LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

VAUBAN

 

CHAPITRE III. — VAUBAN INGÉNIEUR MILITAIRE.

 

 

C'est une opinion communément reçue que Vauban a révolutionné l’art delà fortification. Volontiers on s’imagine qu’avant lui se dressaient encore les murailles datant du moyen âge, flanquées de leurs hautes tours. Dans son Siècle de Louis XIV, Voltaire a écrit : Pour la défense, il ne se servit plus que d’ouvrages presque au niveau de la campagne ; les fortifications hautes et menaçantes n’en étaient que plus exposées à être foudroyées par l’artillerie ; plus il les rendit rasantes, moins elles étaient en prise. De là à conclure que Vauban a inventé cette fortification rasante, il n’y a qu’un pas. Ce pas est vite franchi avec Fontenelle qui déclare ne pas entrer dans le détail de ce qu'il inventa ; il serait trop long, et toutes les places fortes du royaume doivent nous l’épargner[1]. Ainsi se forment les légendes. Vauban a assez de titres de gloire pour n’avoir pas besoin de celui-là.

La fortification moderne semble avoir pris naissance en Orient. Peut-être les Turcs l’ont-ils inventée et les Vénitiens l’ont-ils importée en Europe. Il est fort question de bastions dans la belle défense de Rhodes par les Chevaliers de Saint-Jean. Dès le XVIe siècle, les principes nouveaux trouvent déjà leur application en France : ils ont leur théoricien dans Evrard de Bar le- Duc, qui dès l’année 1600 écrit le premier traité de fortification. Un grand progrès se constate déjà en 1624 dans les Pratiques du sieur Fabre sur l’ordre de construire, garder et défendre les places. Le chevalier de Ville perfectionne encore ces méthodes dans un traité de fortification paru en 1628. Un poète du temps en célèbre les mérites par ces vers :

De Ville, quel honneur te promet cet ouvrage !

Un guerrier diligent, par ta plume guidé,

Souvent te devra l’avantage

D’avoir su prendre un fort et de l'avoir gardé

Toutefois quel progrès, puisque tu lais entendre,

Si l’on suit tes leçons.

Que l'on peut prendre tout et qu’on ne peut rien prendre !

De Ville avait un émule dans le chevalier de Pagan, d’une famille italienne naturalisée sous Henri II. C’est lui qui avait en réalité forcé le pas de Suze, sous Louis XIII, et il avait une telle réputation que lorsqu’il fut devenu aveugle, Louis XIV regrettait de ne pouvoir l’employer. Il mourut en 1665 ; mais, vingt ans avant, il avait écrit un Traité des fortifications d’où Vauban tira beaucoup d’idées, ayant longtemps paganisé, selon sa propre expression, avant d’être lui-même.

Il n’a donc pas inventé de toutes pièces un système de fortifications qui existait bien avant lui. En quoi consiste ce système ?

La ville est protégée par une enceinte polygonale, de forme la plus simple.

Cette enceinte ou rempart est une levée de terre que soutient un mur extérieur, tourné vers la campagne. Ce rempart est couronné d'un parapet, sorte d’élévation en terre qui met le défenseur à l’abri du feu ennemi. Derrière ce parapet est ménagé un chemin de ronde.

Chaque côté du polygone de fortification s’appelle courtine. A chaque extrémité de la courtine s’élève un bastion. C’est une grande masse de terre, revêtue de maçonnerie ou de gazon, établie sur les angles de la fortification. Il est destiné à remplacer les tours des anciennes forteresses. Sa figure est celle d’un pentagone. Deux faces forment un angle saillant vers la campagne ; deux autres, sous le nom de flancs, joignent le bastion a l’enceinte. Chacun des flancs dirige son feu vers la courtine à laquelle il se rattache et ainsi la protège ou la flanque. Le cinquième côté fait corps avec le rempart et donne accès au bastion ; c’est la gorge de ce bastion. Certains bastions sont pleins, d’autres sont vides. Une barrière peut alors fermer la gorge et constitue ainsi une petite citadelle ou réduit, capable d’une défense particulière si l’ennemi se rend maître du rempart.

