Jean-Baptiste
Colbert naquit en 1619. Sa mère, Marie Pussort, était une bonne bourgeoise.
On montre encore à Reims la maison où Nicolas Colbert, son père, tenait boutique
de draps, à renseigne du Long vêtu. Un de
ses oncles, Odart Colbert, s’était enrichi dans le commerce des draps et
étamines au point d’acheter en 1612 une charge de secrétaire du roi. C’était
une sinécure conférant la noblesse héréditaire, une savonnette à vilain,
comme on disait dédaigneusement au XVIIIe siècle. L’oncle devint un Colbert
de Saint-Pouenge. Cette noblesse de fraîche date ne s’étendait pas jusqu’à la
famille du futur ministre. Lui-même
reçut une éducation conforme à son rang. Il ignorait les humanités ou du
moins ne les apprit que fort tard, lorsqu’il était déjà ministre[1]. De
bonne heure, on l'envoya à Paris pour apprendre la marchandise. On le retrouve peu après à Lyon. Il ne semble pas avoir
témoigné de grandes aptitudes pour le négoce, car il revient à Paris pour
être clerc de notaire. De là il passe chez un procureur au Châtelet, puis il
devient commis chez un trésorier du nom de Sabathier[2]. Il avait déjà trente et un
ans, et menaçait de végéter longtemps encore dans ces emplois obscurs,
lorsqu’un de ses cousins, un Colbert de Saint-Pouenge, le fît entrer comme
commis chez Michel Letellier dont il était le beau-frère. Ce Michel
Letellier, dont nous parlerons ailleurs[3], parti de très bas, était
devenu une manière de personnage. Son influence allait toujours grandir. Doué
d’une grande pénétration, il remarqua bien vite l’assiduité et l’exactitude
de son commis. Aussi
l’employait-il aux missions les plus délicates. Un jour, il le chargea de
porter à Sedan une lettre de la reine-mère pour la remettre à Mazarin, mais
avec recommandation expresse de la rapporter. Le rusé cardinal, après avoir
pris connaissance de la missive, remit au lendemain de rendre réponse. Il
confia alors au jeune messager un pli cacheté que celui-ci décacheta
immédiatement, disant pour son excuse : que
comme il avait été fermé par un des secrétaires de Son Éminence, il pouvait
avoir oublié d'y mettre la lettre de la reine. Elle n’y était point en effet. Mazarin s’excusa
fort et le pria de revenir le lendemain ; mais il s’arrangea de façon à être
absent quand se présenta le secrétaire. Celui-ci ne se lassa point, et,
vaincu par sa constance, Mazarin lui remit enfin la lettre, que Colbert examina de tous côtés pour voir si c’était là
même', et sans s’étonner de ce que le ministre lui demanda s’il le croyait
capable de supposer un papier pour un autre[4]. A
quelque temps de là, Mazarin demanda à Letellier de lui procurer un homme de
confiance. Letellier crut ne pouvoir mieux faire que de lui présenter
Colbert, qui ne s’était pas vanté de ses rapports avec le ministre. Mazarin
le reconnut fort bien ; mais, loin de lui en vouloir, il le reçût avec
plaisir, lui demandant seulement le même zèle et la même fidélité qu’il avait
témoignés à son protecteur. C’est
ainsi que Colbert devint l’intendant de Mazarin. Il déploya dans ces
délicates fonctions l’esprit d’ordre et de probité qu’il devait apporter plus
tard dans les affaires du roi. Aussi prit-il sur le ministre une légitime
influence dont il sut se servir pour sa propre fortune. On le voit épouser
Marie Charon, fille de Jacques Charon, qui, de tonnelier et courtier en vins,
était devenu trésorier de l’extraordinaire des guerres et propriétaire d’une
grosse fortune. Charon avait des visées plus hautes pour sa fille. Il céda
cependant, afin de s’exempter d’une lourde taxe qu’on voulait sans cela lui
faire payer. On ne
sait si Mazarin donnait de beaux gages à son intendant. Cela paraît peu
probable quand on connaît le caractère de l’Eminence. Une lettre de Colbert
publiée à grand fracas en avril 1655 affirme pourtant le contraire : la
publicité donnée à cette lettre est précisément un motif pour douter de sa
sincérité. Mazarin a trouvé là un moyen de se défendre à peu de frais contre
le reproche d’avarice. Il est vrai qu’il paya sa dette en une lois et
grandement, mais toujours sans bourse délier. A son lit de mort, il signala
