LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

VAUBAN

 

CHAPITRE VI. — VAUBAN GÉOGRAPHE.

 

 

Ces travaux, en conduisant Vauban sur tous les points de la France, devaient forcément en faire un géographe. Leur nature même l’obligeait souvent à des descriptions purement géographiques. Voici pour exemple le début de son mémoire sur la fortification de Briançon : C’est une petite ville du haut Dauphiné, sur la rencontre de trois principales vallées, savoir : celle de Briançon à Embrun, celle du Monestier où est le chemin de Grenoble par les monts de Lans et du Lautaret, et celle des Prés où est celui de Pignerol et de Suze par le mont Genèvre. Voilà de la géographie militaire ; voici maintenant la géographie descriptive : Les rues sont fort étroites, les entrées difficiles, et toute la ville mal bâtie et tellement inégale qu’il n’y a pas de charrois.... A l’égard de la campagne, on ne trouve rien de plus inégal : ce sont des montagnes qui touchent aux nues et des vallées qui descendent aux abimes. Veut-on maintenant de la géographie économique ? Les trois vallées sont fort peuplées, fertiles et bien cultivées par l’extrême soin des habitants, gens laborieux et qui ont l'industrie de tirer les eaux de loin et de les conduire par des pentes réglées le long du penchant des montagnes, d’où ils les distribuent sur leurs prés et leurs blés à propos... Ce qui ne fait pas cependant que le pays produise assez de blé pour la nourriture des habitants, parce qu’ils sont fort nombreux et le pays, capable de culture, petit et resserré ; c’est pourquoi ils sont obligés de tirer d’ailleurs pour pouvoir achever leur année, et c’est ce qui fait que la plus grande partie sortent de chez eux pendant l’hiver et se répandent par les provinces du royaume, où ils vont négocier et travailler de leurs métiers Ce sont de ces gens que l’on voit rôder par les pays sous le nom de Savoyards, la malle sur le dos, ou en ramoneurs de cheminée, ou en appareilleurs de chanvre... Ce négoce, tout petit qu’il paraisse, ne laisse pas d’être fort considérable en général par la quantité de gens qui s’en mêlent et d’apporter beaucoup d’argent dans le pays.

Voilà de la géographie bien comprise. Il serait facile de multiplier les citations de ce genre ; je me bornerai à donner encore celle où Vauban fait la description de son pays de naissance :

L’élection de Vézelay est de la province de Nivernais, de l’évêché d’Autun, de la généralité et ressort de Paris, et la ville de Vézelay du gouvernement de Champagne. Elle est bornée au nord par l’élection de Tonnerre, à l’est par le duché de Bourgogne, à l’ouest par les élections de Nevers et de Clamecy, et au sud par celle de Château-Chinon.

Après ce préambule de géographie administrative, l’auteur continue :

C’est un terrain aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces, fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à sept ans l’un ; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l’avoine et du blé noir pour environ la moitié de l’année de leurs habitants, qui, sans la nourriture du bétail, le flottage et. les coupes de bois, auraient peine à subsister...

Dans le bon pays, les terres sont fortes et spongieuses, chères et difficiles à labourer : celles qui le sont moins sont pierreuses et pleines de lozes ; c’est une espèce de pierres plates dont on couvre les maisons, qui sont fort dommageables dans les terres où elles se trouvent... parce que les rayons du soleil, venant à pénétrer le peu de terre qui les couvre, échauffent tellement la pierre qu’elle brûle les racines des blés qui se trouvent au- dessus et les empêchent de profiter...

Les deux rivières d’Yonne et de Cure sont les plus grosses et peuvent être considérées comme les nourrices du pays, à cause du flottage des bois... Les petites rivières de Cuzon, de Brangeame, d’Anguisson, du Goulot, d Armanée, sont aussi de quelque considération pour le flottage des bois. Il y a encore plusieurs autres ruisseaux moindres que ceux-là, qui font tourner les moulins... On en pourrait faire de grands arrosements qui augmenteraient de beaucoup la fertilité des teires et l’abondance des fourrages...

