante petite ville. Prise de Dijon. — Le 31 octobre 1870, le général de Werder entra dans Dijon après un combat des plus meurtriers. Il fait de cette ville sa base d'opération. Capitulation de Metz. — Le 30 octobre, Metz capitulait. Ce fut une des pages les plus tristes, les plus honteuses de cette période sanglante : honteuse non certes pour la brave armée qui fut la victime de cette trahison et qui venait de prouver d'une manière si éclatante à Gravelotte, à Saint-Privat, qu'elle n'avait pas oublié ses vieilles traditions de gloire et d'héroïsme, mais honteuse pour le chef inepte qui la commandait alors, honteuse pour le pays lui-même, coupable d'avoir confié ses destinées à pareil homme. Cette cruelle issue d'une lutte de trois mois, cette infâme lâcheté à laquelle tout d'abord, personne ne voulut croire, causa dans toute la France une indignation indescriptible à laquelle succédait une profonde et pénible émotion. Mais elle n'abattit pas notre courage. Voici comment cette capitulation nous fut officiellement annoncée par la délégation de Tours. — Le maréchal Bazaine a trahi. — Il s'est fait l'agent de l'homme de Sedan et, au mépris de l'armée dont il avait la garde, il a livré, sans même essayer un suprême effort, 120.000 combattants, 20.000 blessés, des fusils, des canons, des drapeaux et la plus forte citadelle de France, vierge jusqu'alors, de la souillure de l'étranger. — Un tel crime est au-dessous même des châtiments de la justice. — Maintenant, Français, mesurez la profondeur de l'abîme où vous a précipité l'Empire. — En deux mois, 225.000 hommes ont été livrés à l'ennemi ! L'un des historiens les plus impartiaux de cette guerre indique judicieusement le mobile de l'odieuse conduite tenue par Bazaine. — Il voulait devenir l'arbitre des destinées de la France. Rien n'est plus vrai. Dès le 14 septembre, en effet, le maréchal Bazaine pour hâter l'accomplissement de ses sinistres desseins entrait en relations avec les Prussiens, déclarant à leurs généraux qu'il ne tenterait plus rien de sérieux. Puis il charge les colonels de prévenir les officiers que l'anarchie la plus complète règne à Paris, que Rouen et le Havre ont demandé des garnisons prussiennes, que la Patrie ne veut traiter qu'avec la dynastie déchue et que la régence sera représentée par lui ; il envoie des émissaires à celle qu'il nomme encore l'impératrice régente pendant qu'il ne cesse de répéter : Je ferai fusiller quiconque parlera de capitulation ; il munit de pouvoirs nécessaires à la reddition de Metz son premier aide-de-camp, le général Boyer, qui part secrètement de la ville assiégée, il nourrit les chevaux avec du blé et affaiblit par les privations ses soldats dont il a paralysé l'aguerrissement : Et c'est ainsi, que froidement, cyniquement, il s'était acheminé vers sa trahison abominable ! Condamné à mort et à la dégradation militaire par le conseil de guerre de Trianon, le 10 décembre 1873 et enfermé, après sa commutation de peine en une détention de vingt années, dans le fort de l'île Marguerite d'où ses gardiens, par ordre supérieur sans doute, le laissèrent s'évader, Bazaine, aujourd'hui, méprisé de tout le monde, vit misérablement en Espagne, obligé très souvent d'avoir recours, pour végéter, à la bourse de ses amis. COULMIERS (7 novembre 1870). — Le général d'Aurelles de Paladine remporte sur les troupes du général Von-der-Thann la victoire de Coulmiers. L'armée française, écrit l'un de ceux qui prirent part au combat, marchait sur Baccon. Les Prussiens avaient pris position sur une ligne oblique à la nôtre. Leur front de bataille, presque parallèle à cette longue suite de bois qui de Chungy s'étend jusqu'au-delà de Bucy-Saint-Liphard, s'était déployé sur tout le terrain qui s'offre au regard depuis la ferme de la Renardière, les champs d'Huisseau et les petits bois de Coulmiers jusqu'à Rosière et la campagne qui entoure Gémigny. Nous rencontrâmes à Baccon une résistance opiniâtre. Les officiers comprirent qu'il fallait de suite emporter d'assaut ce village, bâti sur un mamelon et changé par l'ennemi en forteresse. L'artillerie tonne, l'assaut est donné : les Prussiens cèdent. Là commença notre triomphe. L'armée française reprit, sans désordre et sans hésitation sa marche qui ne fut plus qu'une course victorieuse, faite par des troupes contenues et dociles. — De Baccon on se porta sur la Renaudière. L'ennemi reculait toujours, cherchant à nous arrêter