Pour prendre une idée un peu juste du mouvement des salaires sous la Terreur et des modes d'application de la loi qui les fixait au taux de 1790 augmenté de moitié, il faudrait nécessairement distinguer entre les périodes, entre les catégories de salariés, entre les villes et les campagnes, entre les autorités révolutionnaires elles-mêmes. L'enquête est à peine commencée et je devrai me borner, dans ce chapitre, à indiquer les grandes lignes du sujet. LES PÉRIODES. Dans une première période qui précède l'établissement du maximum général édicté par la loi du 29 septembre 1793, les salaires restent libres. Il faudrait connaître le taux qu'ils avaient atteint dans les différentes catégories pour pouvoir apprécier la portée de la loi nouvelle. Dans une seconde période, qui est remplie par la lutte des Hébertistes et des Dantonistes, des ultra et des titra, et qui se termine en germinal, le maximum des salaires s'établit concurremment avec le maximum des denrées et marchandises de première nécessité. Il faut donc examiner comment les deux maximums ont réagi l'un sur l'autre, dans quelle mesure les autorités ont favorisé les ouvriers et les marchands et dans quelles régions. Dans une troisième période, qui se termine au 9 thermidor, ou assiste à un essai d'arbitrage du pouvoir central qui s'efforce de maintenir la balance égale entre les producteurs et les consommateurs, entre les acheteurs et les vendeurs. Il faudrait rechercher jusqu'à quel point le Comité de Salut public a atteint le résultat espéré. Ce programme est vaste et ne pourra être complètement rempli qu'à l'aide de monographies qui restent à écrire. C'est un fait bien connu que les salaires ne suivent que lentement la hausse des denrées[1]. Quand l'assignat avait précipité sa chute avec les défaites du début de 1793, les salariés qui n'étaient pas groupés, à qui le droit de grève était interdit, avaient presque partout recouru aux autorités pour leur demander d'agir sur leurs patrons, afin d'obtenir des augmentations. Mais ces autorités, placées pour la plupart sous l'influence des Girondins qui professaient le dogme de la liberté de l'offre et de la demande, n'avaient prêté qu'une oreille assez distraite aux vœux des travailleurs et ceux-ci n'avaient pas tardé à écouter les conseils des Enragés qui les invitaient à réclamer la taxe des denrées et à pratiquer en attendant l'action directe. Les Enragés, bien entendu, ne disaient rien de la taxe des salaires. LA HAUSSE DES SALAIRES APRÈS LA CHUTE DE LA GIRONDE, La chute des Girondins eut pour conséquence fatale d'enhardir les salariés. À partir du mois de juin 1793, ceux-ci cessent de faire figure de suppliants. Ils parlent haut à leurs patrons et ils obtiennent des avantages certains. La levée en masse qui s'opère en septembre 1793 raréfie la main-d'œuvre au moment même où les fabrications de guerre nécessitent des bras de plus en plus nombreux. On assiste à une hausse générale des salaires qui rejoint la hausse du prix de la vie. Les « observateurs » que le ministre de l'Intérieur Garat a envoyés dans les départements sont unanimes dans leurs constatations. L'un d'eux, Diannyère, qui observe » dans l'Allier écrit au ministre, le 24 juin 1793, que les rentiers sont plus malheureux que les ouvriers. Les premiers, dont les rentes sont payées en papier de plus en plus déprécié, ne peuvent plus vivre. « Il n'en est pas de même des ouvriers. Tout ce qu'ils ont à demander, c'est que les denrées et l'ouvrage ne manquent pas. Une plus grande rareté de bras occasionnée par les levées immenses d'hommes, que les guerres intérieure et extérieure ont nécessitées, a fait monter le prix des salaires beaucoup plus que le prix des grains. La journée de travail qui dans les campagnes était au commencement de la Révolution de 14 ou 15 sols pour les temps ordinaires et de 24 ou 30 sols pour les moissons, est actuellement de 35 à 40 sols, et on croit que, pour la moisson prochaine, elle sera à 3 livres. Le surhaussement des salaires des ouvriers des villes est à peu près dans la même proportion. » Un autre « observateur », Cailhava, écrit de même, au début de septembre 1793, au ministre Paré qui a succédé à Garat : « L'artisan, outré de voir tripler les légumes dont il a besoin pour son repas, se propose d'enchérir encore, sur le fripon qui les lui vend ; il augmente le prix de sa main-d'œuvre d'une manière exorbitante. Ainsi, de proche en proche, la contagion se communique, l'envie de se venger des usuriers fait qu'on le devient soi-même et, par l'effet de cette réaction, l'assignat de 5 livres ne vaut pas 20 sols et celui de 100 livres a été souvent vendu de 20 à 22 livres, surtout quand les journaliers ont refusé de livrer la récolte à moins qu'on ne les payât en argent... La taxe du blé doit amener nécessairement celle de tous les autres objets ; sans cela le laboureur sera seul écrasé et incapable de continuer ses travaux... Le patriote est pénétré de douleur en voyant à quel prix la République paye les moindres travaux. Telle femme qui décharge un bateau de foin gagne 3 à 4 assignats de 5 livres par jour et cela fait dire aux malveillants que la facilité avec laquelle on prodigue ce papier-monnaie prouve le peu de cas qu'en font les agents de la République[2].... » Il ne faudrait pas croire cependant que la hausse des salaires ait été la même dans toutes les corporations. Il semble bien qu'elle ait été plus forte pour les ouvriers manuels que pour les autres. L'économiste Saint-Aubin, qui avait été maitre de pension à Sens, faisait remarquer que les femmes avaient été beaucoup moins bien traitées que les hommes : « Les femmes ouvrières surtout, dit-il, souffrent de cette révolution dans le prix des denrées, leur travail, ne pouvant s'appliquer ni à la terre ou aux ouvrages qui demandent de la force, n'est guère employé qu'aux productions de luxe et aux manufactures les moins nécessaires. Aussi les lingères, couturières, brodeuses, etc. ne gagnent-elles pas aujourd'hui le quart de ce qu'il leur faut pour vivre et même les blanchisseuses, dont le salaire surpasse celui de toutes leurs compagnes de misère, sont payées au-dessous du renchérissement des denrées[3]. » Saint-Aubin fait cette remarque en l'an III, mais elle a une portée générale et nous comprenons aisément que Jacques Roux ait trouvé ses fidèles surtout parmi les femmes et que celles-ci se soient mises à piller le savon à Paris dès juin 1793. Le même Saint-Auban, clans un discours prononcé à Sens le 28 octobre 1792, constatait que parmi les ouvriers, les plus à plaindre étaient ceux des manufactures dont la production avait été touchée par la guerre. « Les manufactures de coton, disait-il, n'occupent en grande partie que des femmes, des enfants et des infirmes... la quantité de marchandises qu'on a fabriquées pour remplir les demandes momentanées[4] ayant fait