A la
fin de l'hiver, la disette s'aggrava dans la capitale. On se battait, au
début de ventôse, dans les queues à la porte des marchands. Si le pain, grâce
à la carte, était à peu près en quantité suffisante, il n'en était pas de
même de la viande, dont la carte n'était pas encore instituée. Les ouvriers
murmuraient de ne point trouver à manger chez les traiteurs au moment des
repas. Dans toutes les auberges, dit le rapport de l'agent Prévost du 3
ventôse, il n'y avait pas une once de viande. Les légumes étaient rares et
montés à un prix exorbitant. « Le tableau de Paris commence à devenir
effrayant, écrit l'observateur La Tour La Montagne dans son rapport du
lendemain. On ne rencontre dans les marchés, dans les rues, qu'une foule
immense de citoyens courant, se précipitant les uns sur les autres, poussant
des cris, répandant des larmes et offrant partout l'image du désespoir ; on
dirait, à voir tous ces mouvements, que Paris est déjà en proie aux horreurs
de la famine. » Le même observateur s'étonne et admire que dans ces
conditions les propriétés soient respectées. « L'histoire, dit-il, n'offre
aucun exemple d'un peuple qui, dans des circonstances aussi pénibles, se soit
conduit avec autant de modération. Sous l'ancien régime, il en eût fallu
beaucoup moins pour faire pendre un prévôt des marchands, un lieutenant de
police, et, aujourd'hui, au moindre mouvement, un simple citoyen parle au nom
de la loi, et tout est tranquille. » Tranquillité
relative. Le même agent était obligé, dans son rapport du 15 ventôse, de
faire cette constatation : « Le spectacle de plusieurs femmes blessées dans
les rassemblements qui se forment aujourd'hui à la porte de tous les
marchands, a soulevé le peuple dans plusieurs quartiers. Dans la distribution
des denrées, ajoute-t-il, c'est la force qui décide et plusieurs femmes, ce
matin, ont failli y perdre la vie pour obtenir un quarteron de beurre. »
Quant au respect des propriétés, il n'allait pas sans souffrir quelques
accrocs. Le 5 ventôse, l'observateur Siret notait : « Le mal est extrême ; ce
matin, le faubourg Saint-Antoine s'est dispersé sur la route de Vincennes et
a pillé tout ce que l'on apportait à Paris. Les uns payaient, les autres
emportaient sans payer. Les paysans désolés juraient de ne plus rien apporter
à Paris. Il est très urgent de mettre ordre à ce brigandage qui finira très
incessamment par affamer la capitale. » Et quelques jours plus tard, le 17
ventôse, l'observateur Monin rapporte qu'à la porte et au petit marché
Saint-Jacques, à 6 heures du matin, les femmes du quartier avaient arrêté les
voitures de provisions et s'étaient emparées du beurre et des œufs qu'elles
contenaient. Une partie seulement de la marchandise avait été payée au
maximum, le reste avait été perdu par les propriétaires[1]. DANTONISTES ET HÉBERTISTES. Cette
recrudescence de la crise économique se produisait juste au moment où les
divisions des Montagnards s'exaspéraient. À la fin de pluviôse, les Jacobins
étaient devenus un champ clos entre Hébertistes et Dantonistes. Les premiers
avaient triomphé de la mise en liberté de leurs chefs Ronsin, Vincent,
Manuel, reconnus innocents par le Comité de Sûreté générale, mais ils se
plaignaient amèrement maintenant que leur dénonciateur Fabre d'Églantine, qui
les avait remplacés en prison, n'était pas encore jugé. Ils se plaignaient
plus encore des retards invraisemblables que subissait l'instruction de
l'affaire politico-financière où étaient mêlés, avec Fabre d'Églantine,
Chabot et Basire, qui avaient essayé de représenter Hébert et ses partisans
comme des agents de Pitt[2]. Ils voulaient tirer vengeance
de Philippeaux qui avait accusé d'ineptie et de trahison les généraux
hébertistes employés en Vendée, de Camille Desmoulins, qui avait répandu sur
la politique de leur parti comme sur leurs personnes le ridicule et l'odieux
dans son Vieux Cordelier. Or, ils n'avaient pu faire rayer des Jacobins ni
Philippeaux, ni Camille Desmoulins. Robespierre avait pris Camille sous sa
protection. Leur mécontentement était devenu de la colère quand les Jacobins
s'étaient refusés à admettre dans leur club un de leurs chefs les plus
influents, qu'ils considéraient comme une victime et un martyr, Vincent, le
bras droit de Bouchotte au ministère de la Guerre et le bras droit d'Hébert
au club des Cordeliers. L'échec de la candidature de Vincent aux Jacobins fut
sans doute la goutte d'eau qui décida de leur attitude. Ils se crurent en
butte au mauvais vouloir systématique des robespierristes coalisés pour la