Colbert à Louis XIV comme un serviteur
modeste, prêt à tout, et qui réglerait l’Etat comme une maison particulière. Plus tard, Colbert agrémenta
la chose, et il racontait à ses amis que Mazarin mourant avait tenu ce
langage : Sire, je vous dois tout, mais je
crois m’acquitter en quelque façon en vous donnant Colbert[5]. Le
premier usage que fit Colbert de sa situation auprès du roi, ce fut de
poursuivre avec une haine implacable Fouquet, le surintendant des finances. L’acharnement
qu’il apporta dans toute cette affaire semble au premier abord inexplicable :
c’est au fond une question de tempérament. Il avait connu Fouquet chez
Mazarin, et ces deux hommes étaient si différents qu’ils devaient forcément
se détester et devenir ennemis. L’un devait disparaître devant l’autre. Colbert
n’avait point d’avantages physiques. Il était d’une taille médiocre. Ses
cheveux étaient noirs et en petite quantité, ce qui lui fit prendre de bonne
heure la calotte. Il avait le visage
naturellement renfrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs lui
faisaient une mine austère et lui rendaient le premier abord sauvage et
négatif[6]. Selon
l’expression de Pierre Clément, il eut
toujours une prédilection marquée pour les formes sévères et absolues de
Richelieu. Louis
XIV disait parfois d’un ton railleur : Voilà
Colbert qui va nous répéter : Sire, ce grand cardinal de Richelieu, etc.[7] Il
parlait peu et ne répondait jamais sur-le-champ, voulant se laisser le temps
de la réflexion. Il était la terreur des solliciteurs. Guy Patin dit de lui :
C’est un homme de marbre, vir marmoreus. Dans ses lettres, Madame de
Sévigné l’appelle le nord[8]. Elle fut forcée de l’aller
voir pour obtenir le règlement d’une pension promise à son gendre ; voici le
récit qu’elle nous a laissé de cette entrevue : Je lui touchai un mot des occupations continuelles et du
zèle pour le service du roi, un autre mot des extrêmes dépenses à quoi l’on
était obligé, qui ne permettaient pas de rien négliger pour les soutenir, que
c’était avec peine que M. de Grignan et moi l’importunions de cette affaire ;
tout cela était plus court et mieux rangé ; mais je n’aurai nulle fatigue à
vous dire la réponse : Madame, j’en aurai soin, et me remène à sa
porte[9]. Madame
de Sévigné avait tort de se plaindre, souvent Colbert ne répondait pas du
tout : ainsi en usa-t-il avec une dame Cornuel qui lui dit : Monsieur, faites au moins signe que vous m’entendez. Une autre solliciteuse se jeta
à ses pieds, Colbert se mit à genoux en face d’elle en lui disant : Je vous conjure, Madame, de me laisser en repos. Certes,
on ne peut accuser Colbert de galanterie exagérée ! L’abbé de Choisy nous
déclare qu’il n’avait nulle passion. Joignons à cela qu’il était sobre, et il
avait d’autant plus de mérite que dans sa jeunesse il avait témoigné un goût
très vif pour le vin[10] ! Il
paraît avoir eu l’intelligence lourde, l’esprit solide mais pesant. Il
comprenait avec peine, disent les contemporains[11] ; mais une application infinie
et un désir insatiable d’apprendre lui tenaient lieu de science. Il ne
faisait rien qu’à force de travail, auquel il ne consacrait pas moins de
seize heures par jour. Lui-même
nous apprend qu’il se couchait tard et se levait matin. Il n’y a, écrit-il, que le travail du
soir et du matin qui puisse avancer les affaires[12]. Une fois qu’il était instruit,
il parlait avec une grande justesse. Avec cela, il avait les travers des
demi-savants, aimant surtout à parler des choses qu’il connaissait peu,
affectant d’en savoir fort long, citant même hors de propos des passages
latins qu’il avait appris par cœur et qu’il comprenait mal[13]. Au
point de vue moral, il donna toute sa vie, l’exemple d’une scrupuleuse
probité, jointe à une régularité parfaite. La
loi la plus indispensable et la plus nécessaire, disait-il, est
d’être réglé dans ses mœurs et dans sa vie[14]. Dur envers lui-même, il
l’était avec les autres. Été et hiver, son neveu Desmarets travaillait avec
lui clés sept heures du matin, et il n’admettait point le plus léger retard.
