Voltaire
a dit : Le génie de Colbert se tourna
principalement vers le commerce qui était faiblement cultivé et dont les
grands principes n’étaient pas connus[1]. L’auteur du Siècle de Louis
XIV a raison. Il n’y eut pas de système raisonné en France avant Colbert.
C’est seulement sous François I er qu’on voit poindre le système de
protection qui consiste à interdire formellement l’entrée de certaines
marchandises étrangères, par exemple le drap d’Espagne. Les soies du même
pays devaient d’abord passer par Lyon pour y payer 5 % de leur valeur. Telle
est l’humble origine du système protecteur. Sous Charles IX, il y a un essai
de tarif général de douane. Tout cela tombe et disparait pendant les guerres
de religion. Il ne paraît pas qu’on en ait été autrement enchanté en France.
La nation qui a le plus contribué à la diffusion du libre échange au XIXe
siècle est aussi celle qui inventa le régime prohibitif et en fit l’essai le
plus brutal. Dès le début du XVIIe siècle, l’Angleterre avait prohibé la
sortie de diverses matières propres à alimenter les industries étrangères :
par exemple les laines et les peaux de mouton. On cite en Irlande le cas d’un
marchand étranger qui eut le bras coupé pour avoir tenté d’exporter des
laines sur le continent. Les marchandises dont la sortie n’était pas prohibée
payaient un droit de sortie énorme. L’Angleterre en retour se gardait avec
soin contre l’invasion des marchandises étrangères. Tous les draps français
étaient absolument exclus de ses marchés. Au
contraire, dit un
très curieux écrit contemporain[2], les Anglais apportent en France toutes et telles draperies qu’il leur
plaît, voire en si grande quantité que nos ouvriers sont maintenant
contraints de prendre un autre métier, et bien souvent de mendier. Même exclusion pour la
mercerie et ce qu’on pourrait déjà appeler l’article de Paris. Les personnes
mêmes étaient taxées : cinq sous pour l’entrée, trente sous pour la sortie.
Un Français ne pouvait traiter d’affaires qu’avec un bourgeois domicilié et
non avec des forains. Nos vins ne pouvaient se vendre directement au
consommateur anglais, mais seulement à une compagnie privilégiée qui les
achetait bon marché pour les revendre fort cher. Le pourvoyeur de la cour
avait le droit de se rendre aux entrepôts des négociants français à Londres
et d’y choisir les meilleurs vins pour la table du roi, les payant au prix fixé
par sa conscience. On sait que la conscience britannique est fort large. Nos
bâtiments pouvaient prendre charge dans un port anglais, mais seulement au
cas où il ne se trouvait point pour cela un bateau du pays, et encore
s’exposaient-ils aux ennuis d’un déchargement s’il se présentait un
concurrent anglais au moment du départ. Montchrestien résume la situation en
ces termes : Les Anglais prohibent toute
marchandise comme il leur plaît et quand il leur plaît ; au contraire, tout
leur est permis en France, tout leur est libre en tout temps.... ils ont en notre royaume tous et tels droits que nous, et
bien souvent ils y sont plus favorablement traités. En
Espagne, les droits n’avaient pas, comme en Angleterre, le but de protéger
l’industrie nationale ; c’étaient de simples procédés fiscaux, exorbitants
d’ailleurs. Toute marchandise payait à la sortie un droit de 10 à 20 0[0.
L’exportation de l’or était absolument prohibée, et c’était au prix des plus
grands dangers que nos marchands introduisaient sur notre territoire quelques
doublons espagnols. La
Hollande, il est vrai, se montrait plus libérale et ne repoussait pas nos marchandises
; mais elle-même avait une industrie très développée, des procédés et un
outillage nouveaux, elle produisait au-delà de sa consommation, n’avait par
conséquent nul besoin de nous, et nous écrasait par ses capitaux. Il
était nécessaire de connaître cette situation économique de l’Europe avant de
porter un jugement sur la conduite de Colbert. Le libre échange devient un
leurre quand il ne s’appuie pas sur une série de concessions réciproques. Il
faut être bien fort pour accepter chez soi une libre concurrence contre
laquelle tous les autres se défendent. C’est la gloire de l’Angleterre que
d’avoir tenté cette redoutable épreuve de nos jours et d’en être sortie à son
honneur ; mais elle avait une industrie en avance sur toutes celles de
l’Europe et qui pouvait défier toute concurrence. Ce n’était pas le cas pour
la France du XVIIe siècle. Nos
produits étaient tombés en discrédit par la faute même des fabricants. Ils
avaient essayé d’arriver au bon marché par des manœuvres frauduleuses, par
des falsifications de toute sorte. Le remède avait été pire que le mal : les
toiles de Normandie, de Bretagne, de Poitou durent céder le pas à celles des
Pays-Bas, les soieries de Lyon et de Tours disparurent devant celles d’Italie
; et ainsi du reste. La voix
de Montchrestien qui réclamait la protection n’était pas isolée : le
pamphlétaire de Richelieu, Laffemas, Savary le père la demandent avec lui.
