Il
semble que Louis XIV ait dû se montrer reconnaissant envers un ministre qui
lui rendait de tels services ; mais une condition essentielle pour obtenir et
pour conserver les bonnes grâces du roi était de toujours réussir. Or, si
tout le monde redoutait le roi de France, chacun en revanche le détestait.
Ces sentiments d’animosité se faisaient jour surtout en Allemagne. Lorsque
les Turcs étaient venus assiéger Vienne en 1083, Louis XIV avait offert ses
secours, espérant reprendre son rôle brillant de 1664 et renouveler le coup
d’éclat de la bataille de Saint-Gothard. Malgré sa détresse, l’Allemagne
repoussa les avances du roi, priant Dieu d’extirper
le Grand Turc de devant Vienne et ailleurs, comme aussi de délivrer le pays
du petit Turc français qui le saccage et qui le ruine par le fer et par le
feu[1]. Sans
doute la trêve de Ratisbonne, signée en 1684, consacra les conquêtes en
pleine paix dues à la politique de Louvois ; mais tous ceux qui avaient été
lésés prirent leurs précautions pour ne plus l’être à l’avenir. En 1680, ils
signèrent à Augsbourg un contrat d’assurance mutuelle, par lequel ils
s’engageaient à se dresser tous en armes devant la France, si son roi sortait
des limites tracées par la trêve de Ratisbonne. C’était une coalition toute
prête contre la France. Louis XIV commença à savoir mauvais gré à son
ministre d’avoir ainsi ameuté l’Europe contre lui. Le
malheur voulut que, deux ans après, cette Europe passa de la menace aux
actes. Pour une fois que Louvois eut raison, tout le monde lui donna tort. L’archevêché
de Cologne était devenu vacant. Le prince archevêque était en même temps un
des huit électeurs de l’empire. C’était une situation enviée, dont disposait
le chapitre de la cathédrale, en vertu du concordat germanique qui laissait
aux chapitres la désignation des prélats. Louvois crut qu’il se Présentait là
une occasion de récompenser royalement le dévouement de François de
Furstemberg, l’archevêque de Strasbourg. Il conseilla au roi d’appuyer sa
candidature, ce qui fut fait ; et le protégé de la France fut élu à une forte
majorité, au grand dépit du candidat évincé. Clément de Bavière. Mais
Louis XIV avait trouvé le moyen de s’aliéner les sympathies même du pape par
l’affaire du droit d’asile. Innocent XI usa du droit de confirmation que lui
laissait le concordat germanique ; il refusa de se soumettre au choix de la
majorité du chapitre et donna à Clément de Bavière l’investiture de l’archevêché
de Cologne. Louis XIV déclara que son protégé avait le bon droit pour lui et
qu’il le soutiendrait au besoin par les armes. Il tint parole. Mais à peine
le premier soldat français eut-il mis le pied sur le territoire de Cologne
que les coalisés d’Augsbourg se virent forcés d’agir, aux termes mêmes de
leur traité, et la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg commença (1688). L’opinion
publique accusa ouvertement Louvois d’avoir fomenté et préparé cette guerre
afin de soutenir son crédit, ce qui était faux ; le roi ne fut pas éloigné
d’écouter cette fois la voix de l’opinion. La
France se trouva moins prête qu’on ne l’avait espéré. La folie de Maintenon
avait dévoré l’élite de l’armée et obéré les finances. Louvois crut pourvoir
à tout en faisant du Palatinat un désert où nulle armée ne pût subsister. Il
couvrit ainsi la frontière du Rhin, mais il s’attira les malédictions de tout
un peuple, et Louis XIV fut très mortifié de se donner ainsi des torts réels,
tandis qu’on n’avait pu jusque-là ne lui en reprocher que d’imaginaires. Le
crédit de Louvois, tout-puissant en apparence vers 1686, fêtait en réalité
beaucoup moins que quelques années plus tôt. Il y avait à cela plusieurs
motifs. Au
moment de sa plus grande faveur, il avait, sans le vouloir, mortellement
offensé le roi. C’était
vers la fin de la guerre de Hollande, au siège de la petite place de
Bouchain. Le roi avait déclaré que lui seul désormais commanderait les
armées. Il avait effectivement pris la direction de celle qui avait pour
mission de couvrir les opérations du siège. Louvois l’avait laissé faire, car
il n’y avait point apparence que ces opérations fussent troublées : mais
voici que tout à coup l’on apprend que Guillaume d’Orange était sous
Valenciennes avec une armée qu’il avait habilement dissimulée jusque-là. Le
roi se porta en un lieu bien choisi, c’était la Cense Heurtebise. Delà, il
put voir l’armée ennemie qui s’était arrêtée à quelque distance de la