circonstance avec les dantonistes. Ils crièrent dès lors â la persécution et
ils ne tardèrent pas à prendre à l'égard du gouvernement, qu'ils avaient
jusque-là ménagé, figure d'opposants. Il
était inévitable, il était fatal que la crise économique fournit un aliment
et des armes aux luttes des partis, d'autant plus que chacun d'eux avait
proposé au problème des subsistances des solutions différentes, sinon
opposées. La
plupart des dantonistes, tout en ménageant leur popularité, avaient fait une
opposition sourde et tenace aux lois sur l'accaparement, sur les taxes, sur
les réquisitions. Ils avaient affecté de prendre le commerce sous leur
patronage. Danton
avait triomphé comme d'une victoire personnelle de la grâce que la Convention
avait accordée au négociant en vins Gaudon, condamné à mort par le tribunal
révolutionnaire en vertu de la loi sur l'accaparement. Chabot, dans sa
fameuse dénonciation du 26 brumaire contre les hébertistes et les agents de
l'étranger, dans ses lettres personnelles écrites de sa prison à Danton, à
Merlin de Thionville, à Robespierre, s'était efforcé de représenter la loi du
maximum comme une manœuvre contre-révolutionnaire, destinée à arrêter la
circulation des denrées et à provoquer la famine, de manière à amener la
contre-révolution, en poussant le peuple aux abois. À l'en croire, les
auteurs de cette loi, c'est-à-dire les hébertistes qui l'avaient imposée à la
Convention, étaient des agents de Pitt. c Les conspirateurs, dit-il, et par
là, il entend Delaunay et Julien de Toulouse et le baron de Batz leur
inspirateur, m'ont déclaré que la loi du maximum avait été forcée pour
provoquer la guerre civile. La taxe des prix des journées pouvait seule
produire cet effet désastreux[3]. » Un
autre ami de Danton, le conventionnel Guffroy, dans son journal Le Roua,
insinuait des choses analogues. Il accusait Chaumette et sa clique d'ameuter
la foule pour le pain. II demandait au Comité de Salut public de dissoudre
l'armée révolutionnaire, qui avait été instituée pour faire exécuter les
taxes et les réquisitions[4]. Quant à
Camille Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, il rendait les Hébertistes
responsables du régime de privations auquel la France était soumise : « Je
crois que la liberté n'est pas la misère, qu'elle ne consiste pas à avoir des
habits râpés et percés aux coudes, comme je me rappelle d'avoir vu Roland et
Guadet affecter d'en porter, ni à marcher avec des sabots[5] ; je crois, au contraire,
qu'une des choses qui distingue le plus les peuples libres des peuples
esclaves, c'est qu'il n'y a point de misère, point de haillons là où il
existe la liberté. Je crois encore, comme je le disais dans les trois
dernières lignes de mon Histoire des Brissotins que vous avez tant
fêtoyée, qu'il n'y a que la République qui puisse tenir à la France la
promesse que la monarchie lui avait faite en vain depuis 800 ans la poule au
pot pour tout le monde. Loin de penser que la liberté soit une égalité de
disette, je crois, au contraire, qu'il n'est rien de tel que le gouvernement
républicain pour amener la richesse des nations. » Il disait encore : « Je
crois que la liberté ne consiste point dans une égalité de privations et que
le plus bel éloge de la Convention serait, si elle pouvait se rendre ce
témoignage : J'ai trouvé la nation sans culottes et je la laisse culottée. »
Il se moquait enfin des couches de melons de la terrasse des Tuileries et des
carrés d'oignons du Palais Royal. Ces traits devaient être goûtés des
aristocrates qui faisaient leurs délices du journal de Desmoulins. Les
Dantonistes, qui n'étaient pas des ascètes, soupiraient après la vie joyeuse
et facile et, pour en accélérer le retour, ils promettaient à leurs partisans
la paix, l'amnistie, la libération des suspects, la suppression des taxes,
des réquisitions, de toutes les mesures révolutionnaires que les Hébertistes avaient
fait voter pour continuer la guerre jusqu'au bout, jusqu'à la victoire. LA POLITIQUE GOUVERNEMENTALE. Les
hommes au gouvernement, les robespierristes, pour les appeler d'un nom plus
court, mais inexact, car Robes- pierre n'était pas un dictateur, les hommes
au gouvernement résistaient au modérantisme des Dantonistes comme aux
exagérations des Hébertistes. Ils avouaient avec les premiers, que le maximum
général leur avait été imposé contre leur gré : « La première idée des taxes,
écrivait Saint-Just dans ses Institutions républicaines, qui ne verront le
jour qu'après sa mort, mais qui furent rédigées en pluviôse, est venue du dehors,
apportée par le baron de Batz ; c'était un projet de famine. Il est très