renchérir les matières premières dans une proportion bien supérieure à la main-d'œuvre, il est arrivé, ce qui arrive constamment dans ces cas, que, quoique le prix des marchandises et des denrées ait augmenté de moitié, l'ouvrier ne gagne pas un salaire beaucoup plus fort que lorsqu'elles étaient bon marché, la consommation en vêtement, en nourriture, en chauffage, etc., étant toujours la même pour la quantité, il est appauvri dès que le prix de ces derniers objets augmente sans que son salaire suive la même proportion[5]. » Sans doute la confection des équipements militaires poussée avec vigueur dans la seconde moitié de 1793 dut améliorer la situation des ouvrières. Mais on se tromperait, si on s'imaginait que la hausse des salaires subit un relèvement proportionnel au prix de la vie dans toutes les corporations sans distinction. Sous le bénéfice de ces réserves on peut admettre cependant que l'ensemble de la classe ouvrière avait réussi, en septembre 1793, à la veille de l'établissement du maximum général, à relever ses salaires. M. Georges Lefebvre, qui a étudié avec soin la région du Nord, estime que dans l'été de 1793 les salaires avaient doublé ou même triplé depuis 1790. Il cite des chiffres : « en août 1793 », à Estaires, la journée était de 30 s. ; Saint-Jans-Cappel de 20 s. en numéraire ; à Flêtre, elle était de double au moins du taux de 1790 ; à Hondeghem, de 15 à 20 s. en 1790 elle avait passé à 40, 50 et 60 ; à Méteren, on donnait, en 1790, 10 s. et la nourriture, et, en temps de moisson, 17 à 18. s. ; en 1793, le prix avait cessé d'être fixe et allait jusqu'à 3 livres. À Marcq-en-Barœul en octobre on offrait 50 s. aux batteurs sans en trouver. Or il est rare que le taux adopté par les municipalités aille à 40 s.[6]. M. Lefebvre conclut donc que le maximum général qui fixait les salaires au prix de 1790 augmenté de moitié réduisit les salaires dans une proportion considérable. Par compensation le maximum des denrées abaissait le prix de la vie dans une proportion plus considérable encore. Mais il allait de soi que si le maximum des denrées n'était pas respecté, les ouvriers seraient victimes de la législation créée à leur intention. On se tromperait gravement, si on s'imaginait que les autorités révolutionnaires mirent partout plus de zèle à faire appliquer le maximum des denrées que le maximum des salaires. Même en pleine terreur, les municipalités les plus jacobines en apparence étaient aux mains des possédants. M. Lefebvre constate que dans la région du Nord celles des villes mirent beaucoup plus d'empressement que celles des campagnes à dresser le tableau de la taxe des journées. C'est que celles des villes étaient d'ordinaire de composition plus bourgeoise que celles des campagnes. Quant à celles-ci, elles furent loin d'appliquer la loi dans le même esprit, ainsi qu'en témoignent les grands écarts qu'on relève dans la taxe des salaires pour des communes cependant contiguës. Le Jacobin Vermærsch, maire de Saint-Pierrebrouck, fixa dans sa commune les salaires à un taux très bas. Il ne fut probablement pas le seul et il serait très intéressant de savoir comment le même Vermærsch et ses pareils faisaient appliquer la taxe des denrées. A Paris, au contraire, tant que les hébertistes règnent dans les comités révolutionnaires des sections, il semble bien que la taxe des denrées fut plus rigoureusement appliquée que la taxe des salaires. Leurs commissaires aux accaparements mirent un zèle ardent et souvent intempestif à procéder aux visites domiciliaires. Mais on ne voit pas qu'ils aient tenu la main à réprimer les violations de la taxe par les salariés qui constituaient leur clientèle. Les rapports des « observateurs de l'esprit public » sont très éloquents à ce sujet. Grivel et Siret constatent, les 13 et 14 nivôse, que le maximum de la main-d'œuvre est ouvertement violé. « Les voituriers, les cochers de fiacre, les ouvriers et les manœuvres à tâche... demandent tous au-dessus du prix que la loi leur accorde et vous font mille chicanes, vous causant mille désagréments, si vous ne voulez les payer qu'aux prix de la taxe ; beaucoup de personnes qui redoutent les contestations ou qui sont pressées pour leurs affaires cèdent aux prétentions de ces personnes à salaires et leur donnent ce qu'ils exigent, ce qui rend ceux-ci plus difficiles et fait en quelque sorte une nécessité à ceux qui veulent ensuite les employer de faire à leur égard comme les premiers. Il n'y a pas jusqu'aux ouvriers qui scient ou montent le bois, jusqu'aux garçons de chantier qui se font payer 15 sous par voie, jusqu'aux ramoneurs de cheminées qui n'exigent le double de ce qu'ils doivent recevoir. Ils forcent les particuliers à payer 8 livres pour le transport d'une voie de bois qui coûtait autrefois 1 livre 4 sols. » Grivel et Siret reviennent à la charge le 28 nivôse. Ils signalent que les ouvriers et gens salariés « n'ont pas autant manqué d'ouvrage et de salaire qu'on l'a prétendu, que, loin de perdre dans la situation actuelle des choses, ils ont, au contraire, gagné et gagnent encore beaucoup. Les objets de première nécessité à leur portée, comme le pain, par exemple, ont peu augmenté de prix, tandis que leurs salaires ont été triplés et quadruplés. Tel ouvrier, tel commissionnaire qui ne tirait de sa journée que 4 ou 5 livres en tire aujourd'hui 20 et 24 livres et quelquefois davantage... Dans les marchés et surtout dans celui de la volaille ce sont les femmes des ouvriers et des commissionnaires qui achètent les meilleures pièces et à plus haut prix. Ce qu'on appelle le bourgeois n'en peut soutenir la concurrence et s'en retourne souvent sans acheter ou n'emporter de gibier ou de la volaille que d'une moindre qualité. C'est un fait qui se renouvelle tous les jours. Tout le monde peut le vérifier. Certes, cette classe de salariés ne souffre point et ce serait un grand bien, si leur trop d'embonpoint n'en amaigrissait d'autres... On a fortement crié contre les cultivateurs et les commerçants ; on a prétendu qu'ils voulaient faire la loi aux consommateurs ; on a taxé le prix de leurs denrées et de leurs marchandises, et, dans cette taxe, il faut le dire, on a eu moins d'égard pour les vendeurs que pour les acheteurs ». Il ne faudrait pas presser beaucoup Grive ! et Siret pour leur faire dire que les comités révolutionnaires et les Commissaires aux accaparements favorisaient systématiquement la classe des salariés. Ils- écrivent encore le 3 pluviôse « Le charretier, le batteur, le journalier exige le triple de salaire dû à son travail, il se fonde sur l'augmentation du prix des denrées, mais les denrées ne sont pas triplées. Si le laboureur offre de les nourrir, il refuse de travailler. Le fait est que cette classe de citoyens se fonde sur la rareté des travailleurs pour exiger un prix exorbitant qui la met à même de se gorger de vin