LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

VAUBAN

 

CHAPITRE PREMIER. — LES DÉBUTS DE VAUBAN.

 

 

La véritable gloire ne vole pas comme le papillon, elle ne s’acquiert que par des actions réelles et solides. Elle veut toujours remplir ses devoirs à la lettre. Son premier et véritable principe est la vérité, à laquelle elle est très particulièrement dévouée. Elle est toute généreuse, prudente, hardie dans ses entreprises, ferme dans ses résolutions, intrépide dans les actions périlleuses, charitable, désintéressée, toujours prête à pardonner et à prendre le parti de la justice... Elle a de la religion, elle est humble et modeste en tout ce qu’elle fait, et ne peut pas même soutenir une louange en face.

La fausse gloire n’est que la simple apparence de ces qualités. Dans la pratique, elle lui est toujours opposée. C’est la véritable corneille d’Esope qui se pare des plumes d’autrui. C’est cependant la seule qui soit d’usage dans le monde. L’autre ferait de véritables héros, mais coûterait trop[1].

Voilà, certes, une belle page écrite dans la pure langue du XVIIe siècle, et au bas de laquelle on serait tenté de mettre le nom de La Bruyère ; en quoi on se tromperait : elle est due à la plume d’un homme vanté comme brillant ingénieur ou profond économiste, et non pas comme grand écrivain ; cet homme, c’est Vauban.

Et pourtant peu d’auteurs furent plus féconds. Outre les ouvrages spéciaux sur la fortification, comme son traité sur l’attaque des places publié par le colonel Augoyat en 1829, et un autre sur leur défense, publié la même année par le baron de Valazé, outre de nombreux et importants mémoires sur des questions techniques, telles que l’organisation d’un corps sérieux de l’artillerie et du génie, il a laissé un nombre prodigieux d’écrits de tout genre sur les sujets les plus divers. Sa vie errante lui fournit l’occasion de voir et visiter plusieurs fois et de plusieurs façons la plus grande partie des provinces[2]. Il consignait scrupuleusement ses observations sous forme de notes qu’il appelait mes oisivetés. Une partie de ces précieux manuscrits a malheureusement été égarée. Ce qui reste, publié en 1834 par les soins de M. Corréard, ne remplit pas moins de 4 volumes in-folio. Effrayé de l’état de misère où se trouvait la France dès le début de la guerre de la succession d’Espagne, il en rechercha les causes et crut en trouver le remède, qu’il indiqua dans un beau livre intitulé la Dîme royale : il se plaçait ainsi au premier rang des précurseurs de l’économie politique.

Cette activité prodigieuse se manifeste sans interruption et dans tous les sens. C’est ainsi qu’à côté de l’ingénieur militaire nous trouvons chez Vauban un organisateur de premier ordre, un remarquable ingénieur civil, un géographe consciencieux, un économiste destiné à faire école avec des élèves comme Quesnay et Turgot. Mais, avant de l’étudier sous ces aspects si divers, d convient de voir ce qu’était l’homme et de saluer en lui un des caractères les plus droits et les plus honnêtes du siècle de Louis XIV, un défenseur du droit opprimé, alors que la vérité n’était pas bonne à dire.

La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France[3], disait en parlant de lui-même celui qui devint l’ami intime du puissant ministre Louvois. En effet, la famille des Leprestre, au commencement du XVIIe siècle, faisait pauvre figure dans le Nivernais. On la voit, dans le courant du xvi e siècle, posséder la petite seigneurie de Vauban, dans la paroisse de Bazoches du Morvan Nivernais ; mais c’était là un état de splendeur relative dont elle était bien déchue[4]. Jacques Leprestre avait eu quatre fils qui s’étaient partagé et avaient bientôt dissipé ou engagé le modeste héritage paternel. Le second d’entre eux. Albin Leprestre, épousa une roturière : Edmée Corminolt, ainsi que le témoigne l’acte de baptême de Vauban. Ce fut plus tard que les généalogistes transformèrent ce modeste ménage en celui d'Urbain Leprestre et de dame Aimée de Cormignolles. N’ont-ils pas décidé également que le fils du bon marchand drapier de Reims à l’enseigne du Long Vêtu descendait du preux chevalier Richard Colbert, dit le Ecossois ?

On montre encore de nos jours à Saint-Léger-de-Foucheret, petit village de l’arrondissement d’A vallon, dans le département de l’Yonne, la maison où naquit Vauban. Certes, elle ne suppose pas une bien grande opulence, composée, comme elle est, d’une seule chambre, d’une grange et d’une écurie. C’est une maison de paysan. Sous ce toit de chaume naquit, le 15 mai 1633, un enfant qui fut baptisé Sébastien, et qui devait s’appeler un jour le maréchal de Vauban.