Il est nécessaire que le milieu de la courtine soit à portée de fusil du flanc correspondant des deux bastions. En cas contraire, il y aurait lieu de ménager sur cette courtine un troisième bastion.

C’est au milieu de la courtine qu’est placée la porte, car c’est le point le mieux défendu, puisque les feux des deux bastions y convergent.

Parfois de petites portes sont ménagées dans le flanc d’un bastion ou dans l’angle de la courtine, pour descendre dans le fossé sans être vu de l’ennemi et pour faciliter les sorties. Ce sont les poternes.

Toute cette enceinte est protégée elle-même par un fossé. Il n’est pas nécessaire qu’il soit plein d'eau, car alors, s’il gêne l’assaillant, il paralyse l’assiégé pour les sorties.

Presque toujours, en avant du fossé et en face de la porte, se trouve un ouvrage de forme presque triangulaire, avec deux faces formant un angle saillant vers la campagne, et généralement rattaché à la courtine par un pont à fleur d’eau. Cet ouvrage, destiné à protéger la porte, s’appelle demi-lune. La prise d’une demi-lune était considérée comme un fait d’armes très brillant. Te souvient-il, Vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis, au siège d’Arras ? demande à Jodelet le fameux Mascarille des Précieuses ridicules ; et l’autre de répondre : Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? c’était bien une lune tout entière[2].

La pente du fossé appuyée à la place constitue l’escarpe.

La pente opposée appuyée à la campagne forme la contrescarpe.

Parfois un chemin est ménagé entre l’escarpe et la place, avec épaulements ou ouvrages en terre pour protéger l’assiégé : c’est la fausse braie.

Au-delà de la contrescarpe, et par conséquent extérieurement au fossé, se trouve le chemin couvert. Il doit ce nom à ce qu’il est caché à l’ennemi par une élévation de terre d’environ deux mètres de hauteur. Cette élévation s’abaisse en pente douce vers la campagne sous le nom de glacis. Un avant-fossé est souvent ménagé en avant du glacis.

Le chemin couvert est vu du rempart et des bastions ; il communique au fond du fossé au moyen de rampes et d’escaliers.

Pour renforcer cet ensemble, on a recours à des dehors, pièces détachées qui protègent la fortification principale. Telles sont les lunettes, ouvrages à corne, ouvrages à couronne.

La lunette, comme son nom l’indique, n’est qu’une réduction de la demi-lune.

L’ouvrage à corne, de forme triangulaire, se dirige communément vers le milieu d’une courtine et se brise à peu de distance du chemin couvert.

L’ouvrage à couronne est plus compliqué. C’est un bastion auquel s’adjoignent deux courtines, terminées chacune par un demi-bastion.

Ces ouvrages servent surtout à mettre en communication les deux rives d’un cours d’eau, à protéger un pont, à enfermer un faubourg extérieur à l’enceinte.

Joignons à cela que toute place bien conditionnée possède une citadelle.

C’est une enceinte ne renfermant aucune portion de la ville, se reliant à l’enceinte principale contre laquelle elle s’appuie. Elle est dirigée à la fois contre l’ennemi et contre la ville, s’il fallait en contenir la population. Munie d’un système complet de fortification tourné vers la ville, elle est susceptible d’une défense particulière, quand la place est déjà au pouvoir de l'ennemi, et exige pour ainsi dire un second siège.

Voilà pour la défense avant Vauban. Passons maintenant à l’attaque. Il faut d’abord songer au peu de portée des armes à feu à cette époque. Celle du mousquet était au plus de 450 toises, soit environ 300 mètres ; celle du canon ne dépassait jamais 1.000 toises ou 2.000 mètres. Ces armes étaient loin d’avoir la précision qu’elles ont de nos jours ; leurs coups étaient très espacés, par suite de la lenteur et de la difficulté de la charge. Cela rendait possibles des procédés d’attaque qui ne le seraient plus aujourd’hui avec des armes à longue portée et à tir rapide.