et de bonne chère et de passer la moitié de leur vie dans l'oisiveté. On en peut dire autant des gens de force, des commissaires publics et de tous les journaliers de Paris. Ils n'ont pas honte d'exiger 100 sols pour un léger travail qui eût été payé très généreusement 10 sols, il y a un an. Aussi se vantent-ils publiquement de gagner en un jour de quoi se reposer et s'enivrer à leur aise le reste de la décade. Il n'est pas rare de voir un journalier payer 12 livres, même 15 livres une volaille qui n'en vaut pas 4 livres. Quand l’argent ne coûte rien à gagner, l'on ne- prend pas garde à la dépense. » Sans doute Grivel et Siret sont des employés de l'État qui gagnent de petits salaires. La jalousie perce sous leurs critiques. Mais ils citent des faits précis qu'il était facile de contrôler. Il semble incontestable que dans toute la France les salariés firent un effort vigoureux pour relever leur niveau de vie. Là où ils se heurtaient à la mauvaise volonté des autorités ou des employeurs, le cas était fréquent, ils osaient recourir aux refus de travail, à la grève plus ou moins concertée. Aux mines de Littry on ne parvint jamais à obtenir des ouvriers qu'ils chômeraient le décadi et travailleraient le dimanche et ce ne fut pas un exemple isolé. Dans le Nord la résistance contre le maximum des salaires fut tenace et persistante. Dans le district de Joigny la coalition des bûcherons et des autres ouvriers ne put être brisée par les autorités locales. Il fallut que le Comité de Salut public intervînt par un arrêté du 28 pluviôse qui ordonnait d'interpeller les ouvriers. Ceux d'entre eux qui refuseraient de continuer leur profession ou qui exigeraient un salaire supérieur au maximum seraient regardés comme suspects. J'ignore si la crainte de la guillotine suffit à les ramener au travail, mais je ne connais pas d'exemple d'ouvriers traduits au tribunal révolutionnaire pour ce seul motif. Les ouvriers récalcitrants faisaient valoir une excellente excuse. Ils disaient qu'ils obéiraient au maximum des salaires le jour où le maximum des denrées serait réellement exécuté. Or, nous avons vu que ce dernier maximum était souvent violé. Quand par hasard il était respecté, il devenait très difficile d'approvisionner les ateliers en subsistances, tellement celles-ci se faisaient rares quand on prétendait les acheter au taux légal. Les représentants en mission signalent souvent que les fabrications de guerre ont dû être arrêtées, parce que les ouvriers ont dû passer leur temps à faire la chasse au blé dans les greniers des paysans. Le représentant Ferry, par exemple, écrit de Bourges le 5 germinal : « La plus grande partie de mon temps se consomme à empêcher que les ouvriers ne meurent de faim. » LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC ET LES SALAIRES. Quand les factions furent abattues, en germinal, le Comité de Salut public s'efforça de tenir l'équilibre entre les intérêts opposés des ouvriers et des patrons, des marchands et des consommateurs. Le comité, cela n'est pas douteux, avait le sentiment de l'éminente dignité des travailleurs. Le 28 germinal, aux Jacobins, un membre ayant donné pour preuve de son patriotisme qu'il avait envoyé aux frontières 15 de ses ouvriers, Collot d'Herbois le reprit vivement : « Personne ne peut dire : c'est moi qui ait donné à 15 ouvriers ce mouvement de patriotisme, pas plus qu'un général ne peut dire : j'ai remporté la victoire tout seul. Dire que l'on a envoyé des citoyens aux armées, c'est ce grand moyen que les aristocrates emploient. Celui qui ne sert pas la liberté par lui-même dit qu'il la sert par les autres... On ne doit pas oublier le zèle et le patriotisme des ouvriers qui partent pour aller défendre leur pays. Il est temps que l'on oublie qu'il y a eu des chefs. La République est un vaste atelier où il n'y a aucun chef. Nous en sommes tous les ouvriers. Nous travaillons au salut de la patrie ; aucun de nous ne peut dire qu'il dispose du cœur et de la vertu des autres... La gloire est à ceux qui sont partis et qui se font tuer. N'allons pas leur ôter cette satisfaction qu'ils ont si bien méritée. Il me semble que si j'étais ouvrier, ce serait une grande peine pour moi d'entendre dire à celui chez qui j'aurais travaillé : c'est moi qui l'ai envoyé. Ce sont les ouvriers, ce sont les Sans-Culottes qui ont fait la Révolution, ce sont eux qui l'ont maintenue et qui l'ont couronnée de succès ; ce sont eux encore qui la finiront ! » La tirade était belle, mais les ouvriers ne fréquentaient pas les Jacobins et, s'ils les avaient fréquentés, il est douteux qu'ils se fussent contentés de bonnes paroles. A Paris, ils firent un effort vigoureux pour maintenir et pour améliorer même les gains qu'ils avaient réalisés pendant la période hébertiste. Le Comité de Salut public et la nouvelle Commune furent obligés de résister à leurs exigences. Le 2 floréal, des ouvriers râpeurs de tabac se présentent à l'hôtel de ville pour réclamer une augmentation de salaire. L'agent national Payan interpelle leur orateur de déclarer si, pour tenir l'assemblée où ils ont délibéré leur pétition, ils ont eu soin de demander l'autorisation préalable à la municipalité. L'orateur répond d'abord oui, mais, pressé de questions, il s'embrouille et reste coi. Payan le fit envoyer à la police. Ainsi les ouvriers sont avertis qu'ils ne peuvent se réunir pour traiter de leurs intérêts professionnels que de la permission des autorités. Les lois restrictives de la Constituante restent en vigueur. La Commune qui s'efforce de faire respecter le maximum des denrées entend, par contre, que le maximum des salaires soit de même observé. Le 13 floréal, le corps municipal prend un arrêté pour réprimer les exigences abusives des garçons boulangers qui, outre des salaires excessifs, réclament encore une ration de viande supplémentaire. L'arrêté leur rappelle qu'ils ont été dispensés de service militaire. Il leur interdit sous aucun prétexte de quitter la boutique où ils travaillent sans un préavis d'un mois au moins. Il les menace de les traiter comme suspects. Le 9 floréal déjà, le corps municipal avait réprimé les tentatives des ouvriers des ports pour se coaliser en vue de faire hausser leurs salaires et d'écarter la a concurrence des autres ouvriers n'appartenant pas à leur profession. L'arrêté assimilait leur entreprise à la résurrection des corporations et y voyait une atteinte à la liberté du travail. Les inspecteurs des ports reçurent l'ordre d'arrêter les meneurs. Il faut croire que les arrêtés de la Commune furent d'une application difficile, car, le 16 floréal, elle dut adresser une proclamation sévère à toute la population ouvrière : « Les malveillants ont répandu, disait-elle, parmi les ouvriers employés à des objets de première nécessité un esprit de révolte et d'insubordination que les lois révolutionnaires punissent