Au
XVIIe siècle, des services aujourd’hui bien distincts étaient confondus.
L’artillerie ne formait pas une arme spéciale. On traitait à forfait avec de
véritables entrepreneurs pour le service des batteries. Le titre d’officier
d’artillerie n’éveillait pas plus d’idée militaire que celui d’officier de
justice. Tout ingénieur était forcément doublé d’un artilleur : il devait
aussi s’occuper de la portée des armes. Vauban gémissait, non sans raison,
sur le manque d’uniformité des calibres. Il serait donc surprenant de le voir
se renfermer dans la spécialité des seules fortifications. Il s’occupe aussi
du matériel, du personnel de l’artillerie, de l’organisation si désirable d
un corps du génie. Là encore il est en communion d’idées avec Louvois, et le
ministre n’adopte aucune mesure sans avoir consulté son ami. Une des
questions qui occupa le plus les gens du métier sous Te règne de Louis XIV
fut celle de la substitution du fusil au mousquet. Le
mousquet était l’ancienne arquebuse fort améliorée, mais restait encore un
instrument très imparfait. Le soldat, après avoir chargé son arme, la
déposait à côté de lui, tirait de sa poche une mèche et un briquet, battait
une pierre à fusil jusqu’à ce qu’une étincelle complaisante mit le feu à la mèche, fixait alors cette dernière à un
serpentin de façon à ce que l’extrémité inférieure plongeât dans la poudre du
bassinet, puis demeurait en joue jusqu’au moment où la mèche communiquait le
feu à cette poudre. C’était parfois fort long et toujours très incommode. Un
perfectionnement important fut trouvé vers l’époque de la mort de Mazarin. La
pierre à fusil fut emprisonnée entre deux pièces métalliques reliées à une
troisième et simulant vaguement la gueule d’un chien. Ce chien, poussé par un
ressort, s’abattait brusquement sur un briquet fixé solidement dans le
voisinage immédiat du bassinet ou réservoir à poudre. Celle-ci était
enflammée par une des nombreuses étincelles que déterminait le choc du fusil[1] sur le briquet. L’arme prit ce
nom de fusil. On la voyait encore, il y a trente ans, entre les mains de
certaines compagnies de sapeurs-pompiers dans les villages. Ce n’était sans
doute pas encore la perfection, mais c’était au moins un progrès notable.
Pourtant la nouvelle invention ne fut reçue en France qu’avec défiance.
Tandis que l’étranger adoptait le fusil avec enthousiasme et donnait ainsi à
son infanterie un tir bien supérieur au nôtre[2], le mousquet gardait encore
chez nous des partisans déterminés. Le roi était au nombre de ceux-là. Il
n’aimait pas les innovations. Vauban imagina alors une arme qui fut à la fois
mousquet et fusil : elle était munie du chien, mais gardait toujours le serpentin.
Si l’étincelle passait à côté de la poudre du bassinet sans l’enflammer, la
mèche faisait alors son office. C’était une tentative de conciliation, mais
condamnée à l’avance. Le soldat s’embrouillait dans ce mécanisme compliqué. Le
fusil fut admis dans l’armée française, mais partiellement, à titre d’essai.
Ce fut en 1694, après la cruelle expérience que fit à ses dépens l’infanterie
française décimée par les fusils anglais à la bataille de Steinkerque, que
les préventions du roi tombèrent. Encore faut-il aller jusqu’en 1703 pour
voir disparaitre le dernier mousquet. Le
fusil, comme le mousquet, avait le grave inconvénient de n’être qu’une arme
de jet. Le mousquetaire ou le fusilier devenaient inutiles quand on
s’abordait de près. Le rôle principal passait ensuite aux piquiers, qui jusqu’alors
étaient restés exposés aux coups sans pouvoir les rendre. Toute compagnie
comprenait donc des mousquetaires et des piquiers, mais une moitié de
l’effectif demeurait toujours inutile pendant que l’autre combattait.