Un siège comprenait deux opérations distinctes :

1° La prise du chemin couvert, sous peine de ne pouvoir que peu de chose contre l’enceinte, puisque le glacis en dérobait en partie la vue à l’assiégeant ;

2° La prise du corps de place.

Pour s’assurer de la possession du chemin couvert, où, jusqu’au dernier moment, se tenaient les assiégés, il fallait d’abord s’établir au sommet du glacis.

Pour cela, on avait recours à la tranchée, long boyau creusé dans le sol, en dehors duquel on rejetait la terre qui formait parapet du côté de la place. Si le sol pierreux ou marécageux ne permettait pas de creuser, le parapet était tant bien que mal formé de fascines, de gabions ou paniers remplis de terre. On traçait généralement deux de ces tranchées en partant de deux points hors de portée du canon de la place. Les deux tranchées, convergeant, se coupaient près de la place, divergeaient ensuite pour l’embrasser et se réunir par une tranchée parallèle au glacis. Là on dressait des canons pour battre la place. Le chevalier de Ville proposait de longues tranchées couvertes, dont le ciel eût été formé de fascines et de gabions, et qui se seraient dirigées vers la place par le chemin le plus court. On finissait par s’établir en haut des glacis : c’était le couronnement du chemin couvert que l’ennemi était dès lors forcé d’évacuer. Mais le danger ne diminuait pas pour cela, au contraire. On n’était plus protégé par la tranchée, on était exposé au feu des petites armes.

Pour y remédier, on établissait des logements, c’est-à-dire, avec des gabions ou des sacs à terre, une sorte de retranchement couronnant le glacis. Derrière ce parapet improvisé, on plaçait du canon pour achever la brèche commencée de la tranchée. Le plus sûr et le plus expéditif était encore d’avoir recours à la mine.

Un ingénieur descendait dans le fossé avec le mineur et lui indiquait le point faible du rempart. Cela s’appelait attacher le- mineur. C’était une opération délicate, car il fallait agir à ciel ouvert ; aussi essayait-on de tromper la surveillance de l’ennemi.

Le mineur attaquait alors l’escarpe, y creusait une galerie- souterraine qui le menait au pied de la muraille où il préparait un fourneau de mine dont l’explosion pratiquait la brèche. Souvent les assiégés, conduisant eux-mêmes une galerie sous la muraille, éventaient la mine ; mieux encore, une contre-mine préparée à l’avance par eux sous l’escarpe faisait sauter le mineur et son ouvrage.

L’assiégeant se précipitait sur la brèche, précédé de grenadiers avec des bombes à main. C’était un moment terrible. Parfois une contre-mine éclatait sous les pas de l’assaillant, ou bien, comme pour la petite place de Chatté, ils jetaient sur la brèche des ruches d’abeilles, dont la piqûre dispersait les assiégeants, les chassait même loin des tranchées, ce qui permettait aux défenseurs de réparer la brèche[3].

Toutes les opérations préliminaires : tranchées, logements, batteries, galeries, mine, constituent les approches.

Les lois de la guerre autorisent le pillage après l’assaut. La garnison est alors massacrée ou prisonnière ; aussi préfère- t-elle capituler avant l’assaut. Les tambours annoncent cette prudente résolution par une batterie spéciale : la chamade.

Mais un gouverneur se fût déshonoré en sortant par les portes. Sa reddition ne se justifiait que si la brèche était d’un accès assez facile pour livrer passage à la garnison évacuant la ville et sortant mèche allumée.

Où Vauban a été véritablement novateur, c’est pour l’attaque des places.

