Par la
promulgation de l’édit de Nantes en 1598, Henri IV avait accompli une grande
œuvre d’apaisement en même temps qu’il commettait une faute. Il avait fait
une place dans la nation aux protestants, mais il leur avait aussi créé une
situation privilégiée, par l’octroi de places de sûreté. Richelieu corrigea
ce que la bienveillance du Béarnais avait eu d’excessif ; mais s’il détruisit
la Rochelle et enleva aux protestants leurs places de sûreté, il ne toucha
pas à leur état civil, respecta leur liberté de conscience et les déclara
admissibles à tous les honneurs et à toutes les charges. Le
cardinal Mazarin fit preuve de la même tolérance que son prédécesseur. Touché
de leur tranquillité pendant les troubles de la Fronde, il alla jusqu’à
parler des preuves certaines de leur
affection et de leur fidélité[1]. Louis
XIV fut moins tolérant. Du jour
même de la mort de Mazarin, il adopta à l’égard des réformés cette ligne de
conduite dont il ne dévia jamais et qu’il a sincèrement exposée dans ses
Mémoires. Quant aux grâces qui dépendaient de
moi seul, dit-il, je résolus de ne leur en faire aucune, pour les obliger de
considérer de temps en temps d’eux-mêmes et sans violence si c’était par
quelques bonnes raisons qu'ils se privaient volontairement des avantages qui
pouvaient leur être communs avec tous mes autres sujets[2]. Cette intention hautement
signifiée fut bientôt connue de tout le monde, et d’éclatantes conversions se
produisirent ; qu’il me suffise de rappeler celle de Turenne. Malgré
ce succès apparent, la politique de Louis XIV à l’égard des réformés alla à
l’encontre du but qu’elle se proposait. La bourgeoisie protestante accepta
cette exclusion des charges, où elle parvenait du reste rarement. Repoussée
des fonctions officielles, elle tourna toute son activité vers l’industrie et
le commerce, forma une espèce de vaste association fondée sur la communauté
de croyances, prospéra, acquit de grandes richesses honorablement gagnées et
devint par cela même l’objet d’une jalousie générale autant que peu
justifiée. Ce fut
donc avec l’appui de l’opinion publique que Louis XIV commença contre le
protestantisme cette guerre sourde qui devait se terminer par le coup d'éclat
de la révocation de l’édit de Nantes. Dès
1665, il déclara son intention d’interpréter dans un sens favorable à la
religion catholique tout ce qui n’était pas formellement stipulé dans l’édit
de Nantes. D’abord destruction des temples non spécifiés dans l’édit. Le même
édit n’a point établi si un protestant devait être enterré de jour ou de nuit
: il le sera donc la nuit, tout comme les suppliciés. Sans doute l’édit autorise
des écoles protestantes en des lieux déterminés, mais il a oublié de dire ce
qu’on enseignerait dans ces écoles, où on ne tolérera qu’un maître pour tous
les élèves, quel que soit leur nombre. Les matières d’enseignement seront
donc la lecture et l’écriture, à l’exclusion de toute chose concernant la
religion. Enfin, en 1681, paraît cette déclaration par laquelle tout enfant
protestant peut abjurer contre le gré de ses parents dès l’âge de sept ans,
cet âge étant indiqué comme celui auquel les
enfants sont capables de raison et de choix dans une matière aussi importante
que celle de leur salut[3]. Aussitôt
les honnêtes gens cherchèrent par tous les moyens à détourner des enfants
protestants pour en faire des catholiques. Mme de Maintenon enlève la fille
de son cousin M. de Villette (avril 1681) : c’était une enfant de neuf ans, qui devint plus
tard Mme de Caylus. Elle-même, dans ses Mémoires, nous a raconté comment
s’opéra sa conversion. On la mena à la messe du roi ; puis, tandis qu’elle
était encore tout éblouie de ce qu’elle avait vu, on lui demanda si elle
voulait y revenir tous les jours et avoir des confitures, ou bien être
envoyée au couvent. Naturellement elle préféra les confitures. Cette
fureur des conversions alla si loin qu’on créa même une caisse spéciale pour
décider les consciences hésitantes. Un intendant de Poitou, Marillac, trouva