Elevé dans un milieu de marchands, au sein d’une industrie des plus menacées,
celle des draps, Colbert ne pouvait pas demeurer sourd à ces appels ; il fit
delà protection, et l’événement prouva qu’il n’avait pas tout à fait tort. Sa
faute fut d’exagérer à outrance son système. C’est avec raison qu’un
contemporain a porté sur lui ce jugement : Il
crut que le royaume de France se pourrait suffire à lui-même, oubliant sans
doute que le Créateur de toutes choses n’a placé les différents biens dans
les différentes parties de l’univers qu’afin de lier une société commune[3]. Amelot
de la Houssaie raconte qu’un certain Hazon, marchand à Orléans, eut un jour
la franchise de dire à Colbert : Vous avez
trouvé le chariot renversé d’un côté, et depuis que vous êtes venu au
ministère, vous ne l’avez relevé que pour le renverser de l’autre. C’est peut-être le jugement le
plus exact qui ait été porté sur cette partie de l’œuvre de Colbert ; le gros
bon sens populaire a rarement tort. Puisqu’il est ici question d’un chariot,
il faut reconnaître que celui de l’industrie doit se conduire avec une
‘extrême prudence, qui sache garder le droit chemin entre les abus du
monopole et les dangers d’une excessive liberté. L’économie politique doit se
défier des axiomes trop absolus. Le
moment est venu d’examiner plus en détail quel était ce système qu’on appelle
souvent le Colbertisme, d’autres fois le Mercantilisme, ou encore la Balance
du commerce. Il repose sur cette théorie que l’unique richesse est la
possession des métaux précieux. L’irrémédiable
décadence de l’Espagne, due surtout à la brusque affluence de l’or et de
l’argent en ce pays, aurait dû ouvrir les yeux de Colbert. C’est au
contraire, selon lui, à cette prodigieuse abondance d’argent que toute l’Europe a dû la surprise de voir la maison d'un
simple archiduc d’Autriche, sans aucune considération dans le monde, monter,
dans l’espace de soixante ou quatre-vingts ans, à la souveraineté de tous les
Etats de Bourgogne, d’Aragon, de Castille, Portugal, Naples, Milan ; mettre
par ses pratiques secrètes notre royaume en un péril imminent, et enfin
aspirer à l’empire de toute l’Europe, c’est-à-dire de tout le monde[4]. Colbert oublie trop la fameuse
politique de mariages. En 1679,
nous le voyons encore ordonner à l’intendant d’Aix de
faire visiter à Marseille les vaisseaux à destination du Levant et de
confisquer tout l’argent comptant qu’ils emportent contre la loi universelle et fondamentale de tous les
États qui défendent, sous peine de la vie, les transports de l’or et de l’argent[5]. Voilà bien la preuve de cette
conviction où est Colbert que l’or et l’argent sont la seule vraie richesse. Quel
moyen dès lors d’augmenter la masse des métaux précieux ? Si vous avez des
mines, c’est de les exploiter ; mais si vous n’en avez pas, le seul moyen
d’attirer l’argent, c’est de le faire venir de l’étranger. Il faut donc
demander à l’étranger peu de chose et lui vendre beaucoup : c’est-à-dire
favoriser l’exportation au détriment de l’importation. Pour cela, il faut,
d’abord, favoriser le développement de l’industrie nationale, afin de lui
faire produire mieux que les nations voisines, et de décider ces nations à
venir s’approvisionner chez nous. On assurera ainsi la consommation sur place
des produits indigènes, tout en empêchant les capitaux français de sortir du
territoire. C’était surtout les industries de luxe qui avaient besoin d’être
relevées en France. Colbert y donna tous ses soins. On ne connaissait pas, au
xvii e siècle, l’usage des papiers peints pour décorer les murs des appartements
: on se servait pour cela de tapisseries fort chères, venues de Flandre. Les tapisseries do Flandre cédèrent à celles des Gobelins[6] ; et cette manufacture fondée
en 1667 acquit dès le début une supériorité qu’elle n’a jamais perdue depuis.
