Si
Vauban n’avait pas été le grand ingénieur militaire et le patient
organisateur qu’on vient d’étudier, sa gloire n’en serait pas moindre,
seulement elle serait d’un autre genre. Le nom de Riquet passera à la
postérité, parce qu’il est attaché à celui du canal du Midi. L’œuvre de
Vauban considéré comme ingénieur civil a été plus considérable encore. Il a
embrassé dans un vaste plan d’ensemble toute la navigation fluviale de la
France. Après en avoir conçu le plan, il a exécuté en partie le réseau de nos
canaux actuels ; et c’est à peine si on en parle. Il
n’était encore que capitaine au régiment de la Ferté, et déjà son esprit
observateur remarquait les lieux propices à rétablissement de canaux de
jonction. C’était à Verdun où il tenait garnison. Il employait ses loisirs à
faire de longues parties de chasse. Le hasard de ces courses le conduisit
dans une vallée où il fut bien surpris de voir deux ruisseaux ayant leurs deux
sources distantes au plus d’une demi-lieue et coulant cependant en sens
inverse, l’un vers la Meuse, l’autre vers la Moselle. La nature ne
semblait-elle pas marquer elle-même le trait d’union entre les deux rivières
? Le ressouvenir de la chasse m’ayant
plusieurs fois représenté la figure de ce pays- là, m’a fait penser depuis
qu’on pourrait bien y faire une communication effective[1], écrivait-il plus tard à Louis
XIV. Ce qui
n’était encore qu’en germe en 1659 devait peu à peu se préciser et grandir,
car Vauban ne se contentait jamais d’effleurer une idée : c’est le résultat
de 40 ans de méditations qu’il consigna dans un long mémoire composé vers
1699 et intitulé : Navigation des rivières[2]. Après avoir indiqué les
rivières principales et leurs affluents susceptibles de devenir navigables,
il ajoute : Toutes ces rivières sont au
nombre d’environ 190...
parmi lesquelles il s’en trouve qui pourront
devenir navigables pendant toute l’année, d’autres pour dix mois, d’autres
pour huit, d’autres pour six, d’autres pour trois ou quatre seulement... Il eût bien sûr que si ces navigations pouvaient avoir
lieu, le royaume augmenterait considérablement ses revenus, et le débit de
ses denrées deviendrait tout autre qu’il n’est ; notamment si on
affranchissait la navigation.... on verrait bientôt la navigation des principales rivières
s’accroitre et se prolonger du côté des sources, et s’étendre après dans les
principales branches, pour de là passer dans les moindres. Jusqu’à la fin de sa vie,
Vauban poursuivit cette idée ; le mémoire de 1699 semble n’avoir été que la
préface d’un grand ouvrage qu’il n’eut pas le temps d’écrire, mais dont les
matériaux, malheureusement inédits, sont dispersés au ministère de la guerre
ou chez les héritiers de la famille de Vauban[3]. Le temps et les ressources ont
manqué pour exécuter ce grand projet : les mauvais jours étaient arrivés pour
Louis XIV. Vauban le réalisa pourtant en partie ; c’est ce que nous allons
examiner, en adoptant un ordre logique plutôt que chronologique. LES CANAUX DU NORD. Le
triangle compris entre le plateau de l’Ardenne, le faible relief qui limite
au nord le bassin de la Somme el.la mer du Nord, triangle dont le sommet est
vers Saint-Quentin, semble formé exprès pour recevoir des canaux. L’Escaut le
draine en suivant une ligne qui formerait la hauteur du triangle ; de
nombreux affluents de la rive gauche, souvent voisins les uns des autres,
apportent au fleuve les eaux d’un pays à peine ondulé et semblent disposés
pour que la main de l’homme les fasse communiquer entre eux. Aussi de très
bonne heure les routes d’eau furent-elles établies dans le riche pays de
Flandre ; Gand et Bruges étaient les grands centres industriels vers lesquels
tout convergeait. Parmi les plus fréquentées se trouvait celle qui, par
l’Escaut, communiquait avec la Hollande, puis, partant de Bruxelles par
Bruges, Ostende, Nieuport, Fûmes et Dunkerque, aboutissait à Bergues, pour
emprunter les eaux de la Colme et de l’Aa jusqu’à Saint-Omer et Gravelines.