moyen de faire sa cour à moins de frais. Il imagina de loger les gens de
guerre chez les protestants de sa généralité, en exigeant toutes les charges que
comportait ce logement. Les conversions furent nombreuses. Ce fut un trait de
lumière pour Louvois. Saisissant cette
occasion de soutenir son crédit dans la paix comme dans la guerre, il fit
servir les troupes d’instrument à la religion dont le roi était rempli[4]. Tout d’abord, il félicite
chaudement Marillac, l’engageant à continuer
en se servant des mêmes moyens qui ont réussi jusqu’à présent[5]. Il lui annonce l’envoi
prochain d’un régiment de cavalerie, lequel
sera logé dans les lieux que vous aurez soin de proposer. On le voit, c’est le principe
des conversions par logement des gens de guerre, qui est admis. Ce ne
sont pourtant point encore les dragonnades ; car Louvois, ayant appris que
des excès ont été commis, s’en indigne. Il dit expressément en parlant du roi
: Son intention est que vous vous absteniez
de menacer les gens de ladite religion qui ne-voudront pas se convertir[6]. Il revient à la charge, car rien n’est si contraire aux intentions de Sa Majesté que
les violences. Elle m’a ordonné de vous recommander de prendre belles mesures
qu’elles cessent absolument[7]. Il
paraît que Marillac fit la sourde oreille. Il pensait que la passion du roi
serait plus forte que la modération du ministre. Il s’attire un sévère
avertissement. Vous avez grand intérêt, lui écrivait Louvois[8], à remédier à ces désordres et à les faire cesser absolument, Sa Majesté
me paraissant disposée à prendre quelque mesure fâcheuse, si elle apprenait
que cela continuât.
Cela continua, et effectivement Marillac fut destitué. On voit assez que
jusqu’alors Louvois désapprouve toute violence. Ce
n’était point qu’il fût pris de tendresse pour les religionnaires ; nous
savons même par la correspondance de Mme de Maintenon que là encore il était
en dissentiment avec Colbert. Il n’y aura plus
qu’une religion dans le royaume, écrit-elle : c’est le sentiment
de M. Louvois, et je le crois là-dessus plus volontiers que M. Colbert qui ne
pense qu’à ses finances et presque jamais à la religion. Le
logement pratiqué selon la méthode de Louvois avait donné tous les résultats
qu’on pouvait raisonnablement en espérer. Les peureux avaient capitulé ; les
plus riches s’étaient rachetés à prix d’argent, les violences n’avaient été
que relatives. Il fallait à tout prix obtenir des conversions nouvelles. Louvois
n'hésita pas. Il rendit le logement effectif, au point d’imposer quinze à
vingt garnisaires dans une seule maison. Il fallait héberger et coucher toute
cette bande, donner en surplus vingt sous par jour à un maitre (lisez un
cavalier), dix sous
à un fantassin[9]. S’il y avait un malade dans la
maison, les soldats s’installaient dans sa chambre, y fumaient au point de
rendre l’air irrespirable, tandis qu’un tambour, placé dans une pièce
voisine, remplissait la maison des roulements de sa caisse. De temps à autre,
un camarade venait le relayer de façon à lui permettre de se reposer, tandis
que le pauvre malade n’avait de répit, ni le jour, ni la nuit.
Cela durait jusqu’au moment où le patient se déclarait converti. Je ne
cite là qu’un moyen des plus innocents parmi ceux employés par ces étranges
missionnaires. C’étaient généralement des dragons qui étaient honorés de ces
tâches délicates. De là le nom de dragonnades consacré par l’histoire. Les
conversions obtenues par de pareils moyens étaient-elles sérieuses ? il est
permis d’en douter. Il faut dire, à l’honneur de Louvois, qu’il empocha dans
la mesure du possible les tracasseries contre les nouveaux convertis. Le
comte de Tessé proposait d’établir des inspecteurs chargés de constater si
les nouveaux convertis allaient à la messe. Louvois fit cette réponse : Sa Majesté ne désire pas qu’on fasse rien qui sente
l’Inquisition... et n’a pas jugé à propos que ce qui est contenu dans ce
mémoire fût exécuté.