position choisie par lui. Fallait-il
attaquer l’audacieux qui bravait ainsi le roi en personne ? Le conseil de
guerre fut réuni. Louvois, qui était présent, parla le premier et, avec
beaucoup d’emportement, soutint que le rôle de l’armée se bornait à couvrir
le siège et par conséquent à se défendre sans attaquer. Le but proposé serait
atteint, si l’ennemi se retirait sans combattre. Son opinion entraîna celle
des autres qui, à l’exception du comte de Lorge, se prononcèrent tous pour
une prudente défensive, ne voulant point compromettre la personne et la
renommée du loi au basai d’d’une bataille. Louis XIV s’inclina devant cette
décision, mais à regret. Il voulut au moins sauver les apparences ; il
défendit de lever sur le front de son armée des ouvrages en terre destinés à
se couvrir contre une attaque possible de l’ennemi. Peut-être espérait-il
être attaqué, mais il n’en fut rien. Guillaume, reconnaissant son
infériorité, battit prudemment en retraite. Le roi se donna la satisfaction
de coucher sur ce champ de bataille manqué. Par excès de prudence, il n’avait
pas moins perdu l’occasion d’écraser presque à coup suret en personne le plus
renommé de ses adversaires et celui qu’il détestait le plus. Son dépit, bien
que dissimulé, fut très grand. Il le
fut bien plus lorsque, l’année suivante, dans des conditions absolument
identiques, son frère, Gaston d’Orléans, eut battu le prince d’Orange près de
Cassel (1677). De Lorge reçut le bâton de
maréchal pour avoir donné un bon conseil qui n’avait pas été suivi. Louvois
sentit le terrain se dérober sous ses pas ; mais il était nécessaire et il
sut mettre tant de souplesse et de déférence dans ses rapports avec le roi
pendant les premiers temps qui suivirent, que tout parut oublié ; ce n’était
qu’une apparence. Louis
XIV conserva toujours au fond du cœur un amer ressentiment ; huit ans après
la mort de Louvois, il n’était pas encore apaisé. C’était à Marly. On vint à parler, dit Dangeau, du
jour où il campa près de Valenciennes ; il nous dit tout bas que c’était le
jour où il avait fait le plus de fautes ; qu’il n’y pensait jamais sans une
extrême douleur, qu’il y rêvait quelquefois la nuit et se réveillait toujours
en colère, parce qu’il avait manqué une occasion sûre de défaire ses ennemis
; il en rejeta la principale faute sur un homme qu’il nous nomma, et ajouta
même que c’était un homme insupportable en ces occasions-là comme partout
ailleurs[2]. Voilà
les véritables sentiments de Louis XIV à l’égard de Louvois ; mais il sut les
dissimuler, et Louvois s’y trompa comme tout le monde. Aussi,
quand mourut Colbert, Louvois se crut débarrassé, sinon d’un rival, au moins
d’un censeur fâcheux et importun. Il ne vit pas que cette mort était un coup
sensible porté à son propre crédit. La
présence de Colbert avait pour Louvois cet avantage qu’elle divisait
l’attention de Louis XIV. Entre Louvois tout-puissant et Colbert affaibli il
se croyait toujours le souverain maitre ; même en décidant toujours pour
Louvois contre Colbert, il décidait : il ne sentait pas, il ne soupçonnait
pas sa dépendance. Du jour où Louvois demeurant seul en face de Louis XIV, il
n’y eut plus d’autre avis que celui de Louvois, le roi voulut avoir le sien
propre, et les discussions commencèrent[3]. Pour
mieux dire, Louis XIV prit parti contre son propre ministre. Jadis il avait
écouté les suggestions de Colbert contre Fouquet trop puissant, puis il
écouta celles de Louvois contre Colbert ; désormais il subira l’influence de
Mme de Maintenon. Cette dernière n’aimait pas Louvois. Elle avait de bonnes
raisons pour cela. S’il faut en croire l’abbé de Choisy, lorsqu’en 1684 Louis
XIV résolut d’épouser madame de Maintenon, il en parla à Louvois : Ah ! Sire, s’écria-t-il, Votre Majesté
songe-t-elle bien à ce qu’elle me dit ? le plus grand roi du monde, couvert
de gloire, épouser la veuve Scarron ! Voulez-vous vous déshonorer ? Il se jeta aux pieds du roi,
fondant en larmes : Pardonnez-moi, Sire, lui dit-il, la liberté que je prends ; ôtez-moi toutes mes charges,
mettez-moi dans une prison, je ne verrai point une pareille indignité. Le roi lui disait : Levez-vous, êtes-vous fou ? La
scène paraît bien un peu forcée et arrangée. Cette supplication pathétique de
Louvois paraît peu conforme à son caractère et à celui du roi ; mais, si les
détails paraissent manifestement faux, le fond est très probablement vrai.
