LE 20 décembre 1848, quand il fut élu Président de la République française, Louis Bonaparte avait juré de rester fidèle à la République une et indivisible et de remplir tous les devoirs que lui imposait la Constitution. Puis, et comme pour mieux affirmer son serment, il avait lu cette déclaration que nous connaissons : Je regarderais comme ennemis de la Patrie tous ceux qui tenteraient par des voies illégales de changer la forme de gouvernement que vous avez établie. Trois ans plus tard, dans la nuit du 1er au 2 décembre — Bonaparte accompagné de MM. de Morny, Maupas et de Saint-Arnaud, rentrait à l'Elysée, pénétrait dans son cabinet de travail, et ouvrant un tiroir secret de son bureau avec la petite clef qu'il portait toujours attachée à la chaîne de sa montre, en sortait trois paquets cachetés destinés aux trois sinistres personnages qui l'avaient suivi. Il donna le premier à M. de Morny ; ce paquet contenait 500.000 fr. et la nomination de ministre de l'intérieur. Le deuxième fut remis à M. de Maupas ; il renfermait la liste des représentants, chefs de parti et journalistes qu'il fallait arrêter, plus 500.000 francs. Le troisième paquet, un peu plus volumineux que les autres fut remis au général Saint-Arnaud ; il contenait deux millions dont 500.000 fr., pour le Ministre de la guerre et le reste pour être distribué suivant un état annexé qui englobait tous les grades. Les généraux de division devaient recevoir 10.000 fr. ; les généraux de brigade, 6.000 fr. ; les colonels, 2.000 fr. et ainsi de suite, jusqu'aux caporaux et soldats qui devaient toujours recevoir 10 fr. et 5 fr. Ces sommes étaient offertes autant comme gratification que comme indemnité au cas où la lutte se prolongerait ; elles étaient prises sur les 5.000.000 fr. que le Président avait obligé la Banque de France de lui avancer moyennant qu'elle aurait le droit d'augmenter son capital de 600 millions. Aussi, un témoin pût-il affirmer qu'au plus fort du massacre les officiers cassaient des rouleaux de louis comme des bâtons de chocolat. Cette triple distribution faite, Louis Bonaparte ordonna qu'on le laissât seul. De minute en minute, cependant, la porte du cabinet s'entrebâillait et la tête grise du général Roguet, son aide-de-camp, apparaissait. Il n'était permis qu'à lui d'ouvrir cette porte et d'entrer. Le général apportait les nouvelles et terminait quelquefois par ces mots : cela ne va pas. Quand il avait fini Louis Bonaparte accoudé sur une table, assis, les pieds sur les chenets devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier de son fauteuil et de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots. Qu'on exécute mes ordres. La dernière fois que le général entra de la sorte, avec de mauvaises nouvelles, il était près d'une heure. — Il informa le prince que les barricades dans les rues du centre tenaient bon et se multipliaient ; que sur les boulevards les cris : A bas le dictateur, et les sifflets éclataient partout sur le passage des troupes. Louis Bonaparte se leva à demi sur son fauteuil et dit avec calme au général, en le regardant fixement : — Eh bien qu'on dise à Saint-Arnaud d'exécuter mes ordres. Mais qu'avait donc ordonné Bonaparte ! De massacrer le Peuple ! Pour mieux organiser ce massacre, dès le matin du 1er décembre — écrit Victor Hugo dont nous reproduirons le dramatique récit, — des affiches avaient été collées à tous les coins de rue ; elles annonçaient que les attroupements, de quelque nature qu'il fussent, seraient dispersés par la force, sans sommation. A Paris, ville centrale de la civilisation on croit difficilement qu'un homme ira jusqu'à l'extrémité de son crime et l'on n'avait vu dans ces affiches qu'un procédé d'intimidation hideux, sauvage, mais presque ridicule. On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis Bonaparte, et ce plan devait être exécuté. Dans cette nuit du 1er au 2 décembre une fois minuit sonné, un quart d'heure après le dernier ordre donné au général Roguet, les boulevards, dans toute leur longueur depuis la Madeleine s'étaient subitement couverts de cavalerie et d'infanterie. La division Carselet presque entière, composée des cinq brigades de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reybell, et présentant un effectif de 16.410 hommes avait pris position et s'était échelonnée depuis la rue de la Paix jusqu'au faubourg Poissonnière. Chaque brigade avait avec elle sa batterie. Rien que sur le boulevard Poissonnière on comptait onze pièces de canon. Deux qui se tournaient le dos avaient été braquées, l'une à l'entrée de la rue Montmartre, l'autre à l'entrée du faubourg Montmartre sans qu'on pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n'offrant même pas l'apparence d'une barricade. Les curieux entassés sur les trottoirs et aux fenêtres contemplaient avec stupeur cet encombrement d'affûts, de sabres et de baïonnettes. — Les troupes causaient et riaient — dit un témoin. — Un autre témoin affirme que : Les soldats avaient un air étrange ! — La plupart, la crosse en terre, s'appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de lassitude,... ou d'autre chose ! Un de ces vieux officiers qui ont l'habitude de regarder dans le fond des yeux du soldat, le général L..., murmura en