de mort. Nous avons vu presque en même temps les râpeurs de tabac, les boulangers, les ouvriers employés au triage, transport et empilage du bois flotté exiger des citoyens qui les font travailler des prix de journée au-dessus de ceux fixés par la loi, former des rassemblements illégaux, menacer de ne plus continuer leur ouvrage et enfin porter la malveillance jusqu'à l'abandonner entièrement ; nous avons vu surtout les ouvriers employés sur les ports refuser absolument d'y travailler... Nous déclarons à tous les ouvriers qu'organes de la loi, nous serons inflexibles comme elle, que nous ferons conduire sur-le-champ devant les tribunaux compétents tous ceux d'entre eux qui, au mépris des lois, abandonneraient les travaux qui doivent leur être d'autant plus chers qu'ils sont nécessaires à l'existence publique ». Mais, ces menaces exprimées, la proclamation révisait ensuite le tarif dans un sens favorable aux travailleurs. « Si nous sommes sévères, nous sommes justes, nous nous sommes occupés avec empressement des réclamations des ouvriers[7]. » Hanriot renforça les menaces de la proclamation par un ordre général qu'il adressa à la garde nationale Hier, mes frères d'armes les ouvriers des ports n'ont pas donné l'exemple des privations que nous autres, pauvres démocrates sans-culottes, avons contractées dès le berceau ; ils exigent pour leurs journées un salaire trop fort qui ne peut qu'occasionner la cherté des denrées et priver nos pauvres mères de famille des premières denrées nécessaires à la vie. Vivons honnêtement, vêtons-nous décemment et proprement, soyons sobres, n'abandonnons pas nos vertus et notre probité, ce sont nos seules richesses[8]... » Il semble bien que la poussée ouvrière ait été générale dans tout le pays. Dans l'Yonne, à la fin de germinal, les vignerons de Bussy refusent de travailler au prix légal[9]. D'autres exigent en plus du salaire légal un supplément qu'ils appellent la broutille ». Les refus de travail furent fréquents et inquiétants, car Barère dut faire voter, le 15 floréal, un décret qui mettait en réquisition tous ceux qui contribuaient à la manipulation, au transport et au débit des denrées et marchandises de première nécessité et menaçait du tribunal révolutionnaire ceux qui feraient une coalition criminelle contre les subsistances du peuple. Le 14 prairial encore, le Comité de Salut public, dans un arrêté spécial aux mariniers, les menaçait de les traduire en correctionnelle pour la première fois et de leur appliquer la loi des suspects en cas de récidive, s'ils refusaient le service ou s'ils exigeaient des salaires supérieurs au maximum. Le Comité était d'autant plus irrité contre les mariniers que, le 27 germinal précédent, il leur avait accordé des primes en sus du maximum pour hâter l'approvisionnement des ateliers d'armes. Les menaces n'intimidèrent pas les ouvriers. On dut presque partout relever les tarifs ou arrêter les travaux. Le 9 messidor, par exemple, les administrateurs du département de Paris écrivaient à la commission d'agriculture et des arts que les ouvriers employés aux travaux du département refusaient de travailler au maximum fixé à 48 sous pour les manouvriers[10]. Ceux-ci demandaient 3 livres 15 sous et que le travail ne commençât qu'à 6 heures du matin pour finir à 6 heures du soir, ce qui réduisait la journée de deux heures et en portait le prix à 41.7 s, 6 d. Les ouvriers charpentiers qui ne gagnaient que 45 sous par jour en 1790 exigeaient 8 et 10 livres. L'ingénieur en chef proposa de suspendre les travaux. LES OUVRIERS DES FABRICATIONS DE GUERRE. Les nombreux ouvriers des fabrications de guerre étaient plus mécontents encore que les ouvriers employés par les particuliers, car ils n'avaient pas la ressource qu'avaient ceux-ci de refuser individuellement le travail, ce qui obligeait les employeurs à en passer par leurs volontés. Mis en réquisition, ils étaient soumis à un régime quasi militaire. Groupés en ateliers, enregistrés et surveillés par les agents de l'État, menacés à tout moment d'amendes et de pénalités variées, ils ne pouvaient obtenir le relèvement de leurs salaires que par des coalitions réprimées par la législation à l'instar des révoltes. Mais la tentation pour eux était trop forte d'égaler le salaire officiel au salaire libre. De nombreux témoignages tous concordants nous montrent qu'à Paris les simples manœuvres, les commissionnaires, cochers, porteurs d'eau se faisaient de 20 à 24 livres par jour, tandis que l'ouvrier spécialiste de gère classe des manufactures d'armes gagnait à peine 16 livres, celui de la 2e classe 8 livres 5 sols et le plus médiocre 3 livres[11]. Ainsi n'est-il pas étonnant que les ouvriers des fabrications de guerre aient vécu dans une agitation pour ainsi dire permanente. Le Comité de Salut public qui avait un besoin instant de leurs services les ménageait d'autant plus qu'il craignait de les rejeter comme une proie facile du côté de ses adversaires. Il améliora leurs salaires, leur permit de nommer entre eux des commissaires pour en discuter avec ses agents, mais jamais il ne parvint à les satisfaire, car l'écart était trop grand entre leurs exigences et les prescriptions légales. M. Camille Richard a remarqué qu'à toutes les crises politiques correspondit une recrudescence d'agitation dans les ateliers d'armes, soit que les ouvriers aient spontanément songé à utiliser ces crises dans leurs intérêts de classe, soit qu'ils aient été opportunément excités par les adversaires du Comité de Salut public. Le Comité eut beau ajouter des primes allant jusqu'à 10 % du tarif élaboré par la commission paritaire de 60 membres qui siégeait à l'Évêché sous la présidence d'Hassenfratz à partir d'octobre 1793, les ouvriers se mirent en insurrection à la fin de frimaire et au début de nivôse, quand les dantonistes faisaient un violent effort pour s'emparer du gouvernement. L'agitation recommença au début de ventôse et coïncida avec la levée de boucliers des hébertistes. Elle reprit avec une ampleur accrue au moment de la fête de l'Être suprême quand les pourris de la Convention cherchaient à renverser Robespierre et, elle continua presque sans interruption jusqu'au 19 thermidor. Le Comité dut interdire aux ouvriers de changer d'ateliers sans permission, les soumettre à des appels, frapper d'amendes les absents, arrêter les meneurs (arrêtés du 21 frimaire et du 19 prairial). Un arrêté du 25 messidor fit défense aux particuliers d'employer les ouvriers mis en réquisition dans les ateliers de la République, sous peine d'être inscrits sur la liste des suspects. Barère fit voter, le 22 prairial, un décret spécial qui chargeait l'accusateur public du tribunal révolutionnaire de poursuivre comme contre-révolutionnaires ceux qui avaient « employé des manœuvres criminelles dans les ateliers de fabrication d'assignats, d'armes, de