Transformer le mousquetaire en piquier, c’était du coup doubler le nombre des
combattants. Cette transformation se fît par l’invention de la baïonnette. On a
trop facilement fait honneur de cette invention à Vauban. Il paraîtrait que
les premières baïonnettes sont d’origine allemande. Depuis longtemps les
troupes impériales s’étudiaient à arrêter l’élan de la cavalerie dans leurs
guerres contre les Turcs. On les avait même chargées de lourdes pièces de
charpente garnies de pointes de fer qui, jetées à propos sur le front de
bataille, empêchaient les chevaux d’approcher. La baïonnette semble avoir été
le complément de cette mesure. Ce n’était toutefois qu’une broche de fer,
fixée à une sorte de bouchon métallique qu’on enfonçait dans le canon de
l’arme. Il était bien rare qu’après un engagement corps à corps cette arme ne
fût pas tordue, faussée, en tous cas hors de service. Vauban
a rendu cette baïonnette d’un usage plus facile. Il remplaça le bouchon par
une douille, sorte de cercle métallique qui s’adapte à la partie extérieure
du canon, s’y fixe par un ingénieux mécanisme, transformant ainsi le fusil en
pique, sans empêcher le tir. C’est en décembre 1687 que Vauban fit cette
importante découverte, car Louvois lui écrit à la date du 25 : Je vous prie de m’expliquer comment vous imaginez une
baïonnette au bout d’un mousquet, qui n’empêche point qu’on ne le tire et que
l’on ne le charge, et quelle dimension vous voudriez donner à ladite
baïonnette. Vauban
paraît même avoir eu un collaborateur dans ses recherches, le maréchal
d’Huxelles. Louvois écrit en effet à ce dernier en 1688 : Je vous supplie de m'envoyer au plus tôt.... la baïonnette dont
la douille est différente de celle que j’ai vue, afin qu’après l’avoir
examinée, l’on puisse régler incessamment la manière dont les troupes devront
être armées[3]. La
baïonnette cessant de supprimer le tir, c’était une révolution dans l’art
militaire. Elle ne fut pourtant adoptée qu’en 1703 ; mais de ce jour date la
supériorité incontestée de l’infanterie sur la cavalerie. On
trouve toujours le nom de Vauban associé à celui de Louvois dans les grandes
réformes du ministre. C’est ainsi que, dans un Mémoire concernant la levée
des gens de guerre, il propose d’étendre le système de la milice en le
perfectionnant et en supprimant les abus. Or ce système de la milice, c’était
le principe du service militaire dû par tous les Français, avec tirage au
sort pour désigner ceux qui partiraient. Louvois 1 avait appliqué en 1688 et
en avait obtenu de très bons résultats. Il avait pourtant laissé s’y glisser
d’étranges abus, tels que l’exemption pour les
domestiques et valets à gages des ecclésiastiques, des communautés, des
gentilshommes, des nobles, des personnes revêtues de charges qui confèrent la
noblesse[4] ! Ce sont ces abus que Vauban
veut faire disparaître, et il revient à la charge, en 1705, dans un autre
mémoire intitulé : Moyen d’améliorer nos troupes et de faire une infanterie
perpétuelle et excellente. Ici encore cet esprit libéral était en avance d’un
siècle. Louvois
a été le créateur de l’artillerie. Dès 1671, il forme une compagnie de
canonniers. C’était une grande hardiesse. Pour ne pas effrayer l’opinion, il
institue des bataillons de fusiliers, corps mixte, faisant à la fois le
service de l’infanterie et du canon. En 1672, il en a 2 bataillons de 13
compagnies chacun. Ce corps devient bientôt régiment : cela explique comment,
avant la Révolution, l’artillerie était considérée comme troupe d’infanterie. Vauban
suit toutes ces transformations avec une évidente satisfaction. Il écrit à
Louvois en 1686 : Le jour même que je partis de
Douai, je m’arrêtai bien deux heures à la batterie où j’ai vu tirer les
cadets de l’artillerie et les canonniers des fusiliers... Je n’ai jamais vu si bien tirer[5]. Mais ce n’est encore pour lui
qu’un commencement, une mesure de transition. La
vérité,
dit-il, est qu’un régiment comme celui-là qui monte la tranchée et
qui veut remplir les autres devoirs de l’infanterie, ne convient nullement à
l’artillerie. Il faut être ou tout un ou tout autre ; le faire tout
artillerie ou tout infanterie, autrement le roi n’en sera jamais bien servi[6]. Et il écrit incontinent une
'proposition pour la levée de 8 régiments d'artillerie. Ici encore il ne fut
pas donné suite à ses projets. Vauban
est surtout original par l’organisation du corps de génie dont il est le
véritable créateur. On a
déjà vu, au commencement de ce livre, combien était défectueux le recrutement
des ingénieurs chargés de l’attaque et de la défense des places. C’étaient