généralement reconnu aujourd'hui dans l'Europe que l'on comptait sur la
famine pour exciter le courroux populaire, sur le courroux populaire pour
détruire la Convention, et sur la dissolution de la Convention pour déchirer
et démembrer la France. » C'était la thèse de Chabot que Saint-Just faisait
sienne. Robespierre et Barère ne pensaient pas autrement. Robespierre
jeune, au cours de ses missions, s'élevait contre les déclamations des
clubistes qui apeuraient le peuple sur les subsistances et provoquaient ainsi
la famine, sous prétexte de la conjurer[6]. Robespierre aîné avait l'œil
sur l'armée révolutionnaire. Il écrivait sur son carnet intime dès le mois de
décembre 1793 : « Dufresse et l'armée révolutionnaire sont
inquiétans »[7]. Mais, quels que fussent leurs sentiments
intimes sur la valeur propre du maximum, les hommes au gouvernement ne
songeaient nullement à l'abroger ou à le saboter dans l'application. Bien au
contraire ! Tous leurs actes prouvent qu'ils s'efforçaient de leur mieux d'en
tirer parti et de le faire servir à la victoire de la Révolution sur ses
ennemis. Ils savaient que les Sans-Culottes des villes, à tort ou à raison,
considéraient les taxes comme le salut. Ils n'avaient pas réussi à les
détromper. Les lois avaient été votées. Ils mirent les lois en vigueur. La
Commission des subsistances, à qui avait été confiée la tâche de dresser le tableau
des prix de toutes les marchandises à leur lieu de production ou de fabrique,
fut vigoureusement éperonnée par le Comité de Salut public. Connue le premier
agent qui avait été placé à la tête du bureau du maximum n'allait pas assez vite,
il fut remplacé, le 16 frimaire, par un autre, le citoyen Desrues, qui eut
ordre d'imprimer un mouvement rapide à ce bureau. L'attente du Comité ne fut
pas trompée. Au prix d'un travail fiévreux, l'immense tableau de tous les
prix de toutes les denrées produites par tous les districts de la République
fut dressé en trois mois. La Commission vint le présenter à la Convention, le
3 ventôse, et Barère le commenta le même jour dans un rapport enthousiaste,
sur lequel nous reviendrons. Loin de songer à abroger la législation
économique d'exception que les circonstances lui avaient imposée, le Comité
de Salut public ne songeait alors qu'à la renforcer. Barère avait pris
prétexte, le 16 nivôse, que, dans Landau assiégé, les marchands avaient vendu
leurs denrées à un prix exorbitant, pour faire décréter que dorénavant dans
toute ville assiégée ou bloquée, les marchandises et les denrées de tout
genre nécessaires à l'existence, ainsi que les habillements et équipements
seraient mis en commun, payés aux propriétaires aux frais de la République et
distribués également à tous les citoyens en raison de leurs besoins. Dans ses
circulaires comme dans ses actes, le Comité tenait strictement la main à
l'application des textes. Robespierre jeune, dans sa mission en
Franche-Comté, mettait l'exécution du maximum sous l'autorité des Comités
révolutionnaires. Barère, dans son grand rapport du 3 ventôse, s'en prenait
violemment à l'avidité des marchands, à la cupidité des propriétaires, à
l'ambition des fabricants. Il annonçait la disparition des intermédiaires,
ces parasites. Il menaçait les autorités indolentes qui mettaient de la
négligence à exécuter la loi. Il
n'est pas douteux que le Comité de Salut public faisait tous ses efforts pour
désarmer les défiances populaires et pour ôter aux Hébertistes tout prétexte
de calomnier ses intentions. Il n'est pas douteux que Robespierre en
particulier s'inquiétait des sympathies des Dantonistes pour l'aristocratie
mercantile. Il leur reprochera bientôt, dans les notes qu'il remit à
Saint-Just, d'avoir cherché à rallier les riches à leur parti. Déjà il
luttait énergiquement avec Barère contre leur politique pacifiste. S'il
s'était opposé à la radiation de Camille de la liste des Jacobins, ce n'était
pas seulement en souvenir de leur ancienne amitié, mais c'était parce qu'il
ne voulait pas briser l'unité du parti montagnard. Il s'efforçait de
prévenir, de calmer les divisions qui ne profitaient qu'à l'ennemi. Nul doute
qu'il n'ait été vivement ému des violentes protestations des Hébertistes
contre sa politique conciliatrice. Hébert ne se souvenait donc plus qu'en
frimaire, lui, Robespierre, n'avait pas voulu ajouter foi aux accusations que
Chabot et Fabre d'Églantine avaient portées contre Hébert ? Hébert avait
pourtant reconnu que s'il n'avait pas été arrêté alors et mêlé à la
conspiration de Batz, c'est que Robespierre s'était constitué son défenseur.
