LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

VAUBAN

 

CHAPITRE IV. — VAUBAN ORGANISATEUR.

 

 

Au XVIIe siècle, des services aujourd’hui bien distincts étaient confondus. L’artillerie ne formait pas une arme spéciale. On traitait à forfait avec de véritables entrepreneurs pour le service des batteries. Le titre d’officier d’artillerie n’éveillait pas plus d’idée militaire que celui d’officier de justice. Tout ingénieur était forcément doublé d’un artilleur : il devait aussi s’occuper de la portée des armes. Vauban gémissait, non sans raison, sur le manque d’uniformité des calibres. Il serait donc surprenant de le voir se renfermer dans la spécialité des seules fortifications. Il s’occupe aussi du matériel, du personnel de l’artillerie, de l’organisation si désirable d un corps du génie. Là encore il est en communion d’idées avec Louvois, et le ministre n’adopte aucune mesure sans avoir consulté son ami. Une des questions qui occupa le plus les gens du métier sous Te règne de Louis XIV fut celle de la substitution du fusil au mousquet.

Le mousquet était l’ancienne arquebuse fort améliorée, mais restait encore un instrument très imparfait. Le soldat, après avoir chargé son arme, la déposait à côté de lui, tirait de sa poche une mèche et un briquet, battait une pierre à fusil jusqu’à ce qu’une étincelle complaisante mit le feu à la mèche, fixait alors cette dernière à un serpentin de façon à ce que l’extrémité inférieure plongeât dans la poudre du bassinet, puis demeurait en joue jusqu’au moment où la mèche communiquait le feu à cette poudre. C’était parfois fort long et toujours très incommode.

Un perfectionnement important fut trouvé vers l’époque de la mort de Mazarin. La pierre à fusil fut emprisonnée entre deux pièces métalliques reliées à une troisième et simulant vaguement la gueule d’un chien. Ce chien, poussé par un ressort, s’abattait brusquement sur un briquet fixé solidement dans le voisinage immédiat du bassinet ou réservoir à poudre. Celle-ci était enflammée par une des nombreuses étincelles que déterminait le choc du fusil[1] sur le briquet. L’arme prit ce nom de fusil. On la voyait encore, il y a trente ans, entre les mains de certaines compagnies de sapeurs-pompiers dans les villages. Ce n’était sans doute pas encore la perfection, mais c’était au moins un progrès notable. Pourtant la nouvelle invention ne fut reçue en France qu’avec défiance. Tandis que l’étranger adoptait le fusil avec enthousiasme et donnait ainsi à son infanterie un tir bien supérieur au nôtre[2], le mousquet gardait encore chez nous des partisans déterminés. Le roi était au nombre de ceux-là. Il n’aimait pas les innovations. Vauban imagina alors une arme qui fut à la fois mousquet et fusil : elle était munie du chien, mais gardait toujours le serpentin. Si l’étincelle passait à côté de la poudre du bassinet sans l’enflammer, la mèche faisait alors son office. C’était une tentative de conciliation, mais condamnée à l’avance. Le soldat s’embrouillait dans ce mécanisme compliqué.

Le fusil fut admis dans l’armée française, mais partiellement, à titre d’essai. Ce fut en 1694, après la cruelle expérience que fit à ses dépens l’infanterie française décimée par les fusils anglais à la bataille de Steinkerque, que les préventions du roi tombèrent. Encore faut-il aller jusqu’en 1703 pour voir disparaitre le dernier mousquet.

Le fusil, comme le mousquet, avait le grave inconvénient de n’être qu’une arme de jet. Le mousquetaire ou le fusilier devenaient inutiles quand on s’abordait de près. Le rôle principal passait ensuite aux piquiers, qui jusqu’alors étaient restés exposés aux coups sans pouvoir les rendre. Toute compagnie comprenait donc des mousquetaires et des piquiers, mais une moitié de l’effectif demeurait toujours inutile pendant que l’autre combattait. Transformer le mousquetaire en piquier, c’était du coup doubler le nombre des combattants. Cette transformation se fît par l’invention de la baïonnette.

