A
partir du jour où il est chargé des fortifications de Lille, Vauban est
activement mêlé à toutes les guerres de son temps Le suivre dans tous les
sièges qu’il conduit, ce serait refaire l’histoire militaire du règne de
Louis XIV[1]. Dans la
paix comme dans la guerre, il déploie une prodigieuse activité. Voici comme
exemple l’emploi de son temps depuis l’année 1678 jusqu’en 1681 : Aussitôt
après le siège d’Ypres, il court à Dunkerque, y fait commencer les jetées et
le curement du port, prépare et assure les manœuvres d’eau ; il visite
Calais, puis il part pour le midi, reprend à Toulon les plans du chevalier de
Clerville, visite le port de Cette, renforce Perpignan, améliore Port-Vendres
et forme l’accès des Pyrénées par la place de Montlouis. Au milieu de tous
ces travaux, il trouve encore des loisirs pour être parrain d’un fils du
sieur de Maisoncelle, à Calais[2]. En
1679, il élève le Risban de Dunkerque, va visiter Calais pour des travaux
analogues, jette les fondements du fort de la Knoque, pour protéger les
communications d’Ypres à Menin, répare Charlemont, fortifie Maubeuge. En
1680, les places neuves de Longwy et de Sarrelouis unissent Sedan, Thionville
et Bitche ; Phalsbourg et Belfort achèvent de fermer les Vosges et de fixer
l’Alsace à la France. Puis Vauban retourne dans le midi, propose de nouveaux
ouvrages à Besançon et à Pignerol, fait construire le fort d’Hendaye, à
l’embouchure de la Bidassoa. En
1681, il élève la citadelle de Saint-Martin dans l’ile de Ré, la place de
Brouage, les ports de Rochefort et de Brest avec leurs forts ; il paraît
devant Strasbourg au moment de la reddition, relève et complète sa défense ;
puis il court en Piémont à Casai, qu’il fortifie de concert avec Catinat. Aussi
le colonel Alleut écrit avec raison : Jamais
on ne vit un génie plus vaste et plus prompt... le même homme
conçoit tout, anime tout, est partout. Au bord de la mer, sur les fleuves,
dans les marais, au sommet des montagnes, son coup d’œil sûr et rapide
embrasse le système de défense du territoire entier, saisit, démêle et fixe
les rapports offensifs et défensifs du terrain, des eaux, des routes, des
forteresses et des armées[3]. C’était
le plus souvent à la mauvaise saison, quand les travaux étaient arrêtés,
qu’il courait passer quelques jours au pays ; et il le demande comme une
grande faveur. A l’égard de ma destination
pendant cet hyver, écrit-il à Louvois, le roi ne saurait me faire un plus
grand plaisir que de me permettre d’aller passer deux mois de temps chez moi,
dans ma pauvre famille, et ce d’autant plus que depuis trois ans je n’y ai
été que deux fois, encore a-t-il fallu sortir 15 jours après, sans avoir eu
jamais le temps d’y faire pour un sol d’affaires... La saison est peu propre pour séjourner dans un aussi
mauvais pays que le mien ; mais j’aime encore mieux y être dans le cœur du
plus cruel hyver que de n’y point aller du tout[4]. Fontenelle,
dans l’éloge de Vauban qu’il prononça devant l’Académie des sciences, a
résumé en quelques mots cette vie toute consacrée à la France : Il a,
dit-il, fait travailler à 300 places
anciennes, il en a fait 33 neuves, il a conduit 53 sièges, dont 30 ont été
faits sous les ordres du roi en personne ou de Monseigneur le duc de
Bourgogne, et les 23 autres sous différents généraux ; il s’est trouvé à 140
actions de vigueur. Et que
l’on n’aille pas croire qu’il se renferme sous la tente à dresser des plans,
à l’abri du péril. Nul au contraire ne fut plus brave, ni même plus téméraire
que Vauban ; il resta toujours l’enfant perdu de Sainte-Menehould. Il ne
reçut pas moins de 10 blessures. Sa famille a longtemps conservé sa cuirasse
toute marquée des coups dont elle avait amorti le choc. Il
fallait surveiller et contenir ce trop bouillant soldat, toujours prêta
ménager les autres. En 1677, le maréchal d’Humières le demande pour diriger
le siège de Saint Ghislain. Louvois y consent, mais à la condition expresse
que Vauban ne s’exposera pas et ne conduira pas la tranchée. Vous savez, dit-il, le déplaisir que Sa
Majesté en aurait. On ne
sait trop comment le maréchal réussit à observer sa consigne ; mais, ce qui
est certain, c’est qu’au siège de Courtrai en 1683, il ne put, malgré des
instructions formelles, empêcher Vauban de s’aller promener par la ville,
tandis que la citadelle tenait encore et que les projectiles faisaient rage.
