LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

COLBERT

 

CHAPITRE VII. — LES DÉBOIRES DE COLBERT. - SA MORT.

 

 

Il me semble que Louis XIV aurait dû être éternellement reconnaissant pour Colbert. Il se montra au contraire fort injuste, et lui témoigna plus d’une fois de la mauvaise humeur. A partir de 1672, la faveur de Colbert entre dans une période de décadence. C’est qu’en effet une influence nouvelle se fait sentir et menace de devenir prépondérante : c’est celle de Louvois.

Dans les premières années de son règne, à part quelques manifestations orgueilleuses, il semble que Louis XIV se soit proposé une sorte d’idéal pacifique. Il écrivait en 1665 : L’affection que nous portons à nos sujets nous fait préférer à notre gloire et à l’agrandissement de nos États la satisfaction de leur donner la paix. Les rapides succès de la guerre de dévolution inspirèrent au jeune prince un profond dédain pour ses ennemis, une confiance illimitée dans ses forces : il oublia ses bonnes dispositions, pour ne plus rêver que guerres et conquêtes.

Or, dans les conseils du roi, Colbert représentait les véritables aspirations de l’opinion publique, c’est-à-dire le désir de la paix et l’amour du travail. Louvois représentait, au contraire, les aspirations nouvelles de la royauté, l’éclat, la grandeur, la gloire. Louis XIV hésita quelque temps entre ces deux influences : il se décida enfin pour Louvois.

C’est en 1671 qu’il paraît avoir fixé définitivement son choix. Sans doute qu’en son conseil avait éclaté quelque violente dispute entre les deux ministres à propos d’un conflit d’attributions. Louis XIV écrit de Chantilly à Colbert : Je fus assez maître de moi avant ier (sic) pour vous cacher la peine que j’avais d’entendre un homme que j’ai comblé de bienfaits comme vous, me parler de la manière que vous faisiez. J’ai eu beaucoup d’amitié pour vous, il y paroist par ce que j’ai fait. J’en ay encore présentement, et je crois vous en donner une assez grande marque en vous disant que je me suis contraint un seul moment pour vous, et que je n’ay pas voulu vous dire moi mesme ce que je vous escris.... C’est la mémoire des services que vous m’avez rendus et mon amitié qui me donne ce sentiment. Profités (sic) en, n’asardés (sic) plus de me fâcher encore[1]. Il termine en lui ‘enjoignant de garder le département de la marine tel qu’il l’a, ou de l’abandonner entièrement. Dès lors Colbert ne vint plus qu’au second plan.

Cela ne se fit point, du reste, brusquement ni d’une façon brutale. Organisateur de la victoire, caressant le monarque sans songer au pays, Louvois avait toujours le beau rôle dans les conseils. Obligé d’inventer des expédients pour subvenir aux besoins croissants de l’armée, Colbert avait, en réalité, toute la responsabilité des entreprises qu’il n’avait pas conseillées. Dès le début de la guerre de Hollande (1672), il lui fallut trouver un fonds de 45 millions. Par quelques suppressions d’offices, par le renouvellement du bail de la ferme des postes, il trouva bien 5 millions, mais ce fut tout. Il fut contraint alors de donner un éclatant démenti à ses principes, d’aliéner une partie du domaine royal. Il s’avisa de louer les échoppes de la balle, jusqu’alors concédées gratuitement aux petits commerçants de Paris. Cette mesure le rendit tout à fait impopulaire.

A chaque nouvelle demande d'argent, le financier faisait entendre des représentations désagréables aux oreilles d’un jeune roi conquérant. On agita au conseil la question des emprunts. Colbert s’y montra nettement hostile. Louvois et le premier président Lamoignon lurent d’un avis contraire : le roi se rangea de leur côté. Le contrôleur n’osa témoigner son mécontentement devant lui ; mais, après son départ, prenant Lamoignon à partie, il lui lança cette apostrophe prophétique : Vous triomphez et pensez avoir fait l’action d’un homme de bien. Eh ! ne savais-je pas comme vous que le roi trouverait de l’argent à emprunter ? Mais je me gardais avec soin de le dire... Quel moyen restera-t-il désormais d’arrêter le roi dans ses dépenses ? Après les emprunts, il faudra les impôts pour les payer, et si les emprunts n’ont point de bornes, les impôts n’en auront point davantage. J’ai déjà raconté de quelle façon Colbert dut recourir de nouveau aux hommes de finance : ils se montrèrent durs et exigeants.