des officiers d’infanterie, sans instruction préalable, sans soldats
spéciaux, obligés d’exécuter eux-mêmes les plans qu'ils avaient conçus,
descendant dans le fossé, s’exposant plus que le dernier soldat de tranchée. Il n’y avait autrefois rien de plus rare en France que les
gens de cette profession, et le peu qu’il y en avait subsistait si peu de temps
qu’il était encore plus rare d’en voir qui eussent
vu 5 ou 6 sièges, et encore plus qui en eussent tant vu sans y avoir reçu
beaucoup de blessures qui, les mettant hors de service dès le commencement ou
le milieu du siège, les empêchaient d’en voir la fin et par conséquent de s’y
rendre savants[7]. Joignez
à cela qu’ils jouissaient de fort peu de considération ; sans cesse ils
voyaient leurs combinaisons entravées par des supérieurs légers ou
incapables. Vauban s’en plaint amèrement au début de sa carrière. Les officiers-généraux, dit-il, ordonnent
comme il leur plaît et rompent à tout moment la suite du dessein et toutes
les mesures que l’ingénieur peut avoir prises... Bien loin de
pouvoir suivre une conduite réglée, il se trouve réduit à servir d’instrument
pour l’exécution de leurs différents caprices... L’un commande
aujourd’hui d’une façon, et celui qui le relèvera ordonnera demain de l’autre[8]. Selon son énergique
expression, les ingénieurs étaient les
martyrs de l’infanterie. Ce qui
leur manquait surtout pour sortir de cette fâcheuse situation, c’était de
faire corps, de se sentir les coudes, de briser par un effort commun la
barrière qui les tenait confinés dans les grades inférieurs. Déjà plein de
gloire et âgé de 41 ans, Vauban, en 1674, n’était encore que capitaine. Aussi
le voyons- nous employer tous ses efforts pour créer un corps d’ingénieurs,
pour les solidariser, pour leur ménager dans l’armée une place à part. Il
écrit à Louvois en 1675 : Je serais d’avis de
les diviser en deux classes, savoir : les ordinaires et les extraordinaires.
Les ordinaires seraient ceux qui seraient pourvus du roi et qui jouiraient de
la paie ordinaire qu’on leur aurait une fois réglée ; et les extraordinaires,
ceux à qui on aurait donné des charges dans l’infanterie, qui, en temps de
paix, leur seraient conservées par préférence, et qui toucheraient une
pension modique mais bien payée. Quand on aurait besoin de ceux-ci, on leur
pourrait donner des appointements extraordinaires qui ne dureraient qu’autant
qu’on aurait besoin d’eux[9]. Cette
proposition fut adoptée, à peu de chose près ; dès lors le corps des
ingénieurs était créé. Restait à leur ouvrir l’accès des grades supérieurs : Vauban
s’en chargea. Il força les obstacles, devint brigadier, puis maréchal de
camp, puis maréchal de France : les autres passèrent à sa suite. On
avait donc des officiers de génie ; mais ces officiers n’avaient point de
soldats. Vauban s’appliqua à leur en donner. Le
travail des tranchées,
disait-il, demande nécessairement des
ouvriers plus adroits dans les sapes, mines, passages des fossés, logements
de mineurs... que le commun des soldats, qui prennent crainte du péril,
n’entendent que très imparfaitement les ouvrages qu’on leur fait faire et
s'en acquittent toujours mal et à grands frais[10]. Dès
1672, il soumet sa proposition à Louvois. Il y aurait eu un régiment à 20
compagnies sous le nom de régiment de tranchée, ou, à son défaut, une
compagnie de sapeurs mineurs par régiment d’infanterie. Les soucis de la
préparation de la guerre de Hollande empêchèrent Louvois de donner suite à ce
projet. Sans se
rebuter, Vauban reprend son projet et le précise en 1675 ; il propose des
compagnies franches, dont les soldats seront : tous canonniers, tous grenadiers, sachant couper, tailler et poser le
gazon, le placage, le fascinage, le clayonage, faire des gabions, planter des
palissades et remuer la terre à propos ; il y aura de plus trente mineurs au
moins, cinq ou six charpentiers ou charrons, autant de forgeurs, des
armuriers, quelques artificiers, menuisiers, tonneliers, meneurs de partis et
messagers ; et il
ajoute avec bonne humeur : Au cas que la
chose plaise à Sa Majesté, je m’offre de mettre la première sur pied et de la
bien faire instruire. Mais vous entendez bien, Monseigneur, qu’elle demande
une autre paie que l’ordinaire, tant pour les soldats que pour les officiers[11]. Il ne
paraît pas que cette seconde proposition ait eu plus de succès que la
première. Vauban en parait quelque peu mortifié. Aussi y revient-il en 1688. Le roi, dit-il, trouvera son compte en ce que la tranchée
lui coûtera beaucoup moins...
