LA VIE PRIVÉE DES ANCIENS

TOME II — LA FAMILLE DANS L’ANTIQUITÉ

CONSTITUTION DE LA FAMILLE — XVI. - REPAS DES ROMAINS

 

 

REPAS DES ÉTRUSQUES. - LE SOUPER DES ROMAINS. - LE SERVICE DES CONVIVES. - LE CONTENANT ET LE CONTENU. - LES AMIS A TABLE. - LES CIVILITÉS. - LES PARASITES. - LES COMESTIBLES. - LES FESTINS.

 

REPAS DES ÉTRUSQUES. — Un repas étrusque est figuré sur les parois d’un tombeau à Corneto. La disposition est exactement conforme à celle que nous avons vue en Grèce ; mais, comme les tables sont servies et que les formes sont plus accentuées, elle est plus facile à comprendre. On observera pourtant quelques différences dans les usages : chez les Étrusques, les femmes sont couchées à côté des hommes, ce qui n’arrive pas en Grèce. La petite table chargée de mets qu’on trouve devant les lits parait être de forme arrondie au lieu d’être rectangulaire, comme nous l’avons vue sur les vases grecs. Des chiens se voient souvent sous les lits de table ; on y trouve aussi des chats tigrés (fig. 253) et très souvent des poules. Ces animaux étaient les convives indispensables de tous les banquets de l’âge héroïque, et on les trouve sur les vases grecs, aussi bien que sur les peintures étrusques. Ils étaient fort utiles pour faire disparaître les os, les fragments de peau et tous les débris qu’on jetait sur l’aire battue des palais. Sur plusieurs monuments, les chiens sont attachés, de manière qu’au lieu de circuler librement dans la salle, chacun d’eux demeurait affecté à une place spéciale.

On a pu remarquer dans la figure précédente que la musique plaisait aux Étrusques aussi bien qu’aux Grecs, puisqu’un joueur de double flûte est occupé à réjouir les convives avec son instrument. Nous retrouvons les mêmes conformités de goût pour ce qui concerne la danse ; et si le banquet que nous avons vu avait pour but de charmer le défunt par le souvenir des occupations qu’il avait aimées dans sa vie, c’est dans une intention analogue que la danse représentée figure 254 a été peinte dans la décoration d’un tombeau. Les Étrusques avaient un goût très décidé pour la table et pour tous les plaisirs qui, dans la société antique, étaient regardés comme l’accompagnement indispensable d’un repas.

 

LE SOUPER DES ROMAINS. — Les Romains faisaient en général trois repas par jour. Le premier, le déjeuner du matin (jentaculum) était très modeste : il se composait généralement de fromage et de fruits avec un peu de vin. Vers le milieu du jour, on faisait une collation ; mais le véritable repas, c’est le souper (cæna) qui se prend vers la tombée du jour, quand les tribunaux sont fermés, que les affaires sont terminées, qu’il n’y a plus personne au forum. C’est à souper qu’on se réunit, qu’on invite ses amis, qu’on parle d’affaires et de politique. Un souper en règle devait avoir trois services : le premier comprenait des œufs durs, des laitues, des olives, des figues et tout ce qui, aux yeux des Romains, était de nature à provoquer l’appétit. Le deuxième service constituait la partie substantielle du repas, les viandes bouillies ou rôties, et le troisième se composait des desserts, consistant en pâtisseries ou fruits, etc.

Les Romains avaient, comme les Grecs et les Étrusques, l’habitude de se coucher sur des lits. Nous avons déjà, en parlant des Grecs, expliqué cette disposition.

Il y avait ordinairement trois lits pour chaque table : c’est ce qu’on appelait le triclinium. Le triclinium régulier était disposé pour neuf personnes. Il arrivait souvent que les lits, disposés pour trois personnes, n’en avaient qu’une ou deux chacun, mais il eût été malséant d’en mettre plus de trois. Cependant cela se faisait quelquefois quand il s’agissait &’clients peu considérés, que les riches Romains voulaient bien recevoir à leur table, mais qu’ils avaient toujours soin d’humilier un peu, pour leur faire sentir leur infériorité.

Il y avait en effet un ordre déterminé pour le placement des convives : la place dite consulaire était considérée comme la plus honorable, mais on n’est pas absolument d’accord sur l’endroit qu’elle occupait par rapport à la table. La figure 255 montre la disposition des convives telle qu’elle est admise le plus généralement : les lits étaient placés sur trois des côtés de la table, et le quatrième était réservé pour les besoins du service.

Une peinture de Pompéi (fig.256), qui représente des petits génies attablés, fera bien comprendre la manière dont les lits étaient placés sur les trois côtés de la table.

Quoique les tables fussent presque toujours de forme circulaire, on en voyait aussi qui étaient ovales, longues, carrées ou même en forme de fer à cheval. Ces dernières tables étaient très à la mode au temps de Théodose ou d’Arcadius. Elles étaient entourées d’un lit plus ou moins grand, fait de même en demi-cercle selon le diamètre de la table, et c’était par le vide du demi-cercle que le service se faisait. Les monuments qui reproduisent des tables de ce genre appartiennent tous à une basse époque, mais, malgré la grossièreté de l’exécution, le document subsiste en entier et peut être facilement compris.

Dans le même temps, on voit que les gens du peuple se servaient de tables longues, assez analogues à celles qu’on trouve aujourd’hui dans nos auberges de campagne. On peut présumer du reste que ce genre de table a toujours existé dans les fermes, et que les tables d’appartement dont nous avons parlé étaient l’apanage à peu près exclusif des classes aisées.

La figure 257, tirée du Virgile du Vatican, représente les compagnons d’Ulysse changés en bêtes. La table dressée devant eux répond à celle dont nous venons de parler.