Ce n’est pas qu’au début il s’écarte sensiblement de la voie tracée par ses devanciers, mais il ne laisse rien au hasard, il proscrit les coups de main qui peuvent, s’ils réussissent, amener quelques jours plus tôt la reddition de la place, mais exposent à de cruels mécomptes en cas d’insuccès. Sa méthode consiste à s’avancer pied à pied, à cerner peu à peu les défenses de la place par des lignes toujours bien liées entre elles ; marchant toujours avec circonspection, toujours couvert par ses épaulements. Les officiers s’indignent, plaisantent cette marche en apparence si compassée et si lente ; il se trouve qu’en fin de compte elle a notablement abrégé la durée du siège, rendu le succès infaillible, tout en atténuant prodigieusement le danger. Il pose, nous dit Carnot, ce principe général que l’assiégeant doit procéder mathématiquement dans sa marche, doit s’emparer pied à pied de tous les refuges de 1 ennemi, et la raison en est évidente, puisque l’un avançant toujours, l’autre reculant toujours, il faut bien que celui-ci finisse par être entièrement chassé[4].

Nous le voyons inventer les boulets creux, dont l’effet utile n’est pas moindre que celui des boulets pleins, et dont le transport est bien plus facile. On avait vu les Turcs, au siège de Rhodes, employer des boulets pesant trois cents livres. Ce fut en 1673, au siège de Maëstricht, que Vauban fit une véritable révolution dans l’art des sièges par l’invention des parallèles. C’étaient des lignes de tranchées, parallèles aux ouvrages que l’on voulait attaquer et s’en rapprochant de plus en plus. Elles étaient généralement au nombre de trois, reliées entre elles par des boyaux en zigzag, pour ne point être pris en enfilade par le canon ennemi. En certains endroits, la tranchée s’élargissait brusquement de façon à former de vastes places d’armes, sortes d’esplanades, où les troupes pouvaient manœuvrer à leur aise et se déployer pour repousser une sortie. On y est en sûreté comme si on était chez soi, disait le comte d’Aligny.

Sans doute, il y a, exagération dans cet enthousiasme. Vau- ban lui-même a dit : Je me sens obligé de déclarer une vérité essentielle qui est qu’il n’y a aucun lieu sûr dans ladite tranchée C’est pourquoi je ne suis point d’avis que le roi, Monseigneur (le dauphin), ou Monseigneur le duc de Bourgogne, dans les visites qu’ils feront à la tranchée, passent au-delà de la troisième place d’armes, ni même qu’ils aillent souvent jusque-là[5].

Il n’y avait pas moins un énorme progrès réalisé. Les tranchées cessaient d’être une boucherie. La résistance de l’ennemi, bien qu’héroïque, fut singulièrement paralysée par cette tactique nouvelle.

Nous en avons pour garant Louis XIV lui-même, qui écrit dans ses Mémoires : La façon dont la tranchée était conduite empêchait les assiégés de rien tenter ; car on allait vers la place quasi en bataille, avec de grandes lignes parallèles qui étaient larges et spacieuses ; de sorte que, par le moyen des banquettes qu’il y avait, on pouvait aller aux ennemis avec un fort grand front Les ennemis, étonnés de nous voir aller à eux avec tant de troupes et une telle disposition, prirent le parti de ne rien tenter tant que nous avancerions avec tant de précautions[6].

Vauban est-il bien l’inventeur des parallèles ? La chose a été contestée. Ce système avait été employé par les Turcs au siège de Candie, et on a insinué que l’idée en avait été inspirée à Vauban par Paul, jeune ingénieur qui avait servi Venise à Candie et qui fut tué au siège de Maastricht. C’est possible ; Vauban n’en a pas moins le mérite d’avoir porté du premier coup à sa perfection un système qui n’avait été qu’ébauché avant lui.

En 1676, au siège de Condé, la place étant couverte par des marais et une vaste inondation, Vauban imagine d’associer une flottille aux opérations du siège. Des galiotes, petits bâtiments à rames, diminutifs des galères, seront employées à cet effet, et même une redoute flottante dont Louvois nous a tracé la description. Elle n’avait que douze pieds de large sur vingt de long, il y avait cinq pièces de canon dessus, sui des affûts marins et pour le moins quarante-cinq hommes, sans qu’elle prit plus de cinq pouces d’eau ; il en restait encore quatre hors de l’eau, et toute cette machine ne pesait point plus de seize cents livres ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas de charrette qui ne la voiture partout... J’y ajouterai une autre petite perfection, c’est qu’un coup de canon qui la percerait tout au travers ne la ferait pas couler à fond[7]. L’ennemi, effrayé, capitula dès le sixième jour. L’assaillant n’avait perdu que quatre-vingts soldats et quatre officiels.