Il s’en excuse humblement auprès de Louvois, à qui il écrit : J’ai chargé le marquis d’Huxelles de ne le point quitter
et de l’empêcher d’approcher de la citadelle. Nous avons pensé nous brouiller
là-dessus. Vous savez qu’on ne le gouverne pas comme on voudrait ; et si
quelqu’un méritait d’être grondé, je vous assure que ce n’est pas moi[5]. Il est
probable que Vauban fat grondé ainsi que le demandait le maréchal d’Humières
; mais il semble que ces gronderies n’aient eu que peu de prise sur lui. Dès
1684 nous le retrouvons au siège de Luxembourg, où le maréchal de Créqui
écrit à Louvois : En de mes principaux
objets, c’est de ménager M. de Vauban et de le contenir, mais je ne le fixe
pas autant qu’il serait à désirer[6]. Je le crois bien. Est-ce qu’un
beau jour, avant le lever du soleil, Vauban ne s’avise pas de s’avancer hors
de la tranchée, suivi seulement de quelques grenadiers ! Bientôt même il
trouve cette escorte gênante, il la fait coucher dans un pli de terrain ; il
arrive seul au pied du glacis, il y grimpe et se met le plus tranquillement
du monde à pratiquer des sondages. Les soldats ennemis, à la lueur du
crépuscule, aperçoivent ce manège : ils ajustent l’imprudent et s’apprêtent à
tirer ; lui, leur fait signe de la main de n’en rien, faire : stupéfaits de
tant d’audace, ils s’imaginent que c’est quelqu’un des leurs qui prépare une
mine contre l’assaillant, ils abaissent leurs armes ; Vauban achève son
opération, puis, sans se presser, à petits pas, il retourne au camp, devant
la vie à ce beau sang-froid qui ne le quittait jamais. On
conçoit l'estime dans laquelle le roi devait tenir un pareil serviteur. Il
lui en donna de nombreuses marques ; toutefois il importe que l’on sache que de toutes les grâces qu’il a jamais
reçues, Vauban n’en a demandé aucune, à la réserve de celles qui n’étaient
pas pour lui[7]. Il reçut de nombreuses
gratifications qui le mirent à même de racheter le petit fief de Vauban et
d’acheter à Bazoches une propriété sur laquelle il fit bâtir un château
simple et commode. Malgré tout, il ne devint pas riche. Il se rappelait ses
débuts difficiles : il ne laissait jamais échapper l’occasion de secourir un
officier pauvre dont la gêne entravait la carrière. Il appelait cela
restituer ce qu’il recevait de trop des bienfaits du roi. Avec un
pareil caractère, Vauban devait attacher du prix surtout aux récompenses
honorifiques. Ainsi Dangeau, qui tenait jour par jour écrit de ce que faisait
Louis XIV, nous apprend qu’après le siège de Mons le roi a donné cent mille livres à Vauban et l’a prié à
dîner, honneur dont il a été plus touché que de l’argent[8]. En
1688, après le siège de Philipsbourg sous les ordres du Dauphin, Louis XIV
écrivait de sa main à Vauban : Vous savez il
y a longtemps ce que je pense de vous et la confiance que j’ai en votre
savoir et en votre affection. Croyez que je n’oublie pas les services que
vous me rendez ; et ce que vous avez fait à Philipsbourg m’est fort agréable.
