Le 1er
avril, le corps du maréchal de Vauban fut porté à l’église Saint-Roch. Il y
avait peu de monde à cette cérémonie funèbre. Paris renfermait trop de gens
intéressés à ternir la mémoire de l’illustre défunt : le roi demeurait
impassible, impénétrable ; la foule des courtisans craignait de se
compromettre. Il s’agissait, d’ailleurs, d’une simple présentation ; Vau- ban
avait décidé que sa dépouille mortelle serait confiée à la terre natale,
suprême témoignage d’affection du petit orphelin devenu un des hommes les
plus considérables du royaume. Les
voyages étaient longs à cette époque, et ce fut seulement le 16 avril que les
funérailles se célébrèrent dans la modeste église de Bazoches. Les registres
de la paroisse nous apprennent que 2.000 personnes suivirent le convoi. La
reconnaissance des services rendus était vivace' en province. Paris
prouva bientôt qu’il voulait réparer ses torts. L’oraison funèbre, qui
n’avait pas été prononcée à l’église Saint-Roch, le fut dans les enceintes
académiques : le 4 mai, Fontenelle, devant l’Académie des sciences,
prononçait un magnifique éloge de Vauban. C’est l’honneur de cette compagnie
que d’avoir ainsi bravé la puissance des manieurs d’argent : il est honorable
pour le roi d’avoir laissé prononcer un discours qui, répondant peut-être à
ses sentiments véritables mais cachés, ne faisait pas moins ressortir sa
coupable indifférence. Saint-Simon,
dans ses Mémoires, parle maintes fois de Vauban, et toujours avec admiration.
Il nous en a tracé un portrait saisissant de vérité. Il nous présente Vauban, le plus honnête homme de son siècle, le
plus simple, le plus vrai, le plus modeste. Après avoir montré son extérieur rude et grossier, pour ne pas dire brutal et féroce, il ajoute qu’on ne vit jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant... respectueux sans nulle politesse, le plus ménager de la
vie des hommes, avec une valeur qui prenait tout sur lui et donnait tout aux
autres. Il termine
par cette réflexion qui paraît une cruelle satire à l’adresse des gouvernants
: Il est inconcevable qu’avec tant de droiture
et de franchise, incapable de se porter à rien de faux ni de mauvais, il ait
pu gagner au point qu’il fit l’amitié et la confiance de Louvois et du roi. Cette
vénération pour un noble caractère alla toujours grandissant en France.
Contrairement à l’usage, la gloire de Vauban se dégagea plus éclatante et
plus pure de l’épreuve du temps. Au travers des révolutions et sous tous les
régimes, son nom resta populaire. Au
comble de la puissance, au lendemain de la paix de Tilsitt, l’empereur voulut
honorer la mémoire du premier ingénieur de la France monarchique, comme il
avait honoré celle de son plus grand général. Il décida que le cœur du
maréchal de Vauban serait transporté sous la coupole des Invalides, à côté du
tombeau de Turenne[1]. Un
incident grotesque et peu connu préluda à la cérémonie. Le
sous-préfet d’Avallon avait été chargé de recueillir la relique. Accompagné
d’un brigadier de gendarmerie, il s’était transporté à l’église
Sainte-Hélène, avait rempli toutes les formalités voulues et avait enfermé le
cœur de Vauban dans une boîte de plomb parfaitement scellée. Il avait confié
la boîte à son compagnon, puis s’était rendu au château de Vauban, où
l’attendait un brillant dîner offert par la famille. Le brigadier avait
trouvé l’hospitalité à l’office. Pendant ce temps, le cœur du maréchal de
Vauban, renfermé dans les fontes de la selle du gendarme, accompagnait le
cheval à l’écurie. Chacun
se remit en route, enchanté, même le cheval, qui avait trouvé sa mangeoire
abondamment remplie. Pourtant,
avant de rentrer en ville, le sous-préfet se souvint de sa mission et voulut
se faire remettre le précieux dépôt. Horreur ! il avait disparu. Le
gendarme, au désespoir, mit pied à terre. Il parcourut ainsi, en fouillant
chaque buisson, toute la route qui sépare Avallon du château de Vauban. Il
rentra triste et honteux dans le château lui-même ; enfin il retrouva le cœur
de Vauban... dans la mangeoire de son cheval ! Il courut en toute hâte
annoncer la bonne nouvelle à son supérieur, qui n’avait osé regagner la sous-préfecture
et qui errait tristement dans la campagne[2]. Après
tant de vicissitudes, le cœur de Vauban arriva sans nouvel encombre à Paris.
Le 26 mai 1808, eut lieu en grande pompe la translation aux Invalides. Il faut
bien le dire, l’exécution ne répondit pas à la grandeur de l’idée. Sans
doute il y eut un grand déploiement de troupes, l’école polytechnique en
corps figura dans le cortège composé de toutes les notabilités militaires et
de l’Institut ; on vit même quatre pièces de canon qui figuraient celles que
le dauphin avait données à l’illustre maréchal ; mais les discours furent
ternes et froids. On y parla beaucoup des vivants, fort peu des morts. On
daigna décerner quelques louanges à Vauban, mais on réserva la meilleure part
à l’empereur. Le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig, chargé de recevoir le
cœur, déclara qu’il ne manquait plus rien à son bonheur, puisque l'empereur
l’avait désigné pour une mission si honorable. On laissait entendre que le
souverain avait voulu surtout honorer les vainqueurs de Dantzig par ce
témoignage d’admiration pour le grand ingénieur. Une biographie sèche et sans
intérêt, mauvais résumé qu’aurait pu faire un élève de collège, voilà la part
de Vauban dans cette cérémonie organisée en son honneur. Mais il
a mieux que cette éloquence officielle et faite sur commande : il vit dans le
souvenir des Français. Napoléon lui-même n’a-t-il pas dit que ses places
fortes ont plusieurs fois sauvé la France ? Il est
peu de villes qui n’aient donné à quelqu’une de leurs rues ou de leurs places
le nom de Vauban. Un
jour, on parlait à Lille d’une statue à élever à Dupleix[3]. Vous avez mieux que cela, dit
quelqu’un, vous avez Vauban. Et
l’inscription est toute trouvée. Saint-Simon l’a tracée à l'avance : Vauban, le plus honnête homme de
son siècle. C’est
la plus belle de toutes les louanges. FIN DE L'OUVRAGE
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