Vauban
se faisait peu d’illusions sur l’accueil réservé à son système. Il déplaira aux uns, disait-il, parce
qu’ils jouissent d’une exemption totale... et que ce système n’en souffre
absolument aucune ; aux autres parce qu’il leur ôterait le moyen de
s’enrichir aux dépens du public... aux autres enfin parce qu’il
leur ôtera une partie de la considération qu’on a pour eux, en diminuant ou
supprimant tout à fait leurs emplois, ou les réduisant à très peu de chose. Puis il énumère tous ceux
qu’il rencontrera comme adversaires : MM. des
finances, les premiers
généraux, les traitants ; MM. du clergé... parce que le roi se payant par ses mains, il ne sera plus
obligé de les assembler et de leur faire aucune demande, puis aussi parce que la dîme royale dimant sur tout, dîmera aussi la leur, ce
qui pourra causer quelque chagrin tacite aux plus élevés ; la noblesse, le corps des
gens de robe, parce que les émoluments de
leurs charges se trouveront assujettis à la dîme royale comme les autres ; le peuple lui-même, parce que toute nouveauté l’épouvante[1]. Que
reste-t-il avec Vauban ? seulement l’approbation
des véritables gens de bien et d’honneur, désintéressés et un peu éclairés[2]. C’est là, malheureusement, une
bien faible minorité dans un État ; aussi l'auteur semble-t-il implorer les
circonstances atténuantes, quand il termine son livre par ces paroles
mélancoliques : Je n’ai plus qu’à prier Dieu
de tout mon cœur que le tout soit pris en aussi bonne part que je le donne ingénument,
et sans autre passion ni intérêt que celui du service du roi, le bien et le
repos de ses peuples[3]. On voit
qu’il fallait employer d'infinies précautions pour répandre le livre. Il
fallait ne s’adresser au début qu’aux gens de bien et d'honneur, en un mot
distribuer le livre sous le manteau, lui ménager d’abord une publicité
restreinte et de chauds défenseurs, avant d’affronter le gros public. Mais il
y avait quelque chose de plus difficile encore : l’imprimer[4]. Il
était indispensable pour cela d’avoir l’autorisation royale, ou, comme on
disait alors : un privilège. Or
l’obtention de ce privilège dépendait du chancelier Pont- chartrain ou du
lieutenant de police d’Argenson. Vauban savait qu’il n’avait rien à espérer
des gens de robe. Il ne pouvait
songer à s’adresser à l’incapable Chamillart, qu’il savait opposé à ses vues,
ni au roi lui-même, qui en ce moment critique était à la merci des gens de
finance et devait les ménager. Il
résolut donc de se passer de privilège et de faire imprimer la Dîme par une
de ces imprimeries clandestines comme il yen avait tant alors. L’ouvrage fut
imprimé en feuilles à Rouen, peut-être sous la surveillance de Boisguilbert. Restait
à le faire entrer à Paris. Ce n’était point chose aisée. Les ballots
d’imprimerie seraient certainement visités à la barrière, l’absence de
privilège constatée et les feuilles saisies. Vauban eut alors une idée hardie
: il alla lui-même prendre livraison de l’envoi en pleine campagne, à quelque
distance de Paris, plaça le tout dans son carrosse. Voyant passer l’équipage
d’un maréchal de France, les commis s’inclinèrent très bas, n’eurent garde de
faire la moindre visite, et le tout passa sans encombre. Vauban
s’assura alors le concours d’un relieur discret, et ayant porté chez lui les
feuilles, il fit relier les exemplaires un par un, au fur à mesure du besoin,
les distribuant lui-même à ses amis. Il n’y
a donc pas eu publication, au vrai sens du mot. Malgré tout, les exemplaires
distribués se répandirent et se lurent avidement : il se fit autour d’eux
beaucoup de bruit, les intéressés à l’ancien ordre de chose trouvant ces
idées abominables et de tout point révolutionnaires. C’était le sort réservé,
60 ans plus tard, aux idées de Turgot. Il ruinait une armée de
financiers, de commis, d’employés de toute espèce... C’était déjà de quoi
échouer, nous dit Saint- Simon ; mais le crime fut qu’avec cette nouvelle
pratique tombait l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa
toute-puissance, et par proportion celle des intendants... de leurs secrétaires de leurs commis, de leurs