La situation de Colbert devait devenir encore plus pénible. En 1673, le roi déclara qu’il lui fallait 60 millions pour l’extraordinaire des guerres. Le contrôleur, poussé à bout, osa dire en plein conseil qu’il lui serait impossible de procurer cette somme. Songez-y, dit alors Louis XIV ; il se présente quelqu’un qui entreprendrait d’y suffire, si vous ne voulez pas y songer.

Ce quelqu’un, c'était Louvois. Cette réponse fut un coup de massue pour Colbert. Il s’enferma chez lui, refusa de voir les personnes avec qui il s’entretenait d’habitude, et songea sérieusement à se retirer des affaires. Une lettre du roi le rappela à Versailles. Cette lettre mérite d’être citée. Ne croyés (sic) pas, disait Louis, que mon amitié diminue, vos services continuant, cela ne se peut, mais il me les faut rendre comme je le désire et croire que je fais tout pour le mieux. La préférence que vous craignés que je donne aux autres ne vous doit faire aucune peine. Colbert revint donc, il se résigna à reprendre ses fonctions ; mais il se sentait vaincu et amoindri par son rival. Un amer désenchantement refroidit son zèle et parut même comprimer ses facultés. Mais, dit Claude Perrault dans ses Mémoires, tandis qu’auparavant on le voyait se mettre au travail en se frottant les mains de joie, depuis cet événement il ne travailla plus qu’avec un air chagrin et même en soupirant. De facile et aisé qu’il était, il devint difficultueux, et l’on n’expédia plus, à beaucoup près, autant d’affaires que dans les premières années de son administration.

On comprendrait mal de nos jours cette résignation du grand ministre, on voudrait le voir se retremper par une noble retraite dans la faveur populaire. C’eût été jouer là un jeu bien dangereux sous le règne de Louis XIV ; la Bastille et peut-être pis encore attendait le sujet assez malavisé pour vouloir faire le peuple juge entre lui et le souverain. Colbert se souciait peu d’encourir le sort de Fouquet. Il ne pouvait avoir oublié ces vers que lui avait adressés autrefois le président Hénault, lors du fameux procès :

Sa chute quelque jour te peut être commune,

Crains ton poste, ton rang, la cour et la fortune.

Nul ne tombe innocent d’où l’on te voit monté.

La guerre continuait toujours. Elle contraignit le malheureux ministre à adopter les taxes les plus vexatoires. Il ne recula plus devant certaines mesures que son bon sens et son équité réprouvaient certainement. Il brava sans crainte l’animadversion publique. En 1674, le droit sur le sel fut augmenté de trente sous par minot, le monopole de la vente du tabac fut attribué à l’Etat ; un droit de marque fut établi sur l’étain. Il n’était en vérité que d’un sou par livre, mais c’était la vaisselle du pauvre qui était frappée par cette taxe.

Bientôt des désordres éclatèrent sur divers points du royaume, trahissant une dangereuse irritation. A Bordeaux, on se souleva à propos du droit de marque sur la vaisselle d’étain ; le monopole du tabac et l’impôt du timbre provoquèrent une révolte qui ensanglanta la Bretagne. Pau, La Réole, Périgueux, le Mans, eurent aussi leurs émeutes. Partout la répression fut impitoyable. Une foule de malheureux, coupables d’un instant d’égarement, périrent dans les supplices. Le mécontentement ainsi comprimé devenait de la haine, non pas contre le roi dont on ne voyait que les brillantes victoires, mais contre le ministre, responsable aux yeux du peuple des actes du gouvernement.