Les tapis et moquettes dès 1664 se fabriquèrent à Beauvais ; mais les plus
beaux produits furent ceux de la Savonnerie. Les
tapis de Turquie et de Perse furent surpassés à la Savonnerie[7]. La fabrication d’Aubusson, qui
prétend remonter aux Sarrasins d’Abdérame, reçut une nouvelle impulsion. Les
dentelles nous venaient de la Flandre, ou encore de l’Italie. On fit venir trente principales ouvrières de Venise et
deux cents de Flandre, et on leur donna trente-six mille livres pour les
encourager[8]. Bientôt le point d’Alençon ou
de Valenciennes put rivaliser avec celui de Malines ou de Venise. Colbert fut
encore le créateur de l’industrie des glaces. Avant lui, elles venaient d’Italie
: une tentative avait été faite sous Henri IV pour fixer cette industrie en
France ; mais la manufacture fondée en 1607 au faubourg Saint-Antoine n’avait
pas réussi. Celle de Saint-Gobain, que Colbert institua en 1666, devint
bientôt la première de l’Europe, et l’est encore de nos jours. La France
fabriquait bien des draps communs et grossiers ; les draps fins venaient
exclusivement d’Angleterre et de Hollande. Colbert y mit bon ordre : il
appela à Abbeville un des meilleurs manufacturiers de la Hollande, Van Robais
; il lui assura de nombreux avantages, deux
mille livres par chaque métier battant, outre des gratifications
considérables[9]. Abbeville devint ainsi un
grand centre de production de draps fins, sans parler de Sedan et d’Elbeuf. Esprit méthodique
et absolu, Colbert prétendit fixer pour jamais cette industrie française
qu’il avait rendue la première du monde. Il réunit les principaux négociants
et industriels, leur demanda le dernier mot de leurs procédés et réunit
toutes ces recettes en une sorte de code, admirable ensemble de règlements
industriels et techniques, qui rendirent de grands services quand ils furent
publiés ; mais un pareil code a besoin d’être fréquemment renouvelé. Il
était interdit de s’écarter en quoi que ce fût des procédés qui y étaient
minutieusement décrits. Cela était fait pour encourager l’esprit de routine
et pour tuer toute initiative individuelle. Croirait-on qu’un chapelier de
Lyon vit, par arrêt du Parlement, sa marchandise saisie et détruite, parce
qu’il avait imaginé de mêler du feutre à la soie, seule matière prévue par le
règlement de Colbert ! De plus, le gouvernement s’arrogeait un droit de
contrôle jusque sur la fabrication des objets les plus infimes. Il
garantissait au public des chandelles consciencieuses, du vinaigre digne d’user au corps humain, de la moutarde qui ne sente pas le muche[10]. Ce code
du commerce n’était pas d’ailleurs exempt d’un certain mysticisme, comme le
prouve la lecture du passage suivant. Il s’agit de la teinture des laines : Comme les quatre premières couleurs simples, qui sont le
bleu, le rouge, le jaune et le fauve, peuvent être comparées aux quatre éléments,
les trois premières aux transparents et lucides, et le dernier à l’opacité de
la terre ; de même le noir peut être comparé à la nuit et à la mort, puisque
toutes les autres couleurs se brunissent et s’ensevelissent dans le noir.
Mais comme la mort donne tin à tous les maux de la vie, il est aussi
nécessaire que le noir donne fin à tous les défauts des couleurs qui arrivent
par le manque du teinturier, ou de la teinture, ou de l’usage qui change
suivant le temps et le caprice des hommes. Car ainsi il n’est raisonnable ni
utile au public qu’une étoffe qui manquera de débit, demeure la proie du ver
et de la teigne dans un magasin, pendant qu’on la peut vendre en la faisant
teindre en noir[11]. Colbert
dota encore le commerce et l’industrie d’un Conseil de surveillance
permanent. Il réorganisa le Conseil établi par Henri IV dès 1602.
