HISTOIRE POPULAIRE & ANECDOTIQUE DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ORIGINES.

 

 

LES Bonaparte n'ont violemment forcé et souillé l'histoire qu'à la faveur de deux guet-apens : le 18 Brumaire et le 2 Décembre 1851.

Le 18 brumaire (10 novembre 1799), l'oncle bâillonnait la République, assez affaiblie déjà pour qu'il pût s'emparer du pouvoir ; le 2 décembre 1851, le neveu, — le très petit neveu, — égorgeait cette même République et, dans toute la France, le sang coulait. Massacre horrible et qui rappelle l'odieux carnage de la Saint- Barthélémy ; encore en 1572, était-on censé s'entre-égorger pour ce que l'on appelait une croyance, pour ce que l'on supposait être une vérité, tandis qu'en Décembre 1851, la France fut ensanglantée par une poignée de viveurs voulant assouvir en parfaite sécurité leur soif de jouissances : — 1572 eut des bourreaux, 1851 n'eut que des écorcheurs.

Vous ne compreniez point, mère, la politique.

Monsieur Napoléon, c'est son nom authentique,

Est pauvre et même prince, il aime les palais.

Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets,

De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve,

Ses chasses ; par la même occasion il sauve

La Famille, l'Eglise et la Société ;

Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses, l'été,

Où viendront l'adorer les préfets et les maires ;

C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand'mères

De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,

Cousent dans le linceul des enfants de sept ans !

(Les Châtiments.)

 

Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, — Napoléon III, — naquit au château des Tuileries, à Paris, le 20 avril 1808. Celui qui ne devait ressusciter l'Empire que pour tomber du trône en déchaînant sur la France les effroyables malheurs de l'invasion étrangère, était le dernier des trois fils nés pendant l'union du roi de Hollande, Louis Bonaparte, frère de Napoléon Ier avec Hortense de Beauharnais : encore le père, si nous en croyons certaine lettre qu'il écrivit au pape Grégoire XVI, eut-il toujours des doutes sur la légitimité de ce troisième fils.

Taciturne, rêveur, flegmatique comme un Hollandais, l'enfant fut élevé par sa mère dans la pensée qu'il pourrait être un jour l'instrument de la restauration impériale et, de bonne heure, cette perspective devint son idée fixe. La reine Hortense qui l'appelait mon doux entêté, lui parlait sans cesse de l'étoile napoléonienne et lui écrivait :

— Avec votre nom, mon cher fils, vous serez toujours quelque chose, soit dans la vieille Europe, soit dans le nouveau monde ; les hommes sont partout et en tous temps les mêmes ; ils révèrent malgré eux le sang d'une famille qui a possédé une grande fortune. Un nom connu est le premier à-compte fourni par le destin à l'homme qu'il veut pousser en avant... Toujours l'œil aux aguets, surveillez les occasions propices. Le gros de la nation est court d'idées, facile à émouvoir, facile à calmer, aisément enthousiaste pour les hommes qui tiennent le pouvoir. On leur demande rarement où sont leurs titres et tous les moyens de régner sont bons, légitimes, pourvu qu'on maintienne l'ordre matériellement.

 

Ces maximes qui s'imprimèrent profondément dans l'esprit du jeune homme donnent en quelque sorte la clef de toute sa conduite.

Il est dans son âme une corde qu'il ne faut pas faire vibrer, racontait sa sœur de lait, Mme Cornu, je veux parler de tout ce qui a trait à ce qu'il croit être son droit et à la grandeur de sa dynastie. Un jour que nous jouions ensemble sous les fenêtres du château d'Aremberg, j'eus la mauvaise idée de le railler malicieusement au sujet de ses rêves impériaux. Un éclair soudain brilla dans les yeux du prince ; mais il se contint, puis tout à coup m'entraîna dans le parc du château, jusqu'à une place où nous pouvions être à l'abri de tout regard, et là, s'élançant sur moi et me saisissant le bras des deux mains : Rétracte ce que tu as dit, s'écria-t-il, rétracte, ou je te brise le bras ! Et il me serra si violemment que, pendant huit jours, je ne pus remuer ce bras qu'avec les plus grandes difficultés.

 

L'enfant irascible avait alors douze ans.

 

La nouvelle de la révolution de juillet qui expulsait les Bourbons du trône vint raviver tout à coup les espérances des Bonaparte exilés. Le jeune prince Louis se disposait même à partir pour Paris, lorsqu'il apprit l'avènement de Louis-Philippe. Il dut rester en Suisse et la loi du 2 décembre, qui maintint celle de janvier 1816, bannissant la famille impériale, lui démontra que l'heure n'était pas encore venue de rien tenter du côté de la France.

