LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

LOUVOIS

 

CHAPITRE IV. — LOUVOIS MINISTRE DES FINANCES, DU COMMERCE ET DES TRAVAUX PUBLICS.

 

 

Cette autorité absolue sans restriction et que Louvois s’attribuait dans les choses de la guerre, il y prétendit aussi dans toutes les parties de l’administration.

Nous avons montré Louis XIV assez peu ému de la mort de Colbert : c’est qu’il avait sous la main son remplaçant, et ce remplaçant, c’était Louvois.

Comme ce dernier était déjà surchargé par les attributions multiples de la guerre, il ne parut point convenable de lui donner par surcroît cet écrasant fardeau auquel pouvait à peine suffire l’activité de Colbert. On résolut de mettre en sa place quelque honnête commis, propre à expédier les affaires en allant prendre le mot d’ordre auprès du marquis de Louvois. Cet homme de paille se rencontra fort à propos dans la personne de Claude Lepelletier, prévôt des marchands à Paris, apparenté à la famille Letellier. C’était un homme doux et honnête, une cire molle, selon l’expression de Gourville. Il eut beau se défendre, protester qu’il n’entendait rien aux finances ; le roi, qui savait être fort aimable quand il le jugeait à propos, lui répondit : Je sais, moi, ce que vous pouvez. Il pouvait être un instrument passif entre les mains des Letellier, et c’est pourquoi il devint contrôleur général. La marine seule fut conservée au marquis de Seignelay, fils de Colbert, tandis que Louvois recevait la surintendance des bâtiments. En réalité, directement ou indirectement, il disposait de tout l’héritage de Colbert.

Voyons comment il s’en servit. Commençons par le ministre des travaux publics. Nous trouvons que les dépenses des bâtiments, qui, en 1682, ne dépassaient pas 6 millions, s’élevaient à quinze millions en l’année- 1688. Pourtant tout le gros œuvre de Versailles était fait ; l’ermitage de Marly, qui coûta deux cents millions, était construit également ; la fameuse machine de Marly transportait déjà seau à seau le fleuve de la Seine dans le parc de Versailles. Il reste bien à achever la pièce d’eau de Neptune, à parachever la pyramide des couronnes[1] ; mais c’est là besogne courante et qui n’expliquerait pas de telles dépenses, si Louvois, projetant de nouveaux bassins pour le parc, n’avait rêvé de déverser à Versailles la rivière de l’Eure en la conduisant de force sur le plateau de Trappes.

Il fallait pour cela capter les eaux assez près de la source pour que le canal les conduisît au niveau des hautes eaux dans les réservoirs, assez loin pour laisser encore aux riverains une- partie de la rivière. Le niveau de cette rivière au petit village de Pontgouin répondait à ces conditions. Il s’agissait dès lors de conduire en ligne droite la prise d’eau à Versailles, en lui faisant franchir un repli de la rivière par un pont aqueduc situé précisément à Maintenon. Cela devait plaire à la dame du lieu.

Vauban fut chargé de diriger les travaux. Il accepta cette mission, sans grand enthousiasme pourtant ; car Louvois, qui décidément était un homme universel, discutait ses plans pour y substituer les siens. Les trente mille hommes qui venaient de se conduire si vaillamment au siège de Luxembourg reçurent en récompense l’ordre de remuer des terres malsaines et humides. Bientôt tous ces héros moururent d’une mort obscure et inutile à tout le monde. La mortalité était si grande que, s’il faut en croire Saint- Simon, défense fut faite d’en parler. Cependant le roi et la marquise venaient visiter l’ouvrage. Ils étaient fiers de Centre- prise. C’est un beau spectacle, écrivait madame de Maintenon, que de voir une armée entière travailler à une terre. Il est vrai que l’armée y périt tout entière. Puis survint la guerre de la Ligue d’Augsbourg, et il fallut abandonner les travaux qui ne dépassèrent pas Houdreville. Louvois eût bien voulu alors retrouver les trente mille hommes qu’il avait sacrifiés à cette folle entreprise ; mais comme il était impossible de les remplacer, afin de mettre une barrière entre les Allemands et la France, il décida l’incendie du Palatinat, acte sauvage et dont les conséquences se font encore sentir de nos jours dans la haine inexpiable que nous ont vouée les Allemands.

Le surintendant, qui avait aussi la direction des beaux-arts, y apportait une rondeur toute militaire. Pour les bâtiments, il ne dépasse pas le niveau d’un maçon ; pour les beaux-arts, il peut aller de pair avec ce consul romain prévenant son pilote qu’il le rendait responsable des statues emportées de Corinthe ; le pilote devait faire remplacer à ses frais une tête ou une jambe détériorée ! Ainsi Louvois écrit à La Tuilière, son chargé d’affaires en Italie : J’aime mieux une belle copie d’un marbre bien poli, qu’une antique qui eût le nez ou un bras cassé. Et il recommande de ne pas rechercher dans les statues une extrême beauté qui les renchérit considérablement[2].