L’ordonnance de 1665 établit que 18 villes nommeront 2 députés par vote.
Trois d’entre eux, choisis par le roi, devaient entrer au Conseil du roi et
devenaient de grands personnages. Ces 18 villes étaient Dunkerque, Calais,
Abbeville, Amiens, Dieppe, le Havre, Rouen, Saint-Malo, Nantes, La Rochelle,
Bordeaux, Bayonne, Tours, Narbonne, Arles, Marseille, Toulon, Lyon. Tout en
protégeant les produits de l’industrie, Colbert entendait aussi améliorer la
situation des négociants et régler leurs rapports. Tel fut l’objet de
l’ordonnance de commerce ou code marchand de 1673. Elle embrasse tout ce qui
a rapport au commerce, fixe la condition des apprentis, les fonctions des agents
de banque ou courtiers, règle la comptabilité commerciale, les lettres de
change et billets à ordre, fixe la pénalité des faillites et banqueroutes.
Une ordonnance de 16G5 établit dans chaque corporation un tribunal des
maîtres pour juger les délits des ouvriers, avec faculté d’infliger toutes
les peines, sauf les galères ou la mort. L’édit de 1669 attribua aux maires
et échevins des villes la connaissance des procès qui pouvaient s’élever
entre les ouvriers et les maîtres, et le soin de faire exécuter les statuts des
corporations. Un
autre grand encouragement au commerce est cette ordonnance de 1669 qui
autorise tous les gentilshommes à prendre
part dans les vaisseaux marchands, denrées et marchandises d’iceux, sans être
censés déroger à noblesse, pourvu qu’ils ne vendent point en détail[12]. Ainsi les nobles ne
dérogeaient pas en se livrant au commerce de gros. Une foule de nobles de nos
provinces maritimes s’empressèrent de profiter des bénéfices de cette
ordonnance, principalement à Nantes, à Saint-Malo et à Bordeaux. Après
avoir ainsi assuré le développement de l’industrie et du commerce, restait à
assurer la consommation de la marchandise nationale dans le pays ; il fallait
combattre l’importation étrangère. Colbert pour cela eut recours aux douanes. Sans
doute, il n’inventa pas les douanes. Elles existaient déjà de province à
province. Les rois, en supprimant partout les péages au profit des seigneurs,
n’avaient pas laissé que d’étendre les leurs. Cette multiplicité de douanes
aux tarifs différents était une source d’abus, sans parler des
entraves apportées au commerce. On fatiguait les marchands, remettant
quelquefois à huit jours de faire l’inspection des marchandises, à moins
toutefois qu’ils n’eussent offert un honnête présent. Il était toujours
facile de trouver quelque irrégularité dans la quantité, la qualité, le
poids, la mesure des marchandises portées sur la déclaration, et alors
commençait un interminable procès où les commis étaient à la fois juges et
parties : on s’en tirait encore par une forte composition. Si les
intérêts du consommateur étaient lésés, ceux du trésor ne l’étaient pas
moins. Quelque négociant peu délicat était-il pris en flagrant délit de
fraude, il n’avait qu’à abandonner gracieusement au commis la moitié des
marchandises pour s’en aller avec le reste[13]. Grâce à ce système, les
denrées du Japon et de la Chine arrivent en France, dit Boisguilbert, en
quadruplant de prix ; mais les marchandises françaises pour un trajet un peu
long augmentent de dix-neuf et vingt fois leur valeur ! Donc,
ajoute-t-il, les commis et les traitants qui
empêchent ce trajet sont six fois plus formidables et plus destructeurs du
commerce que ne sont les pirates, les tempêtes et trois à quatre mille lieues
de route[14]. Voltaire en 1751 était encore
réduit à écrire : Charger de taxes dans ses
propres États les denrées de son pays, d’une province à une autre ; rendre la
Champagne ennemie de la Bourgogne, et la Guienne de la Bretagne, c’est un abus
honteux et ridicule : c’est comme si je postais quelques-uns de mes domestiques
dans une antichambre pour arrêter et manger une partie de mon souper lorsqu’on
me l’apporte ; et
il ajoute : On a travaillé à corriger cet
abus, et, à la honte de l’esprit humain, on n’a pu y réussir[15]. C’est
qu’en effet Colbert se montra faible en cette circonstance. Lui qui avait
déployé tant d’énergie contre les financiers, les faux nobles, les villes
endettées, il n’osa pas heurter de front les privilèges provinciaux. Il se
contenta de proposer en 1664 un tarif uniforme pour les douanes intérieures.