On a trop facilement fait honneur de cette invention à Vauban. Il paraîtrait que les premières baïonnettes sont d’origine allemande. Depuis longtemps les troupes impériales s’étudiaient à arrêter l’élan de la cavalerie dans leurs guerres contre les Turcs. On les avait même chargées de lourdes pièces de charpente garnies de pointes de fer qui, jetées à propos sur le front de bataille, empêchaient les chevaux d’approcher. La baïonnette semble avoir été le complément de cette mesure. Ce n’était toutefois qu’une broche de fer, fixée à une sorte de bouchon métallique qu’on enfonçait dans le canon de l’arme. Il était bien rare qu’après un engagement corps à corps cette arme ne fût pas tordue, faussée, en tous cas hors de service.

Vauban a rendu cette baïonnette d’un usage plus facile. Il remplaça le bouchon par une douille, sorte de cercle métallique qui s’adapte à la partie extérieure du canon, s’y fixe par un ingénieux mécanisme, transformant ainsi le fusil en pique, sans empêcher le tir. C’est en décembre 1687 que Vauban fit cette importante découverte, car Louvois lui écrit à la date du 25 : Je vous prie de m’expliquer comment vous imaginez une baïonnette au bout d’un mousquet, qui n’empêche point qu’on ne le tire et que l’on ne le charge, et quelle dimension vous voudriez donner à ladite baïonnette. Vauban paraît même avoir eu un collaborateur dans ses recherches, le maréchal d’Huxelles. Louvois écrit en effet à ce dernier en 1688 : Je vous supplie de m'envoyer au plus tôt.... la baïonnette dont la douille est différente de celle que j’ai vue, afin qu’après l’avoir examinée, l’on puisse régler incessamment la manière dont les troupes devront être armées[3].

La baïonnette cessant de supprimer le tir, c’était une révolution dans l’art militaire. Elle ne fut pourtant adoptée qu’en 1703 ; mais de ce jour date la supériorité incontestée de l’infanterie sur la cavalerie.

On trouve toujours le nom de Vauban associé à celui de Louvois dans les grandes réformes du ministre. C’est ainsi que, dans un Mémoire concernant la levée des gens de guerre, il propose d’étendre le système de la milice en le perfectionnant et en supprimant les abus. Or ce système de la milice, c’était le principe du service militaire dû par tous les Français, avec tirage au sort pour désigner ceux qui partiraient. Louvois 1 avait appliqué en 1688 et en avait obtenu de très bons résultats. Il avait pourtant laissé s’y glisser d’étranges abus, tels que l’exemption pour les domestiques et valets à gages des ecclésiastiques, des communautés, des gentilshommes, des nobles, des personnes revêtues de charges qui confèrent la noblesse[4] ! Ce sont ces abus que Vauban veut faire disparaître, et il revient à la charge, en 1705, dans un autre mémoire intitulé : Moyen d’améliorer nos troupes et de faire une infanterie perpétuelle et excellente. Ici encore cet esprit libéral était en avance d’un siècle.

Louvois a été le créateur de l’artillerie. Dès 1671, il forme une compagnie de canonniers. C’était une grande hardiesse. Pour ne pas effrayer l’opinion, il institue des bataillons de fusiliers, corps mixte, faisant à la fois le service de l’infanterie et du canon. En 1672, il en a 2 bataillons de 13 compagnies chacun. Ce corps devient bientôt régiment : cela explique comment, avant la Révolution, l’artillerie était considérée comme troupe d’infanterie.

Vauban suit toutes ces transformations avec une évidente satisfaction. Il écrit à Louvois en 1686 : Le jour même que je partis de Douai, je m’arrêtai bien deux heures à la batterie où j’ai vu tirer les cadets de l’artillerie et les canonniers des fusiliers... Je n’ai jamais vu si bien tirer[5]. Mais ce n’est encore pour lui qu’un commencement, une mesure de transition. La vérité, dit-il, est quun régiment comme celui-là qui monte la tranchée et qui veut remplir les autres devoirs de l’infanterie, ne convient nullement à l’artillerie. Il faut être ou tout un ou tout autre ; le faire tout artillerie ou tout infanterie, autrement le roi n’en sera jamais bien servi[6]. Et il écrit incontinent une 'proposition pour la levée de 8 régiments d'artillerie. Ici encore il ne fut pas donné suite à ses projets.