Rien de plus délicieux, dit Aulu-Gelle, que le livre de Marcus Varron ayant pour titre : Tu ignores ce que le soir te prépare. Il y traite de l’ordonnance d’un festin, du nombre des convives qu’on doit y admettre. Il dit que ce nombre doit commencer à celui des Grâces et finir à celui des Muses, c’est-à-dire commencer à trois et s’arrêter à neuf ; ainsi il faut être au moins trois, mais jamais plus de neuf : Il ne faut pas, dit-il, être nombreux : la foule est d’ordinaire bruyante ; à Rome, il est vrai, les convives restent immobiles ; mais, à Athènes, jamais ils ne se couchent. Quant au festin même, sa perfection dépend de quatre qualités : il sera parfait si les convives sont des hommes aimables et bien élevés, si le lieu est convenable, si le temps est bien choisi, et si le repas a été préparé avec soin. On doit choisir les convives qui ne soient ni bavards ni muets. L’éloquence convient sans doute au forum et au sénat, mais le silence serait déplacé dans une salle de festin, il ne convient que dans le cabinet. Il pense que l’on doit choisir pour le temps du festin des sujets de conversation non embrouillés et propres à inquiéter, mais agréables, attachants, pleins de charme et délicieusement utiles ; en un mot des conversations qui ornent notre esprit et lui donnent plus de grâce. Pour obtenir ce résultat, dit-il, notre conversation devra rouler sur des sujets appartenant au commerce de la vie ordinaire, et dont on n’a pas le loisir de s’occuper au forum et dans l’agitation des affaires. Quant au maître de la maison, ajoute-t-il, il n’est pas nécessaire qu’il soit magnifique ; il suffit qu’on ne puisse l’accuser de parcimonie. Toutes sortes de lectures ne conviennent pas non plus dans un festin ; il faut choisir celles qui sont à la fois utiles et agréables. Il n’a pas négligé de donner non plus des leçons sur les secondes tables. Il en parle en ces termes : Le dessert le plus doux est celui qui ne l’est pas ; en effet, les friandises sont contraires à la digestion.

 

LE SERVICE DES CONVIVES. — L’usage des portions assignées à chaque convive existait dans l’Italie primitive comme dans la Grèce, et plus tard il se transforma d’une façon qui blesserait singulièrement nos délicatesses modernes. Ainsi, à Rome, non seulement les places étaient proportionnées au rang des invités, mais les mets eux-mêmes n’étaient pas les mêmes pour tous les convives. Les riches voulaient, par ostentation, avoir du monde à leur table, mais tout le monde n’était pas servi de la même façon, et Juvénal nous en donne la raison : Tu te crois, dit-il, un personnage libre et le convive de ton patron, mais il pense que tu n’es attiré que par l’odeur de sa cuisine, et il ne se trompe pas. Plus loin, il nous montre comment ces chercheurs de dîners, ceux que nous nommons aujourd’hui pique-assiette pouvaient être exposés à de singuliers mécomptes. Considère, dit-il, ce poisson apporté fastueusement et posé en face de Varron ; vois comme il remplit un immense bassin, de quelles asperges il est couronné, comme sa queue semble narguer les convives. Mais on ne te glisse à toi, sur un plat mesquin, qu’un misérable coquillage farci avec la moitié d’un œuf, offrande usitée pour les morts... On sert à Varron l’une des plus belles lamproies sorties des gouffres siciliens ; quant à toi, n’attends qu’une anguille parente de la couleuvre, ou quelque sale poisson surpris sur les rives du Tibre, dont il était le fidèle habitant ; hideux animal engraissé des ordures d’un cloaque, par lequel il avait coutume de remonter jusqu’au quartier de Subure.

Cet usage de servir un repas différent à des convives réunis à la même table n’était pourtant pas universel à Rome, et nous voyons par une lettre de Pline à Avitus qu’il trouvait des censeurs parmi les personnages les plus haut placés. Il faudrait remonter trop haut, et la chose n’en vaut pas la peine, pour vous dire comment, malgré mon extrême réserve, je me suis trouvé à souper chez un individu, selon lui, magnifique et rangé, selon moi, somptueux et mesquin tout à la fois. Il servait, pour lui et pour un petit nombre de conviés, des plats excellents, et pour les autres, des mets communs et grossiers. Il avait aussi partagé des vins en trois classes dans de petites bouteilles : la première pour le maître et pour nous ; la seconde pour les amis du second degré (car il a des amis de plusieurs rangs) ; la dernière pour ses affranchis et les nôtres. L’un de mes voisins me demanda si j’approuvais l’ordonnance de ce festin. Je lui répondis que non. — Comment donc en usez-vous ? me dit-il. — Je fais servir également tout le monde ; car mon but est de réunir mes amis dans un repas, et non de les offenser par des distinctions injurieuses. Je n’établis aucune différence entre ceux que j’admets à ma table... (Pline le Jeune.)

On établissait également un ordre suivant lequel chaque convive devait être servi. C’est à cela que Juvénal fait allusion, lorsqu’il dit : u Les soupers de nos ancêtres étaient-ils à sept services ? Un mince sportule attend maintenant la foule des avides clients à l’entrée du vestibule. Encore a-t-on soin d’examiner vos traits, de crainte que, sous un nom supposé, vous n’usurpiez la portion d’un autre ; vous ne recevrez rien avant d’avoir été bien reconnu. Alors le magnifique patron fait appeler, par un crieur, tous ces fiers descendants d’Énée : Donnez d’abord au préteur, dit le maître ; donnez ensuite au tribun. Mais cet affranchi est arrivé le premier. — Oui, je suis le premier, et je ne craindrai point de défendre mon rang ; je suis né sur les bords de l’Euphrate, et mes oreilles percées déposeraient contre moi, si je voulais le nier. Mais cinq tavernes me produisent quatre cent mille sesterces de revenu : les tribuns attendront. (Juvénal.)

 

LE CONTENANT ET LE CONTENU. — Les Romains faisaient un grand étalage de luxe, dans leur vaisselle qu’ils disposaient sur des buffets comme celui qui est représenté figure 258. Il était de bon goût d’en admirer les pièces à mesure qu’elles apparaissaient sur la table, mais certains convives délicats trouvaient quelquefois que ces magnifiques plats promettaient plus qu’ils ne tenaient, et les poètes latins nous ont transmis l’écho de ces plaintes indiscrètes.

