Au
terme de cette longue étude, que nous essaierons plus tard de poursuivre
par-delà thermidor jusqu'au retrait du papier-monnaie, il nous sera permis de
rassembler brièvement les conclusions générales qui s'en dégagent. La vie
chère est sortie moins de la guerre encore que de l'inflation. À la veille de
la déclaration de guerre, en avril 1792, l'assignat perdait déjà 25 à 30 % à
l'intérieur de la France, 50 à 60 % à l'étranger. Les grandes émeutes de la
Beauce, où Simoneau trouva la mort, celles du Noyonnais, du Nord, du Morvan,
du Lot, du Gard datent de l'hiver de 1791 à 1792. Ce
n'est pas le manque de denrée qui cause la disette. La France, pays alors
essentiellement rural, produit assez de subsistances pour sa propre
consommation. Le blocus anglais ne commencera qu'en février 1793 et ne sera
jamais hermétique. En pleine Terreur, la France reçut du blé d'Amérique, de Berbérie, des villes hanséatiques, de Gênes et de
Livourne. La guerre n'a agi sur la disette et sur les prix que d'une façon
indirecte pour renforcer les effets naturels de l'inflation. L'inflation,
c'est-à-dire l'émission indéfinie du papier-monnaie sans contrepartie, est la
grande coupable. Pour faire cesser la disette et la vie chère, il aurait
fallu retirer la fausse monnaie de la circulation. Marat, Saint-Just, Chabot
préconisaient cette solution. On ne fit en ce sens que des efforts tardifs et
insuffisants, parce que la guerre qui s'intensifiait dévorait des sommes de
plus en plus énormes. La démonétisation des assignats royaux, la réduction de
la dette perpétuelle de l'ancien régime par l'institution du Grand Livre qui
l'unifia, la réduction de la dette à terme par les décrets de Cambon sur les
rentes viagères, l'emprunt forcé de 1793, la vente par anticipation des
créances de l'État sur les acquéreurs de biens nationaux, tous les expédients
imaginés la plupart par Cambon ne furent que des palliatifs vite emportés par
le torrent. Les
problèmes politiques dominaient le problème financier. Les révolutionnaires
n'avaient pas seulement à lutter contre l'Europe monarchique, mais contre
toute une moitié de la France dont ils avaient lésé les intérêts et qui
souhaitait la victoire de l'ennemi. Une guerre civile, tantôt latente, tantôt
ouverte, doublait la guerre étrangère. L'opposition habile et tenace des
aristocrates d'abord, des Feuillants ensuite, des fédéralistes, puis des
indulgents, compliqua singulièrement une situation déjà très difficile. De peur
de mécontenter les possédants qui achetaient les biens nationaux, gage unique
du papier-monnaie, de peur de rejeter les « électeurs » à droite en leur
faisant regretter la monarchie, les Assemblées ne demandèrent à l'impôt que
des ressources insuffisantes, et cet impôt, dont la perception était confiée
à des corps élus, ne rentra souvent qu'avec des retards invraisemblables. La
Révolution vécut sur l'assignat, c'est-à-dire sur la fausse monnaie. Les
consommateurs des villes, les rentiers, les gens à revenus fixes, les
artisans déjà frappés par la guerre, les prolétaires très nombreux dans les
campagnes, tous ceux qui ne pouvaient pas compenser la perte de l'assignat
par une hausse correspondante de ce qu'ils avaient à vendre, tous ceux qui
n'avaient rien à vendre ou qui achetaient plus qu'ils ne vendaient, furent
les victimes de l'inflation. ils ne se résignèrent
pas à faire les frais d'une Révolution dont la plupart s'étaient montrés les
ardents soutiens. Ils se souvinrent qu'avant 1789 la royauté intervenait dans
des cas analogues en faveur des classes populaires. Contre le libéralisme
économique des Feuillants d'abord, des Girondins ensuite, contre la cruauté
du laissez-faire et du laissez-passer, ils s'insurgèrent avec un ensemble
impressionnant. Ils réclamèrent le retour à la réglementation abolie, aux
déclarations, recensements, vente obligatoire sur les marchés, réquisitions,
taxations enfin. Ils trouvèrent à point nommé pour exprimer et défendre leurs
revendications des meneurs obscurs, mais décidés, qui leur servirent
d'organes et de chefs. Au droit de propriété ces Enragés opposèrent le droit
à la vie. Ils remirent en honneur, anciens prêtres pour la plupart, la notion
chrétienne du juste prix. Ils dénoncèrent l'accaparement et l'usure. Ils
proclamèrent que les denrées nécessaires à la vie appartenaient par
destination à tous les vivants. Quelques-uns imaginèrent des plans de
reconstruction sociale qui avaient pour objet essentiel une répartition plus
équitable des subsistances. Bien qu'ils fussent accusés par les Girondins de
vouloir « la loi agraire », très peu d'entre eux s'élevèrent jusqu'à une