Cela constituait une fort belle voie fluviale, parallèle à la mer, fort utile
aux provinces espagnoles, tant pour le commerce de la paix que pour les manœuvres
de la guerre. Malheureusement, dès 1070 les Français la coupaient en
s’établissant à Dunkerque. Le
gouverneur des Pays-Bas, marquis de Castel-Rodrigo, s’avisa alors de joindre
Bergues à Fûmes par un canal qui ne sortait point du territoire espagnol et
reliait les deux tronçons séparés. Dunkerque en souffrit dans ses intérêts et
demanda au roi de France l’établissement d’un canal qui la mît en relations
directes avec Calais, sans passer par Saint-Omer, alors ville espagnole. Vauban
saisit cette occasion avec empressement : non seulement ce canal allait
faciliter le commerce de la région ; mais encore des écluses allaient
permettre d’inonder sous l’eau douce, moins dangereuse que l’eau de mer, les
abords de la place qu’il se proposait de construire ; de vastes écluses de
chasse, habilement disposées, en balayant le chenal, allaient permettre
l’établissement d’un bassin à flot pour des vaisseaux de 50 canons et rendre
possible le grand port de. Dunkerque. Aussi 30.000 hommes de troupes
travaillèrent à cet ensemble d’ouvrages ; le roi jugea convenable de venir
pendant un mois encourager les travailleurs par sa présence. La
guerre de Hollande et la paix de Nimègue, complétant la frontière
septentrionale de la France, firent disparaître les dernières enclaves
espagnoles de Saint-Omer et d’Aire ; dès lors Vauban se trouvait en présence
de trois grands groupes isolés de routes d’eau : 1° la ligne unissant
Saint-Omer à Calais, Gravelines, Dunkerque ; 2° la Lys et la Deule servant à
relier Aire, Lille et Menin ; 3° l’Escaut, la Scarpe et la Haine, qui unissaient
Arras, Douai, Valenciennes, Mons et Condé. Ces trois groupes venaient se
réunir en un point commun ; mais c’était à Gand, sur le territoire espagnol.
Vauban entreprit de les relier entre eux par une route absolument française. Tout
d’abord il songea à relier la Lys et l’Aa en se servant du Neuf-Fossé. Ce
dernier méritait fort peu ce nom à cette époque, car il avait été creusé en
1053 par le comte de Flandre pour séparer cette province de l’Artois ; mais
il servait fort bien les plans de Vauban ; il ne restait plus qu’à y amener
de l’eau : c’est ce qu’il fit en y détournant les eaux de l’Aa près du hameau
d’Halines, à deux lieues au-dessus de Saint-Omer. On pouvait désormais aller
par eau de Dunkerque à Lille. Restait
maintenant à joindre la Lys et l’Escaut sans sortir du territoire français.
Le travail avait déjà été ébauché. La Flandre était un pays d’états,
c’est-à-dire que ses affaires intérieures étaient gérées par une sorte
d’assemblée ou états de la province qui avait une certaine liberté, une fois
l’impôt entré dans les caisses du roi. Or ces états avaient entrepris un
canal de la Lys à la Scarpe par la Deule, et de la Scarpe à l’Escaut par une
dérivation de la Sensée. Malheureusement il se trouvait que le canal de la
Sensée n'était pas navigable. Dès 1690, Vauban entre prit de le rendre tel,
et si les travaux ne furent pas achevés[4], l’état misérable des finances
en fut la seule cause. Le même motif l’empêcha d’unir encore l’Escaut à la
Lys par un canal de Lille à Tournai. Il fut fort marri de ne pouvoir achever
son œuvre, qui aurait permis à trente villes,
autant de bourgs et mille villages d’un pays couvert de belles forêts, de
riches cultures, de fabriques... d’échanger par ces routes peu
coûteuses leurs nombreuses et utiles productions contre les denrées de la
Belgique et de la Hollande, et contre les marchandises que les étrangers
apportaient dans les ports de Gravelines, de Calais et de Dunkerque. LE CANAL DU MIDI. Nous
avons déjà eu l’occasion de constater combien ce grand travail avait excité
l’admiration des contemporains. Vauban était des plus enthousiastes. En 1684,
il fut chargé par le roi de visiter le canal dans toute sa longueur, pour
s’assurer s’il n’y avait point nécessité d’améliorations. Arrivé à l’immense
réservoir de Saint-Ferréol : Il manque
pourtant quelque chose ici,
dit-il aux personnes de sa suite, c’est la
statue de Riquet[5]. Et dans le silence du cabinet,
parlant du canal du Midi, il déclarait que c’était le plus grand et le plus noble ouvrage de ce genre qu’on
eût encore entrepris, et qui pouvait devenir la merveille de son siècle, s’il
avait été poussé aussi loin qu’on l’aurait pu mener... L’utilité d’un pareil travail, qui débouche par ses
extrémités dans les deux mers et qui traverse par de très longs espaces les
meilleurs pays du monde, est inconcevable ; et son invention aussi bien que
celle des rigoles qui vont chercher les eaux si loin et par des pays si
difficiles, seront à jamais dignes de l’admiration des gens même les plus
éclairés en ces sortes d’ouvrages[6]. Vauban
prend soin de préciser ce qu’il reste à faire pour pousser le canal aussi
loin qu'on l’aurait pu mener : il faudrait le prolonger par un canal latéral
à la Garonne, partant de Toulouse pour aboutir à Moissac et même à la Réole.
La rivière elle-même ayant trop peu d’eau en été, il faudrait profiter des
étangs qui bordent la côte de Languedoc, y ménager une route d’eau jusqu’à
Arles, et même la prolonger jusqu’au port de Bouc, à l’ouest du delta du
Rhône ; on se servirait pour cela des eaux de la Durance et du canal de
Crapone. Une autre branche pourrait vers l’ouest se détacher d’Agde vers Perpignan
et communiquer avec la mer par deux nouveaux ports, le premier à Saint-Hippolyte
et le second au cap de la Franqué. Toulouse devait
alors devenir le carrefour principal de ces routes d’eau. En
indiquant tous ces perfectionnements, en en commençant même les plans et
devis, Vauban ne se faisait pas illusion sur le sort qui leur était réservé.