elle irait beaucoup mieux et plus vite... Je ne serais pas obligé d’être dix à douze heures à la
tranchée, à redresser tantôt une chose, tantôt une autre, pendant lesquelles
il n’y en a pas une où je ne puisse être tué je ne sais combien de fois. Puis, comme s’il craignait
d’être accusé d’avidité à cause de la haute paie qu’il réclame pour les
officiers de pareilles compagnies, il se hâte d’ajouter : Ce n’est pas pour me faire honneur ni profit que je vous
demande cette compagnie, puisqu’étant lieutenant général, un tel emploi ne
peut rien ajouter à ma dignité, et que de l’humeur dont je suis, je ne suis
pas homme à profiter des appointements que le roi m’y donnerait : bien au
contraire, ce serait une charge de peine dont je me passerais fort bien[12]. Louvois
fit encore la sourde oreille. Cela se comprend de reste, la guerre de la
Ligue d’Augsbourg lui créait bien d’autres occupations. Mais voilà qu’au
siège de Mons Vauban eut l’honneur d’en
parler au roi et de lui demander d’en faire la levée. Le roi l’accorda sans
difficulté ; mais ici nouvelle entrave. Feu
M. de Louvois, qui avait fort appuyé cette proposition, étant mort peu de
temps après, j’abandonnai le dessein de cette compagnie[13], dit mélancoliquement Vauban. Il
revient à la charge en 1705, et il entre, à propos de l’organisation
nouvelle, dans les plus minutieux détails. La compagnie sera composée d’un capitaine, de 4 lieutenants, autant de
sous-lieutenants, 12 sergents, autant de caporaux et 188 soldats, plus 4
tambours et une charrette pour porteries outils. Les soldats seront armés de fusils boucaniers et baïonnettes à douille avec les épées
à l’ordinaire. Ils
feront l’exercice comme les autres, et de plus seront instruits sur tous les ouvrages appartenant aux sièges[14]. Pas plus que les autres, ce projet ne fut mis à exécution. Le& malheurs de la guerre de la succession d’Espagne y mirent obstacle. C’est ainsi que les officiers du génie demeurèrent des officiers sans troupes. Il n’a pas dépendu de Vauban qu’il en fût autrement, et il a du moins le mérite d’avoir ouvert les voies- û l’organisation actuelle. |
[1]
En italien fusile désigne la pierre qui
fait feu sous les coups du briquet.
[2]
Camille Rousset, Louvois, t. II, p. 325.
[3]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 338, note.
[4]
Ordonnance de 1688.
[5]
Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 335, note.
[6]
Lettre à Louvois du 29 novembre 1688, extraite d’un recueil manuscrit de
correspondances de Vauban appartenant à M. Quarré-Reybourbon, de Lille.
[7]
Vauban, Traité de l’attaque des places.
[8]
Vauban, Mémoire pour servir à la conduite des sièges.
[9]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 244.
[10]
Projet pour une compagnie de sapeurs, inséré à la suite du Traité sur l'attaque
des places, par le colonel Augoyat, p. 296 et suivantes.
[11]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 246.
[12]
Lettre du 2 novembre 1GSS, extraite d’un Recueil manuscrit de correspondances
de Vauban appartenant à M. Quarré-Reybourbon, de Lille.
[13]
Vauban, Projet pour une compagnie de sapeurs.
[14]
Vauban, Projet pour une compagnie de sapeurs.