Douze provinces seulement l’acceptèrent et formèrent ainsi une sorte d’union
douanière. Les marchandises y circulèrent dès lors en franchise et ne
payèrent qu’une fois pour toutes, à la frontière de l’union. Ces provinces
étaient : l’Ile-de-France, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, la
Bresse, le Bugey, le Bourbonnais, le Poitou, l’Aunis, l’Anjou, le Maine, la
Touraine. On les appelait provinces des cinq grosses fermes. Ce nom vient de
ce que les 5 impositions principales étaient affermées à une seule et même
compagnie. Voici d’ailleurs la série de ces impositions : 1° l’imposition
foraine ou droit payé par toute marchandise vendue ; 2° droit de resue ou
droit sur l’exportation ; 3° droit de haut passage ou permis d’exportation et
de transit pour certaines marchandises ; 4° la traite d’Anjou ou droit
d’entrée en Anjou par la Loire, les Ponts-de-Cé et Angers ; 5° le trépas de
la Loire ou droit payé par toute marchandise sur la Loire. Les
provinces qui ne voulurent pas se soumettre au tarif établi par Colbert et
qui conservèrent leurs douanes prirent le nom de 'provinces réputées
étrangères. C’étaient l’Artois, la Bretagne, le Languedoc, le Dauphiné, la
Franche-Comté, l’Auvergne. Toutes les barrières élevées contre l’importation
étrangère existaient pour elles. Il leur devenait dès lors diflicile de
commercer avec le reste de la France. Cela n’était point fait pour déplaire à
Colbert, qui les favorisa au point de vue de l’exportation. Il créa en effet
onze entrepôts francs à la Rochelle, Ingrande, Rouen, le Havre, Dieppe,
Calais, Abbeville, Amiens, Guise, Troyes, Saint-Jean de Losne, tous à peu de
distance de la frontière, et il permit à tous les négociants des provinces
réputées étrangères d’envoyer dans ces entrepôts leurs marchandises destinées
à l’étranger sans payer de droits pour la traversée des provinces des cinq
grosses fermes. Enfin
une troisième zone comprit des pays récemment annexés, que l’on voulait
ménager dans leur amour-propre local et dans leurs préjugés. Les Trois
Evêchés, l’Alsace et le pays de Gex formèrent les provinces d'étranger
effectif. Elles gardaient leurs communications libres avec l’étranger et ne
rencontraient d’obstacles que pour faire entrer leurs marchandises en France
! Telles
sont les anomalies que Colbert ne put réussir à faire disparaître. Pour les
douanes extérieures, il les employa à fermer l’accès de la France aux
marchandises étrangères. Le tarif de 1664 marque le premier pas dans la voie
des prohibitions ; mais il fut encore bien aggravé par celui de 1667. Les
articles spécialement visés étaient surtout ceux fabriqués en Angleterre et
en Hollande : draperies, bonneteries, tapisseries, cuirs, toiles, dentelles,
glaces, ustensiles de fer-blanc. 25 aunes de drap, taxées 40 livres en 1664,
étaient portées à 80 ; la tapisserie, qui payait 120 livres, en payait
désormais 200 ; les 15 aunes de toile passaient de 2 livres à 4 ; les dentelles,
de 25 à 60. En revanche, les droits de sortie étaient réduits. On voit
que Colbert poursuivait cette chimère de la balance du commerce par la
comparaison des chiffres de l'importation et de l’exportation. C’est là, pour
la fortune d’un pays, une évaluation bien incertaine : elle néglige ce
facteur si important de la consommation sur place. Chaptal a calculé que la
totalité des produits de la laine en France s’élève à 238 millions, dont 21
seulement sont exportés. La balance du commerce oublie de tenir compte des
matières premières qui seront transformées avec plus-value par le travail
national ; enfin elle pourrait se prêter à des calculs de ce genre : un
navire sort de Marseille avec un chargement estimé 500.000 francs, à
destination des Indes. Il sombre à peine sorti du port. L’exportation indique
500.000 francs, l’importation zéro ; bénéfice net, 500.000 francs qui dorment
au fond de la mer. Au contraire, l’armateur échange ses marchandises contre
d’autres de fabrication indienne pour 700.000 francs. L’importation est cette
fois 700.000 contre l’exportation 500.000, soit une perte de 200.000 francs,
quand c’est au contraire un gain dont le négociant pourra faire profiter le
travail national ! Le
tarif de 1667 fit jeter les hauts cris à la Hollande, déjà fort éprouvée par
des mesures analogues que Cromwell avait introduites en Angleterre[16]. Elle réclama par
l’intermédiaire de son ambassadeur Van Beuningen qui avait la vivacité d’un Français et la fierté d’un
Espagnol. Il se plaisait à choquer dans toutes les occasions la hauteur
impérieuse du roi, et opposait une inflexibilité républicaine au ton de
supériorité que les ministres de France commençaient à prendre[17]. C’était là un mauvais avocat.