privilégiés. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en
tout genre, à qui ce livre arrachait tout des mains, ne conspirassent contre
un système si utile à l’État, si heureux pour le roi, si avantageux pour les
peuples du royaume, mais si ruineux pour eux[5]. La perte de Vauban fut donc
résolue. Mais le
maréchal avait du crédit, il avait de puissants amis : il fut décidé qu’il
serait frappé par derrière, sans pouvoir se défendre, et que la condamnation
lui serait notifiée, avant même qu’il ait eu connaissance de l’instance
dirigée contre lui. Le 14 février 1707, la section du conseil du roi dite
Conseil privé ordonna la saisie et la mise au pilon[6] de l’ouvrage : Sur ce qui a été représenté au roi qu’il se débite à Paris
un livre portant pour titre : Projet d'une dîme royale, imprimé en 1707, sans
dire en quel endroit, et distribué sans permission ni privilège, dans lequel
il se trouve plusieurs choses contraires à l’ordre et à l’usage du royaume[7]. Entre
l’arrêt et son exécution, il s’écoule plus d’un mois, et pourtant les ennemis
de Vauban devaient être pressés d’agir ; mais, dans sa précipitation,
Pontchartrain avait négligé une formalité essentielle ; il avait oublié de
dire qui ferait les poursuites : or ces poursuites ne pouvaient se faire que
là où le livre avait été imprimé. C’était précisément ce que l’on ignorait.
Il aurait donc fallu faire une enquête, et Vauban aurait été prévenu.
Pontchartrain, après avoir réfléchi, résolut de passer outre : on décida,
sans autre examen, que le livre avait été imprimé à Paris. Dès lors les
poursuites rentraient dans le ressort du lieutenant de police, et le 14 mars
parut un second arrêt dans les formes. Ce fut
le 24 mars que l’arrêt fut promulgué et aussitôt exécute- Ce fut pour Vauban
comme un coup de massue. Rien ne l’y avait préparé. Sans doute il n’était pas
désigné comme l’auteur présumé du livre, mais chacun savait qu’il était de
lui, c’était le résultat des méditations de toute sa vie, il y était attaché
comme à un dernier-né venu sur le tard. Sombre, atterré, il fut pris le même
jour d’un violent accès de fièvre et s’alita. Il ne devait plus se relever. Dès le
lundi 26, il sent que sa fin approche ; comme un suprême appel de l’injustice
des hommes à la justice de Dieu, il remet un exemplaire de la Dîme à son
confesseur, le priant de lui donner son avis sur l’œuvre. Le 30 au matin, il
rendait le dernier soupir, entre les bras de son gendre Mesgrigny. Ainsi
mourut ce grand homme. Consumé de douleur et
d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut
insensible, au point de faire semblant d’ignorer qu’il eût perdu un serviteur
si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins célébré # par toute l’Europe,
et par les ennemis même, ni moins regretté en France de tout ce qui n’était
pas financiers ou suppôts de financiers[8]. La
postérité a accepté les yeux fermés ce sévère réquisitoire de Saint-Simon,
et, sans plus ample informé, elle a joint le nom de Vauban à celui de
Colbert, de Racine, de Louvois, pour compléter la liste des victimes que
faisait un simple regard courroucé du roi soleil. Que
cela soit vrai pour Racine, passe encore ; pour Colbert et Louvois, c’est
contestable ; pour Vauban, étant donné son caractère, c’est plus
qu’improbable. Tout
d’abord il est bon de remarquer qu’il s’éteignit à l’âge de 74 ans et un mois
: c’est déjà une belle vieillesse, surtout pour un homme qui a passé sa vie
sur les chemins ou dans les camps, par tous les temps et par toutes les
saisons. Vauban
était donc déjà bien vieux ; il était de plus fort cassé, s’il en faut croire
cette lettre qu’il écrivait à Chamillart le 16 janvier 1706 : Je suis présentement dans la 73e année de mon âge, chargé
de 52 années de service et surchargé de 50 sièges considérables et de près de
40 années de voyages et visites continuelles, à l’occasion des places de la
frontière ; ce qui m’a attiré beaucoup de peines et de fatigues de l’esprit
et du corps, car il n’y a eu été ni hyver pour moi. Or il est impossible que la