Rien ne pouvait lui faire présager de si brillantes destinées. A 10 ans il était orphelin et sans ressources. Heureusement le curé du village le recueillit, et voilà le jeune Sébastien soignant le cheval du bon prêtre, bêchant son jardin, parfois même aidant à la cuisine. Le pupille se transformait ainsi en domestique pour reconnaître une hospitalité offerte de bon cœur : le curé, en retour, se faisait précepteur et enseignait au jeune homme la lecture, l’écriture, un peu d’arithmétique, quelques notions pratiques d’arpentage. L’élève devait bientôt dépasser son maître.

Jamais Sébastien Leprestre n’oublia ces premières années de sa vie. Devenu riche et illustre, dans ses rares moments do loisir, il aimait à revenir au village ; il montrait à la compagnie la maison où il était né, s’entretenait familièrement avec d’anciens compagnons de son enfance, rappelait à une vieille femme qu’elle avait souvent partagé son époigne (sorte de galette) avec lui, lorsqu’il était enfant, et lui laissait en souvenir une bourse pleine d’or[5].

A 17 ans, il éprouve le besoin de tenter la fortune : il quitte le pays, traverse à pied la Bourgogne et la Champagne, arrive à la frontière des Pays-Bas, y retrouve un ami de son père, M. d’Arcenay, capitaine au régiment de Condé. Lejeune homme avait bonne mine, il fut reçu à bras ouverts et enrôlé parmi les fantassins.

Il ne faudrait pas croire que Sébastien Leprestre se fût ainsi engagé avec la perspective de devenir quelque jour sergent ou anspessade, il espérait mieux que cela : il était de petite noblesse, mais enfin il était noble. Cela suffisait pour lui permettre d’arriver au grade d’officier. Il n’était pas rare, à cette époque, de voir les jeunes gens de famille servir comme simples soldats sous le nom de cadets. C’était une espèce de stage que Louvois régularisa plus tard et qu’il rendit obligatoire. C’est donc comme cadet que nous trouvons Vauban au régiment de Condé ; c'est même à ce propos qu’il reprit le nom seigneurial de sa famille, nom qu’il ne devait plus quitter désormais.

Mais le mérite seul donnait rarement accès aux grades. Un capitaine pouvait donner une lieutenance dans sa compagnie ; un colonel, une compagnie dans son régiment, c’était, au demeurant, une libéralité assez rare. Capitaine et colonel avaient payé leur charge à beaux deniers comptants, ils préféraient vendre, à leur tour, les charges dont ils disposaient et rentrer ainsi dans leurs fonds. Il fallait donc de l’argent pour avancer, or Vauban n’en avait pas.

Il se rejeta sur une situation intermédiaire. Il n’y avait pas alors d’école polytechnique pour former les officiers du génie : ce corps n’était même pas régulièrement constitué. Pour l’attaque des places, les soldats d’infanterie et aussi des paysans réquisitionnés aux alentours faisaient, tant bien que mal, le service de tranchée. S’agissait-il d’élever quelque citadelle nouvelle : c’était encore le paysan qui, malgré lui, remuait la terre et faisait le gros ouvrage. On usait de toutes sortes de procédés violents pour l’empêcher de s’enfuir. Lors de la construction de la citadelle de Lille, Vauban lui-même avait toujours sous la main deux gardes à cheval des plus honnêtes gens, avec un ordre en poche et un nerf de bœuf à la main, afin d’aller chercher les déserteurs au fond de leur village et de les ramener par les oreilles sur l’ouvrage[6].

Les officiers étaient remplacés par un corps d’ingénieurs, mais ce corps n’offrait aucune garantie. Il suffisait d’être fort brave et très entreprenant, les connaissances techniques n’étaient qu’accessoires. On se décernait à soi-même un brevet d’ingénieur, que venait confirmer plus tard un diplôme royal, quand on avait fait ses preuves. A deux vieux ingénieurs de ce genre qui se plaignaient de ne point avoir d’avancement Vauban devait répondre un jour : Je ferai quand je voudrai cent ingénieurs comme vous par jour, car je n’ai qu’à prendre de bons grenadiers des troupes du roi, ils seront aussi savants que vous dès le premier siège ; mais il faut bien des années pour faire un ingénieur comme ceux qui vous donnent occasion de vous plaindre, qui savent projeter et construire de bonnes forteresses, et dans l’occasion les attaquer et les défendre avec plus d’habileté que vous... Convenez que, pour porter à juste titre le nom d’ingénieur habile, il faut joindre à la bravoure bien des choses qui ne s’apprennent point dans les salles d’armes, ni dans les ruelles, ni dans les académies de jeu ou de musique[7].