Vauban est surtout original par l’organisation du corps de génie dont il est le véritable créateur.

On a déjà vu, au commencement de ce livre, combien était défectueux le recrutement des ingénieurs chargés de l’attaque et de la défense des places. C’étaient des officiers d’infanterie, sans instruction préalable, sans soldats spéciaux, obligés d’exécuter eux-mêmes les plans qu'ils avaient conçus, descendant dans le fossé, s’exposant plus que le dernier soldat de tranchée. Il n’y avait autrefois rien de plus rare en France que les gens de cette profession, et le peu qu’il y en avait subsistait si peu de temps qu’il était encore plus rare d’en voir qui eussent vu 5 ou 6 sièges, et encore plus qui en eussent tant vu sans y avoir reçu beaucoup de blessures qui, les mettant hors de service dès le commencement ou le milieu du siège, les empêchaient d’en voir la fin et par conséquent de s’y rendre savants[7].

Joignez à cela qu’ils jouissaient de fort peu de considération ; sans cesse ils voyaient leurs combinaisons entravées par des supérieurs légers ou incapables. Vauban s’en plaint amèrement au début de sa carrière. Les officiers-généraux, dit-il, ordonnent comme il leur plaît et rompent à tout moment la suite du dessein et toutes les mesures que l’ingénieur peut avoir prises... Bien loin de pouvoir suivre une conduite réglée, il se trouve réduit à servir d’instrument pour l’exécution de leurs différents caprices... L’un commande aujourd’hui d’une façon, et celui qui le relèvera ordonnera demain de l’autre[8]. Selon son énergique expression, les ingénieurs étaient les martyrs de l’infanterie.

Ce qui leur manquait surtout pour sortir de cette fâcheuse situation, c’était de faire corps, de se sentir les coudes, de briser par un effort commun la barrière qui les tenait confinés dans les grades inférieurs. Déjà plein de gloire et âgé de 41 ans, Vauban, en 1674, n’était encore que capitaine. Aussi le voyons- nous employer tous ses efforts pour créer un corps d’ingénieurs, pour les solidariser, pour leur ménager dans l’armée une place à part. Il écrit à Louvois en 1675 : Je serais d’avis de les diviser en deux classes, savoir : les ordinaires et les extraordinaires. Les ordinaires seraient ceux qui seraient pourvus du roi et qui jouiraient de la paie ordinaire qu’on leur aurait une fois réglée ; et les extraordinaires, ceux à qui on aurait donné des charges dans l’infanterie, qui, en temps de paix, leur seraient conservées par préférence, et qui toucheraient une pension modique mais bien payée. Quand on aurait besoin de ceux-ci, on leur pourrait donner des appointements extraordinaires qui ne dureraient qu’autant qu’on aurait besoin d’eux[9].

Cette proposition fut adoptée, à peu de chose près ; dès lors le corps des ingénieurs était créé. Restait à leur ouvrir l’accès des grades supérieurs : Vauban s’en chargea. Il força les obstacles, devint brigadier, puis maréchal de camp, puis maréchal de France : les autres passèrent à sa suite.

On avait donc des officiers de génie ; mais ces officiers n’avaient point de soldats. Vauban s’appliqua à leur en donner. Le travail des tranchées, disait-il, demande nécessairement des ouvriers plus adroits dans les sapes, mines, passages des fossés, logements de mineurs... que le commun des soldats, qui prennent crainte du péril, n’entendent que très imparfaitement les ouvrages qu’on leur fait faire et s'en acquittent toujours mal et à grands frais[10].

Dès 1672, il soumet sa proposition à Louvois. Il y aurait eu un régiment à 20 compagnies sous le nom de régiment de tranchée, ou, à son défaut, une compagnie de sapeurs mineurs par régiment d’infanterie. Les soucis de la préparation de la guerre de Hollande empêchèrent Louvois de donner suite à ce projet.