Cette tactique fut employée chaque fois que 1 occasion s en présenta, et la flotte parut dans les sièges. C’est ainsi qu’en 1693, au siège de Charleroi, elle joua un rôle brillant sous les ordres du fameux Pointis.

En 1688, sous les murs de Philipsbourg, nouvelle invention considérable. Cette fois, c’est pour le tir : Vauban imagine les batteries à ricochet. On appelle ainsi des batteries de canon que l’on dresse de telle sorte que le boulet, au lieu d’aller en ligne droite, s’élève comme une bombe, mais à moins de hauteur. Dès lors, en tombant à terre, il fait des ricochets, à peu près comme une pierre plate qu’on jette horizontalement sur la surface de l’eau. Il faut pour cet effet mettre les pièces sur la semelle, c’est-à-dire à toute volée ; charger avec autant d’exactitude que les saulniers en apportent à mesurer le sel  ; avec le refouloir, appuyer la charge sans battre.... il n’y aura plus alors que le trop ou trop peu de charge qui puisse empêcher le coup d’aller où l’on veut. Donc on l’augmentera ou diminuera jusqu’à ce qu’on voie le boulet entrer dans l’ouvrage en effleurant le sommet du parapet[8]. Une fois la charge trouvée, il n’y a qu’à continuer ; le tir reste le même, puisque la pièce ne recule pas. Pourtant, quand on change de poudre, il faut de nouveau régler le ricochet. On voit qu’il s’agit d’un tir avec une charge inférieure à celle employée d’ordinaire.

Ce nouveau procédé de tir ne donna pas d’abord les résultats qu’espérait Vauban. Il craignit que Louvois ne traitât cette manière de visionnaire et ridicule ; et pourtant elle a démonté six ou sept pièces de canon, fait déserter l’un des longs côtés de l’ouvrage à corne et toute la face d’un des bastions opposés aux grandes attaques, si bien qu’on ne tirait plus[9]. Mais quelle revanche, quelques jours plus tard, au siège de Manheim ! alors Vauban a pu perfectionner son invention, il triomphe, et c’est avec un ton de bonne humeur joyeuse qu’il apprend à Louvois les bons effets de sa batterie à ricochet : Elle leur a démonté quatre ou cinq pièces de canon, fait abandonner six ou sept autres qui tourmentaient notre grande batterie, mis le feu à cinq ou six bombes et à deux caques de poudre qui firent sauter des chapeaux en l’air ; coupé la jambe à un lieutenant-colonel et persécuté je ne sais combien de gens qu’elle allait chercher dans des endroits où l’on ne voyait que le ciel[10].

Il sera facile d’apprécier le mérite de Vauban en le suivant dans l’un des sièges où il employa toutes ses découvertes : c’est celui de Charleroi en 1693, un des plus remarquables qu’il ait dirigés.

