LA VIE PRIVÉE DES ANCIENS

TOME II — LA FAMILLE DANS L’ANTIQUITÉ

CONSTITUTION DE LA FAMILLE — XVII. - FUNÉRAILLES ROMAINES

 

 

LA CONCLAMATION. - LE CORPS DU DÉFUNT. - LE CORTÉGE FUNÈBRE. - LES DERNIÈRES CÉRÉMONIES. - FUNÉRAILLES PATRICIENNES.

 

LA CONCLAMATION. — Lorsqu’un Romain était sur le point de quitter la vie, sa famille se réunissait autour de lui, et, à l’instant fatal, son plus proche parent le baisait sur la bouche pour recevoir son dernier soupir. Aussitôt après on lui fermait la bouche et les yeux pour que son visage ne fût pas défiguré par les convulsions de la mort ; on lui enlevait ses bagues, et on l’appelait à haute voix et à plusieurs reprises. On faisait même un grand bruit à ses oreilles avec des instruments de musique afin de s’assurer qu’il était bien mort et que ce n’était pas une simple léthargie ; cette cérémonie s’appelait la conclamation.

Le bas-relief que nous reproduisons figure 268 fait partie du musée du Louvre où il a toujours été classé parmi les monuments antiques. Cependant quelques antiquaires le considèrent comme un ouvrage de la Renaissance, et comme les raisons qu’ils donnent sont fondées, non sur l’exécution artistique, mais sur la manière dont la cérémonie est représentée, nous devons les signaler ici. — 1° La morte a les seins découverts, inconvenance que n’aurait pas commise un artiste ancien. — 2° La femme placée dans le coin devrait être échevelée et non coiffée avec soin. — 3° Le joueur de flûte ne devrait pas dans cette circonstance avoir la tête ceinte d’une bandelette, et la fibule qui attache son vêtement sur l’épaule gauche n’est pas conforme au costume habituel des Romains. — Malgré ces observations de détail, qui ne sont pas sans valeur à nos yeux, nous avons cru devoir faire reproduire ce monument, qui est assez célèbre, et qui est généralement regardé comme antique.

 

LE CORPS DU DÉFUNT. — Après la cérémonie de la conclamation, on lavait le corps, et on le frottait de parfums et d’huiles odoriférantes. Le défunt était ensuite revêtu de ses plus beaux habits ; s’il avait été magistrat, on le recouvrait de la robe prétexte, et s’il avait été honoré de couronnes ou de récompenses, soit à la guerre, soit dans les jeux publics ou les concours littéraires, on les déposait sur le lit mortuaire, qu’on ornait de fleurs et de feuillages.

De même qu’en Grèce, on mettait dans la bouche du défunt une obole, pour payer Caron, le nocher des enfers, qui transportait les morts sur le fleuve Achéron ; sans cette précaution, les mânes du mort ne pouvaient entrer dans le pays des ombres, et souvent, indignées d’être ainsi traitées, au lieu de servir de génies bienfaisants, elles devenaient des larves effrayantes.

Le mort était ensuite exposé sur son lit, devant la porte de sa maison ou dans le vestibule, avec les pieds tournés en dehors. Chez les riches Romains, cette exposition durait souvent plusieurs jours, pendant lesquels on faisait les apprêts de la fête funèbre.

 

LE CORTÉGE FUNÈBRE. — Anciennement, la translation du corps avait lieu de nuit, afin de ne pas exposer les prêtres ou les magistrats à rencontrer le cadavre dont la vue les aurait souillés. Mais même lorsqu’elle se faisait dans le jour, on employait toujours des torches dont le nombre était proportionné à l’importance du défunt et qui accompagnaient le cortège. Dans les convois riches, la famille, qui suivait le défunt, était accompagnée de musiciens, de pleureuses et d’histrions. Les musiciens réglaient la marche du cortége par le son des flûtes et des trompettes ; ils étaient quelquefois en très grand nombre. Les pleureuses à gages, qui formaient à Rome une communauté dirigée par une pleureuse en chef, marchaient en se frappant la poitrine et le visage et en faisant retentir l’air de leurs cris perçants. De temps à autre le cortège s’arrêtait pour écouter des harangues en l’honneur du défunt ou pour regarder l’histrion, qui avait revêtu les habits du mort, et qui contrefaisait sa voix et ses gestes. Les parents et les amis, souvent nu-pieds et la tête couverte de cendre, étaient suivis des affranchis et des esclaves, vêtus d’une tunique sans ceinture.

