Ce
titre faisait de Colbert une sorte de ministre des travaux publics. Là encore
son infatigable activité fit des merveilles. Il est le premier et véritable
continuateur de Sully. Il
donna tous ses soins à l’entretien des routes établies par son illustre
prédécesseur ; il en créa de nouvelles et d’ailleurs aussi belles. C’est une chose extraordinaire que la beauté des routes, écrit madame de Sévigné[1] ; on n’arrête pas un seul moment ; ce sont des mails et des
promenades partout ; toutes les montagnes aplanies, la rue d’Enfer un chemin
de paradis. Et, un
demi-siècle plus tard, Voltaire ajoutait[2] : De quelque côté qu’on sorte de Paris, on voyage à présent
cinquante ou soixante lieues à quelques endroits près, dans des allées
fermes, bordées d’arbres. Les chemins construits par les anciens Romains
étaient plus durables, mais non pas si spacieux et si beaux. Au moment où allait éclater la
Révolution, un voyageur anglais, Arthur Yung, parcourait la France en
observateur méthodique et consignait par écrit ses impressions de voyage. Il
ne peut retenir un cri d’admiration à la vue des belles routes qui sillonnent
la France, et confesse qu’il n’en a point vu de comparables en Angleterre.
C’était une justice- rendue à l’œuvre de Colbert. Le
grand ministre s’occupa aussi des routes d’eau : de ces chemins qui marchent, selon l’expression de Pascal. On peut dire que le
premier canal de jonction date de lui, car, reprenant l’œuvre interrompue de
Sully, il fit achever le canal de Briare, unissant ainsi par le Loing la
Loire et la Seine. Mais son- œuvre la plus considérable, celle qui excita au
plus haut point l’enthousiasme des contemporains, ce fut le percement du
canal des deux mers eu du Languedoc, c’est-à-dire du canal du Midi. Ici
tout l’honneur de l'initiative revient à un particulier : Pierre-Paul Riquet,
originaire de Béziers, n’entendant ni grec ni
latin, dit un
contemporain, à peine sachant parler
français, et qui ne peut s’expliquer sans bégayer. Mais la nature l’avait fait
géomètre et ingénieur, et il osa reprendre à lui seul un projet où avaient
échoué tous ses devanciers. En
effet, l’idée d’unir l’Océan et la Méditerranée n’était pas nouvelle : on
l’avait eue dès l’époque de Charlemagne, on l’avait discutée sous François Ier
en 1589, Pierre Reneau en avait ébauché la
réalisation. Aux états généraux de 1614, les députés du Languedoc avaient
demandé la reprise du projet de Reneau ; il s’était
présenté des chercheurs hardis, comme Bernard Aribalen
1617 ; mais toutes les tentatives étaient restées sans résultat. Dès
1650, Riquet commence ses recherches. Pendant douze ans, il transforme ses
jardins en chantiers d’essai. Il y multiplie
en miniature les rigoles, les épanchoirs, les montagnes percées, les viaducs,
corrigeant toujours quelque chose, et toujours mécontent[3]. Enfin il croit avoir trouvé ;
il obtient une audience de Colbert, lui expose ses vues ; le grand ministre
les trouve admirables ; mais il ne peut contribuer comme il le voudrait à
leur exécution ; il faut se souvenir qu’il était occupé à réformer les finances
et à faire rendre gorge aux partisans. Peu importe : l’ingénieur risquera
noblement sa fortune ; et d’ailleurs Colbert, par un artifice innocent, saura
lui trouver des bailleurs de fonds. Il accorda
à Riquet d’assister silencieusement dans un coin de son cabinet à plusieurs
conférences qu’il eut en ce moment avec les plus riches financiers du temps.