On était déjà en 1691, et ce n’est pas sans mélancolie qu’il conclut par ces
lignes : Voilà un abrégé de ce que j’ai pensé
sur le canal de communication des deux mers, que j’ai mis par écrit, plutôt
pour en conserver l’idée à ceux qui viendront après moi que pour aucune
espérance que j’aie de les voir jamais exécuter. Si
Vauban revenait maintenant sur terre, il verrait que son idée
a été conservée et en grande partie exécutée. Le canal latéral à la Garonne
qu’il réclamait a été creusé et conduit même au-delà de la Réole, jusqu’à
Castets, où commence à se faire sentir l'influence de la marée. Le canal des
Étangs existe et va rejoindre le Rhône par le canal de Beaucaire, tandis que
la navigation tranquille de la Saône, celle du Doubs et de ses affluents,
étendent ce système de navigation jusqu’au pied du Jura et des Vosges, à
travers les fertiles plaines de la Bourgogne et delà Franche-Comté. Mieux
encore, on songe à approfondir le canal de façon à permettre aux navires d’un
assez fort tonnage de passer et repasser
d’une mer à l’autre sans rompre charge, ainsi que le réclamait Vauban. LIAISON ENTRE LE MIDI ET LE NORD. Dans la
pensée du grand ingénieur, il ne suffisait pas de donner au Nord et au Midi
un réseau local de voies navigables, il fallait au moins réunir le grand
réseau du Midi avec le bassin de la Seine, et pour cela mettre cette rivière
en communication avec la Saône. L’idée
première de cette jonction était fort ancienne. Déjà, à l’époque d’Auguste,
Strabon remarquait la facilité des charrois entre les deux bassins de la
Seine et du Rhône. Dès le XVIe siècle, Adam de Crapone avait projeté un canal
unissant la Saône et la Loire par la dépression de la Bourbince.
Vauban, tout en reconnaissant cette direction
comme donnée par la nature,
persistait à en rechercher une plus directe, celle de l’Ouche, petit affluent
de la Saône qui, après avoir creusé sa vallée dans la Côte-d’Or, passe à
Dijon et prend sa source dans le voisinage de l’Armançon,
le principal affluent de l’Yonne. Ce projet avait déjà été étudié sous Henri
IV ; mais les avis avaient été fort partagés sur le choix du bief de partage,
c’est-à-dire sur l’emplacement du réservoir général. Les uns voulaient le
placer près de Pouilly ; mais la difficulté d’y franchir le talus faisait
paraître ce tracé impraticable ; d'autres le reportaient alors au nord-est
vers Sombernon, et quelques- uns proposaient même d’utiliser un petit
affluent de l’Armançon, l’Oze, et le Suzon qui se joint à l’Ouche précisément
à Dijon. Vauban étudia de très près tous ces projets et se prononça
formellement pour le premier. Ici encore la postérité lui donna raison,
puisque c’est précisément la voie suivie par le canal actuel de Bourgogne
achevé en 1834 : on a triomphé des difficultés naturelles en creusant le
souterrain de Pouilly, long de 3.333 mètres. Vauban projetait encore un canal parallèle au Rhin, dirigé d’Huningue à Landau par Neuf-Brisach et Strasbourg. Ce canal avait l’avantage de former en avant des Vosges une seconde ligne de défense et de rendre les transports indépendants des crues du fleuve, des péages étrangers et aussi, en temps de guerre, du feu des postes ennemis de la rive droite. Le canal du Rhône au Rhin, long de 303 kilomètres, n’est autre chose que l’exécution partielle du plan de Vauban. Il est cruel pour des Français de songer que 170 kilomètres de ce canal sont entre des mains allemandes depuis la funeste guerre de 1870 ; il est un but suprême que doit se proposer notre jeunesse studieuse : recouvrer quelque jour cette terre si française par les monuments... et par le souvenir ! |
[1]
Mémoire concernant la jonction de la Meuse et de la Moselle, fait à Dunkerque,
8juin 1679.
[2]
Tome IV des Oisivetés.
[3]
Voici la liste de quelques-uns de ces documents : Lettre sur la navigation des
rivières de l’Aa et du Lys, Calais, 1705. — Notes sur le canal de Neuf-Brisach,
février 1699.— Projet du canal de Landau, octobre 1687.— Mémoire sur le canal
du Languedoc, Paris, 1694. — Observations sur le cana de Neuf-Fossé, 1701. —
Mémoire sur la Deule, 1704. — Mémoire sur la Sensée, 1703, etc. (Revue de
géographie, juin 1884.)
[4]
Ils ne le furent qu’en 1820.
[5]
Pierre Clément, Vie de Colbert, t. I, p. 212.
[6]
Oisivetés, t. I, Mémoire sur le canal de Languedoc.