LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

VAUBAN

 

CHAPITRE VIII. — LA DISGRACE DE VAUBAN. - SA MORT.

 

 

Vauban se faisait peu d’illusions sur l’accueil réservé à son système. Il déplaira aux uns, disait-il, parce qu’ils jouissent d’une exemption totale... et que ce système n’en souffre absolument aucune ; aux autres parce qu’il leur ôterait le moyen de s’enrichir aux dépens du public... aux autres enfin parce qu’il leur ôtera une partie de la considération qu’on a pour eux, en diminuant ou supprimant tout à fait leurs emplois, ou les réduisant à très peu de chose. Puis il énumère tous ceux qu’il rencontrera comme adversaires : MM. des finances, les premiers généraux, les traitants ; MM. du clergé... parce que le roi se payant par ses mains, il ne sera plus obligé de les assembler et de leur faire aucune demande, puis aussi parce que la dîme royale dimant sur tout, dîmera aussi la leur, ce qui pourra causer quelque chagrin tacite aux plus élevés ; la noblesse, le corps des gens de robe, parce que les émoluments de leurs charges se trouveront assujettis à la dîme royale comme les autres ; le peuple lui-même, parce que toute nouveauté l’épouvante[1].

Que reste-t-il avec Vauban ? seulement l’approbation des véritables gens de bien et d’honneur, désintéressés et un peu éclairés[2]. C’est là, malheureusement, une bien faible minorité dans un État ; aussi l'auteur semble-t-il implorer les circonstances atténuantes, quand il termine son livre par ces paroles mélancoliques : Je n’ai plus qu’à prier Dieu de tout mon cœur que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénument, et sans autre passion ni intérêt que celui du service du roi, le bien et le repos de ses peuples[3].

On voit qu’il fallait employer d'infinies précautions pour répandre le livre. Il fallait ne s’adresser au début qu’aux gens de bien et d'honneur, en un mot distribuer le livre sous le manteau, lui ménager d’abord une publicité restreinte et de chauds défenseurs, avant d’affronter le gros public. Mais il y avait quelque chose de plus difficile encore : l’imprimer[4].

Il était indispensable pour cela d’avoir l’autorisation royale, ou, comme on disait alors : un privilège.

Or l’obtention de ce privilège dépendait du chancelier Pont- chartrain ou du lieutenant de police d’Argenson. Vauban savait qu’il n’avait rien à espérer des gens de robe.

Il ne pouvait songer à s’adresser à l’incapable Chamillart, qu’il savait opposé à ses vues, ni au roi lui-même, qui en ce moment critique était à la merci des gens de finance et devait les ménager.

Il résolut donc de se passer de privilège et de faire imprimer la Dîme par une de ces imprimeries clandestines comme il yen avait tant alors. L’ouvrage fut imprimé en feuilles à Rouen, peut-être sous la surveillance de Boisguilbert.

Restait à le faire entrer à Paris. Ce n’était point chose aisée. Les ballots d’imprimerie seraient certainement visités à la barrière, l’absence de privilège constatée et les feuilles saisies. Vauban eut alors une idée hardie : il alla lui-même prendre livraison de l’envoi en pleine campagne, à quelque distance de Paris, plaça le tout dans son carrosse. Voyant passer l’équipage d’un maréchal de France, les commis s’inclinèrent très bas, n’eurent garde de faire la moindre visite, et le tout passa sans encombre.

Vauban s’assura alors le concours d’un relieur discret, et ayant porté chez lui les feuilles, il fit relier les exemplaires un par un, au fur à mesure du besoin, les distribuant lui-même à ses amis.

Il n’y a donc pas eu publication, au vrai sens du mot. Malgré tout, les exemplaires distribués se répandirent et se lurent avidement : il se fit autour d’eux beaucoup de bruit, les intéressés à l’ancien ordre de chose trouvant ces idées abominables et de tout point révolutionnaires. C’était le sort réservé, 60 ans plus tard, aux idées de Turgot.

Il ruinait une armée de financiers, de commis, d’employés de toute espèce... C’était déjà de quoi échouer, nous dit Saint- Simon ; mais le crime fut qu’avec cette nouvelle pratique tombait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa toute-puissance, et par proportion celle des intendants... de leurs secrétaires de leurs commis, de leurs privilégiés. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre, à qui ce livre arrachait tout des mains, ne conspirassent contre un système si utile à l’État, si heureux pour le roi, si avantageux pour les peuples du royaume, mais si ruineux pour eux[5]. La perte de Vauban fut donc résolue.