Si vous êtes aussi content de mon fils qu’il l’est de vous, je vous crois
fort bien ensemble, car il me paraît qu’il vous connaît et vous estime autant
que moi. Je ne saurais finir sans vous recommander absolument de vous
conserver pour le bien de mon service. Une pareille lettre devait être une douce
récompense pour celui qui la recevait, quand on songe au culte que les
contemporains avaient voué à ce roi, personnification du grand siècle. Le fils
n’était pas moins prodigue de distinctions flatteuses que le père. Il faisait
présent à Vauban de quatre petites pièces de
régiment prises sur
l’ennemi. Il n’y a point d’exemple de pareil don dans l’histoire du règne.
Vauban en fut flatté, mais nullement surpris, ayant aidé le roi à lui en faire gagner plus de deux mille. Il demande à Louvois de les
faire fondre pour les échanger contre quatre autres avec ses armes et une
inscription attestant qu’elles lui ont été données en récompense de ses
services. Elles ne serviront, dit-il, qu’à solenniser la santé de mes bienfaiteurs et à tirer le
jour du Saint Sacrement, pendant la procession. Cependant, si par hasard vous
avez quelque expédition de guerre à faire en Morvan, vous les trouverez là
toutes prêtes[9]. En
1693, le roi, qui travaillait souvent avec Vauban, s’inspira de ses conseils
pour la création de l’ordre militaire de Saint-Louis, si en honneur sous
l’ancienne monarchie. Cet ordre était composé du
roi en qualité de grand maître, du dauphin, de 8 grands-croix, de 24
commandeurs et de tel nombre de chevaliers que le roi régnant y voudra admettre[10]. Il fallait, pour en faire
partie, justifier de dix ans de services comme officier. Les chevaliers
portaient sur la poitrine, attachée par un petit ruban couleur de feu, une croix d’or sur la quelle était gravée l’image
de saint Louis, tandis qu’au revers on voyait une épée avec une couronne de
laurier et cette devise. Dellicæ virtutis
præmium,
récompense du courage militaire. Les commandeurs portaient leur ruban rouge
en écharpe, et les grands-croix le même ruban, également en écharpe, mais
beaucoup plus large. On voit qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et
que le Premier Consul n’inventa point en instituant la Légion d’honneur.
Vauban fut à juste titre, au nombre des grands- croix de la création. Déjà
brigadier général en 1674, grade auquel, avant lui, n’était parvenu aucun
ingénieur, commissaire général des fortifications en 1677, il devint maréchal
de France en 1703, on peut dire presque malgré lui. Il prévoyait que sa
grandeur le tiendrait enchaîné au rivage, et que son nouveau grade ne lui
permettrait pas de servir sous un simple général. Effectivement
il ne parut plus qu’au siège de Brisach, en cette même année 1703. Lorsque
plus tard, avec une admirable abnégation, il offrit d’aller servir devant
Turin sous les ordres de son collègue la Feuillade, ce dernier répondit avec
impertinence qu’il prendrait la place à la Cohorn. Cohorn était un
Hollandais, émule et rival de Vauban dans les armées ennemies. On sait quel
cruel châtiment reçut la folle présomption du maréchal de la Feuillade. La
haute fortune de Vauban ne fut pas sans lui susciter des ennemis et des
envieux, mais sa probité et son désintéressement le mirent à même de toujours
les braver la tète haute. C’est ainsi qu’en 1671 il est accusé de laisser ses
subordonnés faire des tripotages. C’est d’une plume indignée qu’il écrit à
Louvois : Il est de la dernière importance
d’approfondir cette affaire... Recevez, s’il vous plaît,
toutes leurs plaintes, Monseigneur, et les preuves qu’ils offrent de vous
donner... Ne craignez point d’abimer Montgivrault et Vollant, s’ils
sont trouvés, coupables. Je suis sûr qu’ils n’appréhendent rien là-dessus,
mais quand cela serait, pour un de perdu, deux de recouvrés. Quant à moi, qui
ne suis pas moins accusé qu’eux, et qui, peut- être, suis encore plus
coupable, je vous supplie et vous conjure, Monseigneur, si vous avez quelque
bonté pour moi, d’écouter tout ce que l’on pourra dire contre, et
d’approfondir, afin d’en découvrir la vérité. Si je suis trouvé coupable,
comme j’ai l’honneur de vous approcher plus près que les autres, et que vous
m’honorez d’une confidence plus particulière, j’en mérite une bien plus
sévère punition... Examinez donc hardiment et sévèrement, bas toute tendresse
; car j’ose bien vous dire que, sur le fait d’une probité très exacte et
d’une fidélité sincère, je ne crains ni le roi, ni vous, ni tout le genre
humain ensemble. La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de
France ; mais en récompense elle ma honore d’un cœur sincère, si exempt de
toutes sortes de friponneries qu’il n’en peut même souffrir l’imagination
sans horreur[11]. Belles paroles, au service
d’un grand cœur ! On voit
quelle indépendance Vauban sait conserver en face du tout-puissant ministre.