poudres et salpêtres ». Les salaires n'étaient pas la seule revendication des mutins. Ils protestaient aussi contre la réglementation sévère des ateliers et contre l'arrêté du 3 floréal qui avait changé la composition de la commission paritaire chargée d'établir le tarif des salaires aux pièces et à la journée. Les ouvriers y étaient désormais en minorité en face des représentants de l'administration. M. Camille Richard a montré que l'agitation ne fut pas limitée aux ouvriers parisiens des fabrications de guerre, mais qu'elle se répandit dans les autres ateliers du reste de la France. Cela suffirait à témoigner que la classe ouvrière prenait conscience de sa force et qu'elle n'hésitait pas à séparer ses intérêts de ceux des gouvernants terroristes eux-mêmes, quand ceux-ci ne lui accordaient pas tout ce qu'elle demandait. LA MAIN-D'ŒUVRE AGRICOLE. Si grave qu'était devenu le problème de la main-d'œuvre industrielle, il causait cependant mains de soucis au Comité de Salut public que le problème de la main-d'œuvre agricole, car la France de cette époque était essentiellement un pays rural. La rareté des subsistances qui arrêtait souvent les fabrications exigeait des remèdes prompts et énergiques. Les autorités locales n'attendirent, pas pour les prendre d'y être invitées par le pouvoir central. La Terreur, si lourde qu'elle fût, n'avait pas encore brisé toutes les initiatives. Dès que la moisson commença à mûrir, les districts se préoccupèrent des moyens à employer pour la récolter rapidement. Celui de Chaumont adressa, le 29 floréal, une circulaire à toutes les communes de son ressort pour les inviter à tenir la main à l'observation du maximum des salaires. « Nous sommes instruits, citoyens, que déjà plusieurs cultivateurs, pour assurer le succès de leurs récoltes, se sont empressés de régler à un prix très haut les salaires des journaliers qui doivent concourir avec eux à faucher leurs prés et à battre leurs grains. Quelques riches propriétaires entre autres ont porté ce prix à un degré si élevé que, s'il était maintenu, les fermiers et les propriétaires moins aisés auraient peine à pouvoir faire leurs moissons et, après avoir tant souffert, cette année, par la rareté des subsistances, nous serions encore exposés à éprouver de nouvelles angoisses pour recueillir les moissons abondantes qui nous sont promises. » La circulaire invitait donc les municipalités à faire appliquer strictement la loi et à requérir au besoin les bras nécessaires pour la moisson, s'ils ne se contentaient pas des salaires légaux. « Dénoncez-nous ces hommes vils qui préféreraient laisser périr les foins et les grains sur pied, plutôt que de se borner au salaire que la loi a fixé ; nous les traiterons comme suspects, comme ennemis de la République[12], les plus coupables seront incarcérés... » Les administrateurs rappellent que les deux maximums, celui des salaires et celui des denrées, sont solidaires et que la violation de l'un entraîne forcément la violation de l'autre : « Nous n'aurions pas été dans le cas de prendre des mesures si sévères contre un grand nombre de cultivateurs, si, l'année dernière, le haut prix des salaires des moissonneurs n'avait pas enlevé aux fermiers et propriétaires une partie considérable de leurs profits. Les journaliers leur ayant forcé la main levée, ils n'ont cru trouver de ressource qu'en vendant leurs grains au-delà du maximum ; de là leur intérêt à ne pas satisfaire aux réquisitions, à recéler leurs grains, à faire paraître la disette plus considérable qu'elle n'était effectivement[13]... » Le district de Soissons ne se borna pas à des exhortations. Il édicta, le 5 prairial, un règlement minutieux sur la réquisition des ouvriers agricoles : 1. Tous les citoyens du ressort du district, les vieillards infirmes et les fonctionnaires publics exceptés, pourront être mis en réquisition pour faire la récolte prochaine des grains. 2. Les réquisitions seront faites, savoir : par les conseils généraux des communes lorsqu'il s'agira de citoyens domiciliés et de récoltes à faire dans leurs enclaves respectives et par l'administration de district lorsqu'il s'agira de prendre des ouvriers dans une commune pour les faire travailler dans l'étendue d'une autre. 3. Elles seront faites individuellement et notifiées par les secrétaires-greffiers des municipalités où demeureront les citoyens à requérir. 4. Elles frapperont d'abord sur les ouvriers, manouvriers et généralement sur toutes les personnes qui moissonnent ordinairement ou qui travaillent à l'agriculture ; En cas d'insuffisance des premiers, sur les citoyens désœuvrés et sur les domestiques mâles salariés par l'opulence qui, par leur force, leur structure, leur complexion seront jugés propres à ce genre de travail ; Et subsidiairement sur tous les autres citoyens. 5. Les citoyens requis en vertu du présent arrêté seront tenus de se livrer aux travaux qui leur seront confiés, à la charge par ceux qui les employeront, de leur payer les salaires déterminés par le tableau du maximum dressé en exécution de la loi du 6 ventôse dernier ; en cas de refus, les peines prononcées par la loi du 16 septembre dernier leur seront appliquées. 6. Ils seront contraints par 3 jours de prison et 3 mois en cas de récidive. Cette peine sera prononcée par la police municipale. 7. Ceux qui se coaliseront pour refuser leur travail seront regardés comme ennemis de la chose publique, arrêtés, dénoncés au tribunal et punis comme contre-révolutionnaires. 8. Dans le cas où, pour les travaux de moisson ou d'agri- culture, il aurait été fait pour la présente année des conventions portant un prix supérieur à celui fixé par le maximum, elles seront réduites à ce taux. 9. Ceux des cultivateurs, moissonneurs, ouvriers et autres qui, à compter de la publication du présent arrêté, feront des conventions tendant à enfreindre le maximum seront, conformément aux articles X et XI de la loi du 12 germinal dernier, passibles pour la première fois, d'une amende égale à 10 fois la valeur de la somme ou de l'objet porté dans lesdites conventions, applicables en entier au profit du dénonciateur, et, outre l'amende, à la peine de 2 ans de détention, en cas de récidive[14]. Mais le Comité de Salut public ne voulut pas laisser aux seules autorités locales le soin de réglementer la réquisition et les salaires des moissonneurs. Le 11 prairial, six jours après le district de Soissons, il promulgua un grand arrêté qui uniformisait les mesures à prendre. Tous les journaliers manouvriers, tous ceux qui s'occupaient habituellement des travaux de la campagne, tous ceux qui étaient obligés de suspendre l'exercice de leurs professions pendant la récolte étaient mis en réquisition pour la moisson ainsi que pour tous les travaux qui la précèdent, l'accompagnent et la suivent. Tous les ouvriers qui étaient dans l'usage de quitter leurs