Louvois avait eu des complaisances pour madame de Maintenon, qu’un caprice du
roi pouvait replonger dans le néant. Il avait tout à craindre pour son
influence exclusive, si madame de Maintenon devenait épouse légitime :
c’était sa propre cause qu’il défendait, en prenant aussi chaleureusement les
intérêts du roi. S’il réussissait à empêcher le roi d’accomplir ce que tout
le monde devait regarder comme une folie, quel accroissement d’influence ne
devait-il pas attendre ? Dans le cas contraire, le loyalisme du sujet ne
devait-il pas faire oublier le manque de clairvoyance du courtisan ? Malheureusement
le roi eut la langue trop longue. Le lendemain de cet entretien, Louvois crut voir, à l’air embarrassé et cérémonieux de madame de
Maintenon, que le roi avait eu la faiblesse de lui conter tout[4]. Il s’était fait une mortelle
ennemie. Il le comprit, et cela même lui fit commettre des fautes. Il voulut
se raidir et manqua cette fois de souplesse. Son humeur devint acariâtre, il
connut à son tour les déboires qui avaient attristé les dernières années de
Colbert. La présence de madame de Maintenon aux délibérations du conseil,
auquel elle assistait silencieuse, le mettait souvent hors de lui. Ma présence gêne Monsieur de Louvois, écrit-elle le 29 octobre 1688.
Comme ce ministre avait maltraité tout le
monde, dès que l’on put soupçonner que sa faveur baissait, tout le monde
l’attaqua[5]. On conçoit dès lors cette
accusation d’avoir poussé à la guerre pour maintenir son crédit ébranlé, on
comprend aussi la disposition du roi à accepter trop facilement ces bruits
malveillants. Les
incidents fâcheux se multiplient entre le roi et son ministre. Un jour, c’est
Louvois qui s’emporte jusqu’à jeter ses
papiers sur la table du conseil, disant qu’il ne voulait plus se mêler des
affaires[6]. Une autre fois, c’est le roi
qui est pris d’un véritable accès de fureur. Non content de la ruine du Palatinat,
Louvois avait décidé la destruction totale de Trêves. Il en parla à Louis
XIV, qui rejeta bien loin cette proposition ; mais laissons parler
Saint-Simon : Au conseil suivant, Louvois lui
dit qu’il avait bien senti que le scrupule était la seule raison qui l’eût
retenu de consentir à une chose aussi nécessaire à son service que l’était le
brûlement de Troyes ; qu’il croyait lui en rendre un essentiel de l’en
délivrer en s’en chargeant lui-même ; et que, pour cela, sans lui en avoir
voulu reparler, il avait dépêché un courrier avec l’ordre de brûler Trêves à
son arrivée. Le roi fut à l’instant et contre son naturel si transporté de
colère, qu’il se jeta sur les pincettes de la cheminée et en allait charger
Louvois, sans madame de Maintenon, qui se jeta aussitôt entre deux en
s’écriant : Ah ! Sire, qu’allez-vous faire ? et
lui ôta les pincettes des mains. Louvois, cependant, gagnait la porte. Le roi
cria après lui pour le rappeler et lui dit, les yeux étincelants : Dépêchez un courrier tout à cette heure avec un
contre-ordre, et qu’il arrive à temps, et sachez que votre tête en répond, si
on brûle une seule maison[7]. Tout
s’arrangea pourtant. Le seul besoin que le
roi croyait avoir de cet homme le soutenait[8], dit haineusement le marquis de
La Fare. Louvois conserva la haute direction des affaires. La
guerre lui offrait l’occasion de raffermir son crédit par d’éclatants
services. Une merveille de tactique militaire fut l’investissement de
l’importante place de Mons en 1691. Personne ne s’attendait à cela, tant le
secret avait été bien gardé et la manœuvre savamment conduite. Le gouverneur
de la place ne croyait pas au siège, quand déjà il était commencé. Il
assemblait les bourgeois pour leur déclarer que
ce n’était qu’une feinte, et que, le lendemain, il n’y aurait plus personne,
et qu’assurément les Français n’étaient pas en état d’assiéger Mons. Les Espagnols, qui ne
s’attendaient pas à être attaqués de ce côté, n’avaient laissé dans la place
qu’une garnison insuffisante même la plupart