Il eut alors le loisir de visiter Rome, Londres, quelques autres villes importantes d'Europe, l'Amérique et se lia, au cours de ses voyages aventureux, avec un certain maréchal-des-logis, Fialin, ex-légitimiste, qui s'offrit de se constituer le commis-voyageur des idées napoléoniennes et de racoler des partisans au futur empereur.

C'est ce même Fialin qui, plus tard, devint le fameux duc de Persigny.

L'échauffourée de Strasbourg et la ridicule affaire de Boulogne furent les conséquences de ces tentatives d'embauchage napoléonien.

Pour mener à bien le complot de Strasbourg les conjurés, tout d'abord, s'associèrent une certaine actrice, Eléonore Grault, veuve Gordon, belle, spirituelle, active, de mœurs équivoques, alors sans ressources, prête à se faire l'instrument passif de qui voudrait l'employer et la dépêchèrent au colonel Vaudrey, commandant le 4e d'artillerie à Strasbourg. Cet homme offrant, plus que tout autre, prise à la corruption se laissa vite gagner par les belles paroles de cette aventurière. Je suis toute dévouée au prince Bonaparte, dit-elle, et je serai, jusqu'à la mort, reconnaissante à l'homme qui servira sa cause comme un esclave.

Dès ce jour un aveuglement fatal transformait en conspirateur le colonel Vaudrey.

On parvint encore à recruter le commandant Parquin, le lieutenant Laity, plusieurs aventuriers parmi lesquels MM. de Bruc, de Gricourt, de Querelles et le 29 octobre, dans la soirée, Louis Bonaparte arrivait secrètement à Strasbourg. Le lendemain, dès la première heure, le prince revêtu d'un costume pareil à celui de Napoléon Ier et la tête coiffée du chapeau historique — lisons-nous dans l'acte d'accusation du procès de Strasbourg, — se dirigeait vers la caserne qu'occupait le 4e d'artillerie. Portant l'aigle impérial, MM. de Gricourt et de Querelles l'y avaient précédé.

Ils trouvent le colonel Vaudrey à la tête de ses soldats, que, par promesses et par argent, il était parvenu à corrompre.

Soldats, — leur dit-il, en s'avançant vers Louis Bonaparte, — une révolution a renversé Louis-Philippe du trône, voici Napoléon III, empereur des Français ! Criez vive l'empereur !

Vive l'Empereur ! crièrent les soldats.

Louis Bonaparte, aussitôt, remet au colonel de Vaudrey l'aigle que portait M. de Gricourt, promet de l'avancement à tout le monde charge Fialin d'aller, avec une partie des artilleurs, s'emparer du préfet dans son hôtel et se porte avec le reste du régiment vers le quartier général.

Il aperçoit le général Voirol et, le serrant dans ses bras :

Reconnaissez en moi Napoléon III.

Le général repousse énergiquement le sinistre aventurier et flétrit en termes énergiques cette rébellion coupable.

Il est arrêté et gardé à vue par le commandant Parquin et douze artilleurs.

Arrivé à la caserne de la Finkmatt, Louis Bonaparte tente de soulever en sa faveur le 49e de ligne. Officiers et soldats repoussent offres et promesses. Plus indigné, plus énergique, le lieutenant-colonel Taillandier met enfin la main au collet du prince tremblant et le fait écrouer à la citadelle.

Gracié par Louis-Philippe il partit pour New-York où il mena folle vie et revint en Europe pour assister, le 3 octobre 1837, aux derniers moments de sa mère dont il devait, plus tard, justifier ces paroles sinistres qu'elle répétait souvent :

Si jamais Louis devient Empereur, il mangera la France.

Et certes il voulait si résolument devenir empereur et manger la France qu'il ne tardait pas à tramer un nouveau complot qui eut Boulogne pour théâtre.

Le 6 août 1840 il entrait dans cette ville parodiant le débarquement de Cannes, encore coiffé du petit chapeau légendaire, apportant un aigle doré au bout d'un drapeau et un aigle vivant qu'il avait appris à tourner autour de lui en cachant un morceau de lard dans sa coiffure ; force proclamations, et suivi de soixante valets, cuisiniers, palefreniers déguisés en soldats français avec des uniformes achetés chez les marchands de vieux habits, et des boutons du 42e de ligne, fabriqués à Londres. Il jette de l'argent aux passants dans les rues de Boulogne, met son chapeau à la pointe de son épée, crie lui-même : vive l'empereur ! tire sur un officier, le capitaine Col Puygellier, qui lui avait dit : vous êtes un traître, un coup de pistolet qui casse trois dents à un soldat et s'enfuit.