passant devant le café Frascati : Ils sont ivres ! Des symptômes se manifestaient. A un moment donné, la foule cria à la troupe : — Vive la République ! à bas Louis Bonaparte ! On entendit alors un officier dire à demi-voix : — Ceci va tourner à la charcuterie ! Le jour était levé depuis longtemps. Un bataillon d'infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café Cardinal, il est accueilli par le cri unanime de : Vive la République ! Au même moment arrivait à la hauteur de la rue Taitbout le 1er lanciers commandé par le colonel Rochefort : De nombreux groupes couvraient l'asphalte du boulevard. C'étaient des habitants du quartier, des négociants, des artistes, des journalistes et parmi eux quelques femmes tenant de jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous crièrent : Vive la Constitution ! Vive la loi ! Vive la République ! Le colonel Rochefort lance alors son cheval au milieu de l'un des groupes, à travers les chaises du trottoir ; les lanciers se ruent à sa suite et, hommes, femmes et enfants, tout est sabré. Bon nombre d'entre eux restèrent sur la place, écrit un apologiste du coup d'État, lequel ajoute : ce fut l'affaire d'un instant ! Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l'extrémité du boulevard Poissonnière, à cent cinquante pas de la petite barricade lunette du poste Bonne-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie, les soldats du train, peu accoutumés pointant à de fausses manœuvres, brisèrent le timon d'un caisson. — Vous voyez bien qu'ils sont saouls ! — cria un homme du peuple. A deux heures et demie, — car il faut suivre minute à minute, pas à pas, ce drame hideux, — le feu s'ouvrit devant la barricade, mollement et comme avec distraction. Le premier coup de canon, mal ajusté, passa pardessus toutes les barricades. Le projectile alla tuer, au Château-d'Eau, un jeune garçon qui puisait de l'eau dans le bassin. Les boutiques s'étaient fermées et presque toutes les fenêtres. Une croisée, pourtant, était restée ouverte à un étage supérieur de la maison qui fait l'angle de la rue du Sentier. Les curieux continuaient d'affluer. C'était de la foule et rien de plus, hommes, femmes, enfants, vieillards, à laquelle la barricade peu attaquée, peu défendue, faisait l'effet de la petite guerre. Cette barricade était un spectacle, en attendant qu'elle devînt un prétexte. Il y avait un quart d'heure environ que la troupe tiraillait et que la barricade ripostait, sans qu'il y eût un blessé de part ni d'autre quand, tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement extraordinaire se fit dans l'infanterie d'abord, puis dans la cavalerie. La troupe changea subitement de front : cavalerie, infanterie, artillerie firent front à la foule massée sur les trottoirs et, sans qu'on pût deviner pourquoi, sans motif, sans sommation, comme l'avaient déclaré les infâmes affiches du matin, l'armée se mit à fusiller le peuple à bout portant. Ce fut un moment sinistre, une heure inexprimable ; les cris, la surprise, l'épouvante, la foule fuyant dans toutes les directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés jusqu'aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes tuées raide par les biscaïens, deux libraires arquebusés au seuil de leurs boutiques sans savoir ce qu'on leur voulait, des coups de fusils tirés par les soupiraux des caves et y tuant n'importe qui, le bazar criblé d'obus et de boulets, l'hôtel Sallandrouze, bombardé, la Maison d'or, mitraillée, Tortoni pris d'assaut, des centaines de cadavres sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu. A l'entrée de la rue Montmartre, jusqu'à la fontaine, — l'espace de soixante pas, — il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées en face, sur l'autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s'affaissait pour ne plus se relever. Un jeune homme s'était réfugié dans le cadre d'une porte cochère et s'abritait sous la saillie du mur, du côté des boulevards. Il servait de cible aux soldats. Après dix minutes de coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s'amincir en s'élevant et on le vit s'affaisser aussi pour ne plus se relever. — Qu'on exécute mes ordres ! avait dit Louis Bonaparte. Cette première exécution dura jusqu'à la nuit tombante. Ce fut sur les boulevards comme une orgie de mousqueterie et d'artillerie. La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard ; à un certain moment, les soldats s'entre-tuaient. La batterie du 6e régiment d'artillerie, qui faisait partie de la brigade Canrobert, fut démontée ; les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les avant-trains, les roues et les timons et, de toute la batterie, en moins d'une minute il ne resta qu'une seule pièce qui pût rouler. Un escadron entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar, rue Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances, soixante-dix trous de balles. La furie avait pris les soldats. Au coin de la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agitait les bras comme pour retenir les troupes qui n'avaient plus conscience d'elles-mêmes. Le sang est une sorte de vin horrible, le massacre enivre. Des jeux effroyables se mêlaient au carnage. Les tirailleurs de Vincennes s'étaient