Cette place était son ouvrage. Rétrocédée aux Espagnols lors du traité de Nimègue, ils l’avaient entretenue avec beaucoup de soin. Une partie du glacis était précédée d’un étang dont la digue de retenue était couverte par des dehors contre-minés. Une redoute s’élevait au milieu de l’étang. Ce fut précisément ce point, au premier aspect formidable, qui fut choisi pour l’attaque. On remarqua tout bas que Vauban se créait des obstacles à plaisir pour mieux se faire valoir ; les plus indulgents déclarèrent qu’il se trompait. Mais Vauban savait très bien ce qu’il faisait. Il supposait que les ennemis avaient contre-mine le glacis aux points accessibles où ils attendaient 1 attaque. Ils ne l’avaient point fait sans doute là où ils croyaient cette attaque impossible. D’ailleurs, il fallait, pour arriver aux points découverts, forcer une double ligne de dehors. La redoute de l’étang n’était dangereuse qu’on apparence, clic couvrait même, dans une certaine mesure, contre les feux de la place la flottille assez audacieuse pour l’insulter. Les galiotes conduites par Pointis eurent bon marché de cette redoute. Vauban s’y installa pour battre la lunette et l’ouvrage à corne qui défendaient la digue, et les rendre intenables. Surpris par une brusque attaque, l’ennemi ne put faire jouer les contre-mines, et les ouvrages demeurèrent entre nos mains. La digue fut crevée et l’étang se vida. En même temps des batteries à ricochet rendaient intenable le chemin couvert. C’était le moment de tenter un coup de vigueur et de couronner le glacis. Vauban ne le permit pas, il espérait que l’ennemi ferait la sottise de l’attaquer, et que sur la pente rapide du glacis, vu des pieds à la tête, il serait exposé à un feu meurtrier ; mais l’ennemi ne parut pas. Jugeant la situation désespérée, il pratiquait à la hâte sous le glacis quelques fourneaux de mine. Vauban ne lui laisse pas le temps de les achever, il envahit à propos le chemin couvert. Là encore il arrête l’élan du soldat. La brèche paraissait praticable, il défend de donner l’assaut : Brûlons de la poudre, répondait-il aux mécontents, et versons moins de sang. Il envoie donc les mineurs avec ordre de plonger très loin sous la brèche pour s’assurer qu’elle n’était pas contre-minée. Elle l’était en effet, et l’explosion des fourneaux aurait coûté du monde, peut- être fait manquer l’assaut et rendu la brèche inaccessible. L’assiégé, se voyant pénétré, capitula. De 4.500 défenseurs, il en restait 1.200. L’assaillant avait à peine 150 hommes tués ou blessés. Les censeurs de la première heure ne furent pas les moins chauds admirateurs de la seconde.

Nous avons un moyen facile de constater la supériorité de Vauban, c'est de le comparer avec son émule Cohorn. Or nous avons un excellent point de comparaison. Namur fut prise par Vauban en 1692 et reprise par Cohorn en 1695. Au milieu des opérations de guerre et avec des finances délabrées comme elles l’étaient alors, cette place n’avait pu dans l’intervalle recevoir de modifications importantes. Faisons le bilan des deux sièges.

Namur avait coûté à Louis XIV 35 jours de siège ; le prince d’Orange y consuma deux mois entiers. En 1692, les assiégeants eurent 2.600 hommes hors de combat, les assiégés le double ; en 1695, la garnison eut 8.000 hommes et les alliés 18.000 tués ou blessés. Je laisse ici parler un homme du métier. On vit, en des attaques si diverses, quel génie différent animait Vau- ban et Cohorn ; Vauban, n’employant que l’artillerie nécessaire, n’usant de son influence que pour modérer l’ardeur des soldats, ne leur permettant de s’approcher que sous la protection de ses travaux, et les conduisant ainsi couverts jusqu’au pied de chaque ouvrage, avait mis son étude et sa gloire à les épargner, et l’avait fait sans ralentir le siège. Cohorn, accumulant les bouches à feu, envoyant les troupes découvertes à des assauts éloignés et sacrifiant tout au désir d’effrayer et de surprendre les défenseurs, n’avait économisé ni les dépenses, ni les hommes, ni le temps même.... On jugea que le premier s’était conduit comme un chef habile et qui manœuvre, le second comme un homme impétueux qui ne songe qu’à rompre et à détruire l’ennemi. Dans les attaques de Cohorn, l’appareil des feux, l’audace et la combinaison des assauts éblouirent les esprits ; on admira dans celles de Vauban une méthode à la fois plus sûre, plus rapide, moins sanglante ; en un mot, l’art de détruire soumis et devant sa perfection à l’art de conserver[11].