Quand il fut pris et fouillé, on trouva dans l'une de ses poches cinq cent mille francs en or et en bank-notes destinés à acheter la trahison et à faire pratiquer l'embauchage.

Dans ses intéressants mémoires qu'il vient de publier, lord Malmesbury, l'ancien ministre anglais, nous fait un curieux récit de cette équipée.

7 août 1840. — La nouvelle est arrivée ce matin, écrit-il, que Louis Napoléon a débarqué à Boulogne avec cinquante compagnons. Pas un soldat ne s'étant joint à eux la tentative a complètement échoué et ils ont presque tous été pris. Ceci m'explique ce qu'il m'avait dit deux jours auparavant. Il était debout sur les marches de la maison de lady Blessington, après sa soirée, enveloppé dans son manteau, Persigny avec lui, et je leur avais fait remarquer qu'ils avaient l'air de deux conspirateurs. A quoi il avait répondu : Vous êtes plus près de la vérité que vous ne pensez.

 

8 août. — La nouvelle de la folle tentative du prince Napoléon est confirmée. Il avait loué pour quinze jours un steamer de la Compagnie commerciale, s'était embarqué le 5 à Londres et avait débarqué, le jeudi 6, à Vimereux, près Boulogne, avec cinquante compagnons. Il est alors entré dans le camp pour essayer d'entraîner les soldats, mais l'officier de garde qui était du complot s'étant trouvé absent, il a échoué ; la garde nationale a été appelée et les conspirateurs ont dû s'enfuir.

Ils ont pris le bateau de sauvetage qui a chaviré et le prince s'étant cramponné à une bouée, non loin de la côte, a été repêché par des douaniers. Quelques-uns de ses compagnons se sont enfuis sur des chevaux dont ils s'étaient emparés, mais ils ont été poursuivis et pris pour la plupart. Plusieurs ont été tués par les soldats après s'être rendus. Le prince avait lancé une proclamation au peuple français dans laquelle il nommait le maréchal Clauzel commandant des troupes à Paris, le général Pajol et d'autres officiers et sous-officiers à des postes militaires et promettait beaucoup de récompenses. Depuis que je connais ce prince je lui savais une idée fixe et dont rien ne pouvait le détourner : c'est qu'il gouvernerait la France un jour. C'est la seule explication de ses tentatives répétées dans les circonstances les plus défavorables.

 

A la forteresse de Ham. — Enfermé à la forteresse de Ham pour y subir un emprisonnement perpétuel, à la suite de cette conspiration d'opéra-comique au moment même où les cendres de Napoléon Ier, ramenées de Sainte-Hélène, entraient triomphalement dans Paris, Louis Bonaparte eut pour compagnons de captivité le docteur Conneau qui, depuis, resta toujours fidèle à sa cause et le général Montholon. De sa prison, où le séjour lui fut rendu aussi doux que possible, il publia dans les journaux avancés, notamment dans le Progrès du Pas-de-Calais et le Précurseur de l'Ouest, de nombreux articles qui lui furent un prétexte à traiter certaines questions économiques. Il affectait, alors pour mieux surprendre la crédulité publique, de se montrer plus particulièrement préoccupé d'améliorations sociales.

La République serait mon idéal, écrivait-il, mais j'ignore si la France est républicaine. Je vois dans son histoire les deux éléments monarchique et républicain exister et se développer simultanément. Si le pays m'appelle un jour, je lui obéirai. Je réunirai autour de mon nom plébéien tous ceux qui veulent la liberté et la gloire ; j'aiderai le peuple à rentrer dans ses droits, à trouver la formule gouvernementale des principes de la Révolution.

Et, le 21 octobre 1843, dans le Journal du Loiret :

J'avais une haute ambition, mais je pouvais l'avouer : l'ambition de réunir autour de mon nom populaire tous les partisans de la souveraineté du peuple, tous ceux qui voulaient la gloire et la liberté.

 

C'est ainsi que, pendant ses années d'emprisonnement il réussit, par ses protestations philanthropiques et républicaines, à se faire une quasi-popularité que n'avaient pu lui donner Strasbourg et Boulogne.