établis sur une des barricades du boulevard qu'ils avaient prise à la baïonnette, et, de là, ils s'exerçaient au tir sur les passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues hideux. — Je gage que je descends celui-ci ! — Je parie que non ! — Je parie que si ! Et le coup partait. Quand l'homme tombait, cela se devinait à un éclat de rire. Lorsqu'une femme passait : — Tirez à la femme ! criaient les officiers : c'était là un des mots d'ordre. Un vieillard de quatre-vingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut amené devant le perron du Prophète et fusillé. Il tomba. — Il ne se fera pas de bosse à la tête, — dit un soldat. Il s'était affaissé sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d'Issy, mariés depuis un mois et ayant épousé les deux sœurs, traversaient le boulevard, voulant paisiblement rentrer chez eux. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à genoux, ils criaient : Nous avons épousé les deux sœurs ! — On les tua. Un marchand de coco nommé Robert s'enfuyait, sa fontaine sur le dos. On le tua. Un enfant de treize ans, apprenti sellier, passait devant le café Vachette ; on l'ajusta. Il pousse des cris désespérés ; il tenait à la main une bride de cheval, il l'agitait en disant : Je fais une commission. On le tua. Tout le long du boulevard, on entendait les hurlements et les soubresauts des blessés que les soldats lardaient à coups de baïonnette et laissaient là sans même les achever. Le premier qui fut tué dans cette boucherie, — l'histoire garde le nom du premier massacré de la Saint-Barthélemy, — s'appelait Théodore Debaecque et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par laquelle le carnage commença. La tuerie terminée, — c'est-à-dire à la nuit noire, on avait commencé en plein jour, — on n'enleva pas les cadavres. Ils étaient tellement pressés que devant une seule boutique, par exemple la boutique de Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé dans l'asphalte, au pied des arbres du boulevard, était une mare de sang. Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns sur les autres, vieillards et enfants, blouses et paletots réunis dans un indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes confondus. Le lendemain, 3 décembre, le carnage continua. Sous l'influence de quelques républicains, la résistance avait été organisée dans certains quartiers du centre et semblable tentative avait été faite dans le faubourg Saint-Antoine, par un groupe de représentants du peuple, parmi lesquels Victor Schœlcher et le docteur Charles Baudin. Comme ce dernier cherchait à entraîner les ouvriers au combat. — Croyez-vous, leur dit un de ceux-ci, que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs ? — Vous allez voir, répondit Baudin, comment on meurt pour vingt-cinq francs ! — A cet instant arrivait une colonne de soldats ; plusieurs représentants s'avancèrent au-devant d'eux cherchant à les rappeler au respect de la loi. — Au même moment un coup de feu se faisait entendre. Les républicains restés pour défendre la barricade construite un peu en arrière, crurent que la troupe engageait le combat. — Un d'entr'eux tira et tua un soldat. La troupe surexcitée riposta par une décharge générale. Baudin, alors debout sur la barricade, tomba frappé de trois balles à la tête. — Mais, hélas ! sa mort héroïque, patriotique, ne servit pas plus que n'avaient servi ses paroles : l'infanterie passa sans résistance. Ce ne fut pas là, cependant, le sanglant épilogue de ce drame horrible. Le 4, en effet, les divisions Reybell et Canrobert occupaient encore les boulevards, les fusils s'abaissant et exécutant des feux continus, toujours sans roulements de tambours, sans sommation. Tout citoyen pris les armes à la main était fusillé. Tel était l'ordre formel et affiché de Saint-Arnaud, ministre de la guerre. Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé. Ce jour-là mourait Denis Dussoubs sur la barricade de la rue des Petits-Carreaux. Son frère, Martial Dussoubs, était un des plus vaillants membres de la Gauche. Il était représentant de la Haute-Vienne. Dans les premiers temps de sa présence à l'Assemblée, il portait, comme autrefois Théophile Gautier, un gilet rouge, et le frisson que donnait aux classiques de 183o le gilet de Gautier, le gilet de Dussoubs le donnait aux Bonapartistes de 1851. Le gilet rouge de Dussoubs terrifiait M. Parisis, évêque de Langres, auquel le chapeau rouge n'eût pas fait peur. Une autre cause d'horreur pour la Droite, c'est que Dussoubs avait, disait-on, passé trois ans à Belle-Isle, comme détenu politique. La Droite se trompait. Le condamné de Limoges était, non Martial Dussoubs, mais Denis, son frère. En somme, Martial Dussoubs effrayait. Il était spirituel, courageux et doux. Le 2 Décembre, il était malade et avait dû rester couché, cloué par un rhumatisme articulaire. Le matin du 4, son frère Denis vint le voir. Martial Dussoubs connaissait le Coup d'Etat, et s'indignait d'être forcé de garder le lit. Il s'écriait : — Je suis déshonoré. Il y aura des barricades, et mon écharpe n'y sera pas. — Si, dit son frère. Elle y sera. — Comment cela ? — Prête-la moi. — Prends-la ! Denis prit l'écharpe de Martial et s'en alla. Quelques heures après, ceint de