Vauban ne trouva point heureusement de juges aussi sévères. Cela lui permit de s’improviser ingénieur comme tant d’autres. Avec son ardeur au travail et ses aptitudes particulières, il ne devait pas tarder à se distinguer. Ce fut d’abord contre la cause royale et dans le parti de la fronde. A l’assaut de Sainte-Menehould par les troupes du prince de Condé, il franchit l’Aisne à la nage, sous le feu de l’ennemi, et contribue grandement à la chute de la place ; un peu plus tard, il reçoit dans une escarmouche sa première blessure.

Mais Vauban avait l’esprit trop droit pour ne pas comprendre ce qu’avait d’odieux et d’anti-français cette révolte de la fronde. Jeune et ardent, il avait été séduit par le nom de Condé et l’avait suivi dans son aventure. L’enthousiasme du premier moment une fois disparu, il s’aperçut du voisinage suspect des Espagnols et des Lorrains ; il n’attendait qu’une occasion de retourner au parti de la France ; elle se présenta bientôt.

Un jour qu’avec trois compagnons il faisait une reconnaissance, il tomba dans une embuscade de soldats du roi : sans rien perdre de son sang-froid, tandis que ses camarades sont pris, lui s’engage dans un chemin creux, se retourne au bon moment, quand ses adversaires ne peuvent se déployer, court droit sur le chef, lui met son pistolet sur la poitrine, et ne se rend qu’à la condition qu’on lui laissera ses armes et son cheval. C’est ainsi qu’il fit une entrée presque triomphale au camp du roi. L’aventure fut connue : on avait déjà entendu parler du héros de Sainte-Menehould ; Mazarin voulut le voir, le combla de bonnes paroles (il en était prodigue), et n’eut pas de peine à gagner un homme qui ne demandait qu’à l’être.

Mazarin, qui ne manquait pas d'esprit, le chargea aussitôt d’aller reprendre Sainte-Menehould sous les ordres du grand ingénieur de ce temps, le chevalier de Clerville ; puis il lui confia la réparation de cette place, quand elle fut retombée entre les mains du roi. Vauban s’en acquitta de bonne grâce, ce qui lui valut une lieutenance au régiment de Bourgogne. Il part aussitôt pour Stenai, toujours sous Clerville ; il est grièvement blessé dès le neuvième jour du siège ; à peine remis, il indique l’emplacement d’une mine, quand il est renversé par une pierre. Il avait bien gagné le grade de capitaine qui lui fut octroyé ; c’est en cette qualité qu’il servait dans l’armée de Turenne qui débloqua Arras assiégé par les Espagnols (1654).

La même année, il remplace le chevalier de Clerville malade, il dirige seul le siège de la petite place de Clermont en Argonne. Naturellement elle succombe, et en 1655 Vauban voit enfin sa situation régularisée ; il devient ingénieur ordinaire du roi et résigne sa compagnie de Bourgogne.

Dès lors nous le trouvons mêlé, tantôt avec Turenne, tantôt avec le maréchal de La Ferté, à tous les sièges du temps. La plupart furent malheureux, surtout celui de Valenciennes ; mais il ne faut pas perdre de vue qu’on opérait avec des troupes peu nombreuses : Turenne n’avait que 6.000 hommes à la bataille des Dunes. De plus, les ingénieurs n’avaient pas leur liberté d’action ; ils restaient dans la stricte dépendance du général en chef, qui trop souvent entravait leurs plans ; ils étaient même soumis à l’officier général commandant de tranchée. Il en résultait des froissements et des tiraillements nuisibles au succès final ; seul Vauban devait acquérir plus tard l’autorité nécessaire pour faire cesser un pareil état de choses. Il n’est donc pas responsable de ces insuccès.

Ce qui est incontestable, c’est qu’il se prodiguait outre mesure, au point de recevoir quatre blessures au seul siège de Montmédy. Aussi le maréchal de La Ferté le gratifiait de deux compagnies, l’une dans le régiment qui portait son nom, l’autre dans le régiment de Nancy qui lui appartenait également. L’usage autorisait alors de pareils cumuls. Vauban nous apprend lui-même que Mazarin le gracieusa fort, et quoique naturellement peu libéral, lui donna une honnête gratification et le flatta de l’espoir d’une lieutenance aux gardes[8].

La paix des Pyrénées conclue en 1659 fournit au cardinal l’occasion d’oublier sa promesse, et à Vauban des loisirs pour revenir au pays épouser sa cousine Jeanne d’Aunay. Louis XIV, devenu roi par lui-même, acquitta la dette de son ministre. En 1663, il fit présent à Vauban d’une compagnie au régiment de Picardie. C’était une faveur fort enviée, car Picardie était un des vieux corps, un des quatre régiments primitifs de la monarchie. Vauban y faisait d’ailleurs bonne figure, ainsi que le témoignent ses notes de l’année 1665 : bon ingénieur et bon officier.

