LES CONSEILLERS DU GRAND ROI

COLBERT

 

CHAPITRE V. — COLBERT SURINTENDANT DE LA MAISON DU ROI.

 

 

C’est à ce titre qu’il présidait à la distribution des pensions ; et celles dont il gratifia les gens de lettres lui ont valu la réputation d’un Mécène. Elle n’est pas tout à fait méritée.

Colbert voulait que Louis XIV passât pour le prince le plus magnifique et le plus éclairé de l’univers. Il lui ménageait la bienveillance de ceux qui tenaient le porte-voix de la renommée. Ce n’était pas par sentiment, dit le président Hénault, que Colbert aimait les artistes et les savants ; c’était comme homme d’Etat qu’il les protégeait, puisqu’il avait reconnu que les beaux-arts sont seuls capables de former et d’immortaliser les grands empires.

Nous possédons une liste des pensionnés pour l’année 1663 ; elle abonde en appréciations curieuses. Le sieur Molière, excellent poète comique, y figure pour la somme de mille livres, précisément la même que celle qui est allouée au sieur abbé de Pure, qui écrit l’histoire en latin pur et élégant. Une telle libéralité devait échauffer la bile de Boileau. Le sieur Pierre Corneille est bien qualifié de premier poète dramatique du monde et touche 2.000 livres ; mais qu’est-ce à côté du sieur Chapelain, le plus grand poète français qui ait jamais été, et du plus solide jugement ! » soit : 3.000 livres. Il est bon de dire que Colbert avait remis au même Chapelain le soin de préparer et de rédiger la liste motivée des pensions. Racine ne touche que 800 livres ; mais il n’avait encore produit que son ode aux nymphes de la Seine, à propos du mariage du roi. L’abbé Cotin, aux sermons duquel, selon Boileau, on était assis fort à l’aise, est pourtant qualifié de poète et orateur français et touche 1.200 livres : plus que Molière ! L’histoire est bien traitée, puisque l’historiographe Mézerai est inscrit pour 4.000 livres.

On regrette de voir le nom de La Fontaine systématiquement rayé de cette liste des pensionnés du roi. Colbert ne lui pardonna jamais son attachement aux nymphes de Vaux. Le fabuliste s’en vengea de la façon la plus spirituelle et la plus délicate. Colbert venait d’être guéri par le quinquina d’un violent accès de fièvre maligne. La Fontaine écrivit une pièce de vers d’où je détache ce passage :

Et toi que le quina guérit si promptement,

Colbert, je ne dois pourtant te taire...

D’antres que moi diront ton zèle et ta conduite,

Monument éternel aux ministres suivants.

Ce sujet est trop vaste, et ma muse est réduite

A dire les faveurs que tu fais aux savants.

Ces faveurs allaient chercher même des étrangers, du moins jusqu’à l’année 1672. «Le bibliothécaire du Vatican, Allacci ; le comte Gratiani, secrétaire d’État du duc de Modène ; le célèbre Viviani, mathématicien du grand-duc de Florence ; Vossius, l’historiographe des provinces unies ; l’illustre mathématicien Huyghens ; enfin jusqu’à des professeurs d’Altorf et de Helmstadt, villes presque inconnues des Français, furent étonnés de recevoir dos lettres de M. Colbert, par lesquelles il leur mandait que si le roi n’était pas leur souverain, il les priait d’agréer qu’il fût leur bienfaiteur[1]. Viviani répondit par un calembour latin. Sur le fronton d’une maison qu’il fit bâtir avec les libéralités de Louis XIV il grava cette inscription : Ædes a Deo data : Maison par Dieu donnée. Le roi de France s’appelait aussi Dieudonné.

Ces largesses avaient souvent un but politique. C’est ce que prouve une lettre de Chapelain à Colbert, à propos d’un savant allemand pensionné par le roi : J’ai considéré comme un bonheur d’avoir rencontré un savant homme, désintéressé et non suspect de partialité, qui d’office voulut être, en des pays où nous ne sommes pas aimés, la trompette et la gloire de Sa Majesté et de vos si justes louanges. Il parcourra toute l’Espagne et les y répandra avec courage et fidélité, et du moins à son retour nous rendra conte (sic) du succès qu’elles y auront eu[2].

Colbert aimait la réglementation. Il éprouvait comme une sorte de besoin de marquer son empreinte sur toutes les branches de l’activité humaine : il est le véritable créateur de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; l’Académie des sciences est fondée par lui en 1666 ; puis c’est le tour de celle de peinture qui est rénovée sous l’impulsion de Lebrun, de celle d’architecture qui est instituée en 1671. C’est de lui seulement que datent les quarante fauteuils de l’Académie française. Jusqu’alors les immortels avaient dû se contenter de simples escabeaux. Un jour, l’un d’entre eux, grand seigneur, se fit apporter un superbe fauteuil. Dès le lendemain, 39 fauteuils pareils étaient, par les soins de Colbert, installés dans la salle de séance. Pour assurer l’assiduité des académiciens, il imagina les jetons de présence, et depuis lors, ajoute malignement l’abbé d’Olivet, les travaux avancèrent mieux et plus vite.

L’assemblée reconnaissante ne pouvait mieux faire que d’admettre Colbert dans son sein : c’est ce qu’elle fît en effet, bien que les titres littéraires du nouvel élu lussent des plus modestes. Il ne faudrait pas pourtant exagérer, ainsi que le fait le même abbé d’Olivet quand il prétend que Colbert fut dispensé de prononcer le discours d’usage. Une pièce officielle prouve le contraire ; c’est un article de la Gazette de France du 30 avril 1667 : Le 21 du courant, le duc de Saint-Aignan, ayant été prendre le sieur Colbert en son logis, le conduisit en l’Académie française.... laquelle l’avait depuis longtemps invité à lui faire l’honneur d’être un de ses membres ; et, après y avoir été reçu avec les cérémonies ordinaires, il fit un discours à la louange du roi, avec tant de grâce et de succès qu’il en fut admiré de toute la savante compagnie.

Il faut bien croire la Gazette de France ; mais, heureusement pour sa mémoire, Colbert a d’autres mérites que ceux d’académicien !

 

 

 



[1] Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 25.

[2] Citée par P. Clément, p. 190.