l'écharpe du représentant du peuple, Denis Dussoubs tombait sous les balles. Il ne se releva que pour crier : Vive la République ! Une nouvelle balle le frappa ; il retomba. Puis on le vit se relever encore une fois, et on l'entendit crier d'une voix forte : Je meurs avec la République. Le 5 cet horrible carnage touchait à sa fin : la hideuse victoire restait à Louis Bonaparte. M. de Maupas, le préfet de police, adressait alors aux Parisiens une proclamation dans laquelle, les associant à l'attentat et prétendant qu'eux aussi étaient impatients de se débarrasser d'une poignée de factieux qui lèvent le drapeau de l'insurrection, il interdisait, — le moment étant venu d'appliquer les conséquences rigoureuses de l'état de siège, — la circulation de toute voiture publique ou bourgeoise. Il ajoutait : Les stationnements des piétons sur la voie publique et la formation des groupes seront, sans sommation, dispersés par la troupe. — Que les citoyens paisibles restent à leur logis. — Il y aurait péril certain à contrevenir aux dispositions ci-dessus. Toutes les rues furent occupées militairement ; des sentinelles, fusil chargé, pistolet au poing, ordonnaient aux curieux stationnaires de circuler, aux amis qui se rencontraient de se séparer : aux yeux de ces sbires deux personnes constituaient un rassemblement. Les auteurs de ce crime n'ont pas laissé de documents précis qui permettent à l'historien de fixer d'une manière certaine le chiffre des morts : on peut cependant — et sans exagération, — évaluer à mille le nombre des personnes tuées pendant ces trois journées, dans les rues de Paris. Pendant ces massacres, un placard officiel apprenait au public que le ministère était composé de MM. de Morny, à l'intérieur ; Fould, aux finances ; Rouher, à la justice ; Magne, aux travaux publics ; Lacrosse, à la marine ; Casablanca, au commerce ; Fourtoul, à l'instruction publique ; Turgot, aux affaires étrangères ; et de St-Arnaud, à la guerre. — En province, toutes les personnes qui, par leurs opinions républicaines, semblaient devoir faire ombrage à l'empereur, furent arrachées de leurs domiciles, arrêtées en bloc, enfermées dans les prisons. Quiconque donnait asile à une personne poursuivie était considéré comme complice. Le choix des victimes avait été soigneusement fait. Envoyez-moi un état nominal de tous les hommes qui vous sont signalés comme hostiles à l'empereur, écrivit M. de Morny aux préfets. M. Rouher, lui, demanda à tous les procureurs généraux de lui fournir des renseignements sur tous les individus qui devaient être l'objet d'une mesure de sûreté générale. Enfin, St-Arnaud, ministre de la guerre, invitait les chefs militaires, à dresser des listes séparées des individus devant être transportés soit à la Guyane, soit en Afrique. Dans plusieurs départements la résistance fut organisée, mais incomplètement et sans entente dans beaucoup d'autres. Le châtiment fut terrible. Dans le Var, dans les Hautes et Basses-Alpes, l'Hérault, la Nièvre notamment, on fit la chasse à l'homme. Un prisonnier fusillé et laissé pour mort, étant revenu à la vie, fut arrêté de nouveau et fusillé une seconde fois. C'est pour juger tous les honnêtes citoyens dont un aventurier avait ordonné l'arrestation que furent instituées les Commissions mixtes ; — une honte dans l'histoire de notre nation — ainsi nommées parce qu'elles se composaient de civils et de militaires ; un magistrat, un officier de l'armée et un préfet. C'est St-Arnaud et de Persigny qui avaient imaginé ce tribunal inique dont la mission toute spéciale fut le renvoi devant les conseils de guerre, la transportation à Cayenne ou en Algérie, l'expulsion de la France ou l'exil momentané, l'internement dans une prison ou une localité fixée, le renvoi en police correctionnelle, la mise sous la surveillance de la haute police de tous les citoyens arrêtés et dont le seul crime fut, alors, d'être libéral, de détester l'empereur et l'empire qui devaient être si fatals à la patrie. — Le 1er janvier 1852, le prince-président remplaça le coq gaulois sur les drapeaux par un aigle, fixa le château des Tuileries pour sa résidence et alla assister à un Te Deum chanté à Notre-Dame où le clergé ayant à sa tête l'archevêque Sibour, entonna pour la première fois le fameux Domine Salvum fac Ludovicum Napoleonem, transformé une année plus tard en Domine Salvum fac imperatorem nostrum Napoleonem, et qui, pendant près de quatorze ans, fut chanté, à toutes les grands'messes, et à toutes les cérémonies religieuses. Victor Hugo, dans ses vers inoubliables des Châtiments, a cloué au pilori ce Te Deum qui fut la consécration du meurtre : Quand tu dis : Te Deum ! nous vous louons Dieu fort Sabahot des armées Il se mêle à l'encens une vapeur qui sort Des fosses mal fermées. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le meurtre, à tes côtés, suit l'office divin Criant feu sur qui bouge. Satan tient la burette et ce n'est pas de vin Que ton ciboire est rouge. Prêtre ! ta messe, écho des feux de peloton Est une chose impie. Derrière toi, le bras ployé sous le menton Rit la mort accroupie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le 9 du même mois de janvier, le ministre de l'intérieur envoyait au Moniteur les deux décrets suivants : 1° Sont expulsés du territoire français, de celui de l'Algérie et de celui des colonies pour cause de sûreté générale, les anciens représentants à l'Assemblée législative dont les noms suivent : Edmond Valentin, Paul Racouchot, Agricol Perdiguier, Eugène Cholat, Louis Latrade, Michel Renaut, J. Benoit (du Rhône), Joseph Burgard, Jean Colfavru, J. Faure (du Rhône), PierreCh. Gambon, Ch. Lagrange, Martin Nadaud, Barthélémy Terrier, Victor Hugo, Cassal, Signard, Viguier, Charassin, Bandsept, Savoye, Joly, Combier, Boysset, Duché, Ennery, Guilgot, Hochstulh, Michot-Boutet, Baune, Bertholon, Schœlcher, de Flotte, Joignaux, Laboulaye, Bruys, Esquiros, Madier-Montjau, Noël-Parfait, Emile Péan, Pelletier, Raspail, Théodore Bac, Bancel, Bélin (Drôme), Besse, Bourzat, Brives, Chavoix, Dulac, Dupont (de Bussac), Gaston Dussoubs, Guiter, Lafon, Lamarque, Pierre Lefranc, Jules Leroux, Francis Maigne, Maladier, Mathieu (de la Drôme), Millotte, Roselli-Mollet, Charras, Saint-Ferréol, Sommier, Testelin (Nord). — Dans le cas où contrairement au présent décret, l'un des individus désignés ci-dessus, resterait sur les territoires qui lui sont interdits, il pourra être déporté par mesure de sûreté générale. 2° Sont momentanément éloignés du territoire français et de celui de l'Algérie, pour cause de sûreté générale, les anciens représentants de l'Assemblée législative dont les noms suivent : Duvergier de Hauranne, Créton, général Lamoricière, général Changarnier, Baze, général Le Flô, général Bedau, Thiers, Chambolle, de Rémusat, J. de Lasteyrie, Emile de Girardin, général Laidet, Pascal Duprat, Edgard Quinet, Antony Thouret, Victor Chauffour, Versigny. Ils ne pourront rentrer en France ou en Algérie, qu'en vertu d'une autorisation spéciale du Président de la République. Les sieurs Marc Dufraisse, Miot, Greppo, Mathé, Richardot, seront transportés à la Guyane française. Plus de vingt mille personnes furent exilées et expédiées aux colonies en même temps que les forçats. C'est ainsi que la frégate la Forte, emportait 16 exilés, 33 repris de justice et 347 forçats ; l'Erigone, 144 exilés, 161 forçats, 94 repris de justice. Ecoutez cet émouvant récit que fait M. H. Magen, l'une des victimes du Coup d'État. — C'était à Bicêtre : chaque soir on voyait apparaître sur le seuil des casemates le directeur du fort. Il avait une escorte de soldats. A la lueur des torches que les geôliers portaient il faisait l'appel des noms inscrits sur l'une des deux listes qui, tous les matins, lui étaient envoyées par les commissions militaires. Les détenus, appelés par lui, le suivaient et étaient rendus à la liberté. Un greffier déployait ensuite la deuxième liste et ceux dont-il lisait les noms étaient conduits par les soldats dans des casemates réservées. Le lendemain on les transférait au fort d'Ivry. C'est là que le 9 janvier, à onze heures du soir, nous fûmes réveillés par les geôliers criant : Il faut partir ! — Dans la journée, des bruits de transportation à
Cayenne avaient couru au milieu de nous : ils étaient vrais. Pendant que se
faisait l'appel nominal des condamnés sans jugement, cinq jeunes garçons enchaînés
arrivèrent ; des gendarmes les amenaient de Chartres. Ils avaient blâmé le
guet-apens du 2 Décembre ! On les joignit à nous. Quand on eut emmenoté les
premiers appelés et ficelé les mains des autres, — car les menottes
manquaient — on nous accoupla deux à deux. Nous étions quatre cent quatorze.
Trois mille soldats chargèrent leurs armes ; on nous fit placer au centre de
cette escorte et le commandant s'écria d'une voix forte : Les fusils ne sont pas chargés à blanc, je vous en
préviens, tenez-vous donc pour avertis qu'une tentative d'évasion ne
réussirait pas... — On se met en marche au pas militaire. Une voiture cellulaire emporte les malades dont le départ a été disputé vainement à nos bourreaux par les médecins du fort. Entrés dans Paris par le pont d'Austerlitz nous suivons la ligne des boulevards. Çà et là, des salons brillamment éclairés s'échappent les sons d'une musique joyeuse ; on danse. Les fenêtres des restaurants en vogue s'ouvrent au milieu des éclats d'un rire bruyant, les soupeurs nous regardent passer et disent : C'est un convoi de forçats. Non-seulement les journaux du dictateur avaient annoncé l'envoi à Cayenne des galériens qui peuplaient nos bagnes, mais encore, — nous ne tardâmes pas à l'apprendre, — les commandants des navires qui nous attendaient croyaient recevoir à leur bord des repris de justice. Comme son oncle, Napoléon Ier, Louis Bonaparte calomniait ses victimes et cherchait à les déshonorer. — Dix pauvres enfants de douze à quatorze ans, fatigués par la longueur et la rapidité d'une marche que rendaient plus difficile une pluie fine, et un pavé boueux, arrivèrent dans un état d'exténuation extrême à la gare de la place du Havre. Là, nous trouvions cinquante-deux Orléanais liés comme nous. Parmi eux je reconnus M. Péreira, riche propriétaire et ancien préfet d'Orléans, le journaliste Tavernier, et les représentants du peuple, Martin (du Loiret), et Michot-Boutet. Les autres étaient des négociants, des bourgeois, des officiers municipaux mêlés à quelques ouvriers. Leur adjonction élevait notre nombre à quatorze cent soixante-sept. Nous