Les amateurs de bonne chère devaient aussi compter avec les amateurs d’antiquités, qui étaient fort nombreux à Rome, et dont l’érudition semblait un peu creuse aux véritables gastronomes. C’est Martial, cette fois, qui se fait l’interprète de leurs doléances.

Rien de plus insupportable que les vases originaux du vieil Euctus ; je préfère les vases fabriqués de terre de Sagonte. Pendant qu’il raconte, cet impitoyable bavard, la noble antiquité de sa vaisselle d’argent, son vin a le temps de s’éventer.

Ces gobelets, vous dit-il, ont figuré sur la table de Laomédon ; ce fut pour les posséder qu’Apollon éleva aux sons de sa lyre les murs de Troie. Le terrible Rhécus se battit pour cette coupe avec les Lapithes : vous voyez le dommage qu’elle a éprouvé dans le combat. Ces deux vases passent pour avoir appartenu au vieux Nestor ; voyez comme la colombe qui les orne a été usée par les pouces du roi de Pylos. Voici la tasse où le fils d’Éacus fit verser si largement et avec tant d’empressement ses vins à ses amis. Dans cette patère, la belle Didon porta la santé de Byticis, lors du souper qu’elle donna au héros phrygien. Et, quand vous aurez beaucoup admiré ces antiques ciselures, il vous faudra boire, dans la coupe du vieux Priam, un vin jeune comme Astyanax.

 

LES AMIS À TABLE. — C’est à souper qu’on pouvait causer entre amis, après les affaires terminées : aussi le souper était considéré comme le repas par excellence et celui pour lequel on s’adressait des invitations, qui portaient généralement l’heure du rendez-vous. Il était malhonnête de refuser l’invitation d’un ami, ce qui devait néanmoins arriver assez fréquemment chez les gens un peu répandus dans le monde quand on ne voulait pas se rendre à un souper où on était invité, il fallait du moins trouver quelque bonne excuse ; sans cela, celui qui vous avait invité était porté à croire que vous aviez refusé sa table pour aller à une autre plus richement servie. Au reste, si les gens susceptibles se fâchaient pour un refus, il y en avait d’autres qui prenaient la chose en hommes d’esprit : c’est ce que nous voyons dans une lettre adressée par Pline le Jeune à un de ses amis :

Pline à Scepticius Clarus.

A merveille ! tu me promets de venir souper, et tu me manques de parole ! Mais il y a une justice : tu me rembourseras mes frais jusqu’à la dernière obole, et ils ne sont pas minces. J’avais préparé à chacun sa laitue, trois escargots, deux œufs, un gâteau miellé et de la neige ; car je te compterai jusqu’à la neige, la neige surtout, puisqu’elle ne sert jamais qu’une fois. Nous avions d’excellentes olives, des courges, les oignons, et mille autres mets aussi délicats. Tu aurais eu à choisir d’un comédien, d’un lecteur ou d’un musicien ; ou mêmeadmire ma générositétu les aurais eus tous ensemble. Mais tu as préféré, chez je ne sais qui, des huîtres, des fressures de porc, des oursins et des danseuses espagnoles. Tu me le paieras : je ne te dis pas comment. Tu as été cruel ; tu m’as privé d’un grand plaisir et peut-être toi aussi : du moins tu y as perdu. Comme nous eussions ri, plaisanté, moralisé ! Tu trouveras chez beaucoup d’autres des repas plus magnifiques ; mais nulle part plus de gaieté, de franchise et d’abandon. Fais en l’épreuve ; et, après cela, si tu ne quittes pas toute autre table pour la mienne, je consens à ce que tu quittes la mienne pour toujours. Adieu.

Outre les personnes qui avaient reçu des invitations directes, il arrivait souvent des convives inattendus, car, si un parent ou un ami intime venait vous rendre visite, il était du plus mauvais goût de ne pas le retenir à souper. Êtes-vous surpris, nous dit Horace, par un convive attardé qui s’invite à dîner chez vous ? vite on tue un poulet ; mais, pour qu’il soit tendre et de facile digestion, vous l’avez plongé au préalable et tout palpitant dans un baquet de vin nouveau.

Malgré la recette donnée par le poète latin, l’arrivée d’un ou de plusieurs convives qu’on n’attendait pas, devait bien quelquefois causer un certain embarras à celui qui recevait ou à son cuisinier. Mais cet embarras n’existait que pour les personnes de fortune médiocre, car les riches Romains, pour qui la liste civile de nos rois modernes ne constituerait qu’un maigre revenu, n’étaient pas embarrassés pour si peu de chose. Voici, à ce sujet, un trait singulier, que rapporte Plutarque dans la vie de Lucullus.

Comme il n’était question dans la ville que de la magnificence de Lucullus, Cicéron et Pompée l’abordèrent un jour qu’il se promenait tranquillement sur la place publique. Cicéron, qui était son intime ami, lui demanda s’il voulait leur donner à souper. Très volontiers, répondit Lucullus, vous n’avez qu’à prendre jour. — Ce sera dès ce soir, reprit Cicéron, mais nous voulons votre souper ordinaire. Lucullus s’en défendit longtemps, et les pria de remettre au lendemain ; ils le refusèrent et ne voulurent pas même lui permettre de parler à aucun de ses domestiques, de peur qu’il ne fit ajouter à ce qu’on avait préparé pour lui. Alors il leur demanda seulement de lui laisser dire devant eux à un de ses gens, qu’il souperait dans l’Apollon ; ce qu’ils lui accordèrent. C’était le nom d’une des salles les plus magnifiques de sa maison ; et, par ce moyen, il les trompa sans qu’ils pussent s’en méfier. Il avait pour chaque salle une dépense réglée, des meubles et un service particulier ; et il suffisait à ses esclaves qu’on nommât la salle dans laquelle il voulait souper, pour savoir quelle dépense il fallait faire, quel ameublement et quel service on devait employer. Le souper dans la salle d’Apollon était de cinquante mille drachmes (environ quarante-trois mille cinq cent francs). On dépensa ce soir-là cette somme ; et il étonna Pompée autant par la magnificence du souper que par la promptitude avec laquelle il avait été préparé.