Il n’eut jamais qu’une ambition : remplir les coffres du roi, se 'souciant
peu de ruiner pour cela une infinité de familles. Il était intraitable sur ce
sujet. C’est ainsi qu’un certain Brisacier lui ayant acheté pour cinq cent
mille livres sa charge de secrétaire des commandements de la reine fit en
plus un présent de vingt mille livres à madame Colbert. Il croyait faire sa
cour au ministre, qui bientôt lui en témoigna
sa profonde reconnaissance en lui ôtant d’un trait de plume plus de cinquante
mille livres de rente qu’il avait en bon bien sur le roi[15]. Colbert
a ce trait commun avec Sully que, comme lui, il sollicite toujours des
récompenses. De temps en temps, dans sa correspondance avec Mazarin, on le
voit glisser une phrase pour demander quelque petite abbaye de 4.000 livres
de rente. Il ne perdit rien pour attendre, car il reçut un bénéfice de 8.000
livres. Il reçut encore, .et gratuitement, la charge d’intendant du duc
d’Anjou dont il tira 40.000 livres, celle d’intendant des commandements de la
reine, que nous venons de le voir céder pour 500.000 livres au pauvre
Brisacier. Pierre Clément établit que ses traitements avoués ne dépassaient
pas 70.000 livres par an ; mais Colbert ne s’oubliait pas dans la
distribution des bienfaits du roi. En 1678, on voit 40.000 livres données au sieur Colbert, en considération de ses services et pour
lui donner le moyen de les continuer[16]. Il put ainsi amasser une
fortune que lui-même n’estimait pas au-dessous de dix millions, offrant
d’ailleurs de démontrer au roi que les
appointements de ses charges et les gratifications extraordinaires avaient pu
en vingt-deux ans produire légitimement une somme aussi considérable que
celle-là ![17] Il ne
se fit point faute de pourvoir avantageusement ceux de sa famille, au point
qu’on a pu l’accuser de népotisme. Un de ses frères devient évêque de Luçon,
puis d’Auxerre ; un autre devient marquis de Croissy, et plus tard ministre
des affaires étrangères. Parmi ses fils, l’un est marquis de Seignelay et
aspire à la survivance des charges de son père ; l’autre, archevêque de
Rouen, entrera à l’Académie française ; les autres sont pourvus de hauts
grades dans l’armée, et sont tout au moins colonels. Il est vrai qu’on est
porté à une extrême indulgence quand on voit un Antoine Colbert tué à la tête
de son régiment au combat de Valcourt en 1689, Armand tué à Hochstedt en
1704, Charles tué à Fleurus en 1690. Cette famille roturière a conquis la
noblesse sur les champs de bataille. Mais
Colbert ne l’entendait pas de cette façon et prenait fort au sérieux sa
noblesse toute récente. Il avait des accès de vanité sentant le parvenu, et
aurait pu fournir à Molière plus d’un trait pour le personnage de M.
Jourdain. C’est lui qui fit enlever la nuit
dans l’église des Cordeliers de Reims une tombe de pierre où était l’épitaphe
de son grand-père, et en fit mettre une autre où l’on avait gravé en vieux
langage les hauts faits du preux chevalier Kolbert d’Ecosse[18]. Fier de cette haute lignée, il
ne veut pour ses filles que des maris titrés. Certainement il aurait repoussé
Cléonte. Sa fille Joséphine-Marie-Hélène devient duchesse de Chevreuse ;
Henriette-Louise, duchesse de Saint-Aignan ; Marie-Anne, duchesse de
Mortemart. Il faut voir alors le bourgeois parvenu conduire fièrement ses
gendres aux Cordeliers, s’agenouiller sur la
prétendue tombe de ses ancêtres, disant les sept psaumes et en faisant dire à
ses gendres, très dévotement. Saint-Simon nous parle du frère de Louvois, archevêque de
Reims, aussi humble sur sa naissance que les
Colbert sont extravagants sur la leur[19]. Mais quoi ! les Colbert
n’avaient-ils pas été agréés par l’Ordre de Malte ? Le ministre avait prié le
conseil de l’Ordre d’examiner les titres de son fils avec la dernière
rigueur, et, ajoute finement Choisy, ils
trouvèrent les parchemins de 300 ans plus moisis qu’il ne fallait[20]. Véritable
antithèse de Colbert, Fouquet était aimable et spirituel. Les lettres de
Madame de Sévigné nous le montrent avec l’air franc et ouvert. Il écoutait paisiblement et répondait toujours des choses
agréables, en sorte que, sans ouvrir sa bourse, il renvoyait toujours à demi