L’année 1678 fut une année de détente. La conclusion de la paix de Nimègue fit espérer à Colbert que les dépenses allaient être réduites, qu’il allait pouvoir rapporter les dernières taxes si impopulaires. Il écrivait à Louis XIV : Si Votre Majesté se résolvait à diminuer ses dépenses et qu’elle demandât sur quoi elle pourrait accorder du soulagement à ses peuples, mon sentiment serait de diminuer les tailles et aussi d’un écu le minot de sel. Il faudrait rétablir, s'il était possible, le tarif de 1667, diminuer les droits d’aides, les rendre partout égaux en révoquant tous les privilèges ; abolir la ferme du tabac et celle du papier timbré, qui sont préjudiciables au commerce du royaume ; il faudrait diminuer le nombre des officiers de finance tout autant qu’il sera possible, parce qu’ils sont à charge aux finances et aux peuples et à l’Etat[2].

C’était là un digne et ferme langage ; mais Colbert se trompait en croyant que la paix allait lui ramener son crédit. La dépense pour l’année 1678 dépassa 110 millions, tandis que le revenu n’atteignait que le chiffre de 81 millions. Colbert supplia le roi d’abaisser la dépense à 75 millions pour l’année 1679 ; il ne fut pas plus écouté, et on en dépensa 92. Plein de découragement, il écrivait alors des lettres dans le genre de celle-ci qui n’était pas faite pour lui rendre sa faveur : En mon particulier, je déclare à Votre Majesté qu’un repas inutile de 1.000 écus me fait une peine incroyable... Votre Majesté doit considérer qu’elle a triplé les dépenses de ses écuries... Si Votre Majesté considère son jeu, celui de la reine, toutes les fêtes, repas, festins extraordinaires, elle trouvera que cet article monte à plus de 300.000 livres, et que les rois ses prédécesseurs n’ont jamais fait cette dépense, et qu’elle n’est pas du tout nécessaire. Que nous sommes loin de l’homme heureux qui, en 1662, savait rendre fructueuse la fantaisie du carrousel !

Louis XIV n’aimait pas les donneurs d’avis : il le fit sentir à son ministre, il se montra de plus en plus froid et renfermé à son égard. En 1679, Colbert fut pris d’une fièvre maligne qui mit ses jours en danger. Un médecin anglais le guérit avec du quinquina, remède jusqu’alors peu employé. Cette cure mit le quinquina à la mode.

Mais Colbert avait été trop éprouvé pendant les dernières années pour revenir à une santé parfaite. La pierre vint compliquer l’état morbide du contrôleur ; aux effets de l’âge venaient se joindre ceux de l’excès de travail : le roi ne s’apercevait de rien, ou du moins feignait de ne pas voir.

Un jour que Colbert lui rendait compte de ce qu’avait coûté cette somptueuse grille dorée qui ferme l’accès du château de Versailles sur la place d’Armes, il trouva cette dépense beaucoup trop élevée, et, après plusieurs remarques désobligeantes, déclara qu’il y avait de la friponnerie. — Sire, répondit Colbert, je me flatte au moins que ce mot ne s’étend pas jusqu’à moi. — Non, repartit le roi ; mais il fallait y avoir plus d’attention. Et il ajouta méchamment : Si vous voulez savoir ce que c’est que l’économie, allez en Flandre, vous verrez combien peu les fortifications des places conquises m’ont coûté. Or les travaux des places fortes étaient dans le département de Louvois. Colbert fut outré de se sentir ainsi encore une fois opposer cet homme qui était son mauvais génie depuis onze ans. Le chagrin aggrava son état maladif. Rentré chez lui, il prit le lit : il ne devait plus le quitter. Bientôt il ressentit les terribles accès d’une colique néphrétique, contre laquelle on ne connaissait pas alors de remède et qui devait l’emporter le 6 septembre 1683.