 

LES CIVILITÉS. — Quand un Romain arrive dans une maison où il doit souper, les esclaves s’occupent de sa toilette de convive. On lui ôte ses chaussures, on lui parfume les pieds, et on le revêt d’une synthèse, tunique blanche sans ceinture, fournie par le maître de la maison, et qui se portait dans les festins. L’invité apportait habituellement une serviette dans laquelle il emportait en sortant de table quelques friandises pour les offrir à ses parents et à ses amis.

L’entrée dans la salle du festin avait une certaine étiquette que Pétrone décrit ainsi dans le festin de Trimalcion : Au moment où nous nous disposions à entrer dans la salle du banquet, un esclave, chargé de cet emploi, nous cria :Du pied droit !Il y eut parmi nous un moment de confusion, dans la crainte que quelqu’un des convives ne franchît le seuil sans prendre le pas d’ordonnance.

Parmi les usages romains dont il ne serait pas impossible de retrouver la trace de nos jours, il y en a un qui consistait à faire certaines petites réserves, lorsqu’on était invité à souper. On suppliait la personne qui vous invitait de ne pas se mettre en frais, de ne faire aucun extra ; en acceptant, c’était toujours sous la condition expresse qu’on aurait un petit repas intime, sans cérémonie, car on y allait uniquement pour-le plaisir de se voir, de causer un peu ensemble, et nullement pour celui de bien dîner. Dans sa comédie intitulée le Soldat fanfaron, Plaute tourne cet usage en ridicule : — Pleuside. Puisque vous le voulez, au moins ne prenez pas tant de choses ; pas de folies, le moindre repas me suffit. — Périplectomène. Eh ! laissez donc cette vieille formule des. anciens jours. C’est un compliment de petites gens que vous me faites. là, mon cher hôte. Ils sont à peine à table, on ne fait que de servir, vous les entendez dire : A quoi bon vous mettre en si grands frais pour nous ? Par Hercule ! cela n’est pas raisonnable ; voilà à manger pour dix personnes. Ils se plaignent qu’on ait fait tant de provisions pour eux ; mais, en attendant, ils les expédient bel et bien. Les mets ont beau être nombreux, jamais ils ne disent : Faites enlever celui-là ; ôtez ce plat ; qu’on desserve ce jambon, je n’en veux pas ; mettez de côté ce quartier de porc avec sa queue ; voilà un congre qui sera excellent à manger froid ; retirez-le, allons, enlevez ! Non, vous n’entendrez dire cela à personne. Ils s’allongent, se couchent à moitié sur la table pour arriver aux plats.

Les coutumes que l’on devait observer à table formaient un code de civilité assez compliqué, et on ne pouvait y manquer sans passer pour inconvenant. Lucien dépeint ainsi l’embarras d’un philosophe instruit, mais dépourvu de l’usage du monde, qui se trouve, contrairement à ses habitudes, invité à la table d’un homme opulent. Tu te crois déjà dans le palais de Jupiter ; tu admires tout ; tu ne cesses d’avoir la tête en l’air ; tout est pour toi nouveau, inconnu ; cependant tous les esclaves ont les yeux sur toi et chacun des convives épie tes actions. Ils remarquent ton étonnement, ils se rient de ton embarras et concluent que tu n’as jamais mangé chez un riche, de ce que l’usage d’une serviette te semble extraordinaire. II est aisé, du reste, de voir ta perplexité à la sueur qui te monte au visage : tu meurs de soif, et tu n’oses demander à boire ; tu crains de paraître trop aimer le vin ; de tous les mets variés qui sont placés et rangés devant toi avec symétrie, tu ne sais sur lequel tu dois d’abord porter la main ; tu es contraint de regarder ton voisin à la dérobée, de le prendre pour modèle et d’apprendre de lui l’ordre qu’il faut suivre dans un repas... Mais voici le moment où l’on porte les santés. Le patron demande une large coupe, il te salue en t’appelant son maître ou en te Étoupant quelque autre titre. Tu reçois la coupe, mais tu ne sais que répondre à cause de ton embarras, et tu y gagnes la réputation d’un homme mal élevé.

 

LES PARASITES. — De tous les usages relatifs aux repas, le plus curieux est celui des parasites, sorte de gens qui faisaient leur état de dîner en ville, et qu’on invitait pour divertir la société. Ils n’avaient pas les honneurs des lits, et se tenaient ordinairement sur des bancs. Il y avait trois espèces de parasites : les railleurs, dont la profession était de se moquer de tout, de raconter les nouvelles et de faire des bons mots ; les flatteurs, qui devaient à tout propos faire des compliments ou trouver des mots aimables, et les souffre-douleur, qui étaient spécialement chargés de supporter non seulement les quolibets, mais encore les farces de toute sorte et même les coups pour amuser les convives.

Les écrivains latins parlent fréquemment des parasites, parmi lesquels on comptait quelquefois des jeunes gens de bonne famille, qui s’étaient ruinés au jeu ou dans les orgies. Les parasites étaient la plupart du temps des gens déclassés, doués d’un certain esprit de saillie, qu’ils exploitaient au jour le jour pour avoir de temps en temps un souper. Ce triste métier de faiseurs de bons mots jurait singulièrement avec l’ancienne fierté romaine. Aussi Juvénal parle avec indignation de ces descendants dînée qui recherchent les tables somptueuses où ils sont insultés par les valets et traités avec dédain par le maître de la maison.