Surtout occupé de l’attaque, Vauban fut beaucoup moins novateur pour la défense ; il construisit en vérité beaucoup de places neuves[12], mais la plupart avant d’avoir fait ses grandes découvertes sur la science des attaques. Elles ne furent pas disposées pour contrebalancer la supériorité de son nouvel art. Il était parvenu à ne pas laisser sur les remparts un seul point habitable pour les défenseurs ; il voulut, sur la fin de sa carrière, rétablir l’équilibre entre l’attaque et la défense ; il revint, alors au système abandonné des casemates et à celui des tours bastionnées, petits bastions voûtés à l’épreuve de la bombe, qu’il employa sans grand succès à Belfort et à Landau Carno- reproche avec raison aux places de Vauban de n’avoir point de souterrains ni lieux abrités pour les hommes, les subsistances, l’artillerie, les munitions[13].

Vauban n’a pas innové en matière de fortifications, mais il a su tirer parti du système en usage par l’adoption d’un meilleur relief, d’un tracé plus simple, de dehors plus vastes et mieux disposés. Il sait tirer du moindre accident de terrain et surtout des eaux une défense commode et peu coûteuse. Deux grandes idées semblent toutefois avoir germé en lui sur la fin de sa vie : l’établissement de camps retranchés sous les places, avec des armées indépendantes de la garnison, l’usage des forts détachés pour rendre impossible l’investissement d’une place.

La première se manifeste en 1706, lorsqu’il fut envoyé à Dunkerque pour y commander. Il employa 1.200 pionniers pour faire deux camps retranchés en avant de la ville : l’un entre les Mœres et le canal de Bergues, l’autre entre le canal de Bergues et celui de Bourbourg. Les deux camps pouvaient contenu chacun 15.000 hommes.

La seconde se retrouve dans un mémoire au roi sui la possibilité de fortifier Paris. Los revers de la succession d’Espagne rendaient possible l’éventualité d’une marche sui la capitale. Vauban propose de garder l’ancienne enceinte — qui correspond aux boulevards intérieurs actuels — ; elle était fort délabrée, mais pouvait être réparée ; ce à quoi il tient surtout, c’est a une seconde enceinte extérieure, à la très grande portée du canon de la première, c’est-à-dire à 1.000 ou 1.200 toises de distance, occupant toutes les hauteurs convenables ou qui peuvent avoir commandement sur la ville, comme celles de Belleville, de Montmartre, Chaillot, faubourg Saint-Jacques, Saint-Victor, et tous les autres qui pourraient lui convenir. N’est-on pas ému des sages précautions de ce bon français qui déjà s’écriait en 1694 : Strasbourg, à mon avis, ne se doit non plus restituer que le faubourg Saint-Germain[14].

Dans sa longue carrière, Vauban avait beaucoup observé ; aussi, dans ce traité de la défense des places qu’il dicta en 1707, presque à son lit de mort, donne-t-il les plus sages conseils pratiques. Il forme des tableaux pour l’approvisionnement de toutes les places ; Carnot remarque que c’est lui le premier qui prend cette sage mesure, ce dont il le félicite ; car il est aussi essentiel de bien pourvoir les places que de les bien construire.

Vauban attache la plus grande importance au bon choix dm gouverneur. Il se plaint de ce que ces charges de confiance soient données à de vieux officiers, pour récompense de leurs services, sans avoir fait beaucoup d’attention à leur capacité que l’on suppose plutôt telle quelle devrait être qu’on ne la connaît. Ces derniers ne songent qu’à prendre du plaisir, à s’en aller en visite, à faire des parties de chasse ; aussi ne sont-ils nullement préparés, faute de résidence, d’étude et d’application[15]. Vauban comprend combien le moral du soldat peut avoir d’influence sur la défense d’une place, aussi descend-il à ce sujet jusqu’aux plus menus détails : il n’oublie même pas le tabac, dont il recommande d’avoir provision, car il est nécessaire pour amuser le soldat, qui s’en est fait une si grande habitude qu’il ne s’en peut plus passer... La vérité est que rien ne contribue plus que le tabac à désennuyer de l’oisiveté et à émousser le grand besoin qu’ils ont de manger[16].