Louis-Bonaparte, d'ailleurs, à cette époque, affectait d'être un grand socialiste et un démocrate convaincu : — nous n'en voulons pour supplément de preuves — et de preuves curieuses, — que ces déclarations, ces professions de foi extraites de nombreux articles qu'il envoyait à profusion aux journaux qui voulaient bien les recevoir sans douter un seul instant de leur sincérité.

— Convaincu que le gouvernement actuel faisait le malheur de la France, je me suis résolu à tout entreprendre pour le renverser, bien décidé à laisser ensuite le peuple choisir la forme du gouvernement qui lui conviendrait le mieux. Le rôle de libérateur suffit à mon ambition.

(Ham 1844.)

 

Les premiers besoins d'un pays sont l'indépendance, la liberté, la stabilité, la suprématie du mérite et l'aisance également répandues.

— Le meilleur gouvernement sera celui où tout abus du pouvoir pourra toujours être corrigé, où sans bouleversement social, sans effusion de sang, on pourra changer les lois et le chef de l'Etat ; car une génération ne peut assujettir à ses lois une génération future.

(Rêveries politiques.)

 

— Tous les hommes qui se sentent animés de l'amour de leurs semblables réclament pour qu'on rende enfin justice à la classe ouvrière qui semble déshéritée de tous les biens que procure la civilisation. Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence. C'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte.

La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus oppressive.

— Je vous le dis en bon français : notre ennemi c'est notre maître.

(Extinction du paupérisme.)

 

— Qu'on ne sépare pas l'honneur des intérêts matériels. Qu'on ne bâtisse pas de faux systèmes de prospérité commerciale sur la ruine d'une industrie florissante et nationale !

(La question des sucres.)

 

Les peuples ne devraient jamais se fier aux princes qui, pour monter sur le trône, ont besoin de tranquilliser les esprits par leurs déclarations et de flatter les partis par leurs promesses.

(Fragments historiques.)

 

La France vous demandera compte des hommes morts glorieusement, mais sans nécessité, dans toutes vos expéditions stériles. L'humanité flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans le seul but d'influencer l'opinion publique, et de soutenir, par quelques expédients, un pouvoir toujours dans l'embarras.

(Progrès du Pas-de-Calais, 5 novembre 1844.)

 

Rallions-nous autour de la République, et donnons au monde ce grand spectacle d'un peuple qui se régénère.

(11 juin 1848.)

 

Tout acte arbitraire contre un homme, hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est tyrannique : celui contre lequel on voudrait l'exécuter par la violence a le droit de la repousser par la force.

(Octobre 1848.)

 

Pour que l'aisance se répande dans toutes les classes il faut que non seulement les impôts soient diminués, mais encore que le gouvernement ait un aspect de stabilité qui tranquillise les citoyens et permette de compter sur l'avenir.

(Rêveries politiques.)

— Jamais je n'ai cru et jamais je ne croirai que la France soit l'apanage d'un homme ou d'une famille.

(Journal du Loiret, octobre 1843.)

 

Lord Malmesbury, que nous citions tout à l'heure, raconte en ces termes la visite qu'il fit à Louis-Bonaparte, pendant sa détention au fort de Ham. Ses révélations sont particulièrement caractéristiques :

26 avril 1845. — Je reviens du château de Ham, sur la Somme, où j'avais été voir le prince Louis-Napoléon qui est prisonnier depuis 1840. Au début de janvier dernier, il m'avait envoyé à Londres M. Ornano, pour me prier de l'aller voir au sujet d'une affaire de la plus grande importance, pour lui.

J'en avais été empêché alors et, ayant obtenu, non sans peine, de M. Guizot, une permission pour voir le prince, je suis parti pour Ham le 20 avril. Je l'ai trouvé peu changé par les cinq années de captivité et très heureux de voir un vieil ami arrivant du monde extérieur et surtout de Londres.

Je n'avais qu'une demi-journée à donner à cette entrevue. Il m'avoua que sans avoir rien perdu de sa confiance et de son courage il était las de sa prison d'où il ne voyait aucune possibilité de s'évader, croyant que le gouvernement lui en fournissait des occasions afin qu'on pût tirer sur lui pendant sa fuite.

Il me dit qu'une dépuration était venue de l'Equateur pour lui offrir la présidence de cette République si Louis-Philippe voulait le mettre en liberté, auquel cas il donnerait sa parole de ne jamais revenir en Europe.