Les Romains employaient des voitures funèbres dont la forme générale est celle d’un petit temple ou d’un tombeau, comme on peut le voir sur la figure 269, qui est tirée d’une médaille romaine. Cette voiture contenait les cendres du défunt, et elle accompagnait le cortége funèbre jusqu’au tombeau, où s’accomplissaient les dernières cérémonies,

Plutarque, dans ses Questions romaines, donne quelques détails sur l’attitude des enfants du défunt pendant le convoi. Pourquoi, dit-il, les fils suivent-ils le convoi de leurs parents la tête voilée, les filles, au contraire, la tête nue et les cheveux non attachés ? Est-ce parce que les fils doivent respecter leurs pères comme des dieux, et les filles les pleurer comme morts, et parce que la loi, en assignant à chaque sexe un mode particulier de douleur, a satisfait par cette double prescription à une entière convenance ? Ou bien est-ce parce que le caractère du deuil est de se trouver en dehors de la coutume ordinaire, et qu’il est plus habituel aux femmes de sortir en public la tête voilée et aux hommes la tête nue ? En effet, chez les Grecs, toutes les fois qu’il survient quelque calamité, les femmes se coupent les cheveux et les hommes laissent croître les leurs, précisément parce que l’usage habituel est pour ceux-ci d’avoir la tête rase, pour celles-là de porter toute leur chevelure. Ou bien est-ce à l’égard des fils la raison que nous venons de dire, qui les faisait rester la tête découverte ? En effet, comme Varron nous l’apprend, ils exécutent des évolutions autour des tombeaux de leurs pères ; ils honorent les monuments où ceux-ci reposent comme des temples divins, et lorsque, après avoir brûlé leurs restes, ils trouvent un premier ossement, ils disent que le mort est devenu un dieu. Pour les femmes, au contraire, il ne leur était pas permis de se couvrir la tête.

 

LES DERNIÈRES CÉRÉMONIES. — L’usage grec de l’incinération n’a pas toujours existé à Rome. Brûler les corps, dit Pline, n’est pas une institution de première antiquité dans Rome. D’abord on enterra les morts ; l’usage de les brûler s’établit quand les Romains eurent connu dans les guerres lointaines que les tombeaux n’étaient pas toujours des asiles sacrés. Cependant plusieurs familles conservèrent l’ancienne coutume. Le dictateur Sylla est le premier des Cornélius dont on ait brûlé le corps ; il le voulut ainsi, parce que, ayant exhumé le cadavre de. Marius, il craignit pour lui-même la peine du talion. Le mot sépulture s’entend des derniers devoirs rendus de quelque manière que ce soit : inhumé ne se dit que d’un corps déposé dans la terre. L’usage de brûler les corps est devenu presque universel pendant la période impériale et n’a cessé qu’avec le christianisme.

Les corps étaient brûlés en dehors de la ville : quand le cortége arrivait au lieu de la sépulture, le mort, couché sur son lit funèbre, était posé sur le bûcher qu’on avait préparé d’avance,. Avant d’y mettre le feu, on ouvrait les yeux du défunt, et on lui remettait ses bagues après les doigts. On chargeait le bûcher de plats remplis de mets, et on y déposait les effets du mort, ses bijoux, ses armes et des cadeaux de tout genre que ses amis avaient apportés. Ensuite un des plus proches parents s’approchait avec une torche et, en détournant la tète, allumait le bûcher ; on jetait ensuite des parfums dans la flamme.

Des jeux funèbres, qui, chez les Étrusques, avaient toujours un caractère sanglant, s’exécutaient autour du bûcher. C’est de là qu’est venu le combat des gladiateurs.

Les cendres et les ossements étaient ensuite recueillis avec une espèce de crochet, et on les déposait avec le plus grand soin dans des urnes en marbre, en terre cuite ou en verre, qu’on portait ensuite dans le monument funéraire de la famille.

Lorsque le corps, ou l’urne, avait été déposé dans le tombeau, le prêtre purifiait les assistants en les aspergeant avec de l’eau lustrale. Il se servait pour cela d’une branche d’olivier ou de laurier. Ensuite on plaçait les inscriptions sur le monument funèbre, et on se retirait : le lieu où le corps était renfermé devenait sacré. Des cérémonies du même genre s’accomplissaient dans la maison mortuaire, qui devait être purifiée.

Neuf jours après les funérailles, on offrait un sacrifice : le tombeau était orné de fleurs, de guirlandes et de bandelettes sacrées, qui mettaient le mort sous la protection des dieux. On offrait aux morts un repas funèbre, composé de fruits, de laitues et d’œufs, placés sur le tombeau et destinés aux mânes. La famille et les amis se réunissaient ensuite à des époques déterminées pour les banquets funèbres qui se donnaient en l’honneur du mort.

Le deuil était porté par les femmes, pour leur mari, leur père et leur mère, pendant un espace de temps qui était habituellement d’un an. Plutarque nous a laissé quelques renseignements sur la manière dont les Romains portaient le deuil.