contents tous ceux qui venaient à son audience[21]. Aussi léger et inconséquent
que Colbert était austère, on disait de lui qu’il prétendait acheter le
dévouement de tous les hommes. Autant
Colbert était lent, autant Fouquet avait de facilité aux affaires. Il est
vrai qu’il 'avait encore plus de négligence ; mais il voulait au moins avoir
les apparences de l’application et du travail. Aussi écrivait-il la nuit à la
bougie, dans son lit, sur son séant, les radeaux fermés, sous prétexte que le
grand jour lui donnait de perpétuelles distractions. Le jour venu, il faisait semblant de travailler seul, à Saint-Mandé, et
pendant que toute la cour était dans son antichambre, louant à haute voix le
travail infatigable de ce grand homme, il descendait par un escalier dérobé
dans un petit jardin[22] où l’attendait joyeuse
compagnie. D’ailleurs nul scrupule, nulle probité, pas plus que les grands de
son époque. Il comptait bien faire pour son propre compte et pour celui de
ses amis ce qu’il avait vu faire à Mazarin, ce qu’il avait commencé à faire
lui-même. Avant d’entrer dans les coffres de l’épargne, une bonne 'partie de
l’argent du roi s’égarerait en chemin. Cela n’était point fait pour scandaliser
les honnêtes gens de ce temps-là ; il y en eut un pourtant qui ne put le
supporter et qui ouvrit les yeux au roi sur les dilapidations de ce ministre
; celui-là fut précisément Colbert. Ce fut
sur son conseil que le roi demanda à son surintendant les états de la recette
et de la dépense. Fouquet donna les états, mais complètement dénaturés, avec
une dépense qu’il grossissait et des revenus qu’il diminuait. Le roi montrait
tous les soirs ces états à Colbert qui lui en faisait remarquer les
faussetés. Le roi insistait le lendemain avec Fouquet, sans pourtant vouloir
paraître trop instruit, et Fouquet, insolent, persistait dans le mensonge. Un
jour, après l’examen d’un de ces comptes, le roi se laissa emporter au point
de s’écrier avec beaucoup de vivacité : Eh
bien ! et le reste ?
— Fouquet répondit, non sans embarras, qu’ayant
eu à faire pour les besoins de l’État beaucoup de dépenses secrètes, dont le
cardinal et lui seul avaient été instruits, il se reposait entièrement à cet
égard sur la bonté du roi.
Louis XIV était désormais fixé, et la perte de son ministre infidèle était
résolue. Le
malheureux Fouquet était aveugle et semblait travailler lui-même à sa perte.
Une véritable coalition s’était formée contre lui. Letellier et de Lionne
s’étaient joints à Colbert. Ils donnèrent au surintendant le conseil perfide
de vendre sa charge de procureur général au Parlement de Paris. Il le fit, et
désormais il cessait d’être justiciable de cette compagnie. C’était
précisément ce que voulaient ses ennemis. Cette
vente produisit un million qu’il alla incontinent porter au roi. Louis XIV
accepta ce royal présent, et Fouquet se crut plus que jamais à la veille de
devenir premier ministre. Pour peser d’une manière tout à fait décisive sur
les résolutions du coi, il lui donna une fête sans précédents dans son
incomparable domaine de Vaux. C'était bien mal connaître le caractère de
Louis. L’orgueilleux monarque frémit d’indignation à la lecture de cette
devise qu’avait prise le maître du logis : Quo
non ascendam ? Où ne monterai-je pas ? tandis que les courtisans contemplaient les armes
de Fouquet : un écureuil poursuivant une couleuvre, et y voyaient une
insolente menace à l'adresse de Colbert — en latin coluber veut dire couleuvre —. Le roi songeait à faire arrêter Fouquet sur-le-champ
: les instances de la reine-mère finirent par le calmer, et la fête se
termina sans scandale. L’exécution
de ce projet n’était qu’ajournée, et ce
dessein, dit Louis XIV lui-même, me donna une peine incroyable ; car non
seulement je voyais que pendant ce temps-là il préparait de nouvelles
subtilités pour me voler, mais ce qui m’incommodait davantage était que, pour
augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des
audiences particulières, et que, pour ne pas lui donner de défiance, j’étais
contraint de les lui accorder[23]. On voit que Louis XIV
pratiquait la maxime de Machiavel : Qui ne sait dissimuler, ne sait régner.