Colbert ne peut supporter la chaleur, l’emportement
et les imaginations du sieur Van Beuningen. Il prédit qu’il causera à la Hollande les plus grands préjudices qu’elle ait reçus[18]. Il écrivait ceci en 1668,
songeant déjà à cette guerre qui n’éclata qu’en 1672. Chacun connaît les
brillantes victoires des Français, la coalition de toute l’Europe brisée, le
traité de Nimègue valant à Louis XIV le surnom de Grand. Et pourtant
c’étaient là des succès plus apparents que réels. La Hollande avait forcé
l’envahisseur à reculer devant l’inondation, elle gardait son territoire
intact alors que Colbert méditait de la détruire en tant que nation ; enfin
elle obtenait l’abrogation du fameux tarif de 1667 et le retour à celui de
1664. Colbert
aurait voulu que la France ne consommât que des produits français ; mais il
est tel de ces produits que notre sol ne peut fournir. Le café, le sucre, le
coton, l’indigo ne peuvent être obtenus que dans les pays chauds ; les
fourrures au contraire viennent des régions septentrionales, la gomme de
l’Afrique. Il ne faut pas pourtant, d’après Colbert, demander ces marchandises
à l’étranger ; on ne les aurait qu’en échange de ce précieux numéraire qu’il
faut garder à tout prix. On doit donc s’arranger de façon à produire ces
choses-là soi-même, d’où nécessité des colonies. Il faut avoir un coin
d’Amérique pour le sucre, des Indes pour les épices, d’Afrique pour y
chercher des nègres qui cultiveront les plantations. Ces colonies ne sont
pour la métropole qu’un instrument. C’est
là ce qu’on appelle le pacte colonial, système qui subordonne l’intérêt de la
colonie à celui de la métropole. C’est en se plaçant uniquement à ce point de
vue que Colbert eut des colonies. Il racheta les Antilles à des particuliers,
rattachant ainsi la Guyane et la Louisiane. Il s’occupa activement de nos
établissements au Canada, auxquels il donna une vive impulsion ; il accorda
sa bienveillance au hardi explorateur Cavelier de la Salle qui explora les
bouches du Mississipi, remonta le fleuve, et, rejoignant au confluent de
l’Ohio l’expédition du Père Marquette, nous donna la Louisiane[19]. L’Acadie, Terre-Neuve,
Saint-Pierre et Miquelon devinrent le centre de nos grandes pêcheries. En
Afrique, Gorée et Saint-Louis à l’embouchure du Sénégal, l’estuaire du Gabon
; l’ile Bourbon et l’ile de France dans le voisinage de Madagascar reçurent
des colons français. Aux Indes, Pondichéry fut fondée. Colbert,
en étendant notre empire colonial, eut le grand mérite de faire tout ce qui était
en son pouvoir pour y rendre moins dure la condition des esclaves. C’était là
un soin qui semblait peu toucher les autres nations. Le code noir nous semblerait
bien dur de nos jours ; c’était un grand progrès pour le temps où il parut.