communes pour aller travailler dans d'autres seront tenus de s'y rendre suivant l'usage. Les municipalités dresseraient l'état des ouvriers habitués à travailler à la terre. Elles notifieraient la réquisition à tous, en général. Ceux qui refuseraient d'obéir seraient jugés et traités comme suspects. Une invitation et non une réquisition serait adressée aux autres citoyens, lorsque les municipalités le jugeraient utile, à venir se joindre aux travailleurs. Enfin les journaliers et ouvriers qui se coaliseraient pour se refuser aux travaux exigés par la réquisition ou pour demander une augmentation de salaire seraient traduits au tribunal révolutionnaire. Afin de ne rien laisser dans l'incertitude, le Comité compléta ce premier arrêté par d'autres de plus en plus précis qui se succédèrent les 13 et 29 prairial, les 7 et 20 messidor. L'arrêté du 13 prairial étendait à tous les genres de travaux les prescriptions du précédent. Il faisait défense aux entrepreneurs de travaux publics de payer un salaire supérieur à celui fixé par la loi. L'arrêté de 7 messidor concernait les salaires à l'entreprise qui ne devaient en aucun cas dépasser la moitié du taux de 1790. L'arrêté du 29 prairial défendait, d'augmenter les salaires en nature et ordonnait de les acquitter exactement au taux de 1790. L'arrêté du 20 messidor unifiait les salaires des moissonneurs et ceux des batteurs, « afin que la différence de salaire ne soit pas une occasion ou un prétexte de différer de battre les grains nécessaires à l'approvisionnement des magasins militaires ». Nous sommes assez bien renseignés sur l'application de ces arrêtés, grâce à une active correspondance que la Commission d'agriculture et des arts entretint avec les districts au moment même[15]. Si la Commission invita le district de Soissons à rapporter la mesure trop rigoureuse et prêtant à l'arbitraire par laquelle il avait rendu obligatoire la réquisition pour la moisson de tous les citoyens sans distinction, en général elle s'efforça de stimuler le zèle des autres districts et de les pousser à la sévérité. Le département de la Manche ayant relevé au-dessus du maximum le salaire des ouvriers employés aux routes, la Commission lui infligea un blâme « S'il était possible d'en- freindre le maximum des salaires, celui des denrées serait bientôt illusoire, nous serions livrés comme auparavant aux spéculations de la cupidité et de la mauvaise foi. Vous n'ignorez pas, citoyens, que les ouvriers employés aux chemins n'ont pas droit de se refuser au travail et que le décret du 15 floréal vous accorde celui de les mettre en réquisition. Quant à nous, le décret du 15 frimaire (sur le gouvernement révolutionnaire) nous ôte la faculté d'interpréter la loi et, par conséquent, d'approuver votre arrêté » (lettre du 15 messidor). La loi donnait aux municipalités le droit de fixer les salaires. Cela n'allait pas sans de graves inconvénients, car les ouvriers agricoles désertaient les communes ou le maximum avait été fixé trop bas. De très nombreux districts prirent sur eux d'imposer à toutes les communes de leur ressort un maximum uniforme, afin d'éviter ces désertions : ceux de Bergues, de Mont-sur-Loir ci-devant Châteaudun, de Brutus-Villiers ci-devant Montivilliers, d'Autun, Hazebrouck, Moulins, Ussel, Nogent-le-Républicain, Lesparre, Val-Libre ci-devant Le Donjon (Allier), etc. Le district de Val-Libre exposa, le 9 messidor, qu'il avait voulu « réprimer la cupidité de certains journaliers et garantir les communes du danger de manquer de bras, danger auquel la diversité des prix pouvait les exposer ». Certains de ces districts, comme celui de Val-Libre, avant d'édicter un maximum uniforme, avaient pris l'avis des communes intéressées, mais la plupart s'en dispensèrent. Régulièrement la Commission d'agriculture et des arts leur remontra qu'ils avaient outre- passé les dispositions légales, mais elle ne leur demanda pas de rapporter leurs arrêtés qui entrèrent en vigueur. Imitant le district de Soissons, celui de Brioude mit en réquisition pour la récolte « toutes les personnes des deux sexes capables de supporter les fatigues du travail et qui ne sont pas indispensablement attachées au service de la République ». La commission lui fit observer que la réquisition n'était légale qu'à l'égard des personnes habituées aux travaux de la campagne et que, pour les autres, on ne pouvait employer que les invitations fraternelles. Mais la remontrance vint trop tard, quand la plaine de Brioude était déjà presque entièrement moissonnée. Il semble bien que, malgré les prescriptions impératives des arrêtés du Comité de Salut public, les salaires des travailleurs agricoles aient été fixés généralement à un taux supérieur au taux légal. À Brutus-Villiers, le faucheur fut payé 3 livres par jour et nourri et il recevait en outre 6 sous en plus, s'il fournissait sa faux, le « scieur » reçut 40 sous et nourri plus 2 sous quand il fournissait sa faucille. À Bergues, le salaire fut de 50 sous plus la nourriture, tandis qu'à Valenciennes il fut de 3 livres, à Hazebrouck de 30 sous et à Lille de 22 sous 6 deniers, la nourriture en plus dans tous les cas[16]. On ne s'explique guère ces différences si considérables. Dans de nombreux districts, probablement dans ceux où le maximum fut fixé à un prix élevé, la réquisition des moi- sonneurs s'exécuta sans troubles, par exemple dans les districts de Salon, Moulins, Cusset, Sisteron, Gap, Trévoux, Périgueux, Uzès, Carismont, etc. A Salon, l'arrêté du 11 prairial fut exécuté « avec enthousiasme » Les ouvriers réquisitionnés n'ont pas exigé une obole au-dessus de la taxe (lettre du district du 19 messidor). Périgueux note qu'il n'y a eu aucune réclamation contre la taxe (12 messidor), Uzès que « tout s'est bien exécuté avec zèle et attention », Sisteron que « personne ne s'est refusé aux réquisitions, qu'il n'y a eu aucune coalition, soit pour faire augmenter la taxe, soit pour refuser le travail », etc. Mais c'est surtout dans les districts où le vieil usage s'était conservé de payer les moissonneurs en nature par une partie de la récolte que la réquisition ne donna lieu à aucun incident. « Aucune difficulté, dit le district de Trévoux, ne s'est élevée à l'égard du paiement desdits ouvriers, l'on suit l'ancien usage de les payer en nature » (15 messidor). Montluel, qui fait la même constatation, le 17 thermidor, ajoute que les moissonneurs reçoivent de dix gerbes une. Cela nous fait comprendre la raison des troubles et des résistances qui s'élèvent dans les autres districts. Ce que désirait le travailleur, c'était de pouvoir vivre avec son salaire. Quand on le payait en blé, il ne réclamait pas. Il acceptait la taxe de son travail, mais à condition qu'elle eût comme contrepartie l'exécution de la taxe des denrées. Soyons assurés que la plupart du temps les districts troublés furent