vie d’un homme qui a soutenu tout cela ne soit fort usée, et c’est ce que je
ne sens que trop, notamment depuis que Le mauvais rhume qui me tourmente
depuis 40 ans s'est accru et devient de jour en jour plus fâcheux par sa
continuité ; d'ailleurs, la vue me baisse et l’oreille me devient dure, bien
que j’aie la tête encore aussi bonne que jamais. Je me sens tout bas et fort
affaibli par rapport à ce que je me suis vu autrefois. Dans de
pareilles conditions, le moindre ébranlement peut devenir funeste, le moindre
malaise devenir fatal. Fontenelle, qui était neveu de Vauban, nous dit
d’ailleurs positivement qu’il mourut d’une
fluxion de poitrine accompagnée d’une grosse fièvre[9]. D'ailleurs
rien n’est moins prouvé que la prétendue disgrâce dont Louis XIV aurait
frappé Vauban. Sans doute Saint-Simon nous apprend que le roi reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui
présenta son livre ses services, sa capacité militaire unique en son genre,
ses vertus.... tout disparut à l'instant de ses yeux. Il ne vit plus en
lui qu’un insensé pour l'amour du public et qu’un criminel qui attentait à
l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. C’est alors que le malheureux
maréchal ne put survivre aux bonnes grâces de
son maître, et
mourut peu de mois après, ne voyant plus
personne[10]. Eh
bien, Saint-Simon s’est laissé ici emporter par son tempérament d’artiste :
il a voulu foncer les teintes sombres du tableau, il a réussi, mais en
forçant le ton. Dès
1699 la Dîme royale était achevée ; Vauban en faisait faire deux
copies manuscrites et magnifiquement reliées, qu’il adressait, l’une au roi,
l’autre à Chamillart. Il est impossible d’admettre qu’ils aient négligé de lire
l’œuvre d’un homme aussi considérable que Vauban ; cela s’accommoderait mal
avec l’humeur travailleuse de Louis XIV. Il ne semble pas cependant que le
roi ni même le ministre aient donné à l'auteur le moindre signe de
mécontentement. Bien au contraire, Vauban est en 1703 promu maréchal de
France. En
1704, il présente au roi un nouvel exemplaire de la Dîme, et sa haute faveur
reste la même. Les
précautions mêmes dont s’entourent ses ennemis pour l’abattre démontrent
qu’il a conservé tout son crédit. Ce
n’est pas en effet à la section des dépêches et des finances, comme cela
aurait dû se faire, qu’est déférée la Dîme royale. Cette section du conseil
était toujours présidée par le roi. On s’adresse à la section du conseil
privé présidée par le chancelier (Pontchartrain), en l'absence du roi. Vauban
n'est pas nommé dans l’arrêt, on n’exerce aucune poursuite contre lui. Enfin,
Dangeau est formel sur ce point : le roi, sachant Vauban à l’extrémité, lui
envoya son médecin et en parla avec beaucoup d’affection, disant : Je perds un homme fort affectionné à ma personne et à
l'Etat[11]. Louis
XIV était au fond si peu hostile à la dîme royale qu’il l’établit à la fin de
son règne[12]. Dès
lors, pourquoi a-t-il abandonné Vauban à la fureur de ses ennemis ? C’est
qu’au lendemain des premiers désastres de la guerre de succession d’Espagne,
il ne pouvait déjà plus se passer du concours des financiers. Il était à leur
merci et il ne pouvait rien leur refuser. Il a laissé faire, mais il ne s’est
pas associé à l’entreprise contre son vieux serviteur. C’est de la faiblesse,
comme plus tard Louis XVI en montrera quand il faudra défendre Turgot. Vauban n’a pas été brisé par l’orgueil de Louis XIV, il a succombé dans sa lutte contre une coalition d’intérêts. |
[1]
Dîme royale, chapitre VIII. Objections qui pourront être faites contre le
système.
[2]
Dîme royale, même chapitre.
[3]
Dîme royale, chapitre XI. Conclusion.
[4]
Pour toute cette partie, voir de Boislile, la Proscription de la dîme royale.
Paris, Picard. 1875.
[5]
Saint-Simon, Mémoires.
[6]
Ne pas lire, comme on le fait trop souvent, au
pilori.
[7]
Cité par M. Michel, Vauban, Paris, Plon, 1878.
[8]
Saint-Simon, Mémoires, t. V, p. 366.
[9]
Éloge de Vauban.
[10]
Saint-Simon, Mémoires, loc. cit.
[11]
Dangeau, Journal, 29 mars 1707.
[12]
Saint-Simon, Mémoires, t. IX, p. 4.