par des incendies. Mais M. de Thann se voit vaincu et, vers midi, ne soutient plus la retraite que pour sauver le matériel de son armée, qui gagnait Ormes par la route d'Artenay. Bientôt nous nous trouvâmes près de Coulmiers, notre objectif. C'est alors que M. de Thann tente une manœuvre qui, plusieurs fois dans la campagne avait réussi aux Prussiens : il cherche à tourner l'aile gauche de l'armée française. Mais le général d'Aurelles l'avait prévenu et les Prussiens, qu'une de nos divisions tournait à ce moment-là, furent contraints de reculer. Les Français attaquèrent alors vigoureusement un bois qui couvre Coulmiers, et que l'ennemi occupait encore. Nous sortîmes de cet assaut, victorieux et libres de nous reposer. Les Prussiens s'enfuirent à la débandade. Voulant achever sa victoire, le général d'Aurelles lança toute sa cavalerie et ses canons les plus légers à la poursuite de l'ennemi. Le lendemain nous n'avions pas encore fini de sabrer l'arrière-garde des fuyards et de ramener des prisonniers. PASQUES (20 novembre 1870). — Les Prussiens sont battus par Garibaldi, à Pasques, dans l'Est. Le lendemain de cette victoire, Garibaldi écrivait à Werder cette lettre très explicite qui ne contribua pas peu à adoucir les mœurs plus que soldatesques du farouche soudard : — Général, sachez que votre fils est mon prisonnier. Si désormais il vous prend la fantaisie de faire fusiller un seul de mes francs-tireurs ou de les faire mettre en croix sur les chemins, comme cela est déjà arrivé, soyez certain qu'au premier jour vous recevrez, sur un plat d'argent, la tête de M. votre fils. CHAMPIGNY (20 novembre 1870). — Les gardes nationaux et les troupes de Paris commandés en chef par Ducrot, font une sortie : ils sont vainqueurs à Champigny. CAPITULATION D'AMIENS (20 novembre 1870). —Amiens est obligé de capituler, malgré l'énergique défense du général Faidherbe qui est nommé commandant en chef de l'armée du Nord. BAUME-LA-ROLANDE (1er décembre 1870). — Les Prussiens défaits par le général Chanzy et surtout par l'amiral Jauréguiberry, se concentrent à Pithiviers où Frédéric-Charles avait son quartier-général. 9 DÉCEMBRE 1870. — La délégation du gouvernement de la Défense Nationale quitte Tours et se transporte à Bordeaux. RETRAITE DU GÉNÉRAL CHANZY SUR LE MANS, (14 janvier 1871). —La narration de l'héroïque effort tenté contre la marche des Prussiens sur Paris, par la poignée d'hommes que commandait le général en chef de la deuxième armée de la Loire, dont faisait partie le 4e bataillon des mobiles des Bouches-du-Rhône, est une glorieuse page détachée de l'histoire de la Défense Nationale en 1870. Lorsque l'action commença, écrit un des combattants, nous étions décidés à tenir jusqu'au bout. Le colonel — aujourd'hui général Thierry — un vrai soldat, un brave, nous avait mis à tous le courage au ventre par quelques paroles pleines d'une mâle énergie. Après lui, éclata tout à coup, derrière nous, endiablé, irrésistible, l'entraînant refrain de la charge. Le jeune bataillon chargea comme une vieille troupe. La première ligne prussienne fut rompue. On vint se heurter au renfort que le prince Charles envoyait au secours de son avant-garde. Un contre cinq, il fallut battre en retraite et se reconstituer à la hâte en tirailleurs. On défendit le terrain pied à pied et l'ennemi, croyant qu'aucune troupe n'aurait osé s'exposer comme nous l'avions fait sans être soutenue par des forces considérables, intimidé, largement entamé, n'osa pas s'avancer trop loin. Nous étions sur nos positions du matin. On se battait depuis trois heures. Les vides étaient nombreux dans les rangs ; les officiers avaient payé comme les autres ; plusieurs étaient blessés, deux étaient morts. Les sous-officiers, dont la plupart mettaient une coquetterie dangereuse à vouloir toujours marcher à découvert à la tête de leurs sections, étaient tombés en grand nombre. Au bout d'un instant un cri retentit, sonore et vibrant comme un coup de clairon. En avant ! et de nouveau les clairons sonnent la charge. En avant ! répéta au bout de la ligne un jeune soldat de vingt ans, — je pourrais le nommer mais une balle l'atteignit en plein front et le malheureux tomba face à l'ennemi. Puis le désordre de la bataille augmentant, le pauvre bataillon décimé, fit une héroïque trouée et une seconde fois fut repoussé. Les compagnies diminuées, privées d'officiers se confondirent ; une petite troupe se