Ces
travaux, en conduisant Vauban sur tous les points de la France, devaient
forcément en faire un géographe. Leur nature même l’obligeait souvent à des
descriptions purement géographiques. Voici pour exemple le début de son
mémoire sur la fortification de Briançon : C’est
une petite ville du haut Dauphiné, sur la rencontre de trois principales
vallées, savoir : celle de Briançon à Embrun, celle du Monestier où est le
chemin de Grenoble par les monts de Lans et du Lautaret, et celle des Prés où
est celui de Pignerol et de Suze par le mont Genèvre. Voilà de la géographie
militaire ; voici maintenant la géographie descriptive : Les rues sont fort étroites, les entrées difficiles, et
toute la ville mal bâtie et tellement inégale qu’il n’y a pas de charrois.... A l’égard de la campagne, on ne trouve rien de plus inégal
: ce sont des montagnes qui touchent aux nues et des vallées qui descendent
aux abimes. Veut-on
maintenant de la géographie économique ? Les
trois vallées sont fort peuplées, fertiles et bien cultivées par l’extrême
soin des habitants, gens laborieux et qui ont l'industrie de tirer les eaux
de loin et de les conduire par des pentes réglées le long du penchant des
montagnes, d’où ils les distribuent sur leurs prés et leurs blés à propos... Ce qui ne fait pas cependant que le pays produise assez de
blé pour la nourriture des habitants, parce qu’ils sont fort nombreux et le
pays, capable de culture, petit et resserré ; c’est pourquoi ils sont obligés
de tirer d’ailleurs pour pouvoir achever leur année, et c’est ce qui fait que
la plus grande partie sortent de chez eux pendant l’hiver et se répandent par
les provinces du royaume, où ils vont négocier et travailler de leurs métiers
Ce sont de ces gens que l’on voit rôder par les pays sous le nom de
Savoyards, la malle sur le dos, ou en ramoneurs de cheminée, ou en appareilleurs
de chanvre... Ce négoce, tout petit qu’il paraisse, ne laisse pas d’être
fort considérable en général par la quantité de gens qui s’en mêlent et
d’apporter beaucoup d’argent dans le pays. Voilà
de la géographie bien comprise. Il serait facile de multiplier les citations
de ce genre ; je me bornerai à donner encore celle où Vauban fait la
description de son pays de naissance : L’élection de Vézelay est de la
province de Nivernais, de l’évêché d’Autun, de la généralité et ressort de
Paris, et la ville de Vézelay du gouvernement de Champagne. Elle est bornée
au nord par l’élection de Tonnerre, à l’est par le duché de Bourgogne, à
l’ouest par les élections de Nevers et de Clamecy, et au sud par celle de
Château-Chinon. Après
ce préambule de géographie administrative, l’auteur continue : C’est
un terrain aréneux et pierreux, en partie couvert de bois, genêts, ronces,
fougères et autres méchantes épines, où on ne laboure les terres que de six à
sept ans l’un ; encore ne rapportent-elles que du seigle, de l’avoine et du
blé noir pour environ la moitié de l’année de leurs habitants, qui, sans la
nourriture du bétail, le flottage et. les coupes de
bois, auraient peine à subsister... Dans
le bon pays, les terres sont fortes et spongieuses, chères et difficiles à
labourer : celles qui le sont moins sont pierreuses et pleines de lozes ; c’est une espèce de pierres plates dont on couvre
les maisons, qui sont fort dommageables dans les terres où elles se
trouvent... parce que les rayons du soleil, venant à pénétrer le peu de terre
qui les couvre, échauffent tellement la pierre qu’elle brûle les racines des
blés qui se trouvent au- dessus et les empêchent de profiter... Les
deux rivières d’Yonne et de Cure sont les plus grosses et peuvent être
considérées comme les nourrices du pays, à cause du flottage des bois... Les
petites rivières de Cuzon, de Brangeame,
d’Anguisson, du Goulot, d Armanée,
sont aussi de quelque considération pour le flottage des bois. Il y a encore
plusieurs autres ruisseaux moindres que ceux-là, qui font tourner les
moulins... On en pourrait faire de grands arrosements qui augmenteraient de
beaucoup la fertilité des teires et l’abondance des
fourrages... Les
vaches y sont petites, et six ne fournissent pas tant de lait qu’une de
Flandres ; encore est-il de bien moindre qualité. Il y vient très peu de
chevaux... la brebiaille y profite peu, parce
qu’elle n’est point soignée ni gardée en troupeaux par des bergers
intelligents... Il y aurait assez de gibier et de Venaison, si les loups et
les renards, dont le pays est plein, ne les diminuaient considérablement...