Sans doute la peine de mort était prononcée contre tout esclave qui frappait
son maître au visage ; tout fugitif était marqué à l’épaule, avec rupture du
jarret en cas de récidive, et la mort à la troisième tentative ; mais le
maître cessait de pouvoir mutiler ou torturer un esclave à sa fantaisie ; il
était obligé de nourrir l’esclave infirme, sous peine de le voir transporté
dans un hôpital et entretenu à ses dépens ; il ne pouvait vendre séparément
le mari, la femme et les enfants au-dessous de 14 ans ; il ne pouvait marier
l’esclave contre son gré, et s’il avait des enfants d’une de ses esclaves, il
perdait aussitôt tout droit sur la mère, à moins de l’épouser, ce qui rendait
les enfants libres. Colbert
rêvait la création de grandes compagnies privilégiées qui auraient monopolisé
tout le commerce d’outre-mer. Il créa la Compagnie du Nord, pour la pèche de
la baleine, de la morue, pour les pelleteries. Il créa les deux grandes
Compagnies des Indes occidentales (Amérique) et des Indes orientales (Afrique et
Asie). Il faut
reconnaître que ces tentatives furent malheureuses. La seule compagnie qui
ait végété plutôt que vécu est celle des Indes orientales ; elle vivait
encore en 1714, quand les autres avaient depuis longtemps disparu. Elle avait
surtout fait des tentatives sur Madagascar. Le marquis de Mondevergue fut
investi par elle des hautes fonctions de gouverneur, et arriva dans file
escorté de 10 vaisseaux, dont un de trente-six canons. Son administration fut
excellente. Il appliquait à Madagascar les procédés que Dupleix devait plus
tard employer avec tant de succès en Inde. Malheureusement la Compagnie, dès
1670, se vit contrainte de rétrocéder l’ile au roi. Colbert ne sut pas garder
Mondevergue. Il le remplaça par un certain de la Haye, homme violent et
brutal, qui souleva toute l’ile contre nous. Fort-Dauphin fut surpris, et
tous les Français furent massacrés. Ainsi finit d’une façon tragique cette
première colonisation de Madagascar par la France : s’il n’a pas réussi,
Colbert a du moins le mérite d’avoir établi d’une façon indéniable nos droits
sur la grande île. On a
accusé Colbert d’avoir négligé l’agriculture : cela est injuste. Le
rétablissement des haras par l’achat d’étalons en Angleterre, en Allemagne et
en Afrique, l’introduction des béliers de bonne race, la défense faite dès
1663 de saisir les bestiaux de labour pour le paiement de la taille,
justifient amplement le ministre de ce reproche immérité. En 1667, il étendit
même cette interdiction à toutes les dettes du paysan autres que le fermage.
Il se trouva que Colbert dépassait le but. En privant le créancier d’un
nantissement assuré, il frappait l'agriculteur dans son crédit. Pour
tout ce qui touche l’agriculture, Colbert, plein de bonnes intentions, à la
main malheureuse. Hanté, comme tous ses contemporains, par le spectre de la
famine, il revient sur la meilleure mesure administrative prise par Sully :
je veux dire qu’il interdit le commerce des blés et défend sa circulation de
province à province. C’est la seule tache du
ministère de Colbert,
a dit Voltaire, et elle est grande[20]. Colbert
n’est point sans excuse. Lors de son avènement, deux mauvaises récoltes
successives avaient causé des souffrances épouvantables. On avait vu des
pauvres mourir de faim. Un document cité par M. Pierre Clément nous montre
des malheureux sans habit, sans linge, sans
meubles, noirs comme des maures, la plupart défigurés comme des squelettes,
et les enfants enflés[21]. On voyait des bandes de
paysans organisés pour le pillage, nullement effrayés par la perspective de
la potence, qui leur semblait au contraire le terme de leurs maux. On
mangeait l’herbe des chemins ; on vit des malheureux déterrer des cadavres et
s’en repaître ! Colbert
partagea les préjugés de son temps. On croyait que faire sortir du blé de la
province c’était la vouer à la famine. Ce préjugé fut bien long encore à
disparaître. En 1790, il y eut une grave émeute à Saint-Quentin parce que
l’administrateur des hospices avait fait sortir trois voitures de blé de la
ville ! On ne voulait pas comprendre cette vérité, si simple pourtant, que la
liberté du commerce des grains assure le bien-être général, sans parler du
bénéfice de l’agriculteur. Voici à ce sujet une page remarquable due à la
plume d’un maître : Supposez
que toutes les provinces de France soient enveloppées de barrières, et que la
Normandie ne puisse rien acheter ou vendre à l’Ile-de-France. D’abord la
Normandie, obligée de se suffire à elle-même, devra mettre une partie de son
territoire en pâturage, une autre en terre à blé. Si le territoire normand
est surtout propre à faire des pâturages, l’agriculteur, obligé de faire du
blé, ne tirera point de sa terre autant de produit qu’il pourrait le faire.