Toutefois les parasites se considéraient volontiers comme ayant le monopole de l’esprit et trouvaient tout naturel d’exploiter les bons mots qu’ils faisaient à tout propos et l’amabilité dont ils étaient prodigues. L’adroit parasite, dit Pétrone, qui veut être admis à la table du riche, prépare d’avance un choix de contes agréables pour les convives ; il ne peut parvenir à son but sans tendre un piège aux oreilles de ses auditeurs. Autrement, il en est du maître d’éloquence comme du pêcheur, qui, faute d’attacher à ses hameçons l’appât le plus propre à attirer le poisson, se morfond sur un rocher, sans espoir de butin.

Lucien, qui ne détestait pas les paradoxes, met en scène un parasite qui vante beaucoup les douceurs de son état. La profession de parasite est un art qui surpasse tous les autres, car un art, quel qu’il soit, ne peut s’apprendre sans des travaux, des craintes, des coups, qui le font maudire de ceux qui l’étudient. L’art du parasite s’apprend sans travail. Qui est-ce qui sort en effet d’un repas en pleurant, comme vous voyez chaque jour des élèves sortant de chez leurs maîtres ? Qui est-ce qui, se rendant à un festin, a la figure triste comme ceux qui vont aux écoles ?... Un rhéteur, un géomètre, un forgeron peut être un misérable ou un imbécile, cela ne l’empêchera pas d’exercer son métier ; mais on ne peut être un parasite, si Von est un imbécile ou un misérable... On ne peut accuser le parasite d’adultère, de violence, de rapt ou de n’importe quel autre crime, car il cesserait d’être parasite et se ferait ainsi tort à lui-même. (Lucien, le Parasite.)

Les parasites allaient frapper de porte en porte pour offrir leurs services, ou bien, quand ils apercevaient un citoyen opulent, ils l’abordaient en disant : Je te salue ; où allons-nous dîner ? Quand venait la saison où les riches Romains partaient pour la campagne, les parasites tombaient souvent dans un dénuement absolu.

Plaute met en scène un malheureux parasite, qui revient tout penaud, sans avoir trouvé le souper qu’il avait espéré. ... En vérité, dit-il, nous méritons bien le nom de parasites, car jamais on ne nous invite, et nous venons, comme les rats, ronger le bien d’autrui. Quand arrivent les vacances, chacun s’en va à la campagne et nos mâchoires ont leurs vacances aussi. Au fort de l’été, les limaçons s’enfoncent dans leur coquille et vivent de leur propre substance, tant qu’il ne tombe pas de rosée ; ainsi des parasites : en temps de vacances, ils se cachent dans leur coin, les pauvres hères, et se nourrissent de leur propre substance, tandis que ceux qu’ils sucent d’habitude font les campagnards. Pendant ce temps maudit, les parasites s’en vont comme des chiens de chasse ; mais, à la rentrée, ils deviennent de vrais dogues, luisants de graisse, insupportables, incommodes. Ici, par Hercule ! si le parasite ne sait pas endurer les soufflets, s’il ne permet pas qu’on lui brise les pots sur le crâne, il n’a qu’à prendre la besace et aller stationner hors de la porte d’Ostie (c’était le rendez-vous des mendiants). (Plaute, les Captifs.)

Un peu plus loin, le pauvre diable revient encore en scène, mais, cette fois, il est tout à fait découragé. La peste soit, dit-il, du métier de parasite ! La jeunesse de nos jours rejette bien loin les plaisants et les laisse dans la misère. On ne donnerait pas une obole d’un faiseur de bons mots. On ne trouve partout que de francs égoïstes. Voyez plutôt ; en sortant d’ici, je me rends sur la place et j’aborde des jeunes gens : Bonjour ! leur dis-je. Où allons-nous dîner ensemble ? Ils se taisent. Eh bien ! ajoutai-je, qui est-ce qui parle ? qui est-ce qui se propose ? Ils restent muets comme des carpes, et pas un ne me sourit. Je lâche alors un de mes meilleurs mots, un de ceux qui, dans le temps, me valaient toujours le couvert pour un mois ; personne ne rit. Je ne doute plus que ce ne soit un complot et je m’en reviens avec mes affronts. (Plaute, les Captifs.)

 

LES COMESTIBLES. — Si l’on excepte les mets importés de l’Amérique ou d’autres contrées inconnues dans l’antiquité, on peut dire que les anciens connaissaient à peu près tous les aliments que l’on sert sur nos tables, et ils avaient même des raffinements culinaires que nous ignorons aujourd’hui. Ils ne négligeaient rien pour éveiller l’appétit, et les murailles de leurs salles à manger étaient décorées de peintures représentant des fruits, des légumes, des animaux morts ou vivants, mais destinés à l’alimentation.

On en a retrouvé un assez grand nombre à Pompéi (fig. 259 à 263).

Athènes et Rome étaient amplement approvisionnées, et les grandes villes étaient alimentées par un commerce immense, qui apportait des contrées les plus lointaines les mets les plus rares et les plus recherchés.

Chaque nouvelle lune ajoute au poids de toute espèce de coquillage, mais chaque océan ne leur est pas également favorable. Aux murex de Baies, nous préférons, nous autres, les palourdes du lac Lucrin. Nous reconnaissons à leur goût les huîtres de Circéi, le hérisson de Misène, et nous disons hautement que l’heureuse Tarente est fière à bon droit de ses incomparables pétoncles... Celui-là est un arrogant, qui se vante du grand art de bien manger et ne sait pas distinguer les plus délicates nuances de l’assaisonnement. Par Jupiter ! ce n’est point assez de rapporter du marché le poisson le plus rare et le plus cher ; à quoi sert ton poisson, si tu ne sais pas nous dire : Il faut griller celui-là ; mangeons cet autre à la sauce !... Voilà le grand art de réveiller le convive et de réjouir son estomac. (Horace.)

Et cependant le poète latin, si fort préoccupé des choses de l’estomac, se croit un homme simple et raille sans cesse ceux qui font les connaisseurs dans l’art culinaire.

La frugalité décente que j’enseigne est la santé même ; elle apprend aux honnêtes gens à se méfier des tables trop chargées, à rester fidèles au repas frugal qui les tiendra frais et dispos.