Mais le maréchal avait du crédit, il avait de puissants amis : il fut décidé qu’il serait frappé par derrière, sans pouvoir se défendre, et que la condamnation lui serait notifiée, avant même qu’il ait eu connaissance de l’instance dirigée contre lui. Le 14 février 1707, la section du conseil du roi dite Conseil privé ordonna la saisie et la mise au pilon[6] de l’ouvrage : Sur ce qui a été représenté au roi qu’il se débite à Paris un livre portant pour titre : Projet d'une dîme royale, imprimé en 1707, sans dire en quel endroit, et distribué sans permission ni privilège, dans lequel il se trouve plusieurs choses contraires à l’ordre et à l’usage du royaume[7].

Entre l’arrêt et son exécution, il s’écoule plus d’un mois, et pourtant les ennemis de Vauban devaient être pressés d’agir ; mais, dans sa précipitation, Pontchartrain avait négligé une formalité essentielle ; il avait oublié de dire qui ferait les poursuites : or ces poursuites ne pouvaient se faire que là où le livre avait été imprimé. C’était précisément ce que l’on ignorait. Il aurait donc fallu faire une enquête, et Vauban aurait été prévenu. Pontchartrain, après avoir réfléchi, résolut de passer outre : on décida, sans autre examen, que le livre avait été imprimé à Paris. Dès lors les poursuites rentraient dans le ressort du lieutenant de police, et le 14 mars parut un second arrêt dans les formes.

Ce fut le 24 mars que l’arrêt fut promulgué et aussitôt exécute- Ce fut pour Vauban comme un coup de massue. Rien ne l’y avait préparé. Sans doute il n’était pas désigné comme l’auteur présumé du livre, mais chacun savait qu’il était de lui, c’était le résultat des méditations de toute sa vie, il y était attaché comme à un dernier-né venu sur le tard. Sombre, atterré, il fut pris le même jour d’un violent accès de fièvre et s’alita. Il ne devait plus se relever.

Dès le lundi 26, il sent que sa fin approche ; comme un suprême appel de l’injustice des hommes à la justice de Dieu, il remet un exemplaire de la Dîme à son confesseur, le priant de lui donner son avis sur l’œuvre. Le 30 au matin, il rendait le dernier soupir, entre les bras de son gendre Mesgrigny.

Ainsi mourut ce grand homme. Consumé de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible, au point de faire semblant d’ignorer qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins célébré # par toute l’Europe, et par les ennemis même, ni moins regretté en France de tout ce qui n’était pas financiers ou suppôts de financiers[8].

La postérité a accepté les yeux fermés ce sévère réquisitoire de Saint-Simon, et, sans plus ample informé, elle a joint le nom de Vauban à celui de Colbert, de Racine, de Louvois, pour compléter la liste des victimes que faisait un simple regard courroucé du roi soleil.

Que cela soit vrai pour Racine, passe encore ; pour Colbert et Louvois, c’est contestable ; pour Vauban, étant donné son caractère, c’est plus qu’improbable.

Tout d’abord il est bon de remarquer qu’il s’éteignit à l’âge de 74 ans et un mois : c’est déjà une belle vieillesse, surtout pour un homme qui a passé sa vie sur les chemins ou dans les camps, par tous les temps et par toutes les saisons.

Vauban était donc déjà bien vieux ; il était de plus fort cassé, s’il en faut croire cette lettre qu’il écrivait à Chamillart le 16 janvier 1706 : Je suis présentement dans la 73e année de mon âge, chargé de 52 années de service et surchargé de 50 sièges considérables et de près de 40 années de voyages et visites continuelles, à l’occasion des places de la frontière ; ce qui m’a attiré beaucoup de peines et de fatigues de l’esprit et du corps, car il n’y a eu été ni hyver pour moi. Or il est impossible que la vie d’un homme qui a soutenu tout cela ne soit fort usée, et c’est ce que je ne sens que trop, notamment depuis que Le mauvais rhume qui me tourmente depuis 40 ans s'est accru et devient de jour en jour plus fâcheux par sa continuité ; d'ailleurs, la vue me baisse et l’oreille me devient dure, bien que j’aie la tête encore aussi bonne que jamais. Je me sens tout bas et fort affaibli par rapport à ce que je me suis vu autrefois.