des officiers des troupes de Hollande et de Brandebourg ôtaient allés à la Haye
faire leur cour à leurs maîtres[9]. Pourtant l’armée si habilement
dissimulée par Louvois ne comptait pas moins de quarante-cinq mille hommes de pied et trente mille chevaux[10]. Le roi en personne prit la
direction des opérations. Il est vrai qu’il avait Vauban pour ingénieur,
Luxembourg pour lieutenant, Louvois pour conseil. La
chute de Mons ne faisait de doute pour personne, et de fait on ne perdit
devant la place qu’une centaine d’hommes tués et quatre cent cinquante
blessés. Mais ce que le roi espérait, c’était de prendre sa revanche de
l’affaire d’Heurtebise. Il comptait bien que Guillaume d’Orange volerait au
secours de la place et se ferait battre ; mais le nouveau roi d’Angleterre
était trop fin pour commettre une pareille faute. Les gens du métier ôtaient
fort rassurés contre une pareille éventualité. Vauban estimait que prêter un
pareil projet au prince d’Orange était lui
faire plus de tort que de prendre Bréda[11]. Pourtant le bruit courut un
instant que les Hollandais s’approchaient. Louis XIV sembla perdre la tête. A
force de vouloir mettre toutes les chances de son côté pour combattre un
ennemi problématique, il se rendit quelque peu ridicule. Il avait sous la main des troupes à n’en savoir que faire,
et cependant il croyait n’en avoir pas assez ; il en faisait venir encore
dix-huit bataillons le 1er avril, et peu de jours après cent quarante
escadrons. Il en avait tant qu’elles se gênaient les unes les autres, et
qu’en cas d’attaque elles n’auraient pas eu de place pour se mouvoir[12]. Guillaume d’Orange ne vint
point, ce qui mit le roi de fort méchante humeur. Il rendit Louvois
responsable de sa déconvenue et, n’osant avouer hautement le sujet de son
mécontentement, lui chercha chicane sur des misères. Il s’avisa de remarquer
tout à coup que son ministre favorisait trop les empiètements des officiers
d’administration sur les militaires de profession. Il fut un peu en colère contre M. de Louvois de
l’opiniâtreté avec laquelle il avait voulu que les commissaires des guerres
marquassent le camp de la cavalerie, qu’on lit entrer dans les lignes ces
jours passés. Ce soin regardait naturellement le maréchal des logis de la
cavalerie, et le roi voulait que cela se fit dans les formes ordinaires[13]. Un autre jour, le roi, qui se piquait de savoir mieux que personne
jusqu’aux moindres choses militaires, se promenant autour de son camp, trouva
une garde ordinaire de cavalerie mal placée, et lui-même la replaça
autrement. Se promenant encore le même jour, l’après-dinée, le hasard fit
qu’il repassa devant cette même garde qu’il trouva placée ailleurs. Il en fut
surpris et choqué. Il demanda au capitaine qui l’avait mis où il le voyait,
qui répondit que c’était Louvois qui avait passé par là. — Mais, reprit le roi, ne
lui avez-vous pas dit que c’était moi qui vous avais placé ? — Oui, Sire, répondit le capitaine. Le roi
piqué se tourne vers sa suite et dit : N’est-ce pas là le métier de
Louvois ? il se croit un grand homme de guerre et savoir tout. Et tout de
suite replaça le capitaine avec sa garde où il l’avait mis le matin[14]. Aussi,
lorsque Mons eut capitulé le 8 avril, il y eut des récompenses pour tout le
monde, excepté pour Louvois. Ainsi cette entreprise tournait au détriment de
celui qui en avait été l’inspirateur et qui en avait assuré l’éclatant
succès. Louvois
fut profondément blessé de tant d’ingratitude et d’injustice. Il ne se
faisait plus d’illusion sur le sort qui lui était réservé. En parlant du roi,
il disait à un de ses amis : Je ne sais s’il
se contentera de m’ôter mes charges ou s’il me mettra dans une prison, tout
m’est assez indifférent quand je ne serai plus le maître. Comme l’ami essayait de le
réconforter en le faisant souvenir que depuis dix ans il avait dit vingt fois
la même chose : Tout est changé, répondit-il ; nous avons eu cent fois clés disputes fort aigres, je