Il m'avait donc appelé comme ami et partisan de Sir Robert Peel, notre premier ministre, pour me prier de faire intercéder en sa faveur auprès de Louis-Philippe, protestant de toutes les garanties possibles de sa bonne foi. Je promis au prince d'agir de mon mieux, mais j'ajoutai que je ne pensais pas pouvoir convaincre Lord Aberdeen alors aux affaires étrangères.

A cette époque le prince Louis était fort occupé à écrire une histoire de l'artillerie et il passa une heure à me faire expliquer le sens de plusieurs mots techniques anglais qu'il voulait traduire. Il me fit le récit complet de son échec de Boulogne dont la cause unique était, selon lui, la maladie subite de l'officier de garde qui devait lui livrer le camp. La plupart des soldats avaient été gagnés et le prestige de son nom était universel dans l'armée française. Il m'assura que les lanciers qui l'avaient escorté à Ham lui avaient donné des marques de sympathies tout le long de la route. Puis il me dit :

Regardez ce factionnaire sous mes fenêtres. Je ne sais pas s'il est à moi ou non ; s'il l'est il croisera les bras sur un signe que je vais faire. Il alla à la fenêtre et caressa sa moustache, mais il n'eut de réponse qu'après que le factionnaire eut été relevé trois fois. Le troisième soldat répondit en effet en croisant le bras sur son fusil. Le prince reprit alors :

— Vous voyez que je ne connais pas mes partisans, pas plus qu'ils ne me connaissent. Ma force est dans mon nom immortel et pas dans autre chose. Moi j'ai attendu assez longtemps, je ne puis plus endurer la prison.

Au bout de trois heures, je le quittai très frappé de sa calme résolution ou plutôt de sa philosophie, mais ayant peu de confiance dans son renoncement au trône de France.

 

Après six années de captivité le prisonnier parvenait à s'évader et les détails de cette évasion sont restés légendaires.

Il avait habilement fait répandre le bruit qu'il allait bénéficier d'une amnistie prochaine, espérant ainsi que le gouverneur de la forteresse exercerait sur lui une surveillance moins active. Mais plus que toute autre chose, une circonstance fortuite servit ses projets.

Des réparations ayant été jugées nécessaires, on fit entrer des ouvriers dans le château. Or, en ce moment, les cinq années d'emprisonnement du docteur Conneau venaient d'expirer, ce qui le rendait légalement libre. Il pouvait alors, ainsi que Thelin, valet de chambre du prince, aller en ville quand il lui plaisait.

Ces deux personnes purent ainsi préparer à l'extérieur tous les moyens de faciliter la fuite. Il fut décidé que Thelin demanderait l'autorisation de se rendre à Saint-Quentin et Louis-Bonaparte devait le suivre au moment où il sortirait du fort comme pour aller louer un cabriolet.

On décida que l'évasion aurait lieu le matin, parce que, pendant cette partie du jour, les surveillants ne faisaient nulle attention aux ouvriers qui, prenant la route directe de la porte extérieure, allaient et venaient chercher des outils et des matériaux, tandis que le soir, au contraire, ils étaient, à leur sortie, examinés un à un par le gouverneur de la forteresse.

Le 25 mai 1846 les ouvriers arrivent et subissent l'inspection accoutumée. Le prisonnier coupe ses moustaches, prend un poignard, passe sur ses vêtements ordinaires une blouse et un gros pantalon qu'il avait emprunté à un maçon nommé Badinguet, se ceint la taille d'un vieux tablier de toile bleu, se couvre la tête d'une longue perruque à cheveux noirs et longs sur lesquels il enfonce une casquette, chausse des sabots, met un brûle-gueule à sa bouche et, l'épaule chargée d'une planche, il se dirige vers la porte.

Pendant ce temps le docteur Conneau, pour détourner l'attention des ouvriers, les retenait près de lui en leur faisant prendre le coup du matin. — Grâce à la planche, Louis-Bonaparte parvient à cacher sa figure aux soldats qu'il rencontre et, suivi de Thelin, franchit sans encombre la porte extérieure.

Aux abords de la forteresse, M. Souplet, rédacteur en chef du Guetteur de Saint-Quentin, attendait avec son cabriolet qui reçut l'évadé et le conduisit, brûlant le pavé, jusqu'à Saint-Quentin, où, de là, il gagna Valenciennes, la Belgique et, deux jours après, l'Angleterre, arrivant à Londres, où, provisoirement, il fixa son séjour.

Que devint, plus tard, Badinguet ?