Il traitait les artistes comme il eût traité ses officiers. Il parle de jeter à Fort-l’Évêque le fameux fabricant de meubles Boulle, parce qu’il est en retard pour la livraison d’une commande au dauphin[3]. Il menace les élèves de l’école de Rome, s’ils ne travaillent pas aux sujets imposés, de les renvoyer tous les uns après les autres ; sans compter qu’en arrivant ici je les ferai mettre à Saint-Lazare pour un an. Que nous voilà loin de la protection éclairée et intelligente de Colbert !

Ce fut seulement en matière commerciale que Louvois copia son devancier. Il le surpassa même. Il apporta dans une protection à outrance cet esprit d’absolutisme qui est le trait dominant de son caractère. Sa correspondance avec Lepelletier le montre aiguillonnant sans cesse le contrôleur général ; puis, le trouvant trop mou, il finit par se substituer entièrement à lui. Il reçoit les ouvertures d’un sieur Coustard qui offre de fabriquer un drap tel que toute l’Angleterre ne sautait surpasser cela, et disposé de telle sorte qu’il n'y a point de pluie qui le puisse percer[4]. Dès 1686, ordonnance d’après laquelle l’armée française ne peut être habillée que de drap français. En 1687, le roi lui-même se plie à cette obligation. Louvois fait fabriquer un drap spécial rayé, à l’usage de la cour. Il n’est pas permis d’en porter d’autre. C’est le triomphe de l’uniforme introduit jusqu’à la cour !

Mais voici que, malgré les belles promesses du sieur Cous- tard, le drap ne vaut rien. Il se rétrécit à l’usage. Il sent extrêmement mauvais dans les premiers jours. Le roi est obligé de quitter un habit neuf deux heures après l’avoir mis. Tout le monde est furieux contre le ministre, qui malmène à son tour le fournisseur, mais qui tient bon et obtient du roi de lutter encore. Alors on conspire, et un beau matin le dauphin parait avec un justaucorps de drap hollandais sur les épaules. Il est vrai qu’on avait pris soin d’y peindre les raies réglementaires ; mais la contrefaçon est bientôt reconnue. Le dauphin s’en tira à bon compte ; car il fut démontré qu’il avait été la victime d’un noir complot tramé par la duchesse d’Uzès, chargée du soin de sa garde-robe. La duchesse fut disgraciée. On rechercha, sans le trouver, l’artiste qui avait peint les raies ; enfin le malencontreux justaucorps qui avait fait tant de bruit paya pour tout le monde. Il fut solennellement brûlé en place de Grève !

Quelques jours plus tard, le roi était exposé à tomber dans le même piège que le dauphin. Déjà on lui coupait un habit à raies dans une pièce de drap d’Angleterre, frauduleusement introduite en France ; mais Louvois veillait, et un pareil malheur put être évité. Cette guerre puérile fut interrompue par une autre beaucoup plus sérieuse, celle de la Ligue d’Augsbourg.

Le malheureux contrôleur général, protégé de Louvois, était véritablement au supplice. Il suivait autant que possible ce qu’on appelait les errements de ce Colbert qu’il aimait, dont il avait certains bons côtés, l’ordre, le bon sens, l’application au travail, la probité rigoureuse, et dont il devait se faire le censeur en public, pour ne point perdre les bonnes grâces de son protecteur. C’est en gémissant qu’il accorde aux possesseurs d’offices un tarif plus élevé, ce qui aggrave les abus attachés à la vénalité des charges ; il déplore la continuelle augmentation des tailles, il a recours aux affaires extraordinaires, qu’il réprouve en secret. Aussi, lorsqu’en 1689 le roi lui propose d’échanger le contrôle général, qu’il destine à Pontchartrain, contre le poste de chancelier, il se hâte d’accepter en disant : Comment ne quitterais-je pas volontiers le contrôle général pour la première dignité de l’Etat, quand je le quitterais volontiers pour rien ![5] Pourquoi ce cri parti du cœur ? c’est qu’il ne pouvait suffire aux demandes d’argent de Louvois, qui, en surplus des constructions, avait toujours sur le tapis quelques petites entreprises, comme les chambres de réunion, des empiètements à faire, des consciences à acheter, et cela commentait à coûter fort cher. Nous voici tout naturellement conduits à parler du rôle de Louvois dans la direction de la politique extérieure.

 

 

 



[1] Louvois au roi, 7 février 1 684. D. G. 714.

[2] Louvois à La Tuilière, 30 mars 1682. D. G. 675.

[3] Voir Camille Rousset, Louvois, t III, p. 281, note.

[4] Louvois à la Reynie, 1er septembre 1685. D. G. 795.

[5] Pour tout ce rôle de Lepelletier, voir un article de M. Desdevizes du Dézert, Mémoires de l’Académie de Caen, 1877.