conception communiste claire et totale de la société. La plupart se
contentaient de remèdes tout empiriques, comme la suppression complète de
l'argent monnayé, la fermeture de la Bourse, la terreur contre les
possédants, tous qualifiés de monopoleurs et d'accapareurs. Une jacquerie
presque permanente troubla les campagnes. Les ouvriers des villes se mirent
en branle à leur tour pour rajuster leurs salaires au prix de la vie. Aussi
longtemps que les Jacobins restèrent unis, les gouvernants résistèrent au
mouvement populaire. Les émeutes du printemps en 1792 furent vigoureusement
réprimées. Mais la scission des Montagnards et des Girondins ouvrit la porte
aux partisans de la réglementation d'abord, des réquisitions ensuite, de la
taxation enfin. Pendant
la crise de la première invasion, après le 10 août, le Conseil exécutif
dominé par Danton et aiguillonné par la Commune insurrectionnelle, établit un
premier système de réglementation qui disparut après Valmy sous les coups des
Girondins vainqueurs aux élections à la Convention, grâce à la peur de la loi
agraire. Mais
les Girondins se montrèrent incapables de résoudre le problème de la vie
chère. Ils ne comprirent pas que l'inflation rendrait impossible la liberté
économique. Roland, homme à formules, méconnut les réalités. Les récoltants
refusaient de se dessaisir de leurs grains contre un papier de plus en plus
déprécié. La disette factice s'aggrava. Les émeutes prirent une ampleur
nouvelle. Elles groupèrent des milliers d'hommes à l'automne de 1792 et se
traduisirent par des taxations populaires et forcées. Quand les Montagnards
engagèrent contre les Girondins le combat décisif, ils durent, pour obtenir
l'appui populaire, faire des concessions aux Enragés et jeter du lest. Au
programme de réglementation qu'ils avaient adopté après le 10 août, ils
joignirent alors un programme de réquisition et bientôt de taxation. Sous la
pression menaçante des Sans-Culottes, ils firent voter la loi du 4 mai 1793
sur le maximum des grains qui se révéla impuissante. En vain
les Montagnards, en possession du pouvoir à leur tour, essayèrent-ils de
faire abroger la loi désastreuse qui affamait les villes, en vain
tentèrent-ils d'échapper au maximum général de toutes les denrées qui était
la suite logique et inévitable du maximum des céréales, leurs diversions pour
faire supporter aux riches la différence entre le prix du pain et le taux des
salaires, pour réprimer l'accaparement par la loi du 27 juillet 1793 qui
soumettait le commerce tout entier au contrôle permanent des municipalités,
pour créer des greniers d'abondance, pour imposer le cours forcé de
l'assignat, etc., se heurtèrent toutes à la toute-puissance des intérêts
coalisés. La misère aggravée s'exaspéra des défaites extérieures et
intérieures de l'été de 1793. La journée hébertiste du 5 septembre imposa le
maximum général. Les
Enragés eurent beau être envoyés en prison ou à l'échafaud, leur programme
s'exécuta, parce que l'obscur instinct populaire le voulait ainsi et qu'il
était impossible aux Montagnards de gouverner contre la masse, quand ils
avaient à réduire les royalistes et les fédéralistes révoltés. Sous
l'ancien régime, la politique de réglementation et de taxation avait pu
donner des résultats appréciables, parce qu'elle n'avait jamais été que
locale et temporaire, parce qu'on l'avait appliquée en période de monnaie
saine et de paix, civile, dans un pays moralement uni où l'opposition
politique n'existait pas ou manquait de moyens de s'exercer. Appliquée par
les soins des cours de justice peuplées de grands propriétaires, elle n'avait
rien qui effrayât les possédants. Elle prenait les allures d'une politique
d'assistance momentanée. Elle ne soulevait aucune colère, ne menaçait
sérieusement aucun intérêt. Elle émanait d'en haut pour descendre en bas. En 1793
et 1794, cette même politique avait un caractère entièrement différent. Elle
était une révolte des petits contre les riches, elle s'était imposée par la
violence d'en bas. H fallait employer la contrainte pour l'appliquer, parce
que l'inflation sévissait et dressait contre les taxes tous les possédants,
parce que la moitié de la France se soulevait contre le gouvernement, parce
que la guerre civile et la guerre étrangère avaient changé la nature et les
données du problème. Elle n'était plus une œuvre charitable, elle
apparaissait comme les représailles d'un parti, comme un acte de vengeance et
de spoliation. Le
maximum général entraîna l'organisation de la Terreur. Ce n'est pas par
hasard que la Terreur fut mise â l'ordre du jour le 5 septembre, le jour même