Comme Fialin changea-t-il de nom et, grâce à ce baptême nouveau, fut-il préfet, majordome, chambellan ou sénateur ? Vint-il, simplement, grossir le nombre des mendiants entretenus avec nos deniers sur ce qu'on appela si plaisamment la cassette particulière ? Nous l'ignorons.

Toujours est-il que le peuple ne se montra pas ingrat : confondant, en effet, le faux et le vrai goujat dans une admiration commune, voulant que le nom de Badinguet ne disparût pas, il en fit don à Louis-Napoléon qu'il n'appela plus autrement que Badinguet.

Quand fut proclamée la République en France, le 22 février 1848, Louis Bonaparte partit secrètement de Londres et se tint caché à Paris, chez M. Vieillard. Le 2 5 du même mois, il adressait au gouvernement provisoire, la lettre suivante :

— Messieurs, le peuple de Paris ayant détruit par son héroïsme les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'accours de l'exil pour me ranger sous le drapeau de la République qu'on vient de proclamer. Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du gouvernement provisoire et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent.

 

Craignant, non sans raison, les intrigues du prince, le gouvernement provisoire l'engagea à repartir et, le 26, à quatre heures du matin, il retournait en Angleterre après avoir fait cette protestation hypocrite :

Vous pensez que ma présence à Paris est maintenant un sujet d'embarras. Je m'éloigne donc momentanément. Vous verrez, dans ce sacrifice, la PURETÉ de mes intentions et de mon patriotisme.

 

De Londres, la propagande se continua plus active que jamais.

Elu député à Paris, le cinquième sur six représentants, par 84,420 voix, il remerciait ses électeurs en ces termes :

— Vos suffrages me pénètrent de reconnaissance. Votre confiance m'impose des devoirs que je saurai remplir ; nos intérêts, nos sentiments, nos vœux, sont les mêmes... Rallions-nous donc autour de l'autel de la Patrie, SOUS LE DRAPEAU DE LA RÉPUBLIQUE.

 

Mais l'agitation populaire produite par les Bonapartistes, dont l'un des organes, le Napoléonien, posait nettement la candidature du prince Louis à la Présidence de la République, l'a propagande faite par quelques ouvriers socialistes pour pousser leurs camarades à se rallier à la pause du représentant de l'Empire, parurent à la commission exécutive offrir un danger réel pour la cause de la liberté. Aussi le 12 juin, M. de Lamartine demandait-il à l'Assemblée d'appliquer à Louis Bonaparte la loi de bannissement de 1832.

A la suite d'une longue discussion, l'Assemblée se prononça contre cette proposition en validant l'élection du nouveau député.

Pendant cette discussion, des groupes de bonapartistes réunis autour de l'Assemblée, avaient poussé les cris de : Vive l'empereur ! et même des coups de feu étaient partis des rassemblements.

Le lendemain, Louis Bonaparte écrivit aux représentants du peuple une lettre dans laquelle cette phrase fut plus particulièrement remarquée :

Si le peuple m'imposait des devoirs, je saurais les remplir.

Ces mots soulevèrent une protestation énergique et le général Cavaignac demanda qu'on déclarât à l'instant le citoyen Bonaparte déchu de ses droits politiques. Mais la discussion fut remise et le dit citoyen Bonaparte reconnaissant son imprudence, adressa sa démission à l'Assemblée en protestant de la pureté de ses intentions.

Quelques jours après éclatait l'insurrection de juin et Bonaparte rentrait en scène.

Réélu le 17 septembre il alla siéger à l'Assemblée. Son élection ayant été validée, il crut devoir prononcer une petite allocution aussi emphatique qu'hypocrite et dans laquelle, entre autres mensonges, il n'hésitait pas à dire :

— Après trente-trois ans de proscription et d'exil, je retrouve enfin ma patrie et tous mes droits de citoyen ! La République m'a fait ce bonheur ! Que la République reçoive MON SERMENT DE RECONNAISSANCE, MON SERMENT DE DÉVOUEMENT. Ma conduite toujours inspirée par le devoir, toujours animée par le respect de la loi, ma conduite prouvera, à l'encontre des passions qui ont essayé de me noircir pour essayer de me proscrire encore, que nul ici, plus que moi, n'est résolu à SE DÉVOUER A LA DÉFENSE DE L'ORDRE, A L'AFFERMISSEMENT DE LA RÉPUBLIQUE.

 

Et quelques jours après, l'Assemblée abrogeait la loi de 1832 qui bannissait la famille Bonaparte !

Nommerait-on un Président de la République ? Telle fut la question qui divisa l'Assemblée.