A peine avez-vous entassé dans votre estomac les viandes rôties sur les viandes bouillies, et les grives sur les huîtres ; aussitôt tout s’aigrit et devient bile et pituite, au grand détriment de vos entrailles en proie à une guerre intestine. As-tu vu ce goinfre accablé sous le poids des viandes qu’il a mangées ? Il en est livide, et son corps, surchargé des excès de la veille, entraîne en ses fanges sa petite parcelle de l’intelligence divine.

Le sage, en moins de temps que je n’en mets à le dire... il dîne ! et, vite endormi, repose vite ; il se réveille alerte et prêt au travail, au devoir. (Horace.)

Nous venons de montrer des peintures de nature morte employées comme décoration d’appartement. Voici maintenant des animaux vivants, mais toujours destinés à l’usage de la table. La figure 264 montré quatre canards vivants suspendus par les pattes et deux gazelles couchées, dont les pieds sont liés ensemble. Voici maintenant un chevreau dont les quatre pattes sont également liées, et qui semble attendre piteusement le moment où il fera le régal d’une riche Romaine (fig. 265).

Enfin la figure 266 nous montre deux coqs, ou plutôt deux chapons couchés à côté de paniers de grain renversés.

La figure 267, tirée d’une fresque antique découverte près de Saint-Jean-de-Latran, à Rome, représente un sanglier posé sur un de ces grands plats qui étaient en usage à Rome dans les festins. On remarquera que la sauce se mettait dans de petits pots séparés et placés sur le plat où était étendu l’animal cuit. Horace a dit :

Qu’un sanglier d’Ombrie, nourri de glands d’yeuse, fasse plier votre table sous sa pesanteur, si vous fuyez une chair insipide.

Pline raconte comment cet usage s’est introduit à Rome :

Les sangliers sont venus aussi de mode ; déjà Caton le Censeur, dans ses discours, reprochait à ses contemporains les râbles de sanglier. L’usage était de diviser cet animal en trois parts ; on ne servait que la partie moyenne, qu’on appelait le râble. Le premier Romain qui servit un sanglier tout entier fut P. Servilius Rullus, père de ce Rullus qui, sous le consulat de Cicéron, promulgua la loi agraire ; tant est près de nous l’origine d’un usage aujourd’hui si commun. Les annales ont noté ceci pour faire honte, on le dirait, de leurs mœurs à ceux qui maintenant mettent sur la table deux ou trois sangliers, non pour tout le repas, mais pour le premier service.

Saint Clément d’Alexandrie nous donne de curieux renseignements sur la gloutonnerie de la classe riche à l’époque où il vivait, c’est-à-dire au IIIe siècle de notre ère. C’est en vain, dit-il, que l’habile médecin Antiphane affirme que cette variété de mets est presque l’unique cause de toutes les maladies ; ils s’irritent contre cette vérité, et poussés par je ne sais quelle vaine gloire, ils méprisent, ils rejettent tout ce qui est simple, frugal, naturel, et ils font chercher avec anxiété leur nourriture au delà des mers. Rien n’échappe à leur avidité ; ils n’épargnent ni peines ni argent. Les murènes des mers de Sicile, les anguilles du Méandre, les chevreaux de Mélos, les poissons de Sciathos, les coquillages de Pélore, les huîtres d’Abydos et jusqu’aux légumes de Lipare ; que dirai-je encore ? les pétoncles de Méthymne, les turbots d’Attique, les grives de Daphné, les figues chélidoniennes, enfin les oiseaux de Phase, les faisans d’Égypte, les paons de la Médie, ils achètent et dévorent tout. Ils font de ces mets recherchés des ragoûts plus recherchés encore qu’ils regardent l’œil enflammé et la bouche béante. Au bruit des viandes qui sifflent et bouillonnent sur les fourneaux enflammés, ils mêlent les cris d’une joie tumultueuse ; ils s’agitent, ils se pressent à l’entour, hommes voraces et omnivores, dont la bouche semble être de feu. Le pain même, cet aliment simple et facile, n’est point à l’abri de leurs raffinements ; ils font de cette indispensable nourriture l’opprobre de leur volupté. Leur gloutonnerie n’a plus de bornes ; ils la poursuivent sous toutes ses faces, ils l’excitent, ils la réveillent, quand elle se lasse, par mille sortes de friandises. (St. Clément d’Alex.)

 

LES FESTINS. — Nous avons parlé des repas ordinaires de la vie quotidienne. Il faut maintenant parler de ces interminables festins, qui sont un des caractères de la société romaine sous l’empire. Nous ne pouvons mieux faire, pour en donner une idée, que de présenter une analyse du festin de Trimalcion, dans le Satyricon de Pétrone : nous allons donc le suivre pas à pas.

Lorsque nous fûmes enfin placés à table, des esclaves égyptiens nous versèrent sur les mains de l’eau de neige et furent bientôt remplacés par d’autres qui nous lavèrent les pieds et nous nettoyèrent les ongles avec une extrême dextérité ; ce que faisant, ils ne gardaient pas le silence, mais ils chantaient tout en s’acquittant de leur office.

Cependant, on apporte le premier service, qui était splendide ; car tout le monde était à table, à l’exception de Trimalcion, à qui, contre l’usage, on avait réservé la place d’honneur. Sur un plateau destiné aux hors-d’œuvre était un petit âne en bronze de Corinthe, portant un bissac qui contenait d’un côté des olives blanches, de l’autre des noires. Sur le dos de l’animal étaient deux plats d’argent, sur le bord desquels on voyait gravés le nom de Trimalcion et le poids du métal. Des arceaux en forme de ponts soutenaient des loirs assaisonnés avec du miel et des pavots. Plus loin, des saucisses brûlantes sur un gril d’argent, et au-dessous du gril, des prunes de Syrie et des grains de grenade.