sortais de son cabinet et le laissais fort en colère, et le lendemain, quand
il fallait travailler, il reprenait son air gracieux. Or, depuis quinze
jours, il a toujours le front ridé ; il a pris son parti contre moi[15]. Louvois
s'était toujours surmené ; après le prodigieux effort de Mons, il aurait eu
besoin de calme et de repos ; mais la guerre qui se continuait ne lui
laissait aucun loisir. Joignez à cela ses inquiétudes sur sa propre
situation, et il paraîtra peu surprenant de le voir tomber gravement malade. Il était brûlé de fièvre[16]. Il avait des absences, de
véritables hallucinations. La maréchale de
Rochefort, qui était demeurée son amie intime, étant allée avec madame de
Blansac, sa fille, dîner avec lui à Meudon, il les mena à la promenade. Ils
n’étaient qu’eux trois dans une petite calèche légère qu’il menait. Elles
l’entendirent se parlera lui-même, rêvant profondément, et se dire à diverses
reprises : Le fera-t-il, le lui fera-t-on faire ? non... mais cependant... non, il
n’oserait. Pendant ce monologue, il allait toujours, et la mère et la
fille se taisaient et se poussaient, quand tout à coup la maréchale vit les
chevaux sur le dernier rebord d’une pièce d'eau et n’eut que le temps de se
jeter en avant sur les mains de Louvois pour arrêter les rênes, croyant qu’il
les menait noyer. Au cri et à ce mouvement, Louvois se réveilla, recula
quelques pas, disant qu’en effet il rêvait et ne pensait pas à la voiture[17]. Saint-Simon, qui nous a
transmis ce dramatique récit, le tenait des deux compagnes de Louvois. On voit
combien la santé du malheureux Louvois était profondément ébranlée. Le 15
juillet 1691, il eut, chez madame de Maintenon, une nouvelle et très vive
altercation avec le roi ; madame de Maintenon fit sa paix, et il revint le
lendemain ; mais son tempérament emporté ne pouvait résister à tant de
secousses, et il était mortellement atteint quand il entra dans le cabinet du
roi. Sur les quatre heures, le roi s’aperçut
que M. de Louvois se trouvait mal. Il le renvoya chez lui. En y arrivant, il
se sentit plus pressé, il se fit saigner ; son oppression augmentant
toujours, il se voulut faire saigner de l’autre bras et envoya chercher son
fils, et mourut un instant après[18]. Dans
une lettre à Tessé, le marquis de Barbezieux confirme ce récit de Dangeau. Il
dit en parlant de son père : il mourut lundi
plus subitement que l’on ne peut se l’imaginer. Il s’était plaint, un
demi-quart d’heure auparavant, d'avoir quelque chose dans l’estomac qui
l’étouffait. L’on le saigna du côté gauche, et se sentant soulagé par cette
saignée, il demanda qu’on en fît autant de l’autre bras. Son médecin lui
refusa par l’extrême faiblesse où il ôtait. Il demanda qu’on m’allât quérir... M. Fagon[19], pour qui il avait beaucoup de considération, sur les
entrefaites, entra dans sa chambre. Il commença à lui conter ce qui lui
faisait mal ; mais, un moment après, il dit qu’il étouffait. Il me demanda
encore avec empressement et dit qu’il se mourait. Après
ces dernières paroles, la tête lui tomba sur les épaules, ce qui fut le
dernier moment de sa vie. J’arrivai comme la tête lui tombait, et voyant tout
le monde désolé, et ne pouvant croire ce que le triste visage d’un chacun
m’apprenait, je me jetai à lui ; mais il était insensible à mes caresses, et
c’en était déjà fait[20]. Cette
mort si subite frappa tout le monde. Madame de Sévigné a résumé admirablement
l'impression générale : Le voilà donc mort,
ce grand ministre, cet homme considérable, qui tenait une si grande place... Que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de
secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que
d’intrigues, que de beaux coups d’échec à faire et à conduire ! Ah ! mon
Dieu, donnez-moi un peu de temps ; je voudrais bien donner un échec au duc de
Savoie, un mat au prince d’Orange. Non, non, vous n’aurez pas un seul, un
seul moment[21]. L’imagination se monta. On
voulut expliquer cet accident par des causes mystérieuses. On parla de crime.