Ceux-ci présument aussitôt que cet homme noir et austère jouit de la haute
faveur et des confidences d’un ministre qu’il fallait apprivoiser. Ils lui
offrent une première fois 200.000 livres, et comme Riquet montrait une
incorruptibilité superbe, ils allèrent jusqu’à 500.000 ; Riquet alors
accepta, mais à titre de prêt, et Colbert s’amusa beaucoup de l’aventure. Enfin
les travaux commencèrent en 1687. L’argent nécessaire fut demandé un peu à
tout le monde, aux riverains les plus intéressés, aux états provinciaux, mais
surtout au trésor royal, qui paya le prix des expropriations. Colbert laissa
sans doute la haute direction de l’entreprise à Riquet, mais tout en
sauvegardant les droits de l’Etat et en lui adjoignant comme collaborateur le
chevalier de Clerville, rival malheureux de Vauban. Toutes
les petites rivières torrentielles des Cévennes méridionales sont captées : Il semble que les fleuves soient des divinités figurées
par autant de statues, et qu’il suffise, pour accaparer leurs eaux, de
changer la direction des amphores. Ces eaux sont jetées dans les immenses bassins de Lampy et de Saint-Ferréol, qui forment le bief de partage
: c’est-à-dire le réservoir destiné à alimenter les deux versants du canal.
L’esprit demeure confondu à la vue de ce prodigieux travail. Les bassins
couvrent une superficie de 67 hectares renfermant 6.400.000 mètres cubes
d’eau. Les murs qui supportent la formidable poussée de cette masse d’eau ont
70 mètres d’épaisseur et 32 de hauteur ! La muse de Corneille en fut
inspirée, d’une façon assez médiocre il est vrai : La
Garonne et l’Atax, en leurs grottes profondes, Soupiraient
de tout temps pour marier leurs ondes, Et
faire ainsi couler, par un heureux penchant, Les
trésors de l’aurore aux rives du couchant ; Mais
à des feux si doux, à des flammes si belles, La
nature, attachée à des lois éternelles, Pour
invincible obstacle opposait fièrement Des
monts et des rochers l’affreux enchaînement[4]. France
! ton grand roi parle, et les rochers se fendent, La
terre ouvre son sein ; les plus hauts monts descendent, Tout
cède, et l’eau qui suit les passages ouverts Le
fait voir tout-puissant sur la terre et les mers. Colbert
présida encore à toutes les grandes constructions du règne de Louis XIY. Il
n’entre point dans le plan de cet ouvrage de décrire les fastueuses et
inutiles splendeurs de Versailles ; il suffira de dire que Colbert pourvut à
tout, non sans mauvaise humeur cependant. Il estimait que le Louvre méritait
mieux les faveurs royales que ce Versailles arraché on quelque sorte par
violence à la nature. Il écrivait à Louis XIV : Pendant que Votre Majesté a dépensé de très grandes sommes
en cette maison (Versailles), elle a négligé le
Louvre, qui est assurément le plus superbe palais qu’il y ait au monde et le
plus digne de la grandeur de Votre Majesté. Il eut
moins la consolation d’achever ce Louvre qu’il aimait tant. On fit pour cela
venir d’Italie à grands frais le chevalier Bernini ou le Bernin, réputé le
plus grand architecte du temps. Il laissa un plan qui ne fut pas d’ailleurs
exécuté. On lui préféra celui d’un Français, Claude Perrault : c’est ainsi
que cette magnifique colonnade tournée vers Saint-Germain-l’Auxerrois peut
être réputée un monument entièrement national. La
bibliothèque royale lui dut une partie de ses richesses, connues encore
aujourd’hui sous le nom de fonds Colbert. Son propre frère, Nicolas Colbert,
évêque d’Auxerre, en accepta la garde. Elle fut transportée en 1666 dans deux
maisons de la rue Vivienne, propriété de Colbert, contiguës à son hôtel, et
qui lui venaient d’un legs de Mazarin. Ces bâtiments font encore aujourd’hui
partie de la Bibliothèque nationale. Il fit
en 1667 construire l’Observatoire, et bientôt de belles découvertes y furent
faites par les Cassini et les Huygens qu’il avait attirés par ses bienfaits.