Enfin parut Trimalcion lui-même, porté par des esclaves qui le posèrent bien mollement sur un lit garni de petits coussins. — Amis, nous dit-il en se nettoyant la bouche avec un cure-dents d’argent, si je n’avais suivi que mon goût, je ne serais pas venu si tôt vous rejoindre ; mais, pour ne pas retarder plus longtemps vos plaisirs par mon absence, je me suis arraché volontairement à un jeu qui m’amusait beaucoup : permettez-moi donc, je vous prie, de finir ma partie. — En effet, il était suivi d’un esclave portant un damier de bois de térébinthe et des dés de cristal ; et, au lieu de dames blanches et noires, il se servait de pièces d’or et d’argent.

Tandis qu’en jouant il enlève tous les pions de son adversaire, on nous sert, sur un plateau, une corbeille sur laquelle était une poule, de bois sculpté, qui, les ailes ouvertes et étendues en cercle, semblait réellement couver des œufs. Aussitôt deux esclaves s’en approchent, et fouillant dans la paille, en retirèrent des œufs de paon, qu’ils distribuèrent aux convives. Cette scène attira les regards de Trimalcion :Amis, nous dit-il, c’est par mon ordre qu’on a mis des œufs de paon sous cette poule. Et, certes, j’ai lieu de craindre qu’ils ne soient déjà couvés ; essayons toutefois s’ils sont encore mangeables. — On nous servit à cet effet des cuillers qui ne pesaient pas moins d’une demi-livre, et nous brisâmes ces œufs, recouverts d’une pâte légère, qui imitait parfaitement la coquille. J’étais sûr le point de jeter celui qu’on m’avait servi, car je croyais y voir remuer un poulet, lorsqu’un vieux parasite m’arrêta. — Il doit y avoir quelque chose de bon là-dedans, me dit-il. — Je cherche donc dans la coquille, et j’y trouve un bec-figue bien gras, enseveli dans des jaunes d’œufs poivrés.

Cependant Trimalcion, interrompant sa partie, se fit apporter successivement tous les mets qu’on nous avait servis. Il venait de nous annoncer à haute voix que si quelqu’un de nous désirait retourner au vin miellé, il n’avait qu’à parler, lorsqu’à un nouveau signal donné par l’orchestre, un chœur d’esclaves enleva en cadence les entrées. Alors on apporta des flacons de cristal soigneusement cachetés ; au cou de chacun d’eux était suspendue une étiquette portant ces mots : Falerne de cent ans. Tandis que nous parcourions des yeux les étiquettes, Trimalcion battait des mains. — Hélas ! s’écria-t-il, hélas ! il est donc vrai, le vin vit plus longtemps que l’homme ! Buvons donc comme des éponges ; car le vin, c’est la vie. — Tandis que, tout en buvant, nous admirions la somptuosité du festin, un esclave posa sur la table un squelette d’argent, si bien imité que les vertèbres et les articulations se mouvaient avec facilité dans tous les sens. Lorsque l’esclave eut fait jouer deux ou trois fois les ressorts de cet automate et lui eut fait prendre plusieurs attitudes, Trimalcion nous dit :L’homme est bien peu de chose et la tombe est sous nos pas ! Sachons, par le plaisir, embellir une vie si courte.

Son discours fut interrompu par l’arrivée du second service, dont la magnificence ne répondit pas à notre attente. Cependant un nouveau prodige attira bientôt tous les regards ; c’était un surtout en forme de globe, autour duquel étaient représentés les douze signes du zodiaque, rangés en cercle. Au-dessus de chacun d’eux, le maître d’hôtel avait placé des mets qui, par leur forme ou par leur nature, avaient quelques rapports avec ces constellations : sur le Bélier, des pois chiches ; sur le Taureau, une pièce de bœuf ; sur les Gémeaux, des rognons ; sur le Cancer, une simple couronne ; sur le Lion, des figues d’Afrique ; sur la Vierge, une matrice de truie ; au-dessus de la Balance, un peson qui, d’un côté, soutenait une tourte, de l’autre un gâteau ; au-dessus du Scorpion, un petit poisson de mer ; au-dessus du Sagittaire, un lièvre ; une langouste sur le Capricorne ; sur le Verseau, une oie ; deux surmulets sur les Poissons. Au centre de ce beau globe, une touffe de gazon artistement ciselée supportait un rayon de miel. Un esclave nous présentait à la ronde du pain chaud sur un petit four d’argent.

Nous nous disposions tristement à attaquer des mets aussi communs, quand Trimalcion :Si vous voulez m’en croire, mangeons, nous dit-il ; vous avez devant vous le plus succulent du repas. — Alors, au son des instruments, quatre esclaves s’élancent vers la table, et enlèvent, en dansant, la partie supérieure de ce globe. Soudain se découvre à nos yeux un nouveau service : des volailles engraissées, une tétine de truie, un lièvre avec des ailes sur le dos, qui figurait Pégase. Nous remarquâmes aussi, dans les angles de ce surtout, quatre satyres qui portaient de petites outres d’où s’échappait une saumure poivrée, dont les flots allaient grossir l’euripe où nageaient des poissons tout accommodés. A cette vue, tous les valets d’applaudir et nous de les imiter. Ce fut avec un rire de satisfaction que nous attaquâmes ces mets exquis. Trimalcion, enchanté comme nous de cette surprise ménagée par le cuisinier :Coupez ! s’écria-t-il. — Aussitôt s’avance un écuyer tranchant qui se met à découper les viandes, en observant dans tous ses mouvements la mesure de l’orchestre, avec une telle exactitude que l’on eût dit un conducteur de char, parcourant l’arène aux sons de l’orgue hydraulique.