Parole louable, et qui montre que Louvois est moins coupable que l’opinion de
son siècle et l’adulation pour le roi. Ses ordres ont souvent été dépassés.
Ces violences contre les protestants durèrent d’une façon ininterrompue de
1683 à 1685. Après quoi le roi jugea qu’il n’y avait plus de protestants en
France. Dès lors l’édit de Nantes n’eut plus sa raison d’être. La meilleure et la plus grande partie de nos sujets de la
religion prétendue réformée ont embrassé la catholique ; l’édit de Nantes
demeure inutile[10]. Et après ces mots, Louis XIV
le supprima. L’opinion
publique fut unanime à applaudir Louis XIV. Bossuet ne trouva pas
d’expressions assez fortes pour louer le nouveau
Constantin ; il se
réjouit de voir ainsi les troupeaux égarés
revenir en foule et
les églises trop étroites pour les recevoir[11]. Le doux Michel Letellier, père
de Louvois, s’applaudit d’avoir comme chancelier mis sa signature au bas de
la révocation, et déclara qu’il ne se
souciait plus de finir ses jours[12]. — J’admire la conduite du roi pour détruire les huguenots, s’écria Madame de Sévigné[13] ; jamais aucun roi n’a fait et ne fera rien de plus
mémorable. — Cela lui attirera bien des bénédictions du ciel, ajouta Mademoiselle de Scudéry[14]. La Fontaine en fut tout
réjoui, car le fruit de cette habile conduite Est
que la vérité règne en toute la France, Est
la France en tout l’univers[15]. Arnauld,
le grand docteur janséniste, trouva bien qu’on avait employé des voies un peu violentes ; mais il ne les croit pas
injustes[16]. Elles devaient un jour être
employées contre Port-Royal ! Il n’est pas jusqu’au grave La Bruyère qui,
parmi les dons du ciel nécessaires pour bien régner, place une vaste
capacité qui bannisse
du royaume un culte faux, suspect et ennemi
de la souveraineté[17]. On alla jusqu’à élever à
l’hôtel de ville la statue du souverain qui avait rapporté l’édit de Nantes ! Mais
Louvois ne pouvait pas s’associer aux protestations indignées que fulminait Saint-Simon
au fond de son cabinet, les portes bien closes[18] ; pas même à la protestation
beaucoup plus franche et noble que Vauban eut le mérite de crier tout haut.
Avec son esprit entier et pénétré de discipline militaire, le roi ayant
parlé, il ne restait plus qu’à obéir. A
partir de 1685, la persécution revêt un caractère sauvage. Les dragons ont la
liberté de tout faire, hormis de tuer. Louvois écrit à l’intendant de Poitou
: Le roi ordonne... qu’au lieu de vivre avec le bon ordre qu’ils (les dragons) ont fait jusqu’à présent, l’on leur laisse faire le plus
de désordre qu’il se pourra pour punir cette noblesse de sa désobéissance[19]. Les pauvres gens envoient une
députation au roi pour demander justice. Louvois écrit aussitôt à l’intendant
pour lui apprendre que trois gentilshommes porteurs des doléances ont été arrêtés par ordre du roi et conduits prisonniers à
la Bastille[20]. Il ne ménage personne, à
commencer par lui-même. La terre de
Barbezieux m’appartient,
écrit-il à l’intendant de Saintonge[21], dans laquelle il y a beaucoup de religionnaires fort opiniâtres. Je
vous supplie de leur envoyer tout le nombre de troupes qui sera nécessaire
pour les obliger à donner le bon exemple, et d’en user de même dans toutes
les terres des gens de la cour, où il y aura des religionnaires, rien ne