Dangeau le dit en termes formels : Une mort
si prompte fait soupçonner qu’il y aurait du poison[22]. La famille de Louvois partagea
la croyance commune. L’on l’a ouvert le
lendemain, dit Barbezieux
dans la lettre déjà citée, et quoiqu’il n’y
ait point d’indice assez positif pour assurer qu’il ait été empoisonné, il
n’y a cependant presque pas lieu d’en douter. Laissez venir Saint-Simon, avec son talent de
sombre coloriste, et il va vous reconstituer tout le drame. Louvois était grand buveur d’eau et en avait toujours un
pot sur la cheminée de son cabinet, à même duquel il buvait. On sut qu’il en
avait bu ainsi en sortant pour aller travailler avec le roi, et qu’entre sa
sortie de dîner avec bien du monde et son entrée dans son cabinet pour
prendre les papiers qu’il voulait porter à son travail avec le roi, un
frotteur était entré dans ce cabinet et y était resté quelques moments seul.
Il fut arrêté et mis en prison ; mais à peine y eut-il demeuré quatre jours
et la procédure commencée, qu’il fut élargi par ordre du roi, ce qui avait
déjà été fait jeté au feu, et défense de faire aucune recherche. Il devint
même dangereux de parler là-dessus, et la famille de Louvois étouffa tous ces
bruits de manière à ne laisser aucun doute que l’ordre très précis n’en eût
été donné[23]. Autant
dire en toutes lettres que le coupable, c'est le roi. L’accusation n’est rien
moins que prouvée. On possède le rapport des médecins qui procédèrent à
l’autopsie[24], et tout permet de conclure à
un cas d’apoplexie foudroyante, que justifient amplement le délabrement de la
santé et les tortures morales de Louvois. Ce qui est hors de doute, c’est que
le roi fut enchanté d’être ainsi débarrassé de son ministre. Il crut pourtant
convenable de ne point se réjouir ouvertement. Il devait ce jour-là aller à
Saint-Cloud, il n’y fut point. Mais ce fut la seule marque de deuil qu’il
donna[25]. Saint-Simon,
qui n’avait encore que quinze ans, fut témoin de ce qui se passa le lendemain
et en fut extraordinairement frappé. Il me
parut, dit-il avec
sa majesté accoutumée, mais je ne sais quoi
de leste et de délivré qui me surprit assez pour en parler après, d’autant
plus que j’ignorais alors et longtemps après les choses que je viens décrire... Jamais le nom de Louvois ne fut prononcé, ni pas un mot de
cette mort si surprenante et si soudaine, qu’à l’arrivée d’un officier que le
loi d’Angleterre[26] envoya
de Saint-Germain, qui vint trouver le roi sur cette terrasse (celle de
l’Orangerie) et qui lui fit de sa part un
compliment sur la perte qu’il venait de faire. Monsieur, lui répondit
le roi d’un air et d’un ton plus que dégagés, faites mes compliments au
roi et à la reine d’Angleterre, et dites-leur de ma part que mes affaires et
les leurs n en iront pas moins bien[27].