Les mêmes loups font encore un tort considérable aux
bestiaux, dont ils blessent et mangent une grande quantité tous les ans, sans
qu’il soit guère possible d’y remédier, à cause de
la grande étendue des bois dont le pays est presque à demi couvert[1]. Vauban
ne s’est pas renfermé dans la géographie de la France, il en est sorti pour
exposer ses idées en matière de colonies. Elles nous feraient peut-être
sourire de nos jours, après des travaux tels que ceux de Paul Leroy-Beaulieu,
ou encore ceux qui ont été publiés sous la direction de M. Rambaud. Elles
n’en ont pas moins pour leur époque le mérite de l’originalité et aussi d’une
division claire et méthodique, sinon exacte. L’auteur
du Moyen de rétablir nos colonies d'Amérique[2] adopte pour les colonies en
général une triple division : colonies
forcées, colonies de hasard, colonies
déraison. Les colonies forcées furent composées
de gens que leurs crimes ou les mauvais traitements de leurs concitoyens
obligèrent à la fuite.
Caïn dans son exode, Assour, chassé de Babylone par Nemrod, Enée, Didon en
sont d’illustres, mais il faut bien ajouter très peu authentiques exemples.
Il est vrai de dire qu’ils étaient tenus pour bons et valables au XVIIe
siècle ; cela n’empêche pas que Vauban parait se hasarder beaucoup en
ajoutant sans preuve : Plusieurs milliers
d’autres, pour de pareilles et semblables causes, ont quitté les pays de leur
naissance pour se dérober à la vengeance de leurs persécuteurs... C’est, à mon avis, ce qui a produit les premières
peuplades détachées du gros des hommes. Les colonies de hasard ne sont arrivées
qu'après l’invention de la navigation. A la suite de naufrages, plusieurs en
réchappèrent, et parmi eux des femmes qui ont
donné lieu à plusieurs peuplades. Il y a grande apparence que plusieurs îles
ont été habitées de la sorte, et que les premiers peuples d’Amérique y ont
été transportés de cette façon. On voit que Vauban n’y entend point malice, et que pour tant
faire que de se lancer dans le domaine de l’hypothèse, il admet la plus
simple. En 1744, dans son livre sur le Canada, le Père Charlevoix nous
apprend qu’il y avait encore diversité de vues au sujet de l’origine probable
des Américains’, quelques-uns voyant des Frisons dans les ancêtres des
Américains, tandis que d’autres, en bons Français, tiennent pour les Gaulois.
Le Père Kirker opine pour les Egyptiens, un autre
pour les Phéniciens, tandis que le jésuite espagnol Joseph de Acosta estime
que ce sont des Asiatiques dont le passage s’est fait par le nord de l’Asie
ou par les terres qui sont au sud du détroit de Magellan. Les colonies de raison ont été faites par
délibération de conseil, les unes pour se décharger d’une partie de leurs
peuples, quand les pays ne pouvaient plus les nourrir, les autres par simple
ambition. Les Phéniciens et les Egyptiens en furent les inventeurs. Ici
Vauban se trompe en parlant des Egyptiens, qui furent le peuple le plus
casanier de l’antiquité, laissant aux Phéniciens le monopole de leur commerce
; mais où il est dans le vrai, c’est quand il constate qu’après avoir été comme assoupie près de mille ans, cette méthode s’est renouvelée
par les Espagnols, Portugais, Français et
Anglais, qui ont rempli une grande partie de l’Amérique et des Indes. En parlant du Canada, de la
Louisiane et de Saint-Domingue, c’est avec raison qu’il pousse ce cri
d’alarme : Si le roi ne travaille pas
vigoureusement à l’accroissement de ces colonies, à la première guerre qu’il
y aura avec les Anglais, nous les perdrons, et pour lors n’y reviendrons
jamais, et nous n’aurons plus en Amérique que la part qu’ils nous en voudront
bien faire. Vauban n’a été que trop bon prophète ; mais l’opinion publique n’attachait alors qu’une faible importance aux colonies. Est-elle beaucoup mieux éclairée aujourd’hui ? |