pouvant mieux les persuader que c’est tout de bon que le roi désire leur
réunion à l’Eglise romaine qu’en leur faisant voir que ceux à qui ils
appartiennent ne peuvent plus leur donner aucune protection. — Et il revient à la charge
peu de temps après[22] : Il n’y a pas de meilleur moyen pour persuader les
Huguenots que le roi n’en veut plus souffrir en France, que de bien
maltraiter ceux de Barbezieux. Le
moindre essai de résistance le met hors de lui-même. Dans la généralité de
Bordeaux, à Clairac, les protestantes s’étaient jetées dans le temple, et les
soldats envoyés pour le démolir n’avaient osé le renverser sur la tête de ces
femmes désolées. Louvois est moins scrupuleux. Il regrette amèrement
l’hésitation des soldats, et il ajoute : Il
eût été à désirer qu’on eût fait tirer par les dragons sur les femmes de la
religion prétendue réformée qui se sont jetées dans le temple, lorsque l’on a
commencé la démolition[23]. Il
n’est pas jusqu’aux peuples voisins qui, mus de compassion, et donnant asile
aux réformés, ne s’attirent parla les menaces de Louvois. Il écrit à
Latrousse, gouverneur de Pignerol : Le roi
désire que vous essayiez par tous les moyens de faire attraper quelqu’un des
Savoyards et Piémontais qui favorisent la désertion de ses sujets de la
religion prétendue réformée, et que l’on en fasse une si briève justice que
les autres apprennent à devenir sages. Voilà
comment Louvois employa l’armée à une œuvre d’oppression d’abord, et de
destruction ensuite ; car les résultats de toutes ces vexations furent à la
fois désastreux et incalculables. Malgré
cette tache, l’œuvre militaire de Louvois reste immense. Il a créé l’armée française telle qu’elle a subsisté jusqu’à la Révolution. Il l’a rendue dépendante et disciplinée, en la plaçant dans la seule main du roi ; il l’a dotée d’un corps d’officiers tel qu’il n’y en avait point alors en Europe, d’un matériel de premier ordre, de règlements excellents. Quand l’Europe coalisée courut au secours de la Hollande, les alliés étaient pleins de confiance et en leurs troupes et en des généraux comme Guillaume et Montecucculi. L’armée de Louvois leur prouva qu’il fallait en rabattre. Ils passèrent à une prudente défensive, et de guerre lasse durent s’estimer heureux d’accepter le traité de Nimègue. La France ne saurait oublier que l’administration de Louvois l’a préservée de l'invasion. |
[1]
Déclaration de Saint-Germain, 1652.
[2]
Louis XIV, Mémoires, tome II, p. 456.
[3]
Déclaration du 17 juin 1681.
[4]
Œuvres de Daguesseau, Discours sur la vie de son père. Vol. XIII, p. 51.
[5]
18 mars 1681. D. G. 653.
[6]
2 mai 1681. D. G. 654 bis.
[7]
26 août 1681. D. G. 655.
[8]
19 septembre 1681. D. G. 658.
[9]
Lettre à Boufflers. D. G. 31 juillet 1685.
[10]
Préambule de la révocation de l’Edit de Nantes.
[11]
Oraison funèbre de Michel Letellier.
[12]
Oraison funèbre de Michel Letellier.
[13]
Madame de Sévigné à Bussy.
[14]
Mademoiselle de Scudéry à Bussy.
[15]
Epitre à M. Bonrepaux, 5 février 1687.
[16]
Lettre à Madame du Vaucel, 28 décembre 1685.
[17]
La Bruyère, Du Souverain ou de la République. — Les Caractères parurent en
1687.
[18]
Saint-Simon. Parallèle des trois premiers Bourbons, p. 225.
[19]
D. G. octobre 1685.
[20]
D. G. 11 novembre 1685.
[21]
D. G. 8 septembre 1685.
[22]
D. G. Décembre 1685.
[23]
D. G. A M. de Boufflers, octobre 1685.