Il pourvut aux dépenses de la construction de l’hôtel des Invalides. Ces deux
arcs de triomphe qui subsistent encore à Paris sous le nom de porte Saint-
Denis et de porte Saint-Martin furent également construit sous le ministère
de Colbert. Avant
lui, les habitants de Paris était chargés du pavage de la ville ; il prit au
compte de l’Etat cette charge pénible et d’ailleurs mal remplie ; il pourvut
à l’éclairage public, qu’il rendit plus régulier et plus complet ; dès 1666
il assura la police de la capitale par l’établissement de vingt-quatre corps
de garde. Dès lors on n’eut plus le droit de dire avec Boileau : Le
bois le plus obscur et le moins fréquenté Est,
auprès de Paris, un lieu de sûreté[5]. Il est
permis de présumer que, laissé à lui-même, Colbert n’aurait fait parmi ces
dépenses que celles véritablement utiles. Il est curieux de recherchera quel
chiffre elles se sont élevées. Voltaire parle de 500 millions ; Mirabeau, le
père de l’orateur, dit 1.200 ; Volney, dans son Cours d’histoire à l’école
normale (an
III, 1795), arrive
au chiffre énorme de 4 milliards 600 millions ! Il se plaint de la
disparition des registres de comptes. Or ces registres ont été retrouvés ;
ils ont permis d’établir à peu près exactement l’état des dépenses, et on a
été étonné de voir que Voltaire était le plus près de la vérité[6]. Le chiffre s’élève à 165 millions
du temps, ce qui ferait 495 millions de notre monnaie, en appliquant la règle
que nous avons indiquée dès le début de cette étude. C’est encore trop quand
on songe aux charges qui pesaient en même temps sur la France par le fait des
guerres. En dehors de tout titre officiel, Colbert avait à cœur de raffermir l’unité monarchique par l'uniformité des lois. Quoiqu’il ne fût pas jurisconsulte, il présida au plus grand travail qui ait été fait sous l’ancienne monarchie pour mettre de l’ordre et de la clarté dans les lois : il provoqua la refonte des Coutumes locales en un seul corps de législation. Il eût été agréable à l’homme du roi qu’une pareille révolution se fit sans la participation du Parlement, de façon à bien montrer au peuple que toute justice, comme toute puissance, émanait de la seule royauté : c’est pour cela qu’il avait institué, sous la présidence de son oncle, le conseiller Pussort, une commission chargée d’un examen préparatoire. Le président de Lamoignon déjoua ce projet. Il offrit à Louis XIV un concours qu’on ne pouvait décemment refuser. Successivement furent publiés le code Louis, l’ordonnance criminelle, qui restèrent le fond de notre législation jusqu’à la Révolution. Le code des eaux et forêts, paru en 1G69, refondait en une seule ordonnance tous les anciens règlements, et les remplaçait par un code simple et uniforme. Au nombre des réformes accomplies par cette ordonnance, il faut citer la suppression de tous les péages établis sur les rivières depuis 100 ans et non justifiés par des titres solides. Les chevaux et les bateaux ne pouvaient plus être saisis pour le paiement de ces droits. |
[1]
Madame de Sévigné à Madame de Grignan, 1687.
[2]
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 29.
[3]
Voir sur toute cette question le consciencieux travail de M. Desdevizes du Dézert. — Mémoires
de l’Académie de Caen, 1881.
[4]
Cet affreux enchaînement est simplement le col de Naurouze de 190 mètres
au-dessus du niveau de la mer ; mais il faut être indulgent pour l’enthousiasme
poétique.
[5]
Les Embarras de Paris, Satire VI.
[6]
Voir l’état des dépenses de Louis XIV à Versailles, Marly, etc., par M. Eckard.
Versailles, 1833.