Les vaches y sont petites, et six ne fournissent pas tant de lait qu’une de Flandres ; encore est-il de bien moindre qualité. Il y vient très peu de chevaux... la brebiaille y profite peu, parce qu’elle n’est point soignée ni gardée en troupeaux par des bergers intelligents... Il y aurait assez de gibier et de Venaison, si les loups et les renards, dont le pays est plein, ne les diminuaient considérablement... Les mêmes loups font encore un tort considérable aux bestiaux, dont ils blessent et mangent une grande quantité tous les ans, sans qu’il soit guère possible d’y remédier, à cause de la grande étendue des bois dont le pays est presque à demi couvert[1].

 

Vauban ne s’est pas renfermé dans la géographie de la France, il en est sorti pour exposer ses idées en matière de colonies. Elles nous feraient peut-être sourire de nos jours, après des travaux tels que ceux de Paul Leroy-Beaulieu, ou encore ceux qui ont été publiés sous la direction de M. Rambaud. Elles n’en ont pas moins pour leur époque le mérite de l’originalité et aussi d’une division claire et méthodique, sinon exacte.

L’auteur du Moyen de rétablir nos colonies d'Amérique[2] adopte pour les colonies en général une triple division : colonies forcées, colonies de hasard, colonies déraison.

Les colonies forcées furent composées de gens que leurs crimes ou les mauvais traitements de leurs concitoyens obligèrent à la fuite. Caïn dans son exode, Assour, chassé de Babylone par Nemrod, Enée, Didon en sont d’illustres, mais il faut bien ajouter très peu authentiques exemples. Il est vrai de dire qu’ils étaient tenus pour bons et valables au XVIIe siècle ; cela n’empêche pas que Vauban parait se hasarder beaucoup en ajoutant sans preuve : Plusieurs milliers d’autres, pour de pareilles et semblables causes, ont quitté les pays de leur naissance pour se dérober à la vengeance de leurs persécuteurs... C’est, à mon avis, ce qui a produit les premières peuplades détachées du gros des hommes.

Les colonies de hasard ne sont arrivées qu'après l’invention de la navigation. A la suite de naufrages, plusieurs en réchappèrent, et parmi eux des femmes qui ont donné lieu à plusieurs peuplades. Il y a grande apparence que plusieurs îles ont été habitées de la sorte, et que les premiers peuples d’Amérique y ont été transportés de cette façon. On voit que Vauban n’y entend point malice, et que pour tant faire que de se lancer dans le domaine de l’hypothèse, il admet la plus simple. En 1744, dans son livre sur le Canada, le Père Charlevoix nous apprend qu’il y avait encore diversité de vues au sujet de l’origine probable des Américains’, quelques-uns voyant des Frisons dans les ancêtres des Américains, tandis que d’autres, en bons Français, tiennent pour les Gaulois. Le Père Kirker opine pour les Egyptiens, un autre pour les Phéniciens, tandis que le jésuite espagnol Joseph de Acosta estime que ce sont des Asiatiques dont le passage s’est fait par le nord de l’Asie ou par les terres qui sont au sud du détroit de Magellan.

Les colonies de raison ont été faites par délibération de conseil, les unes pour se décharger d’une partie de leurs peuples, quand les pays ne pouvaient plus les nourrir, les autres par simple ambition. Les Phéniciens et les Egyptiens en furent les inventeurs. Ici Vauban se trompe en parlant des Egyptiens, qui furent le peuple le plus casanier de l’antiquité, laissant aux Phéniciens le monopole de leur commerce ; mais où il est dans le vrai, c’est quand il constate qu’après avoir été comme assoupie près de mille ans, cette méthode s’est renouvelée par les Espagnols, Portugais, Français et Anglais, qui ont rempli une grande partie de l’Amérique et des Indes. En parlant du Canada, de la Louisiane et de Saint-Domingue, c’est avec raison qu’il pousse ce cri d’alarme : Si le roi ne travaille pas vigoureusement à l’accroissement de ces colonies, à la première guerre qu’il y aura avec les Anglais, nous les perdrons, et pour lors n’y reviendrons jamais, et nous n’aurons plus en Amérique que la part qu’ils nous en voudront bien faire.

Vauban n’a été que trop bon prophète ; mais l’opinion publique n’attachait alors qu’une faible importance aux colonies. Est-elle beaucoup mieux éclairée aujourd’hui ?

 

 

 



[1] Description géographique de l'élection de Vézelay, Oisivetés, t. II.

[2] Publié en 1842 par le colonel Augoyat.