Sans se rebuter, Vauban reprend son projet et le précise en 1675 ; il propose des compagnies franches, dont les soldats seront : tous canonniers, tous grenadiers, sachant couper, tailler et poser le gazon, le placage, le fascinage, le clayonage, faire des gabions, planter des palissades et remuer la terre à propos ; il y aura de plus trente mineurs au moins, cinq ou six charpentiers ou charrons, autant de forgeurs, des armuriers, quelques artificiers, menuisiers, tonneliers, meneurs de partis et messagers ; et il ajoute avec bonne humeur : Au cas que la chose plaise à Sa Majesté, je m’offre de mettre la première sur pied et de la bien faire instruire. Mais vous entendez bien, Monseigneur, qu’elle demande une autre paie que l’ordinaire, tant pour les soldats que pour les officiers[11].

Il ne paraît pas que cette seconde proposition ait eu plus de succès que la première. Vauban en parait quelque peu mortifié. Aussi y revient-il en 1688. Le roi, dit-il, trouvera son compte en ce que la tranchée lui coûtera beaucoup moins... elle irait beaucoup mieux et plus vite... Je ne serais pas obligé d’être dix à douze heures à la tranchée, à redresser tantôt une chose, tantôt une autre, pendant lesquelles il n’y en a pas une où je ne puisse être tué je ne sais combien de fois. Puis, comme s’il craignait d’être accusé d’avidité à cause de la haute paie qu’il réclame pour les officiers de pareilles compagnies, il se hâte d’ajouter : Ce n’est pas pour me faire honneur ni profit que je vous demande cette compagnie, puisqu’étant lieutenant général, un tel emploi ne peut rien ajouter à ma dignité, et que de l’humeur dont je suis, je ne suis pas homme à profiter des appointements que le roi m’y donnerait : bien au contraire, ce serait une charge de peine dont je me passerais fort bien[12].

Louvois fit encore la sourde oreille. Cela se comprend de reste, la guerre de la Ligue d’Augsbourg lui créait bien d’autres occupations. Mais voilà qu’au siège de Mons Vauban eut l’honneur d’en parler au roi et de lui demander d’en faire la levée. Le roi l’accorda sans difficulté ; mais ici nouvelle entrave. Feu M. de Louvois, qui avait fort appuyé cette proposition, étant mort peu de temps après, j’abandonnai le dessein de cette compagnie[13], dit mélancoliquement Vauban.

Il revient à la charge en 1705, et il entre, à propos de l’organisation nouvelle, dans les plus minutieux détails. La compagnie sera composée d’un capitaine, de 4 lieutenants, autant de sous-lieutenants, 12 sergents, autant de caporaux et 188 soldats, plus 4 tambours et une charrette pour porteries outils. Les soldats seront armés de fusils boucaniers et baïonnettes à douille avec les épées à l’ordinaire. Ils feront l’exercice comme les autres, et de plus seront instruits sur tous les ouvrages appartenant aux sièges[14].

Pas plus que les autres, ce projet ne fut mis à exécution. Le& malheurs de la guerre de la succession d’Espagne y mirent obstacle. C’est ainsi que les officiers du génie demeurèrent des officiers sans troupes. Il n’a pas dépendu de Vauban qu’il en fût autrement, et il a du moins le mérite d’avoir ouvert les voies- û l’organisation actuelle.

 

 

 



[1] En italien fusile désigne la pierre qui fait feu sous les coups du briquet.

[2] Camille Rousset, Louvois, t. II, p. 325.

[3] Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 338, note.

[4] Ordonnance de 1688.

[5] Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 335, note.

[6] Lettre à Louvois du 29 novembre 1688, extraite d’un recueil manuscrit de correspondances de Vauban appartenant à M. Quarré-Reybourbon, de Lille.

[7] Vauban, Traité de l’attaque des places.

[8] Vauban, Mémoire pour servir à la conduite des sièges.

[9] Citée par Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 244.

[10] Projet pour une compagnie de sapeurs, inséré à la suite du Traité sur l'attaque des places, par le colonel Augoyat, p. 296 et suivantes.

[11] Citée par Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 246.

[12] Lettre du 2 novembre 1GSS, extraite d’un Recueil manuscrit de correspondances de Vauban appartenant à M. Quarré-Reybourbon, de Lille.

[13] Vauban, Projet pour une compagnie de sapeurs.

[14] Vauban, Projet pour une compagnie de sapeurs.