L’officier fit une révérence et se retira, l’étonnement peint sur tout le
visage et dans son maintien. Cette mort arriva bien juste pour sauver un grand
éclat. Louvois était, quand il mourut, tellement perdu qu’il devait être arrêté
et conduit à la Bastille. Quelles en eussent été les suites ? C’est ce que la
mort a scellé dans les ténèbres, mais le fait de cette résolution prise et
arrêtée par le roi est certain ; je l’ai su depuis par des gens bien informés
; mais, ce qui demeure sans réplique, c’est que le roi même l’a dit à
Chamillart, lequel me l'a conté. Or, voilà ce qui explique, je pense, ce
désinvolte du roi le jour de la mort de ce ministre, qui se trouvait soulagé
de l’exécution résolue pour le lendemain et de toutes ses importunes suites[28]. Ainsi
le sort de Fouquet était réservé à Louvois ; mais, selon l’énergique
expression de Choisy, la mort finit tout ; et il ajoute : Le roi, avec une bonne foi sans exemple, ne cacha point la
joie qu’il en eut. Il soupait à Marly avec des dames ; le comte de Marsan
était derrière Madame et parlait des grandes choses que le roi avait faites
au siège de Mons. Il est vrai, dit le roi, que cette année-là me fut heureuse : je fus défait de
trois hommes que je ne pouvais plus souffrir, M. de Louvois, Seignelay et la
Feuillade[29]. Louis
XIV devait apprendre plus tard, à ses dépens, qu’on n’improvise pas de
pareils ministres. La masse du public ne s’y méprit point. On détestait
Louvois de son vivant, on le regretta presque après sa mort, témoin cette
épitaphe anonyme rapportée par Camille Rousset[30] : Ici
git sous qui tout pliait Et
qui de tout avait connaissance parfaite, Louvois,
que personne n’aimait. Et
que tout le monde regrette. Ses
pires ennemis ne purent faire autrement que de s’incliner devant son
cercueil. C’est le marquis de La Fare qui écrit : Il aurait fallu ou qu’il ne fût point né ou qu’il eût vécu
plus longtemps ; parce que s’il ne fût point né, il n’aurait pas engagé
l’État dans la guerre et clans les dépenses qui l’ont ruiné ; et s’il eût
vécu jusqu’en ce temps-ci (1716), il avait
des talents propres à soutenir le poids des affaires[31]. Il n’y a point lieu d’être surpris de ce revirement d'opinion ; c’est qu'en effet toutes les clameurs poussées contre Louvois ne sont pas également de bon aloi. Sans doute, il y a les cris de douleur des Huguenots déportés, les lamentations des provinces dévastées, les imprécations des peuples opprimés ; mais, à côté, il y a également les calomnies des intrigants démasqués, les fureurs des grands seigneurs froissés, les colères des fripons pourchassés. On comprit que, s’il avait vécu, bien des calamités auraient été épargnées à la nation. La postérité a retenu surtout une chose, c’est que Michel Letellier, marquis de Louvois, a donné à l’armée une si forte organisation et à notre frontière une si forte barrière qu’au demeurant la fureur de nos ennemis demeura impuissante lors de la guerre de succession d’Espagne. Ce fut avec cette armée de Louvois à peine modifiée que la République ‘remporta ses premières victoires ; ce fut cette frontière qui arrêta l’effort des coalisés en 1793 ! La France a oublié les faiblesses de l’homme pour ne plus se souvenir que des services du ministre ! |
[1]
La cour de France turbanisée. — Linelle allemand, cité par C. Rousset, Louvois,
t. III, p. 234.
[2]
Dangeau, Journal, 16 avril 1699.
[3]
Camille Rousset, Louvois, t. III, p. 362.
[4]
Choisy, Mémoires, t. II, p. 93.
[5]
Marquis de La Fare, Mémoires, p. 215.
[6]
Marquis de La Fare, Mémoires, p. 243.
[7]
Saint-Simon, Mémoires.
[8]
Mémoires, p. 248.
[9]
Louvois à Pontchartrain, 17 mars 1691.
[10]
Louvois à son frère, 17 mars 1691.
[11]
Vauban à Louvois, 20 avril 1691. D. G. 105.
[12]
C. Rousset, Louvois, t. IV, p. 465.
[13]
Dangeau, Journal, 11 avril 1691.
[14]
Saint-Simon, Mémoires.
[15]
Choisy, Mémoires, t. II, p. 94 et 59.
[16]
C. Rousset, Louvois, t. IV, p. 471.
[17]
Saint-Simon, Mémoires.
[18]
Dangeau, Journal, 16 juillet 1691.
[19]
Fagon était le médecin du roi.
[20]
Citée par C. Rousset, Louvois, t. IV, p. 498.
[21]
Lettre à M. de Coulanges du 23 juillet 1691.
[22]
Dangeau, Journal, 10 juillet 1691.
[23]
Saint-Simon, Mémoires, t. XIII.
[24]
Journal de Dangeau, inséré à la fin du 3e volume.
[25]
Dangeau, Journal, 16 juillet 1691.
[26]
Jacques II chassé du trône en 1638 par son gendre Guillaume d’Orange,
l’implacable adversaire de Louis XIV.
[27]
Le fait est absolument confirmé par Dangeau, Journal, 17 juillet 1691.
[28]
Saint-Simon, Mémoires, t. XIII.
[29]
Choisy, Mémoires, t. II, p. 96.
[30]
Louvois, t. IV, p. 502.
[31]
Mémoires, p. 249.