montons dans des wagons dont chaque compartiment a reçu deux gendarmes pour nous garder. Le convoi part. Il est trois heures du matin. L'effarement des gendarmes qui occupent les deux côtés du wagon dans lequel je suis est curieux à voir. Ils sont armés de pied en cap. Leurs yeux défiants s'attachent tour à tour sur chacun de nous ; l'une de leurs mains ne quitte le mousqueton que pour caresser la crosse du grand pistolet pendu à leur ceinturon. En nous entendant causer ils échangent des regards étonnés ; enfin, l'un d'eux n'y tenant plus s'écrie : Vous n'êtes donc pas des forçats ? — Je n'oublierai jamais leur ébahissement quand on leur eut nommé les coquins dont la surveillance leur avait été confiée. Ces coquins étaient des négociants connus, des hommes de lettres, des journalistes, un médecin célèbre. — Ainsi, demanda-t-on à ces agents de la force publique, vous nous preniez pour des forçats ? — On nous l'avait dit, répondirent-ils, mais nous trouvions que vous n'y ressembliez pas. Le lendemain, à midi, nous entrions en gare du Havre. Nous montâmes bientôt à bord du Canada qui chauffait. Quatre cent soixante-sept républicains furent entassés dans les flancs de la vieille frégate à vapeur. Dans l'un des compartiments du faux-pont mesurant un espace de douze mètres de long sur un mètre quatre-vingt centimètres de haut, nous étions cent quatre, obligés de nous tenir accroupis sur le plancher imbibé d'eau. — Nous devions être dirigés sur Brest : le commandant du Duguesclin nous attendait dans le port de cette ville pour, de là, nous transporter à Cayenne. — Mais une tempête empêcha le Duguesclin de partir. — Secoué dans la vaste rade qu'il ne quittait pas, — continue M. Magen, — le navire tournait sur ses ancres au moindre vent et angoissait les nerfs des prisonniers. Un chirurgien hostile aux détenus avouait, dans un document officiel, qu'ils vivaient dans un milieu froid et humide et qu'ils avaient une nourriture insuffisante. Le biscuit distribué chaque jour était la proie des vers. On s'en plaignit au commandant Mallet qui fit quelques reproches au second chargé de la nourriture ; il répondit : — J'exécute les prescriptions du ministre en donnant aux détenus la nourriture avariée des forçats. — Les féveroles, les haricots, les pois qui composaient nos repas habituels étaient cuits dans une eau fétide. La digestion de ces légumes était si pénible que les hommes les plus robustes suffoquaient. La peau se couvrait de boutons. L'entassement, le manque de linge, la privation d'air avait produit sur notre corps une vermine qu'une intolérable démangeaison nous poussait à déchirer. La gale survint. Chaque matin une embarcation transportait du bord à l'hôpital de Brest de nouveaux malades, et l'infirmerie du Duguesclin ne cessait d'être encombrée. Les médecins exigèrent qu'on distribuât aux plus malades une ration de vin ; le commandant écrivit au ministre qu'il devenait urgent d'étendre cette distribution à tous les détenus pour soutenir la défaillance de leur corps affaibli par les privations dans un milieu où l'air ne pouvait se renouveler. Le ministre répondit par la défense absolue de donner du vin aux malades eux-mêmes, et il refusa d'ordonnancer celui que l'on avait distribué sans son ordre. Les docteurs Lassalle et Leroy à qui on ôtait les moyens de soulager les malades se retirèrent en protestant contre une telle inhumanité. — Du vingt-huit janvier au vingt-huit février, quatre-vingt-douze détenus furent élargis. Le 9 mars, d'autres destinés à la police correctionnelle, partirent ; ceux qu'on avait condamnés à l'internement les suivirent de près. Puis ce fut le tour des bannis. Une voiture cellulaire emporta dans la maison correctionnelle de Fontevrault neuf enfants que l'on avait, jusqu'alors, cruellement torturés. Le 11, le Christophe-Colomb prenait à son bord ceux des prisonniers du Duguesclin auxquels avait été appliquée la peine de la transportation en Algérie. — Du 12 au 16 mars, le Labrador, le Christophe-Colomb, l'Asmodée, le Mogador, le Bertholet, l'Eclaireur, le Grondeur, le Requin, débarquèrent dans le port d'Alger deux mille cinq cent quatre-vingt-treize victimes des commissions mixtes ; il y avait parmi les déportés cinquante-sept femmes. Le 14 janvier 1852, Louis Bonaparte proclamait la Constitution qu'il avait élaborée et dont l'article 2 était ainsi conçu : — Le gouvernement de la République française est confié pour dix ans au prince Louis Bonaparte président de la République française. Cette Charte dans laquelle il se déclarait responsable, devant le peuple français auquel il se réservait toujours le droit de faire appel et où il s'attribuait, à lui seul, l'initiative des lois lui octroyait un pouvoir complet, absolu, sans contrôle réel. Le Sénat, corps muet et servile, était nommé par lui ; le corps législatif privé du droit d'initiative et d'interpellation, n'ayant d'autre droit que celui de discuter les projets de loi qu'on lui présentait, devait être recruté à peu près uniquement parmi les amis du pouvoir, grâce à l'institution des candidatures officielles. Cet excellent instrument de despotisme fut complété par la suppression du droit de réunion, et par celle de la liberté de la presse mise à la merci du