Dans de pareilles conditions, le moindre ébranlement peut devenir funeste, le moindre malaise devenir fatal. Fontenelle, qui était neveu de Vauban, nous dit d’ailleurs positivement qu’il mourut d’une fluxion de poitrine accompagnée d’une grosse fièvre[9].

D'ailleurs rien n’est moins prouvé que la prétendue disgrâce dont Louis XIV aurait frappé Vauban. Sans doute Saint-Simon nous apprend que le roi reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui présenta son livre ses services, sa capacité militaire unique en son genre, ses vertus.... tout disparut à l'instant de ses yeux. Il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l'amour du public et qu’un criminel qui attentait à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. C’est alors que le malheureux maréchal ne put survivre aux bonnes grâces de son maître, et mourut peu de mois après, ne voyant plus personne[10].

Eh bien, Saint-Simon s’est laissé ici emporter par son tempérament d’artiste : il a voulu foncer les teintes sombres du tableau, il a réussi, mais en forçant le ton.

Dès 1699 la Dîme royale était achevée ; Vauban en faisait faire deux copies manuscrites et magnifiquement reliées, qu’il adressait, l’une au roi, l’autre à Chamillart. Il est impossible d’admettre qu’ils aient négligé de lire l’œuvre d’un homme aussi considérable que Vauban ; cela s’accommoderait mal avec l’humeur travailleuse de Louis XIV. Il ne semble pas cependant que le roi ni même le ministre aient donné à l'auteur le moindre signe de mécontentement. Bien au contraire, Vauban est en 1703 promu maréchal de France.

En 1704, il présente au roi un nouvel exemplaire de la Dîme, et sa haute faveur reste la même.

Les précautions mêmes dont s’entourent ses ennemis pour l’abattre démontrent qu’il a conservé tout son crédit.

Ce n’est pas en effet à la section des dépêches et des finances, comme cela aurait dû se faire, qu’est déférée la Dîme royale. Cette section du conseil était toujours présidée par le roi. On s’adresse à la section du conseil privé présidée par le chancelier (Pontchartrain), en l'absence du roi.

Vauban n'est pas nommé dans l’arrêt, on n’exerce aucune poursuite contre lui. Enfin, Dangeau est formel sur ce point : le roi, sachant Vauban à l’extrémité, lui envoya son médecin et en parla avec beaucoup d’affection, disant : Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à l'Etat[11].

Louis XIV était au fond si peu hostile à la dîme royale qu’il l’établit à la fin de son règne[12].

Dès lors, pourquoi a-t-il abandonné Vauban à la fureur de ses ennemis ?

C’est qu’au lendemain des premiers désastres de la guerre de succession d’Espagne, il ne pouvait déjà plus se passer du concours des financiers. Il était à leur merci et il ne pouvait rien leur refuser. Il a laissé faire, mais il ne s’est pas associé à l’entreprise contre son vieux serviteur. C’est de la faiblesse, comme plus tard Louis XVI en montrera quand il faudra défendre Turgot.

Vauban n’a pas été brisé par l’orgueil de Louis XIV, il a succombé dans sa lutte contre une coalition d’intérêts.

 

 

 



[1] Dîme royale, chapitre VIII. Objections qui pourront être faites contre le système.

[2] Dîme royale, même chapitre.

[3] Dîme royale, chapitre XI. Conclusion.

[4] Pour toute cette partie, voir de Boislile, la Proscription de la dîme royale. Paris, Picard. 1875.

[5] Saint-Simon, Mémoires.

[6] Ne pas lire, comme on le fait trop souvent, au pilori.

[7] Cité par M. Michel, Vauban, Paris, Plon, 1878.

[8] Saint-Simon, Mémoires, t. V, p. 366.

[9] Éloge de Vauban.

[10] Saint-Simon, Mémoires, loc. cit.

[11] Dangeau, Journal, 29 mars 1707.

[12] Saint-Simon, Mémoires, t. IX, p. 4.