Sous l’ancien régime, les attributions des différents ministres n'étaient pas aussi nettement définies que de nos jours. C’est ainsi qu’ils se partageaient le gouvernement des différentes provinces. Colbert, contrôleur général des finances, avait ainsi sous sa dépendance une province frontière, l’Alsace, qui eût été beaucoup mieux administrée par le ministre de la guerre. Désireux d’en renforcer la fortification, il fit choix de Vauban et lui confia la mission de fortifier Brisach sur le Rhin. Malheureusement Colbert, d’une probité au-dessus de tout reproche, favorisait sa famille outre mesure. Un de ses cousins était intendant d’Alsace. Ce dernier se laissa gagner par l’entrepreneur des travaux qui était un fripon. Lorsque Vauban se plaignit à l’intendant des lenteurs et de l’insuffisance du travail, peu s’en fallut qu’on ne l’en rendît lui-même responsable. Colbert prêta une oreille trop complaisante aux rapports de son cousin ; il éconduisit Vauban, qui n’était pas homme à souffrir un déni de justice sans se plaindre. Vauban garda toute sa vie beaucoup d’amertume contre Colbert, et il aurait compromis son avenir, si la guerre de dévolution, survenue fort à propos en 1667, ne lui avait permis de laisser là Brisach et ses fortifications.

Il accompagna Louis XIV dans cette guerre, la première de son règne personnel. Ce fut lui surtout qui en assura le succès. Partout il fut sur la brèche. Il conduisit en chef trois sièges. Le premier fut celui de Tournai, qui se rendit au bout de quatre jours. Douai ne résista pas plus longtemps, mais Vauban y reçut à la joue un coup de feu dont il porta la marque toute sa vie.

Cette blessure nécessita pour l’ingénieur un repos de quelques jours. Il fut mis en traitement chez un M. Desbaulx, professeur de droit. Dans ses loisirs forcés, Vauban sut gagner l’affection du fils de la maison et lui inspira le plan d’un ouvrage intitulé : Lois militaires recueillies du droit romain. En 1675, lauteur écrivait : Il serait superflu de parler... du coup de mousquet qui a été cause que jai eu le bien de vous connaître par le logement quon vous donna lors chez mon père[9].

Vauban reparut au siège de Lille qu’il dirigea, laissant au roi tout l’honneur des opérations. Louis XIV lui donna enfin cette fameuse lieutenance aux gardes dont il lui fit porter le brevet par Letellier : c’est ainsi que Vauban entra en relations avec Louvois. Démêlant la mauvaise humeur de Vauban contre Colbert, Louvois ne laissa pas échapper cette occasion de ravir à un rival un précieux auxiliaire : dès lors se noua entre ces deux grands hommes une amitié qui ne devait jamais se démentir.

Le premier souci de Louvois fut de faire confier à Vauban le soin de réparer les fortifications de Lille et d’en édifier la citadelle. Ce n'était pas là une petite entreprise. Sans doute Vauban était déjà très avantageusement connu, mais enfin il était jeune dans la carrière ; il avait dans le chevalier de Clerville un compétiteur d’un mérite réel, jouissant de l’avantage d’une réputation incontestée et depuis longtemps établie. Le marquis de Bellefonds, gouverneur de Lille, était tout acquis au chevalier. Louvois dut consentir à ce que les deux rivaux préparassent chacun leur projet. Il leur donna rendez-vous à Péronne- Clerville trouva le moyen de ne pas être exact. Dès lors il était perdu dans l’esprit du ministre, qui triompha des dernières hésitations du roi. Le 28 décembre 1667, les ouvriers se mettaient à l’ouvrage sous la direction de Vauban. Ce jour-là, sa fortune était définitivement faite ; il devenait le premier ingénieur du royaume et allait être le meilleur auxiliaire du roi dans cette guerre de sièges que le prince aimait tant.

 

 

 



[1] Fragment inédit publié par le commandant de Roches, au Journal des économistes, mai-juin 1882, et en revue géographique, juin 1884.

[2] Dîme royale, préface.

[3] Lettre à Louvois du 15 septembre 1671.— Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 317.

[4] Pour toute cette enfance de Vauban, voir un très intéressant article de M. Camille Rousset dans la Revue des Deux-Mondes, année 1864.

[5] Voir de Chambray, Mélanges, t. V, p. 35.

[6] Lettre à Louvois du 18 juin 1669. — Camille Rousset, Louvois, t. I, p. 291.

[7] Mémoires sur la fortification par Thomassin, t. I, p. 194. Thomassin fut longtemps un des dessinateurs de Vauban.

[8] Abrégé des services du maréchal de Vauban, écrit de sa main, publié en 1839 par le colonel Augoyat.

[9] Bibliothèque de Lille. Catalogue, Jurisprudence, n° 537.