pouvoir discrétionnaire. Le 22 du même mois, le prince-président créait un ministère de la police et publiait le fameux décret qui confisquait les biens de la famille d'Orléans. Ce décret appelé le premier vol de l'Aigle ne fut pas sans rencontrer quelque désapprobation dans l'entourage même du chef de l'Etat et un certain nombre de hauts fonctionnaires crurent devoir donner leur démission, sans toutefois tenir longtemps rigueur au Pouvoir. Le 25, le Conseil d'Etat fut réorganisé et un décret appela pour le 29 février les électeurs à nommer les membres du Corps législatif pour six ans. Grâce au système des candidatures officielles, sur 201 députés, trois républicains furent seulement élus : Cavaignac et Carnot, à Paris, Hénon à Lyon. Tous les trois refusèrent de siéger, ne voulant pas prêter serment à ce bandit qui s'était bombardé Empereur. — Louis Bonaparte, on s'en souvient, avait dit dans son appel au peuple : Si vous croyez que la France régénérée par la Révolution de 89 et réorganisée par l'empereur est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande. Que fit la France ainsi questionnée ? Par un premier plébiscite, elle avait, à une majorité de 7.439.216 oui contre 644.737 non, absout le Coup d'Etat et donné pour dix ans la présidence de la République française à Louis Bonaparte. Une année plus tard, le 17 octobre, 1852, le Moniteur annonçait que des manifestations éclatantes en faveur du rétablissement de l'Empire faisaient un devoir au président de la République de consulter le Sénat à ce sujet. Mais qu'étaient-ce donc que ces manifestations ? Alors qu'il passait sur les boulevards, des voix achetées et des enfants n'ayant pas conscience de ce qu'ils disaient avaient crié : vive l'Empereur ! La réponse du Sénat consulté devait-elle être douteuse ? Evidemment non ! Aussi s'empressa-t-il de voter ce qu'on attendait de lui. Jugez donc ! des hommes dont la conscience avait été tarifée quinze mille, vingt mille et trente mille francs ! Il décida que le suffrage universel était appelé à se prononcer sur un plébiscite formulé en ces termes : Le peuple Français veut le rétablissement de la dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon Bonaparte. Pas plus que la première fois, le vote ne fut libre et 7.824.120 oui déclarèrent, contre 253.149 non, que la France voulait (?) le rétablissement de la dignité impériale. C'est le 2 décembre 1852, — date sinistre — que fut solennellement proclamé, sur la place de l'Hôtel-de-Ville de Paris, le résultat du plébiscite. — Dès ce jour Louis Bonaparte s'appela Napoléon III. Mais comment la France presqu'entière avait-elle pu ratifier le Coup d'Etat ? Comment donc avait-elle pu vouloir se courber sous le joug d'un empereur ? Un brigand arrête une diligence au coin d'un bois. Il est à la tête d'une bande déterminée. Les voyageurs sont plus nombreux, mais ils sont séparés, désunis, parqués dans des compartiments, à moitié endormis, surpris au milieu de la nuit, saisis à l'improviste et sans armes. Le brigand leur ordonne de descendre, de ne pas jeter un cri, de ne pas souffler mot, de se coucher la face contre terre. Quelques-uns résistent ; il leur brûle la cervelle. Les autres obéissent, se couchent sur le pavé, muets, immobiles, terrifiés, pêle-mêle avec les morts et pareils aux morts. Le brigand, pendant que ses complices leur tiennent les pieds sur les reins et le pistolet sur la tempe, fouille leurs poches, force leurs malles et leur prend tout ce qu'ils ont de plus précieux. Les poches vidées, les malles pillées, le guet-apens consommé, il leur dit : Afin de me mettre en règle avec la justice, j'ai écrit sur un papier que vous reconnaissez que tout ce que j'ai pris m'appartient, et que vous me le concédez de plein droit. J'entends que ceci soit votre avis. On va vous mettre à chacun une plume dans la main et sans dire un mot, sans faire un geste, sans quitter votre attitude, c'est-à-dire le ventre contre terre, la face dans la boue, vous étendrez le bras droit et signerez tous ce papier. Si quelqu'un bouge ou parle, voici la gueule de mon pistolet. Du reste, vous êtes libres. Les voyageurs étendent les bras et signent. Cela fait, le brigand relève la tête et dit : J'ai sept millions cinq cent mille voix ! Napoléon III a été le brigand. Un de ses premiers actes fut de s'emparer des cordons de la bourse, — de la bourse de la France, bien entendu. Il était criblé de dettes et le moment lui parut venu de les payer. Il se fit attribuer par le Sénat vingt-huit millions d'appointements, c'est-à-dire soixante-seize mille sept cent douze francs par jour, ou trois mille sept cent quatre vingt-seize francs soixante-quinze centimes, par heure. Il n'oublia pas sa famille à laquelle il constitua une dotation annuelle de un million cinq cent mille francs. Ceci bien établi, il songea tout aussitôt à payer ceux qui s'étaient vendus. Son grand aumônier, M. Menjau, reçut 125.000 fr. par an ; M. Vaillant, maréchal du palais, grâce à la générosité de l'Empereur, put dépenser par jour, 468 fr. ; Saint-Arnaud se faisait un revenu quotidien de 822 fr. ; les aides de camp touchaient annuellement chacun, près de 90.000 fr. — Mais pourquoi continuer plus longtemps cette scandaleuse énumération ? Et maintenant