Une autre fois, c’était à propos des travaux de Dunkerque, Louvois s’était
permis de donner quelques conseils ressemblant à des ordres, et \auban de
répondre : Quand je serais un innocent qui
n’aurait jamais vu de fortifications ni d’attaque de places, vous ne me
traiteriez pas plus mal ni avec plus de méfiance que vous faites, sur les
digues a refaire le long du canal de Bergues. Tout ce que je puis vous dire,
c’est que je n'y toucherai assurément pas si vous ne parlez autrement[12]. Louvois s’excuse. Il faut,
dit-il, que, je me sois mal expliqué (3)[13]. On
pourrait dire que l’amitié autorisait cette liberté de langage, mais cette
noble franchise ne se démentit jamais, et Vauban sut la garder, même quand
elle devenait dangereuse, même quand elle critiquait les actes du roi. On a vu
comment Louis XIV avait révoqué l’édit de Nantes et la part prise par Louvois
à l’exécution de l’arrêt de révocation. Un seul cri de protestation se fit
entendre au milieu du concert de louanges ; ce cri, ce fut Vauban qui le
poussa. Tout
d’abord il expose les conséquences désastreuses de la mesure prise par le roi
: la désertion de cent mille Français, la
sortie de soixante millions, la ruine du commerce, les flottes ennemies
grossies de neuf mille matelots, les meilleurs du royaume, leur armée de six
cents officiers et de douze mille soldats plus aguerris que les leurs. Au
moins, le résultat souhaité est-il obtenu ? a-t-on à ce prix conquis l’unité
religieuse ? Nullement. Parmi les protestants restés en France, il n'en est pas un seul de sincèrement converti, dit Vauban ; la contrainte n’a produit que des hypocrites et des relaps... Les rois sont bien maîtres des vies et des biens de leurs
sujets, mais jamais de leurs opinions. Belle parole ! Il y avait de la hardiesse à la
prononcer en pareil moment. Il ne faut point se flatter,
poursuit Vauban, le dedans du royaume est ruiné ; tout souffre, tout pâtit,
tout gémit. Si personne ne crie, c’est que le roi est craint et révéré. Un remède pourtant s’offre
dans une situation si périlleuse. Présentement
que personne n’est en état de lui rien proposer en faveur des religionnaires, le roi doit prendre un parti plein de charité, utile, convenable,
politique, celui de les contenter. J’avoue bien, ajoute-t-il, qu’il est dur à un grand prince de se rétracter des choses
qu’il a faites ; mais enfin le roi sait mieux que personne que dans toutes
les affaires de ce monde qui ont de la suite, ce qui est bon dans un temps
l’est rarement dans l’autre, et la prudence qui sait à propos se rétracter et
céder aux conjonctures est une des parties principales de l’art de gouverner. Le roi
doit déclarer que, s’étant aperçu avec douleur du mauvais effet des
conversions, il rétablit l’édit de Nantes
purement et simplement[14]. Vauban
semblait avoir une vue prophétique de l'avenir, quand il ajoutait, trois ans
après : Le soutien des conversions forcées ne
peut être d’aucune utilité au royaume, pas même à la religion catholique, qui
n’en sera que plus négligée. La persévérance des conversions nourrit une
foule d’ennemis cachés très dangereux. On pourrait objecter que ce mémoire, dont le
brouillon a été- retrouvé dans les papiers de Vauban, n’a jamais été soumis
au roi. Il est à remarquer pourtant qu’en 1687 on adoucit les édits, on
rouvrit la France à ceux qui l’avaient quittée, on offrit de leur rendre
leurs biens confisqués, toujours, il est vrai, moyennant conversion. Il y a
entre ces palliatifs insuffisants et la remise au roi du mémoire de Vauban
plus qu’une simple coïncidence. Nous
avons d’ailleurs, par une réfutation en forme entreprise en haut lieu, la
preuve que le mémoire fut remis au toi et fit impression sur son esprit.