ceux où les autorités fixèrent les salaires à un chiffre trop bas ou ne surent pas tenir la main à l'application du maximum des subsistances. Il y eut des coalitions d'ouvriers agricoles, causées par le refus d'accepter le maximum des salaires, dans d'assez nombreux districts Laon, Bergues, Cambrai, Senlis, Sancerre, Marennes, Digne, etc. Dans le district de Laon il y eut des refus de travail à Gros-Dizy et à Clermont, le 3 thermidor. L'agent national vint sur les lieux, fit agir la gendarmerie qui ramena les récalcitrants sur les chantiers. Le même agent national transmit à l'accusateur public près le tribunal criminel les plaintes de certaines communes où les réquisitions n'avaient pas été exécutées. « L'accusateur m'a répondu, écrit-il le 19 thermidor, que le tribunal n'a pas cru que ces sortes d'affaires fussent de sa compétence, mais bien des tribunaux ordinaires. » Le tribunal civil saisi ne s'empressa pas de juger. Le commissaire national près ce tribunal répondit à l'agent national qu'il pensait que les peines prononcées par l'article 3 de l'arrêté du 11 prairial devaient être appliquées par les municipalités elles-mêmes et que les coalitions étaient justiciables du tribunal révolutionnaire. La Commission d'agriculture et des arts infligea un blâme à l'agent national et aux administrateurs du district de Laon pour leur mollesse dans la répression Il y a eu dans votre ressort un délit formel contre la loi révolutionnaire du 11 prairial et il est resté impuni. L'application des peines édictées devait être prompte pour remplir le vœu de la loi et le but d'utilité qu'elle s'était proposé. Au lieu de la promptitude et de l'énergie d'exécution qui peuvent seules imprimer aux lois révolutionnaires ce caractère d'utilité publique qui les distingue des autres, vous doutez, vous balancez, l'accusateur public renvoie au tribunal de district et le commissaire de ce tribunal refuse à son tour de faire les poursuites contre les réfractaires. Ce n'est pas ainsi qu'on seconde l'action du gouvernement... Celui qui refuse d'obéir à la réquisition doit être traité comme suspect... Le tribunal criminel du département de l'Aisne et le tribunal civil du district de Laon ont été mal fondés à ne pas poursuivre la dénonciation qui leur a été faite, puisque la loi les y autorisait et que d'ailleurs, la non-exécution du décret était dangereuse pour la chose publique. Ils méritent principalement des reproches graves... » (lettre du 13 fructidor). Dans le district de Senlis la résistance ouvrière fut plus sérieuse que dans le district de Laon où tout s'était borné à une grève qui ne dura qu'un jour. Ici une sédition éclata dans la commune de Barberie. Il fallut en arrêter les auteurs. La Commission d'agriculture et des arts consultée répondit qu'on devait les déférer aux tribunaux, en conformité de la loi du 17 septembre sur les suspects. Les résistances furent vives dans le département du Doubs où les journaliers demandaient pour battre une mesure de blé un prix d'une valeur égale, « de manière que, écrivent les représentants Foucher et Besson, quand le cultivateur a payé le battage, il ne lui reste rien » (4 frimaire an III). A Sancerre, les ouvriers refusaient de s'embaucher pour le prix du maximum (lettre du district du 9 messidor). A Marennes, l'agent national consulta le Comité de Salut publie pour lui demander s'il ne vaudrait pas mieux faire juger par les tribunaux criminels les refus d'obéir aux réquisitions, plutôt que de les déférer au tribunal révolutionnaire comme crimes de contre-révolution. Le Comité répondit qu'il était préférable de traduire les coupables au tribunal révolutionnaire pour l'exemple, car les jugements du tribunal révolutionnaire retentissaient dans toute la République. Le district de Digne écrivait, le 19 messidor, que « la fixation des journées n'avait pas été du goût des ouvriers et qu'on voyait que c'était moins le désir du bien public que la crainte des peines qui les faisait agir ». Dans le département du Nord l'agitation fut assez vive. « A Saint-Pierrebrouck, dit M. Lefebvre, les moissonneurs déclarèrent qu'ils ne travailleraient pas au maximum, puisqu'il n'était pas respecté à l'égard des denrées. » Il en fut de même à Esquerchin et à Auby. Il y eut à Auby des refus de travail. Dans le district d'Arnay-sur-Arroux en Côte-d'Or, les vignerons de la Côte refusèrent d'obtempérer aux réquisitions qui leur furent adressées pour la moisson. Ceux de Bligny se coalisèrent le 11 messidor « et manifestèrent qu'ils voulaient de 80 à 100 fr. en sus du prix de la taxe pour le temps de la moisson et payés comptant ». Devant l'incurie des municipalités, dont le tiers n'avait pas publié le tarif des salaires, le district promulgua un maximum uniforme pour toutes les communes à raison de 36 sous pour les hommes et 28 pour les femmes. Cette taxe ne fut pas plutôt publiée que les ouvriers manifestèrent leur mécontentement. Ils demandaient 5 livres par jour ou 7 livres du journal de terre ou enfin 40 à 50 écus par individu pour tout le temps de la moisson (lettre de l'agent national du 24 messidor). De crainte de perdre leur récolte, les propriétaires consentirent à en passer par les exigences des moissonneurs « Ceux qui ont voulu être fidèles observateurs de la loi se sont trouvés sans ouvriers. » L'agent national voulut sévir. Il envoya deux délinquants devant le tribunal révolutionnaire, croyant que cet exemple ferait réfléchir les autres. Il fut obligé d'avouer, dans sa lettre du 6 thermidor, que cela ne servit qu'à éloigner ceux qui travaillaient encore et il ajouta que la récolte était compromise par la grève. Dans les districts où la moisson était faite d'ordinaire par des travailleurs venus du dehors, il fut très difficile d'obtenir la main-d'œuvre indispensable. À Saint-Maximin (Var), à Narbonne, à Béziers, les journaliers des montagnes restèrent chez eux. « Fort peu d'ouvriers étrangers sont venus, écrit l'agent national du district de Narbonne, le 16 messidor... je ne sais à quoi attribuer le peu d'empressement de tous ces étrangers qui venaient tous les ans en affluence... j'ai ouï dire qu'ils préféraient ne pas venir que de travailler au maximum. » Et l'agent national précise que plusieurs travailleurs qui avaient laissé leurs familles chez les propriétaires qui les avaient employés l'année précédente ont préféré abandonner leurs outils, plutôt que de venir travailler au maximum. Il fallut dans bien des cas recourir, comme à Narbonne, à la main-d'œuvre militaire pour terminer la récolte qui sans cela serait restée sur pied. L'arrêté du Comité de Salut public du 20 messidor autorisa l'emploi des militaires non seulement pour la moisson, mais pour le battage des grains. Un autre arrêté du 27 messidor organisa dans l'armée de l'Ouest des compagnies de volontaires agriculteurs qui furent payés au même taux que