Quand il eut bien endormi la prudence du surintendant, le roi, à l’occasion
de la tenue des États de Bretagne, organisa un voyage à Nantes et pria
Fouquet de l’accompagner. A Orléans, la cour s’embarqua sur la Loire.
Derrière la barque royale venaient deux nacelles, dont l’une portait Fouquet,
l’autre Colbert. Chacun disait tout bas : Bientôt
l’une des deux coulera l’autre. Elles
arrivèrent pourtant sans encombre jusqu’à Nantes ; mais, là, le surintendant
fut arrêté brusquement et conduit dans la prison du château d’Angers. Il y
attendit trois ans que l’instruction de son procès fût terminée. Au bout de
ce temps, il fut transféré à la Bastille et traduit devant une commission
dont il récusa jusqu’à la fin la compétence. On peut
reprocher à Colbert d’avoir manqué de générosité en cette circonstance et
d’avoir poursuivi avec un acharnement hors de saison son ennemi tombé. Il
était d’accord en cela avec son ancien protecteur Letellier. Quelqu’un louait
devant Turenne la modération du second qui faisait contraste avec
l’emportement du premier : Oui, répondit Turenne, je crois que M. Colbert a plus d’envie qu’il soit pendu et
que M. Letellier a plus de peur qu’il ne le soit pas. — Il faut que vous sachiez que M. Colbert est tellement
enragé qu’on attend quelque chose d’atroce et d’injuste
[24]. Ainsi s’exprime M m0 de
Sévigné. L’oncle maternel de Colbert était parmi les juges, et non des moins
ardents contre l’accusé. Ce matin, Pussort a
parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant
d’emportement, tant de rage, que plusieurs juges en étaient scandalisés[25]. Aussi tout le monde s’intéresse dans cette grande affaire. On ne
parle d’autre chose ; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur
ses doigts ; on s’attendrit, on espère, on craint, on peste, on souhaite, on
hait, on admire, on est triste, on est accablé... C’est une chose
extraordinaire que l’état où l’on est... Mais c’est une
chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux[26]. On voit
dans ce dernier passage que Fouquet avait conservé des amis. La touchante
élégie de La Fontaine aux nymphes de Vaux fit verser bien des larmes ; Mme de
Sévigné, Saint-Évremond, Mlle de Scudéry parlèrent et agirent en faveur de
l’accusé. Pelisson voulait partager sa prison ; car Louis XIV aggrava la
sentence prononcée par les juges sous la pression de l’opinion. Cette sentence
concluait au bannissement perpétuel ; le roi commua en une détention
perpétuelle dans la forteresse de Pignerol. Fouquet
méritait-il, après tout, tant de rigueur ? A prendre les choses dans notre
société actuelle, certainement oui ; mais en se reportant à l’époque et aux mœurs
du temps, on peut dire hardiment non. Il semble que le jugement le plus juste
sur toute cette affaire ait été porté par l’abbé de Choisy : Il était coupable ; mais, à force de le poursuivre contre
les formes, il attira les juges en sa faveur, et son innocence prétendue fut
un effet de la colère aveugle et précipitée de ses ennemis[27]. Après
la disgrâce de Fouquet, la charge de surintendant des finances fut supprimée.
Le roi prit le gouvernement de ses finances. Il surveilla tout et prit part à
tout ; du moins il prétendit le faire. En
réalité, ce fut Colbert qui eut l’initiative de tout. Il avait longtemps
médité sur les diverses parties du gouvernement, et il était capable de les
diriger toutes. Ses
attributions furent multiples. Le fond de sa charge était le département des
finances. Sorte d’intendant particulier du roi, il devait pourvoir aux
dépenses qui constituent aujourd’hui une liste civile. Toutes les questions
d’impôts, d’emprunts, de baux, de marchés, étaient de son ressort. De lui relevait
le paiement des rentes, des pensions, des services publics. Il empiéta même
sur le domaine judiciaire et prépara de grands travaux de législation.