Cette réfutation est intitulée : Réponse de Madame de Maintenon à un
mémoire touchant la manière la plus convenable de travailler à la conversion
des Huguenots[15] (1697). Madame
de Maintenon y dit en propres termes : Je
n’entreprendrai point de réfuter en détail le mémoire qui m'a été communiqué. Sage prudence, car cela eût
peut-être paru difficile. Ce
mémoire est-il celui de Vauban ? la chose paraît vraisemblable. En
parlant de la révocation, Vauban a écrit : Tant
d’injustices recrutent des amis au prince d’Orange, au sein même du pays. Plus loin il déclare que
rétablir l'édit sera mettre le poignard dans
le sein du prince d’Orange.
N’est-ce pas à lui que s’applique ce passage de la réponse de madame de Maintenon
: L’auteur du mémoire se trompe quand il
attribue la ligue des princes protestants aux mauvais traitements que les
Huguenots ont soufferts
? Le
passage suivant est encore plus significatif. On y reconnaît une allusion
directe à l’énumération des maux qui ont suivi la révocation : l’auteur dit trop aussi quand il attribue la ruine du
commerce, la disette de l’argent, la diminution des manufactures et de la
culture de la terre à la seule retraite de ceux qui sont sortis du royaume.
Il est vrai qu’elle a fort augmenté le mal, mais il avait une source plus
ancienne, etc.
Ainsi tout permet de croire que Louis XIV a lu le mémoire de Vauban. Il
fallait que ce dernier fût jugé bien indispensable pour n’être point
disgracié ! Le roi
était d’ailleurs habitué à cette franchise. Au siège de Cambrai, un officier
avait voulu brusquer une attaque. Le roi avait approuvé cette résolution.
Vauban n’avait pas hésité à donner un avis contraire. Vous perdrez, disait-il, tel homme qui vaut
mieux que le fort. Naturellement
on était passé outre, mais aussi on avait été battu. Une autre fois je vous croirai, avait dit tristement Louis
XIV. Outré
de la résistance de la place, il voulait faire toute la garnison prisonnière.
Vauban proteste contre cette résolution contraire aux règles alors en usage
dans le droit de la guerre. L’ennemi peut être poussé au désespoir, et,
ajoute Vauban, j’aimerais mieux avoir
conservé 100 soldats à Votre Majesté que d’en avoir ôté 3.000 aux ennemis. Mieux inspiré cette fois, le
roi céda et n’eut pas lieu de s'en repentir. Lors
d’une tentative avortée des Anglais sur Saint-Malo, un bourgeois de la ville,
M. Chipaudière-Magon, avança, sans intérêts, de grosses sommes qui permirent
de mettre promptement la ville en état de défense. Vauban se mit en tête de
lui faire conférer la noblesse. Un jour qu’il travaillait avec le roi, ü lui
fit part de ce beau projet. Le roi déclara la chose impossible. Aussitôt
Vauban ploya tous ses papiers et se leva sans
rien dire. Le roi lui demanda où il allait ; il répondit à Sa Majesté qu’il
n’était pas d'humeur de travailler, et il alla le lendemain au lever du roi
qui ne lui dit rien, non plus que le jour suivant, ce dont il fut très
déconcerté. Le troisième jour, le roi allant à la messe, il se présenta. Sa
Majesté le tira dans une embrasure de la galerie et lui dit : Vauban, je
ne suis plus fâché contre vous, je vous accorde la noblesse de votre ami[16]. Ne croirait-on pas voir Henri
IV et Sully ? Vauban
n’avait pourtant pas le caractère grognon et quelque Peu maussade de Sully.