Les monarchistes acceptaient sans difficultés la présidence ; les uns, pour s'éloigner le moins possible de leurs habitudes ; les autres, dans l'espoir qu'il serait aisé, au jour propice, de retourner de la présidence à la royauté. La plupart des républicains désiraient un Président, par imitation de la constitution des Etats-Unis.

Un petit nombre redoutait pour la France cette situation trop haute, semblable à celle d'un roi constitutionnel et craignait les tentations qui en résulteraient, peut-être, pour quelque président ambitieux et peu scrupuleux.

Parmi ces républicains prévoyants se trouvait M. Grévy — aujourd'hui président réélu de la République française — qui proposa cet amendement célèbre :

— ART. 41. L'Assemblée nationale délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui reçoit le titre de président du Conseil des ministres.

— ART. 43. — Le président du Conseil des ministres est nommé par l'Assemblée nationale au scrutin secret et à la majorité des suffrages.

... ART. 45. — Le président du Conseil est élu pour un temps illimité, il est toujours révocable.

 

Puis M. Grévy développa sa pensée dans un discours énergiquement éloquent ; on y remarqua surtout ce passage dont un avenir trop prochain devait faire une prophétie :

— Êtes-vous bien sûrs que dans cette série de personnages qui se succéderont au titre de la Présidence, il n'y aura que de purs républicains prêts à en descendre ? Êtes-vous sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? — surtout si cet ambitieux est le rejeton d'une de ces familles qui ont régné en France ! S'il n'a jamais renoncé à ses droits, si le commerce languit, si le peuple souffre, s'il est dans un de ces moments de crise où la misère et la déception le livrent à ceux qui masquent sous des promesses leurs projets contre la liberté, répondrez vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ?

 

Cet amendement — contre lequel, cela va sans dire, vota Louis Bonaparte, — fut repoussé par 643 voix contre 158.

C'est le 10 décembre 1848 que le scrutin fut ouvert pour la nomination du Président de la République.

Louis Bonaparte obtint 5.434.226 voix ; — Cavaignac, 1.448.107 ; Ledru-Rollin, 370.719 : — Raspail, 36.329 ; — Lamartine, 7.910.

Dix jours après avait lieu à l'Assemblée Nationale une scène saisissante.

Ce jour-là, à quatre heures, le représentant Waldeck-Rousseau donnait lecture du rapport sur l'élection présidentielle et le général Cavaignac déposait ensuite ses pouvoirs entre les mains de l'Assemblée. Puis le président Marrast proclama le résultat du scrutin.

Les représentants qui encombraient le couloir de droite remontèrent alors à leurs places et laissèrent le passage libre.

Il était environ quatre heures du soir.

La nuit tombait, l'immense salle de l'Assemblée était plongée à demi dans l'ombre, les lustres descendaient des plafonds et les huissiers venaient d'apporter les lampes sur la tribune. Le président fit signe et la porte de droite s'ouvrit.

On vit alors entrer dans la salle et monter rapidement à la tribune un homme jeune encore, vêtu de noir, ayant sur l'habit la plaque et le grand cordon de la Légion d'honneur.

Toutes les têtes se tournèrent vers cet homme.

Un visage blême dont les lampes à abat-jour faisaient saillir les angles osseux et amaigris, un nez gros et long, des moustaches et une mèche frisée sur un front étroit, l'œil petit et sans clarté, l'attitude timide, inquiète, c'était l'aspect du citoyen Louis Bonaparte.

Pendant l'espèce de rumeur qui suivit son entrée, il resta quelques instants la main droite dans son habit boutonné, debout et immobile sur la tribune dont le frontispice portait cette date : 22, 23, 24 février, et au-dessus de laquelle on lisait ces trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité.

Enfin le silence se fit : le président de l'Assemblée frappa quelques coups de son couteau de bois sur la table, les dernières rumeurs s'éteignirent et le président de l'Assemblée dit :

Je vais lire la formule du serment.

En présence de Dieu, et devant le peuple français, je jure de rester fidèle à la République démocratique et de défendre la Constitution.

 

Louis Bonaparte, pâle, l'œil baissé, étendit le bras et répondit d'une voix légèrement voilée :

Je le jure !

Une émotion profonde s'empara de tous les cœurs lorsque le président de l'Assemblée nationale ajouta d'une voix plus solennelle :

Je prends Dieu à témoin du serment qui vient d'être prêté !