Où il montre qu’il connait bien le soldat, c’est quand il donne au gouverneur le conseil d’avoir toujours par devers lui une assez grosse somme en menue monnaie pour en distribuer quand il visitera les postes. J’ai toujours remarqué, dit-il, non une fois, mais plusieurs, qu’un escalin ou deux donnés à propos à un pauvre soldat qui pâtit lui fait plus de bien qu’un écu donné quand il est à son aise. Et il ajoute : Que si le gouverneur a qui je parle ne pouvait pas mettre une telle somme ensemble de son crû, je lui conseille de l'emprunter sans hésiter, certain que je suis qu’il ne fera jamais de dépense qui lui fasse plus- d’honneur[17].

Si c’est pied à pied que l’assaillant s’avance, c’est par d’heureux coups de main que l’assiégé doit se défendre ; mais encore faut-il user d’une grande circonspection. Je ne suis point, dit Vauban, pour les sorties qui n’ont pour objet qu’un certain brillant inutile, que vous achetez toujours trop cher[18]. Si on sort de loin pour entrer dans les travaux des assiégeants, ils l’amènent toujours les troupes sorties jusque dans les chemins couverts, et tuent pour l’ordinaire beaucoup de monde. Si les tranchées des ennemis sont trop près, on fait encore moins d’effet parce qu’ils sont bientôt assemblés. Il convient donc d’inquiéter seulement les travailleurs pendant la nuit, de faire pour cet effet de petites sorties de huit à dix hommes choisis, qui donnent l’alarme en faisant grand bruit et en jetant quelques grenades, après quoi ils doivent se retirer fort vite. Comme à la longue il est présumable que les assiégeants s’accoutumeront à ces fausses sorties, quand le gouverneur s’en apercevra, alors seulement il fera une sortie sérieuse, qui renversera les travailleurs et les troupes de soutien ; mais il ne s’opiniâtrera pas dans son avantage, de peur de s’attirer bientôt toute la tranchée sur les bras.

 

 

 



[1] Fontenelle, Éloge de Vauban.

[2] Précieuses Ridicules, Scène XII.

[3] Vauban, Traité de la défense des places, p. 229.

[4] Carnot, De la défense des places fortes.

[5] Vauban, Attaque des places, p. 237.

[6] Œuvres de Louis XIV, t. III, p. 319.

[7] G. Rousset, Louvois, t, II, p. 205, note.

[8] Vauban, Attaque des places, p. 111.

[9] Lettre citée par Camille Rousset, Louvois, t. IV, p. 141, note.

[10] Lettre de Vauban à Louvois du 12 novembre 1088. Collection do M. Quarré-Reybourbon.

[11] Colonel Alleut, Histoire du génie, t. I, p 316.

[12] Après la paix des Pyrénées, Dunkerque, qui fut d’ailleurs l’ouvrage de sa vie entière. — Après la paix d’Aix-la-Chapelle : Charleroi, Ath, la citadelle de Lille, d’Arras, le fort de la Knoque, la citadelle de Tariq et Verceil en Italie. — Après la paix de Nimègue : Maubeuge, Longwy, Sarrelouis, Philips- bourg, la citadelle de Strasbourg, Ivehl, Ville-Neuve de Brisach, dans une île du Rhin, qu’il ne faut pas confondre avec Neuf-Brisach, Fribourg, Belfort, Huningue, Toulon, Perpignan, Mont-Louis, Port-Vendres, Hendaye, Saint-Martin de Ré, Rochefort, Brest, la citadelle de Belle-Ile, le fort Nieulay à Calais. — Après la trêve de Ratisbonne : Mont-Royal, Landau, Fort-Louis du Rhin. — Après la paix de Ryswik : Mont-Dauphin, Briançon, Neuf-Brisach. On augmenterait beaucoup cette liste, si on y ajoutait les forts isolés des côtes, les forts à la mer, en avant des ports.

[13] Carnot, De la défense des places fortes.

[14] Mémoire présenté par Vauban au roi, publié par Augoyat.

[15] Traité de la défense des places, p. 113.

[16] Traité de la défense des places, p. 92.

[17] Traité de la défense des places, p. 147.

[18] Traité de la défense des places, p. 184.