les ouvriers ordinaires. Un autre du 4 thermidor autorisa l'emploi des prisonniers de guerre pour les travaux de la récolte. Pour achever la moisson dans la Beauce et la Brie, on fit appel aux travailleurs de Paris. Le district de Meaux demanda 1.800 hommes, celui de Pontoise 200, celui de Dourdan 200, celui de Crespy 1.200, celui d'Étampes 100, celui de Gonesse 1.000. Les volontaires parisiens reçurent une indemnité de route de 9 sous par lieue. L'état qui subsiste aux archives comprend 2 360 noms pour une indemnité totale de 12 375 livres 4 sous. Certains d'entre eux se plaignirent d'avoir été mal reçus par les paysans. En revanche certains employeurs se félicitèrent des services que les Parisiens leur avaient rendus, on dut souvent leur prêter des outils, ceux dont ils s'étaient munis à Paris étaient inutilisables. À Gonesse et à Meaux, ils arrivèrent trop tard. La crise de la main-d'œuvre était telle que la Convention dut voter, le 21 messidor, un décret aux termes duquel les laboureurs et manouvriers des campagnes habitant des communes au-dessous de 1 200 âmes furent mis provisoire- ment en liberté, quand ils avaient été arrêtés comme suspects. Comment, dans ces conditions, les autorités auraient-elles pu songer à appliquer aux travailleurs en faute les pénalités prévues par les lois précédentes ? Il semble donc que les travailleurs des campagnes opposèrent la même résistance que les travailleurs des villes à l'exécution du maximum des salaires. LES RAISONS DES RÉSISTANCES. Ne nous hâtons pas de conclure que l'esprit de classe avait fait parmi eux des progrès décisifs. Si le maximum des denrées avait pu être appliqué, les ouvriers se seraient sans doute inclinés devant les prescriptions légales. Ils sont unanimes à justifier par là leur résistance et il parait bien qu'ils sont sincères. Ils voulaient que leur travail leur permit de vivre. Ils n'avaient peut-être pas encore une conscience très claire que leur intérêt de classe s'opposait d'une façon irréductible aux intérêts antagonistes de leurs employeurs. Mais il faut reconnaître que la législation tendait à développer en eux cette conscience de classe. A méditer ces faits on comprend mieux les raisons de la chute subite de Robespierre et de son gouvernement. Au 9 thermidor, les ouvriers parisiens, mécontents du nouveau tarif des journées que la Commune venait de promulguer les jours précédents, restèrent indifférents en majorité à la lutte politique qui se déroulait sous leurs yeux. Le jour même du 9 thermidor, ils manifestèrent contre le maximum des salaires. La Commune eut beau rejeter sur Barère, dans une proclamation qui fut apposée dans la soirée, la responsabilité du tarif, ils se croisèrent les bras, et, quand Robespierre et ses amis furent conduits au supplice, ils s'écrièrent sur leur passage : « f... maximum ! » Le souci exclusif de leurs intérêts particuliers, leur manque d'éducation politique leur avaient 'caché l'intérêt général. Ils n'avaient pas compris que tout se tenait dans le système du gouvernement révolutionnaire, que le maximum des salaires était la contrepartie du maximum des denrées, qu'à ruiner l'un, on renverserait l'autre. Ils n'ouvriront les yeux qu'après la suppression du maximum général, quand la vie chère fit un bond prodigieux qui les réduisit à la misère. Ils regretteront alors et Robespierre et le f... maximum. Ils s'insurgeront pour rétablir les taxes, sans autre résultat que de se faire écraser aux journées de germinal et de prairial an III. Ils avaient perdu l'appui du pouvoir politique et ils étaient économiquement trop faibles pour le ressaisir par leurs seules forces. |
[1] L'économiste Saint-Aubin l'avait déjà remarqué au moment même : « Le riche, accoutumé à payer la journée d'ouvrier ou le talent à tant, en valeur nominale, n'a pas augmenté pour cela subitement et proportionnellement leur salaire, parce qu'il pouvait attendre davantage pour faire travailler que l'ouvrier, le journalier et l'homme à talent ne pouvaient attendre leur salaire dont ils avaient besoin pour vivre... (Les nouveaux riches] marchandent avec le maçon ou le manœuvre comme s'ils avaient gagné leurs richesses à la sueur de leur front. Or, si de pareils riches n'augmentent les salaires des ouvriers qu'autant qu'ils y sont contraints, comment peut-on attendre que des propriétaires, accoutumés à payer les leurs depuis un temps immémorial à un certain taux, passent subitement cette borne, pour doubler, tripler, décupler et vingtupler leurs salaires, proportionnellement à la cherté des denrées et au discrédit du numéraire ? L'homme aisé, en général, accoutumé à employer des ouvriers qu'il regarde comme lui devant, en quelque sorte, leur existence, n'applique qu'autant qu'il y est forcé à leur salaire la même valeur qu'il fait avec plaisir pour les denrées qu'il vend ou qu'il ne peut s'empêcher de faire malgré lui pour celles qu'il achète. L'ouvrier de son côté, accoutumé à recevoir tant par jour, ne songe pas même à élever son salaire avec le renchérissement d'ensemble des denrées, il faut que le prix de celles-ci commence déjà à être très haut, pour qu'il ose demander davantage. Je ne connais aucun salaire qui ait né augmenté graduellement et si quelques-uns ont atteint ou même surpassé le niveau, ce n'a été qu'un an et plus après le renchérissement de denrées... Saint-Aubin. Tableau comparatif des prix des principales denrées et marchandises ainsi que de l'industrie et de la main-d'œuvre, an III, p. 27.
[2] P. CARON, Rapports des agents du ministre de l'intérieur, t. I, p. 134 et p. 270.
[3] Saint-Aubin. Tableau comparatif des prix des principales denrées et marchandises ainsi que de l'industrie et de la main-d'œuvre, an III, p. 28.
[4] Saint-Aubin fait allusion à l'activité factice que la baisse de-l'assignat avait imprimée à la production en 1791 et 1792. Les étrangers avaient passé d'énormes commandes. La guerre mit fin à cette prospérité en raréfiant à la fois les commandes et les matières premières.
[5] Le discours de Saint-Aubin a été publié par M. PORÉE dans son étude sur les Subsistances dans l'Yonne, p. CIX.
[6] G. LEFEBVRE, Les paysans du Nord pendant la Révolution, p. 653, note.
[7] D'après le Journal de la Montagne.
[8] DAUBAN, Paris en 1794, p. 354.
[9] Ch. PORÉE, Inventaire des archives révolutionnaires de l'Yonne, p. 362.
[10] Archives nationales, F⁴⁰ 451.
[11] Rapport officiel de messidor an II, dans Camille Richard, Les fabrications de guerre sous la Terreur, p. 720.
[12] Les décrets du 8 et 13 ventôse avaient ordonné la confiscation des biens des personnes reconnues « ennemies de la République ».
[13] Ch. LORAIN, Les subsistances dans le district de Chaumont, t. 1, p. 500.
[14] Archives nationales, F¹⁰ 451.
[15] Elle est conservée aux archives nationales, F¹⁰ 450, 451 et 452.
[16] D'après G. LEFEBVRE, Les Paysans du Nord, p. 654.