Supposez au contraire que la Normandie et l’Ile-de-France communiquent
librement. La Normandie est une terre bonne pour les pâturages ; l’Ile-de-b
rance est une bonne terre pour les blés. Chacune des deux provinces suivra sa
vocation naturelle... l’herbagiste normand ira chercher son blé dans
l’Ile-de-France ; le cultivateur de l’Ile-de-France achètera ses bestiaux en
Normandie. Plus il y aura de pays communiquant ainsi entre eux, plus il sera
facile à chacun d’eux de tirer de son sol tout le parti possible. Mais
l’isolement des provinces est funeste pour d’autres raisons encore. Supposez
que telle province, bien fermée de barrières, ait une très belle récolte ;
elle a du blé plus qu’il n’en faut pour sa consommation : aussi le blé est-il
fort bon marché ; mais alors le laboureur n’est plus payé de sa peine... Au
contraire, la récolte est mauvaise, le blé, manque : c’est la famine. Mais si
l’on enlève les barrières, la province pourra, dans les bonnes années, vendre
son blé dehors et au loin ; dans les mauvaises, en acheter où il s’en trouve.
Plus sont nombreux les pays qui communiquent ainsi librement entre eux, plus sont
faciles les communications, moins est grand le danger de famine[22]. C’est
pour ne pas avoir compris cette vérité que Colbert, sans le vouloir, porta un
coup sensible à l’agriculture. Le laboureur
craignit de se ruiner à créer une denrée dont il ne pouvait espérer grand
profit ; et les terres ne furent pas aussi bien cultivées qu’elles auraient
dû l’être[23]. En multipliant les arrêts
relatifs au commerce des grains, Colbert le
ruina complètement et entraîna dans cette ruine les propriétaires et les
cultivateurs[24]. Son administration porta un coup funeste à l’agriculture, cela est
incontestable ; il y aurait mauvaise foi évidente à ne pas le confesser[25]. Le même historien qui porte ce
jugement sévère ajoute cette conclusion qui sera aussi la nôtre : Il y aurait plus d’injustice encore à attribuer à ce grand homme un éloignement systématique pour l’agriculture et comme un parti pris de la ruiner. |
[1]
Siècle de Louis XIV, chap. 29.
[2]
Traité d’économie politique dédié au roi et à la reine-mère, par Antoine de
Montchrestien, sieur de Vatteville. Rouen, 1615.
[3]
Abbé de Choisy, Mémoires, p. 147.
[4]
Mémoire de Colbert en 1663. P. Clément, Lettres, t. II, 1re partie, p. 18.
[5]
P. Clément, Lettres, t. II, p. 696.
[6]
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 29.
[7]
Voltaire, Siècle de Louis XV.
[8]
Voltaire. — La Savonnerie était une manufacture située à Chaillot, alors
village à la porte de Paris.
[9]
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 29.
[10]
Termes employés par les ordonnances royales.
[11]
Cité par M. Levasseur, Histoire des classes ouvrières en France, t. I.
[12]
Recueil d'ordonnances. Isambert.
[13]
Voir Boisguilbert, Détail de la France, p. 193 et suivantes.
[14]
Détail de la France, p. 288.
[15]
Dialogue entre un philosophe et un contrôleur général des finances.
[16]
L’Acte de navigation.
[17]
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 9.
[18]
Lettre de Colbert, citée par P. Clément, p. 334.
[19]
Voir Charlevoix, Histoire du Canada.
[20]
Siècle de Louis XIV, chap. 30.
[21]
P. Clément, p. 111 et 59.
[22]
Lavisse, Sully, p. 107 et 108.
[23]
Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. 30.
[24]
P. Clément, p. 278.
[25]
Joubleau, Etudes sur Colbert, t. II, p. 17.