reforma et Ton tint toujours et quand un camarade tombait on fouillait dans son sac pour avoir ses cartouches. La cartouche c'est le pain du combat et au milieu de la bataille on oublie tout, on n'a faim que de ce pain-là. Quelques renforts arrivent. Le bataillon étant décimé, on lui demande un dernier effort : il le fit. Une charge nouvelle commandée par le colonel lui-même nous mena presque aux gueules des canons. Et alors pêle-mêle, mobiles, soldats, chasseurs, disciplinaires, on alla de l'avant, presque chacun pour soi, par petits groupes de tirailleurs ; ici, un officier commande ; là, c'est un sergent. On n'a plus qu'un mot d'ordre, celui donné le matin : Il faut tenir quand même — et l'on tient. Une épouvantable décharge de mitrailleuses nous arrête un instant. La route que l'on traverse est balayée. Le courage a des bornes : on hésite. Le colonel presse un moment la déroute ; il jette autour de lui un regard inquiet. Il est à peine entouré d'une cinquantaine d'hommes. Les balles pleuvent. Les soldats tombent. Il avise un sous-officier de mobiles, un Marseillais, petit-fils du général Ménard Saint-Martin. — Sergent, prenez avec vous un homme qui n'ait pas peur et allez voir qui nous tire dessus. Un moblot s'avance : le sergent part au pas de course. Une décharge jette bas quelques hommes. Le cheval du colonel, blessé, fait un écart, et le pauvre moblot, tué raide, reste en travers de la route. Le sergent passe, trouve les lignes ennemies et revient ; un long filet rouge ensanglante sa baïonnette ; le colonel est renseigné ; ce sont les Prussiens. Nous sommes tournés. La lutte est impossible. Le soir le bataillon couchait sur ses positions. Sur cinq cents hommes il en restait cent cinquante, et sur vingt officiers présents le matin, onze étaient hors de combat. La nuit même commençait la retraite, et cependant le bataillon avait tenu. — Mais hélas ! la nuit même, et bien que nous eussions tenu héroïquement, la retraite commençait : — retraite sublime ne faisant pas moins d'honneur à l'habileté de Chanzy qui la conduisit qu'à la patience et au courage de ses soldats, dont la plupart voyaient le feu pour la première fois et qui supportèrent héroïquement les fatigues et les privations rendues plus excessives encore par la température exceptionnellement rigoureuse de l'hiver. VICTOIRE DE NUITS, (23 décembre 1870). — Le général Werder et le général Cremer, se livrent une bataille près de Nuits : nous sommes victorieux. PONT-NOYELLES (23 décembre 1870). — Nos soldats, commandés par Faidherbe, restent maîtres du champ de bataille. VILLERS-SEXSSELS (9 janvier 1871). — Bourbaki bat le général Werder à Villers-Sexssels, mais le 17 il était vaincu près d'Héricourt. La formidable artillerie prussienne nous avait écrasés. 18 janvier 1871. — Retraite de Bourbaki sur Besançon. 21, 22, 23 janvier 1871. — Le général Prussien Kettler cherche à entamer, mais infructueusement, les positions de Garibaldi en avant de Dijon : il est même obligé de battre en retraite, laissant aux mains des Garibaldiens le drapeau d'un régiment de Poméraniens. DOLE ÉVACUÉ. — Le 29 janvier les troupes garibaldiennes forcent les Prussiens à évacuer Dôle. — Un télégramme de Bordeaux leur annonçant l'armistice signée le 28 janvier, les arrête en pleine victoire. SIÈGE DE BELFORT, (novembre 1870. —janvier 1871.) — Belfort était assiégé depuis trois mois par le général de Treskow : cette place que commandait le colonel Denfert-Rochereau résistait sans faiblir, résistait quand même, selon l'immortelle devise de la vaillante cité. Aucun de ses courageux soldats ne songeait à se rendre, mais l'armistice ayant été proclamée, le gouvernement fut obligé de leur donner l'ordre d'ouvrir aux Allemands les portes de la forteresse. Ces défenseurs héroïques eurent du moins la gloire de sortir de Belfort avec tous les honneurs de la guerre ; cette vaillante cité frontière mérita, après tous nos désastres, de faire encore partie du territoire français. Belfort, un instant, croyant le moment de la délivrance arrivé s'était abandonné aux transports d'une joie bruyante. C'était un matin de janvier. Denfert avait envoyé l'ordre suivant à toutes les batteries de la place : — Tirez à blanc, jusqu'à la nuit, cinq coups par pièce. En effet, on entendait du côté d'Héricourt le canon, les mitrailleuses, les feux des tirailleurs. Les Français ! c'étaient les Français ! Quelle fièvre ! Le bruit se rapproche, disait-on,