L’organisation particulière du clergé dispensait d’avoir un ministre des
cultes. Colbert du moins s’occupait de toute la police extérieure de
l’Eglise, de ce qu’on appelait alors les affaires générales du clergé.
L’instruction publique était donnée par les collèges des universités ou par
des établissements libres : le gouvernement surveillait la lutte, mais sans
intervenir ; Colbert prit pour lui ce qu’on pourrait presque appeler la direction
de l'enseignement supérieur : les académies, les bibliothèques, les
encouragements à donner aux savants et aux littérateurs. Il intervient dans
le département des affaires étrangères à propos des traités de commerce et
des consulats, il correspond directement avec les ambassadeurs. Il est
ministre de l’intérieur, car c’est de lui que relèvent les intendants et les
magistrats civils des provinces : il a la haute main sur la police générale
du royaume. Il est même intendant de l’Ile-de-France et de l’Orléanais. Il
est en perpétuel conflit d’attributions avec Louvois ; car du département de
la guerre il prétend garder toute la comptabilité : l’entretien des
fortifications, la solde des troupes, les vivres, les étapes, l’artillerie,
les poudres et les salpêtres, du moins pour ce qui concerne la partie
financière. Ce qui forme aujourd’hui le ministère des travaux publics rentre
dans la surintendance des bâtiments. Tout compte fait, Colbert suffisait à
lui seul à des attributions multiples réparties entre neuf ministères ! Il eut
le grand art de s’effacer et de persuader au roi que toutes les grandes
pensées venaient de Sa Majesté : lui n’était qu’un élève. Aussi, bien que
plus puissant qu'un simple ministre, bien que véritable fondé de pouvoirs du
roi, se contentant de l’autorité véritable, il prit les titres les plus
modestes. C’est
comme contrôleur général qu’il Opère la réforme des finances. C’est
comme secrétaire d’État au département du commerce qu’il s’efforce de
développer l’industrie, les colonies, l’agriculture. Comme
intendant au département de la marine, il réorganise la marine marchande et
militaire. Comme
surintendant de la maison du roi, il dispense les pensions et les gratifications. Comme
surintendant des bâtiments, il préside aux grandes constructions civiles. Nous connaissons maintenant l’homme ; examinons son œuvre. |
[1]
Mémoires de Choisy, t. I, pages 115 et 121.
[2]
Sandras de Courtilz, Vie de Colbert, page 3. (Utrecht, 1695.) Il
convient d’ajouter que cette source est parfois suspecte.
[3]
Voir le début de la Vie de Louvois.
[4]
Sandras de Courtilz, Vie de Colbert, page 4. Supposer
a ici le sens de remplacer, comme l'usage l’autorisait au XVIIe siècle.
[5]
Mémoires de Choisy, t. I, page 135.
[6]
Mémoires de Choisy, t. I, page 115.
[7]
Pierre Clément, Colbert, t. I, p. 73.
[8]
Voir, par exemple, la lettre à Madame de Grignan, de Noël 1673.
[9]
Lettre à Madame de Grignan, du 18 novembre 1677.
[10]
Mémoires de Choisy, t. I, page 115.
[11]
Courtilz et Choisy.
[12]
Note marginale écrite par Colbert sur un mémoire de son fils le marquis de
Seignelay, pièce citée par P. Clément, p. 307 et 59.
[13]
Mémoires de Choisy, t. I, page 115.
[14]
Note marginale écrite sur le mémoire cité plus haut.
[15]
Mémoires de Choisy, t. I, page 136.
[16]
Pièces citées par Pierre Clément, t. I, p. 128.
[17]
Mémoires de Choisy, t. I, page 116.
[18]
Mémoires de Choisy, t. I, page 121.
[19]
Saint-Simon, Mémoires, t. I, p. 187.
[20]
Mémoires de Choisy, t. I, page 123.
[21]
Mémoires de Choisy, t. I, page 109.
[22]
Mémoires de Choisy, t. I, page 109.
[23]
Louis XIV, Œuvres, t. I, p. 102. Instructions au Dauphin.
[24]
Madame de Sévigné, Lettre à Pomponne, 19 décembre 1664.
[25]
Madame de Sévigné, Lettre à Pomponne, 17 décembre 1664.
[26]
Madame de Sévigné, Lettre à Pomponne, 17 décembre 1664.
[27]
Mémoires de Choisy, t. I, page 111.