où la Commune hébertiste arracha les taxes â la Convention. Pour essayer
d'appliquer une législation qui s'attaquait à tous les intérêts particuliers,
il fallut renforcer la dictature du pouvoir central, la systématiser, couvrir
la France d'une armée de policiers et de garnisaires, supprimer toutes les
libertés, contrôler par le moyen d'une Commission centrale des subsistances
toute la production agricole et industrielle, généraliser sans fin les
réquisitions, s'emparer des transports et du commerce, mettre la flotte
marchande et les banques à la disposition de l'État, créer de toutes pièces
une bureaucratie nouvelle pour mettre en marche l'immense machine du
ravitaillement, établir le rationnement par le système des cartes, procéder à
des visites domiciliaires, remplir des prisons de suspects, dresser la
guillotine en permanence. Terreur politique et Terreur économique se
confondirent et marchèrent du même pas. Un tel
régime, en antagonisme profond et violent avec les idées, les tendances, les
aspirations d'une société passionnément éprise de la liberté qu'elle venait
de conquérir, ne pouvait pas s'établir d'un seul coup sans d'âpres
résistances. Les Indulgents, Montagnards repentis, relayèrent les Girondins
dans le rôle de protecteurs des possédants menacés. Une lutte tenace dressa
pendant l'hiver de 1793 à 1794 dans toute la France les Indulgents contre les
Hébertistes qui avaient succédé aux Enragés dans la tutelle des classes
pauvres. Le Comité de Salut public, prêt à être submergé, ne put garder la
direction et exercer son arbitrage qu'en se débarrassant des factions par un
grand procès révolutionnaire. Victorieux
parce qu'il personnifiait l'intérêt national, le Comité voulut adoucir les
procédés terroristes à l'égard du commerce, tout en conservant l'essentiel de
la législation interventionniste qu'il perfectionna. Il se flattait de
maintenir l'équilibre entre les intérêts opposés des salariés et des
employeurs, des vendeurs et des consommateurs, mais l'inflation continuait
ses ravages et les salariés n'entendaient pas perdre les avantages qu'ils
avaient conquis dans la phase hébertiste. Le
maximum général, même atténué et révisé, se révéla d'une application très
difficile. Le Comité ne réussit qu'imparfaitement à atteindre l'équilibre
qu'il avait cherché. En dépit de la terreur maintenue, salariés et possédants
manifestèrent une égale résistance, muette mais résolue. Comprenant un peu
tard que le salut de la Révolution ne pouvait résider que dans une audacieuse
politique de classe, Saint-Just, Robespierre et Couthon, qui représentaient
au gouvernement l'élément le plus démocratique, firent voter les décrets des
8 et 13 ventôse qui promettaient aux Sans-Culottes
pauvres la riche dépouille des biens des suspects reconnus ennemis de la
Révolution. Ainsi serait constituée de toutes pièces aux dépens des
royalistes de l'intérieur dépossédés une classe qui devrait tout à la Révolution
et qui assurerait son avenir. Mais les décrets de ventôse se heurtèrent à la
résistance sourde, à l'inertie calculée du Comité de Sûreté générale et de la
majorité des membres du Comité de Salut public[1]. Avant qu'ils ne fussent entrés
en application normale, le « triumvirat » fut renversé par la journée du 9
thermidor qui fut le résultat d'une coalition étrange où se mêlaient les
éléments les plus opposés, réunis cependant par la crainte commune de la Terreur
et de la Révolution sociale et le vague espoir de lendemains meilleurs. Mais le
9 thermidor, où les salariés jouèrent le rôle de dupes, ne résolut rien. Il
aggrava la crise en lui imprimant une nouvelle orientation. L'inflation non
seulement subsista, mais fit un bond prodigieux. Le maximum, qui avait grandement
contribué à ralentir la dépréciation de papier, fut bientôt abrogé à la
demande des possédants qui tenaient en mains les thermidoriens et rien ne
s'opposa plus à la dictature impersonnelle et invisible des détenteurs de
valeurs réelles. En ce sens on peut dire que le petit peuple fit les frais de
la Révolution autant que les prêtres et les émigrés. La bourgeoisie, qui
avait failli être dépossédée en l'an H, acheva d'asseoir sa puissance sur
l'inflation. Par l'inflation elle acquit pour presque rien la terre du clergé
et des émigrés. Par l'inflation elle vainquit ses ennemis de l'intérieur et
de l'extérieur. Par l'inflation elle outilla à bon compte ses usines de
guerre. Par l'inflation elle domestiqua les classes populaires pour un
siècle. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
J'ai étudié les décrets de ventôse dans les derniers chapitres du tome III de
ma Révolution française. J'y renvoie le lecteur.