les nôtres ne reculent donc pas ! On comptait les heures aux battements de son cœur ; et le soir la bataille cessait pour reprendre le lendemain plus furieuse encore, mais sans résultats. Enfin un jour le bruit se répand que les Prussiens enclouent déjà leurs canons. Un bataillon sort aussitôt de Belfort, se porte sur Essert et décime les artilleurs allemands. Cependant le soir vient et Belfort n'est pas délivré. Après une nuit d'anxiété le bruit s'éloigne, puis on n'entend plus le canon. Que se passe-t-il ? Ce ne sont plus que des escarmouches ? Les Français seraient-ils repoussés ? Hélas ! oui, ils étaient repoussés et c'était la lugubre retraite de Bourbaki qui commençait. RETRAITE SUR LA SUISSE (1er février 1871). — Le général Manteuffel, malgré l'armistice, continue les hostilités et poursuit nos troupes. Commandées par le général Clinchant, elles entrent en Suisse au moment même où Garibaldi, en toute hâte, accourait à leur secours. Cette entrée, — écrit le général Ambert, — se fit par un étroit chemin creusé entre deux murs de neige : aussitôt qu'il foulait le sol de la Suisse chaque homme jetait sa cartouchière et ses armes sur le bord de la route où elles formèrent pendant plusieurs jours un monticule de deux mètres de haut. Le défilé continua sans interruption pendant 48 heures. Les premiers qui passèrent étaient des artilleurs avec pièces et caissons, en bon ordre, à pied, à cheval, ou juchés jambes pendantes sur des chariots. Beaux hommes grands et forts, à l'air résolu, au regard doux. A leur poste, à leur rang, les officiers marchaient sérieux et dignes. Tous les regards semblaient dire : Quel malheur, n'est-ce pas ? avec des canons pareils en être réduits là ! — Et comme on leur offrait du vin : Merci, disaient-ils, gardez pour ceux qui nous suivent ! Le lendemain, d'autres soldats, ceux qui, commandés par le général Billot, avaient vigoureusement soutenu la retraite, entrèrent aussi en bon ordre, marchant d'un pas martial et nerveux ; le sac droit, la tente-abri pliée régulièrement. Mais les autres. Mais la foule ! Qu'on se figure une masse débandée s'engouffrant dans tous les passages praticables, n'ayant plus ni chefs, ni drapeaux, courant au hasard ; puis tout à coup apparaissant par troupeaux de 10.000, de 20.000 hommes dans telle petite ville, les Verrières par exemple, qui ne les attendait pas. Les chevaux faisaient peine à voir, exténués, traînant les jambes, allongeant le cou, la tête pendante, glissant à chaque pas, affamés, on les voyait ronger l'écorce des arbres, les cordes des barrières. Ils s'arrachaient l'un à l'autre les crins et les dévoraient. Quantités de chariots étaient restés plusieurs jours attelés et les Prussiens avaient pris tout le fourrage sans s'occuper des chevaux. Aux descentes les malheureuses bêtes s'affaissaient sous les cavaliers ou devant les fourgons ; les canons qui roulaient sur elles les traînaient ainsi jusqu'en bas : on les jetait alors sur les bords du chemin où elles mouraient lentement. Toutes les routes depuis Héricourt jusqu'au val de Travers étaient couvertes de chevaux morts. Les hommes rôdaient pêle-mêle entre les roues des milliers de chars qui encombraient les voies où roulaient en torrents dans la chaussée du chemin de fer. Les officiers ne cherchaient même pas à maintenir l'ordre : ils marchaient en sabots, en pantoufles, au milieu des soldats sans chaussures qui déchiraient des pans d'habits pour soulager leurs pieds gelés. On enfonçait dans la neige jusqu'aux genoux, on se traînait lentement, le dos courbé, la tête basse, les yeux rougis, les lèvres enflées. Seize degrés de froid ne permettaient pas la moindre conversation ; puis venaient les malades qui pouvaient à peine se traîner ; on en trouvait mourant aux fossés de la route, la tête sur leur sac et le fusil sur la poitrine. Ce n'était plus une armée, et certes, la fameuse retraite de Russie n'avait pas offert un spectacle aussi lamentable. On sait avec quel empressement cordial, avec quelle tendresse fraternelle nos troupes furent accueillies en Suisse. Jamais hospitalité ne fut plus large, plus franche, plus généreuse, et cette petite nation si libérale se créait ainsi un titre impérissable à la gratitude de la France. Ce fut le triste et dernier acte de cette guerre cruelle qui nous coûtait près de huit milliards, la perte de deux de nos plus riches contrées et tant de milliers de morts ! |