Louis Bonaparte est, désormais, président de la République jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852. L'Assemblée attend ses premières paroles ; il tire un papier de sa poche et lit une déclaration dont les passages les plus saillants sont les suivants :

— Le suffrage de la nation, le serment que je viens de prêter commandent ma conduite future et me tracent mes devoirs. Je regarderais comme ennemis de la patrie tous ceux qui tenteraient par des voies illégales de changer la forme du gouvernement que vous avez établie. Entre vous et moi il ne peut y avoir de dissentiment. Notre gouvernement ne sera ni utopiste ni réactionnaire. Nous ferons le bonheur du pays et nous espérons que, Dieu aidant, si nous ne faisons de grandes choses nous tâcherons d'en faire de bonnes.

 

On sait comment devaient être réalisées toutes ces promesses !

Un de ses premiers actes fut de faire des avances au parti clérical et d'envoyer en Italie une armée commandée par le général Oudinot. Malgré la résistance de Garibaldi, Rome fut prise et le pape qui en avait été chassé par les Italiens put rentrer dans la Ville Éternelle (1849).

Se tenant aux aguets il cherchait à profiter des moindres fautes de l'Assemblée.

L'occasion se présenta.

Le 31 mai 1850, pour sauver l'ordre social menacé, l'Assemblée mutilait le suffrage universel en exigeant des électeurs deux ans de domicile dans la ville où ils devaient voter.

On prétendait ainsi écarter du scrutin la population flottante ; on déclarait, ainsi, qu'il existait des vagabonds dont le vote ne pouvait être compté à l'égal de celui des citoyens honnêtes. Au fond, ceux qui soutenaient cette théorie ne désiraient qu'une chose : éloigner des urnes une grande partie de la population ouvrière et changer, au profit d'une restauration monarchique, le résultat des élections futures.

Aussi, pour se concilier le peuple, Louis Bonaparte, dans la séance du 13 novembre 1850, demandait-il énergiquement l'abolition de cette loi restrictive du 31 mai.

L'Assemblée refusa.

Dès ce moment le Coup d'Etat fut résolu.

Depuis longtemps d'ailleurs, — nous le savons, — il caressait ce projet sinistre qui devait ensanglanter la France, l'avilir ou, tout au moins la démoraliser.

A ce propos, une anecdote peu connue qu'aimait à rappeler un célèbre ministre anglais.

— Après déjeuner, — racontait-il — alors qu'il n'était encore que Président de la République, il me conduisit en voiture visiter les harras de Saint-Cloud : c'était le 20 avril 1850. Parmi les chevaux se trouvait un magnifique alezan que le palefrenier fit sortir pour le montrer. Après l'avoir beaucoup admiré le président ordonna à cet homme de l'amener à Paris, dans ses écuries.

Je ne peux pas, répondit-il, ce cheval est la propriété de l'Etat.

Lorsque nous fûmes remontés dans le phaëton, Louis Bonaparte me dit :

Vous voyez ma position : il est temps d'en finir ?

En route, il ne me fit pas mystère de son intention de devancer ses adversaires, et il était facile de deviner les moyens qu'il comptait employer.

 

Tout d'abord, Louis Bonaparte s'assura du concours de l'armée, puis, lorsqu'il put absolument compter sur son dévouement, c'est-à-dire sur le dévouement des chefs auxquels les soldats devaient obéir passivement, il fit afficher, pendant la nuit, un décret mis au bas d'un long appel au peuple et ainsi conçu :

Au NOM DU PEUPLE PRANÇAIS,

L'Assemblée nationale est dissoute !

Le suffrage universel est rétabli.

La loi du 31 mai est abrogée.

Le peuple français est convoqué dans ses Comices à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre.

L'état de siège est décrété dans toute l'étendue de la première division militaire.

Je soumets à vos suffrages les bases suivantes de cette Constitution :

Un chef responsable nommé pour dix ans.

Des ministres dépendant du Pouvoir exécutif.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si vous croyez que la France régénérée par la Révolution de 89 et réorganisée par l'empereur est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant les pouvoirs que je vous demande.

Si vous partagez ma conviction qu'à ce prix seul est le repos de la France, déclarez-le par vos suffrages ; si vous préférez un autre gouvernement sans force, monarchique ou républicain répondez négativement.

Ainsi donc, pour la première fois, depuis 1800, vous voterez en connaissance de cause, en sachant bien pour qui et pour quoi.

Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors, je provoquerai une nouvelle assemblée et je lui remettrai le reçu du mandat que j'ai de vous.