On avait déjà emporté le second service, et le vin, excitant la gaieté des convives, la conversation était devenue générale. Alors notre hôte, les coudes appuyés sur la table :Égayons notre vin, mes amis, et buvons assez pour mettre à la nage les poissons que nous avons mangés. Pensez-vous, dites-moi, que je me contente des mets qu’on nous a servis dans les compartiments de ce surtout que vous avez vu ? Qu’est-ce à dire ? Connaissez-vous si peu les ruses d’Ulysse ?Comme il parlait, des valets vinrent étendre sur nos lits des tapis où étaient représentés en broderie des filets, des piqueurs avec leurs épieux, enfin tout l’attirail de la chasse, Nous ne savions encore ce que cela signifiait, lorsque tout à coup un grand bruit se fit entendre au dehors, et des chiens de Laconie, s’élançant dans la salle, se mirent à courir autour de la table. Ils étaient suivis d’un plateau sur lequel on portait un sanglier de la plus haute taille. Sa hure était coiffée d’un bonnet d’affranchi ; à ses défenses étaient suspendues deux corbeilles tissues de petites branches de palmier, l’une remplie de dattes de Syrie, l’autre de dattes de la Thébaïde. Des marcassins faits de pâte cuite au four entouraient l’animal, comme s’ils eussent voulu se suspendre à ses mamelles, et nous indiquaient assez que c’était une laie. Cette fois ce ne fut plus ce même maître d’hôtel, que nous avions vu dépecer les autres pièces, qui se présenta pour faire la dissection du sanglier, mais un grand estafier, à longue barbe, dont les jambes étaient enveloppées de bandelettes, et qui portait un habit de chasseur. Tirant son couteau de chasse, il en donna un grand coup dans le ventre du sanglier : soudain, de son flanc entr’ouvert, s’échappe une volée de grives. En vain les pauvres oiseaux cherchent à s’échapper en voltigeant autour de la salle ; des oiseleurs, armés de roseaux enduits de glu, les rattrapent à l’instant, et, par l’ordre de leur maître, en offrent un à chacun des convives. Alors, Trimalcion :Voyez un peu si ce glouton de sanglier n’a pas avalé tout le gland de la forêt. — Aussitôt les esclaves courent aux corbeilles suspendues à ses défenses, et nous distribuent, par portions égales, les dattes de Syrie et de Thébaïde.

Lorsqu’on eut desservi les tables au son des instruments, nous vîmes entrer dans la salle du festin trois cochons blancs, muselés et ornés de clochettes. Trimalcion fit appeler son cuisinier et lui ordonna d’emmener ces porcs dans sa cuisine pour les servir dès qu’ils seraient prêts. Jetant alors sur nous un regard paternel :Si ce vin, dit-il, n’est pas de votre goût, je vais le faire remplacer par d’autre. Ou bien, prouvez-moi que vous le trouvez bon, en y faisant honneur. — Bientôt on apporta un énorme porc sur un plateau qui couvrit une grande partie de la table. La compagnie se récria sur la diligence du cuisinier ; chacun jurait qu’il aurait fallu à un autre plus de temps pour faire cuire un poulet. Ce qui augmentait notre surprise, c’est que le cochon nous paraissait plus gros qu’auparavant. Trimalcion l’examinant avec attention. — Que vois-je, s’écria-t-il, ce porc n’est pas vidé ; non, certes, il ne l’est pas. Faites venir le cuisinier. — Le pauvre diable s’approche de la table, et, tout tremblant, confesse qu’il l’a oublié. — Comment ! oublié, s’écrie Trimalcion en fureur. Allons, drôle, habits bas !Aussitôt le coupable est dépouillé de ses vêtements et placé entre deux bourreaux. Sa mine triste et piteuse attendrit l’assemblée, et chacun s’empresse de demander sa grâce. — Alors, Trimalcion se déridant tout à coup. — Eh bien ! lui dit-il en riant, puisque tu as si peu de mémoire, vide à l’instant ce porc devant nous. — Le cuisinier remet sa tunique, se saisit d’un couteau, et, d’une main tremblante, ouvre en plusieurs endroits le ventre de l’animal. Soudain, entraînés par leur propre poids, des monceaux de boudins et de saucisses se font jour à travers ces ouvertures qu’ils élargissent en sortant.

A la vue de ce prodige inattendu, tous les esclaves d’applaudir et de s’écrier : Vive le cuisinier ! On lui donna une couronne d’argent, et il eut l’honneur de boire en notre présence dans une coupe d’airain de Corinthe. En ce moment arrivent les homéristes : des valets portent, à côté d’eux, un plat immense contenant un veau bouilli, dont la tête était coiffée d’un casque. Le veau est suivi d’Ajax, qui, Pépée nue, contrefait les gestes d’un furieux. On sait que le héros grec, dans son délire, transperçait les bestiaux, qu’il prenait pour des ennemis. L’Ajax romain se précipite de la même manière sur le veau bouilli et se met à le pourfendre dans tous les sens. Puis, contrefaisant toujours le fou furieux, il en enlève adroitement les tranches avec la pointe de son épée et les distribue successivement aux convives émerveillés.

Nous eûmes à peine le temps d’admirer sa dextérité ; car tout à coup le plancher supérieur vint à craquer avec un si grand bruit que toute la salle du festin en trembla. Épouvanté, je me levai, dans la crainte que quelque danseur de cordes ne tombât sur moi du plafond : les autres convives, non moins surpris, levèrent les yeux en l’air, pour voir quelle nouvelle apparition leur venait du ciel. Soudain le lambris s’entrouvre, et un vaste cercle, se détachant de la coupole, descend sur nos têtes, et nous offre, dans son contour, des couronnes d’or et des vases d’albâtre remplis de parfums. Invités à accepter ces présents, nous jetons les yeux sur la table, et nous la voyons couverte, comme par enchantement, d’un plateau garni de gâteaux : une figure de Priape, en pâtisserie, en occupait le centre ; selon l’usage, il portait une grande corbeille pleine de raisins et de fruits de toute espèce. Après avoir fait les libations d’usage, nous nous écriâmes : Le ciel protège l’empereur, père de la patrie ! et nous fîmes main basse sur les fruits.

Sur ces entrefaites, trois esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrèrent dans la salle : deux d’entre eux posèrent sur la table les dieux lares, qui avaient des bulles d’or suspendues à leur cou ; le troisième, portant dans sa main une coupe pleine de vin, fit le tour de la table et prononça à haute voix ces mots : Aux dieux propices !