Il trouvait à l’occasion de véritables mots de courtisan. Au siège de
Brisach, le duc de Bourgogne, sous lequel il servait, lui dit non sans malice
: Monsieur le Maréchal, vous allez perdre
votre honneur devant cette ville : ou nous la prendrons, et l’on dira que
vous l’avez mal fortifiée, ou nous échouerons, et l’on dira que vous m’avez
mal secondé. — Monseigneur, répondit Vauban, on sait
comment j’ai fortifié Brisach, mais l’on ignore et l’on saura bientôt comment
vous prenez les places que j’ai fortifiées. Au
milieu des sujets les plus sérieux, il ne déteste pas la plaisanterie. En
1688, rendant compte à Louvois d’une opération qui lui a permis de se glisser
inaperçu jusqu’à la citadelle de Manheim, il écrit en parlant des Allemands :
Si c’était des Français, j’en attendrais une
sortie dès le matin ; mais comme la grande bravoure des Allemands ne se fait
bien sentir que l’après-midi, cela fait que je ne les appréhende pas... Ce sont au fond de fort braves gens, car, pendant que nous
leur coupions cette nuit tout doucement la gorge du côté de la citadelle, ce
n’était de leur part que fanfares de trompettes, timbales et hautbois, du
côté de l’attaque. Il n’y a point de menuets ni d’airs de nos opéras qu’ils
n’aient fort bien joués, et cela a duré tout le temps qu’ils ont trouvé le
vin bon. Présentement, soit qu’ils se soient aperçus de la supercherie qu’on
leur a faite du côté de la citadelle, soit qu’ils se donnent le loisir de
cuver leurs vins, il me paraît qu’ils sont un peu rentrés en eux- mêmes[17]. Nous connaissons l’homme, voyons maintenant son œuvre. |
[1]
Il suffira de dire que, dans la guerre de Hollande, on le voit diriger les
sièges de Rhinberg et de Nimègue en 1672 ; de Maëstricht et de Trêves en 1673 ;
de Besançon en 1674 ; de Dinant, d’Huy et de Limbourg en 1675 ; de Coudé, de
Bouchain et d’Aire, où il est blessé, en 1676 ; de Valenciennes, de Cambrai, de
Saint-Ghislain en 1677, de Gand et d’Ypres en 1678. — Dans la guerre des
Chambres de réunion, il dirige le siège de Courtrai en 1683 et de Luxembourg en
1681. — Dans la guerre de la Ligue d'Ausbourg, il dirige les sièges de
Philipsbourg, de Manheim, de Frankenthal en 1688, de Mons en 1690, de Namur en
1692, de Charleroi en 1693, d’Ath, où il est blessé, en 1697. — Dans la guerre
de succession d'Espagne, il dirige le siège de Brisach en 1703.
[2]
Registres d’état civil de la ville de Calais, à la date du 16 juin 1678.
[3]
Alleut, Histoire du génie, t. I, p. 163.
[4]
Lettre à Louvois, dans un recueil manuscrit de pièces émanant de Vauban,
appartenant à M. Quarré-Reybourbon, de Lille.
[5]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 241.
[6]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 254.
[7]
Fontenelle, Eloge de Vauban.
[8]
Dangeau, Journal, 9 avril 1691.
[9]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. IV, p. 148.
[10]
Quincy, Histoire des guerres de Louis XIV, t. II, p. 612.
[11]
Citée par C. Rousset, Louvois, t. I, p. 317.
[12]
Vauban à Louvois, 12 juillet 1078. Lettre citée par C. Rousset, Louvois, t.
III, p. 337.
[13]
C. Rousset, Louvois, t. III, p. 337, note.
[14]
Vauban, Mémoire adressé à Louvois en 1086.
[15]
Correspondance générale de M me de Maintenon, t. IV, p. 108.
[16]
Lettre de M. de Garongeau de Saint-Malo, à la date du 16 août 1739, citée par
M. Roy dans son livre sur Vauban, p. 240. (Lille, imprimerie Lefort, 1840.)
[17]
Citée par Camille Rousset, Louvois, t. IV, p. 143.