Lorsqu’on apprit à Louis XIV la gravité de l’état où était son ministre, il crut de sa dignité de lui témoigner quelque intérêt, et il lui adressa une lettre où il lui disait de prendre soin de lui et de tâcher de se rétablir. Mais Colbert refusa de recevoir cette lettre. Il feignit de dormir pour ne point parler au gentilhomme qui la portait, et ne prétendit point ensuite qu’on lui en fit lecture. Vous ne me laisserez donc pas même le temps de mourir, disait-il à sa femme, qui l’importunait à ce sujet ; et il ajoutait en parlant du roi : Si j’avais fait pour Dieu ce que j’ai fait pour cet homme, je serais sauvé dix fois, et maintenant je ne sais ce que je vais devenir.

Ce cri de désespoir a inspiré à Michelet une de ses plus belles pages, et il s’écrie : Où vous allez, nous le savons, héros ! Vous allez dans la gloire, vous restez au cœur de la France. Les grandes nations qui, avec le temps, jugent comme Dieu, sont équitables comme lui, et estiment l’œuvre moins sur le résultat que sur l’effort, la grandeur de la volonté.

C’est là le jugement de la postérité ; ce ne fut pas celui des contemporains.

Le roi parut peu touché de la mort de Colbert. Il s’était habitué à ne voir en lui qu’une sorte de premier commis, un élève respectueux dont il était le maître. Il se promit bien d’appliquer ses qualités éducatrices à former d’autres Colbert. On sait comment il réussit avec l’honnête mais incapable Chamillart.

Les précautions prises par la police furent une insulte de plus à la mémoire du défunt. On lit le convoi la nuit, presque à la dérobée : on lui donna pour escorte tous les archers du guet, pour empêcher, est-il dit dans les notes de M. de Maurepas, que la foule ne déchirât le cadavre en pièces. Les épigrammes et les quatrains injurieux coururent la ville, sans qu’on fit rien d’ailleurs pour les arrêter. On disait, par exemple :

Enfin Colbert est mort, et c’est vous faire entendre

Que la France est réduite au plus bas de son sort,

Car s’il restait encor quelque chose à lui prendre,

Le voleur ne serait pas mort.

Un autre, encore plus féroce, s’exprimait en ces termes :

Vous l’avez fait mourir, ignorants médecins,

Ce ministre fameux, cet homme d’importance ;

Vous croyez qu’il avait la pierre dans les reins :

Il l’avait dans le cœur, au malheur delà France !

La masse populaire ne pouvait pardonner les mesures fiscales des dernières années. Les penseurs étaient plus indulgents même quand ils ne partageaient pas les idées de Colbert. Boisguilbert, qui n’a vu que le mal, c’est-à-dire la misère du peuple, et qui n’a pas tenu assez compte des exigences du roi et de la fatalité des circonstances, exprime une opinion beaucoup plus modérée quand il dit : administration très intègre, administration aveugle et ruineuse.

Le dix-huitième siècle fut l’époque de la réhabilitation pour Colbert : il fut vengé. Il eut pour successeurs des incapables. Pour mettre un peu d’ordre dans les finances, on fut obligé de rappeler son neveu et élève Desmarets. Les terribles souffrances de la fin du règne en firent regretter la première période comme un temps de félicité. On oublia les fautes du ministre, pour ne plus voir que ses services. C’est assez la coutume ordinaire des hommes. Ce même peuple qui avait hurlé devant un cercueil finit par entourer la mémoire du mort d’un renom immortel de probité, de patriotisme et de génie. Voltaire, qui est si souvent l’incarnation de son siècle, en résume ici l’impression :

Si l’on compare l’administration de Colbert à toutes les administrations précédentes, la postérité chérira cet homme dont le peuple insensé voulut déchirer le corps après sa mort[3].

 

 

 



[1] Documents inédits sur l’histoire de France. Champollion-Figeac, t. III.

[2] Citée par Chéruel, Histoire de l’administration monarchique, t. II.

[3] Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap.30.