qu'il était empereur ne lui fallait-il pas un héritier ? Mais, pouvait-il espérer ce qu'on appelle une union princière ? Bien que les monarques ne soient pas toujours très scrupuleux en matière de crimes, qu'ils couvrent du nom de raison d'Etat, aucun des souverains alors régnants de l'Europe, ne voulut pour sa fille un homme taré, un aventurier, un parjure. Econduit, refusé de Cour en Cour, il dut épouser Mlle Eugénie de Montijo, dont la mère, veuve d'un général espagnol, qui servit Napoléon Ier contre sa patrie, courait, à cette époque, la France de ville en ville. C'était une femme d'une rare intelligence que cette comtesse de Montijo, mère de notre future impératrice. Des attaches sérieuses qu'elle avait eues en Angleterre il lui restait des amitiés fidèles qu'elle savait consulter au besoin. Ce fut au retour d'une chasse à courre à Compiègne, où ces dames avaient été invitées, que l'empereur fut frappé de ce que les poètes appellent le coup de foudre : quelques instants après il prononçait le mot de mariage. A ce mot décisif, Mlle de Montijo répondit modestement : Vous ne connaissez pas ma mère, sire ; dans son dévouement pour vous, dans son extrême tendresse pour moi, appréciant trop bien la distance qui nous sépare, elle s'en alarme ; elle voit un insurmontable obstacle à notre union. Ecrivez-lui, par lettre, vous réussirez mieux, peut-être, à la convaincre, à surmonter ses scrupules... L'Empereur écrivit. C'était tout ce que souhaitait Mme de Montijo. Ayant en poche un document qui attesterait son désintéressement et les instances que Napoléon avait dû faire près d'elle, son consentement ne se fit pas attendre. Cette lettre qu'elle se donna le malin plaisir d'exhiber à ses intimes est soigneusement gardée dans les archives de la famille de l'impératrice à Madrid. La France honnête rougit de ce mariage qui stupéfia l'Europe : c'était, en quelque sorte, un défi jeté aux puissances monarchiques, une revanche des échecs matrimoniaux qui lui avaient été infligés. Le discours que l'Empereur prononça aux Tuileries, le 22 janvier 1853 devant les grands corps de l'Etat réunis pour leur annoncer cette union, en est une preuve. Les passages les plus saillants méritent d'être rappelés ; ils peignent l'homme tout entier. ... Quand en face de la vieille Europe, dit-il, on est porté par la force d'un nouveau principe à la hauteur des anciennes dynasties, ce n'est pas en vieillissant son blason et en cherchant à s'introduire à tout prix dans une famille de rois qu'on se fait accepter. C'est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre, en prenant franchement vis à-vis de l'Europe la position de parvenu, titre glorieux lorsqu'on parvient par le libre suffrage d'un grand peuple. ... Celle qui est devenue l'objet de ma préférence est d'une naissance élevée. Française par le cœur, par l'éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l'empire, elle a, comme Espagnole, l'avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités. Douée de toutes les qualités de l'âme, elle fera l'ornement du trône, comme au jour du danger, elle deviendrait un de ses courageux appuis (?) Catholique et pieuse, elle adressera au Ciel les mêmes prières que moi, pour le bonheur de la France (?) ; gracieuse et bonne, elle fera revivre dans la même position, j'en ai le ferme espoir, les vertus (?) de l'impératrice Joséphine. Le mot de parvenu fit sourire l'Europe et la malencontreuse phrase, sur les vertus de Joséphine, mit le comble au dédain du monde, car, il faut l'avouer, le cher sire n'avait pas été heureux dans ses recherches matrimoniales lorsque pour la première fois il rencontra Mlle de Montijo. Une chose assez singulière, c'est qu'une des princesses demandées, mais qui déclinèrent l'honneur qu'on voulait lui faire, n'était autre qu'une fille du prince de Hohenzollern-Sigmaringen et que cette union, si elle se fût conclue, eût introduit Napoléon III dans la famille de l'empereur Guillaume. L'entourage impérial n'avait cru d'abord, qu'à une affaire de galanterie, et, en effet, la chose ne paraissait pas impossible ; mais lorsqu'on eut vu que l'aventure tournait au sérieux, les avis opposés se firent jour et on en vint aux supplications. M. de Persigny qui tutoyait l'Empereur, lorsqu'ils étaient seuls, le prit un jour par le bouton de l'habit et lui dit avec colère : Ce n'était pas en vérité la peine que tu fisses le deux Décembre pour finir comme cela.... M. de Morny, plus maître de lui, mais non moins sévère, invoquait la raison d'Etat et redoutait le qu'en dira-t-on de l'Europe. Cependant Louis Napoléon demeurait inflexible et bientôt on comprit qu'il ne restait plus qu'à s'incliner devant sa volonté. Le mariage, quel qu'il fût, du reste, était devenu chose utile pour Napoléon III, n'eût-ce été que pour l'arracher à ses habitudes d'orgie intime qui auraient pu facilement produire des scandales publics. C'est le 29 janvier 1853 que fut célébrée cette union. Un collier de six cent mille francs avait été offert à la future impératrice par la municipalité non élue de Paris. Elle le porta le jour de son mariage et, le soir, disons-le à sa louange, elle le renvoyait au préfet de la Seine, M. Berger, pour qu'il le vendit et en distribuât le prix aux pauvres. |