Pourquoi, dans le deuil, les femmes portent-elles des robes blanches et des résilles blanches ? Est-ce à cause de la couleur des linceuls dont le mort est enveloppé ? Et, pour ce qui est du corps, l’orne-t-on ainsi parce qu’on ne peut parer l’âme, et que celle-ci, on veut la congédier éclatante et pure, comme dégagée désormais d’une longue et multiple lutte ? Ou bien, en pareille circonstance, ce qui est simple et uni convient-il mieux que tout, tandis que les étoffes teintes accusent, les unes de la somptuosité, les autres de la recherche ? Il n’y a, en effet, que le blanc qui soit pur, non mêlé, non sali, non imitable par la teinture ; et, à ce titre, rien ne convient mieux que le blanc à ceux que l’on enterre. Un mort, en effet, est devenu chose simple, exempte de tout mélange, parfaitement pure ; il n’a perdu, en se séparant de son corps, qu’une tache et une souillure que l’on peut effacer. (Plutarque, Questions romaines.)

 

FUNÉRAILLES PATRICIENNES. — Nous devons à Polybe quelques détails sur les cérémonies observées dans les funérailles d’un personnage haut placé. Quand il meurt à Rome, dit-il, quelque personnage de haut rang, on le porte avec pompe à la tribune aux harangues, sur le Forum ; là, dressé sur les pieds, rarement couché, il est exposé à la vue de tout le peuple. Ensuite son fils ou, en l’absence du fils, un proche parent loue en présence de tout le peuple les vertus du mort et rapporte ses principales actions. On l’ensevelit ensuite, et on lui rend les derniers devoirs ; on fait une statue qui représente son visage au naturel, tant pour les traits que pour les couleurs, et on la place dans l’endroit le plus apparent de la maison et sous une espèce de petit temple en bois. Les jours de fête, on découvre ces statues, et on les orne avec soin. Quand quelque autre de la même famille meurt, on les porte aux funérailles ; et, pour les rendre semblables, même pour la taille, à ceux qu’elles représentent, on ajoute au buste le reste du corps. On le revêt aussi d’habits. Si le mort a été consul ou préteur, on pare la statue d’une prétexte ; s’il a été censeur, d’une robe de pourpre ; s’il a eu l’honneur d’un triomphe ou fait quelques actions d’éclat, d’une étoffe d’or. On les porte sur des chars précédés de faisceaux, de haches et des autres marques des dignités dont ils ont été revêtus pendant leur vie. Quand on est arrivé à la tribune aux harangues, on les place sur des sièges d’ivoire, ce qui forme le spectacle le plus enivrant pour un jeune homme qui aurait quelque passion pour la gloire et pour la vertu.

Voici maintenant comment Suétone raconte les funérailles de César :

Le jour des funérailles de César étant fixé, on lui éleva un bûcher dans le Champ de Mars, à côté du tombeau de Julie, et une chapelle dorée vis-à-vis de la tribune aux harangues, sur le modèle du temple de Vénus Génitrix. On y plaça un lit d’ivoire, couvert de pourpre et d’or. Au sommet était un trophée avec le vêtement que César portait quand il fut assassiné. La journée ne paraissait pas devoir suffire à la foule de ceux qui apportaient des offrandes ; on publia que chacun, sans observer aucun ordre, pourrait les porter au Champ de Mars, en suivant la rue qu’il lui plairait. Au lieu d’éloge funèbre, le consul Antoine fit lire par un héraut le sénatus-consulte qui décernait à César tous les honneurs divins et humains, et le serment par lequel tous s’étaient liés pour le salut d’un seul. Antoine y ajouta fort peu de mots. Ce furent des magistrats en fonctions ou sortis de charge qui portèrent le lit de César au Forum, devant la tribune aux harangues. Les uns voulaient qu’on brûlât le corps dans le sanctuaire de Jupiter, les autres due ce fût dans la salle de Pompée. Tout à coup, deux hommes, ayant un glaive à la ceinture et tenant chacun deux javelots, y mirent le feu avec des torches. Aussitôt la foule s’empresse d’y entasser du bois sec, des siéges et jusqu’au tribunal des juges, et tout ce qui se trouvait à sa portée. Ensuite des joueurs de flûte et des histrions y jetèrent les habits triomphaux dont ils s’étaient revêtus pour la cérémonie ; des vétérans légionnaires, les armes dont ils s’étaient parés pour ces funérailles ; les femmes, les bijoux qu’elles portaient et les robes prétextes de leurs enfants. Dans ce grand deuil public, on remarqua une multitude d’étrangers qui, réunis en groupe, manifestaient leur douleur, chacun à la manière de son pays. Les Juifs veillèrent même plusieurs nuits auprès du bûcher.