En protégeant Camille comme il avait protégé Hébert, en les considérant tous
les deux comme simplement égarés, Robespierre croyait avoir fait preuve
d'impartialité et donné des gages à l'union nécessaire. Les Hébertistes ne
comprenaient-ils pas cette nécessité ? Hébert,
qui ne manquait ni de talent, ni de savoir-faire, mais de courage et encore
plus d'idées, n'aurait sans doute pas mieux demandé que de vivre en bonne
intelligence avec le pouvoir. Mais il était poussé en avant par son parti,
par Ronsin, par Vincent qui brûlaient de tirer vengeance de leur
incarcération et qui se croyaient tout-puissants, parce que l'un commandait
l'armée révolutionnaire et l'autre les bureaux de la guerre. Puis Hébert
avait à satisfaire sa clientèle. C'était
dans l'intérêt des Sans-Culottes, lecteurs du Père Duchesne, qu'il
avait fait instituer les taxes, et loin d'avoir amélioré la situation
économique, les taxes l'avaient plutôt aggravée. Il devait justifier sa
politique devant les masses et proposer, si possible, de nouveaux remèdes. .A
partir du début de pluviôse, il se met à attaquer, dans sa feuille, avec une violence
croissante, les marchands qui violent le maximum, les épiciers et les
aubergistes qui fraudent leurs marchandises, les bouchers qui n'ont plus que
de la « réjouissance » pour leurs petites pratiques, les cordonniers qui
refusent le cuir aux Sans-Culottes, les cultivateurs qui oublient ce que la
Révolution a fait pour eux et qui affament les citadins par avarice. Il est
ainsi conduit par la logique de sa thèse à jeter l'anathème contre tous ceux
qui ont quelque chose â vendre. « Je n'épargnerai pas plus, écrit-41
dans son no 345,1e marchand de carottes que le plus gros négociant, car f...,
je vois une ligue formée de tous ceux qui vendent contre ceux qui achètent et
je trouve autant de mauvaise foi dans les échoppes que dans les gros
magasins. » En inquiétant ainsi le menu peuple, il devait courir à sa perte. Pour
l'instant, son explication de la crise était simple et ses remèdes plus
simples encore. C'était depuis qu'on avait parlé d'ouvrir les prisons et
d'instituer un Comité de clémence que les accapareurs et les marchands
avaient repris courage. Il n'y avait donc qu'une chose à faire : tripler
l'armée révolutionnaire, terroriser davantage. La guillotine était pour
Hébert l'alpha et l'oméga de sa politique. Il voulait bien ajouter qu'on
pouvait ordonner un carême civique et, en attendant, mettre les prisonniers
au régime. LA MENACE HÉBERTISTE. Les
rapports de police nous prouvent que les grossières excitations d'Hébert
trouvaient de l'écho dans la population ouvrière. L'agent Pourvoyeur
écrivait, le 1er ventôse : « Les aristocrates, dit le peuple,
ressemblent à une multitude de pigeons qui dévastent un champ, il leur faut
un épouvantail et cet épouvantail est la guillotine. » Le même agent note, le
17 ventôse « Le peuple observe que tant que l'on ne guillotinera pas
quelqu'un, cela n'ira pas. » Le 10 ventôse, à l'assemblée générale de la
section des Marchés, le cordonnier Bot, membre du Comité révolutionnaire,
déclara que si la disette continuait, il fallait se porter aux prisons,
égorger les prisonniers, les faire rôtir et les manger. Les exaltés parlaient
couramment d'un nouveau 2 septembre[8]. Les
pouvoirs publics chargés d'assurer l'ordre ne pouvaient que se préoccuper
vivement d'une agitation qui grandissait et dont ils connaissaient les
auteurs responsables. Les
hébertistes, cela n'est pas niable, s'efforcèrent d'exploiter la famine pour
se débarrasser de leurs adversaires politiques. Le lendemain même du jour où
Barère avait présenté à la Convention les tableaux du maximum, le 4 ventôse, Hébert
sonnait le tocsin aux Cordeliers non seulement contre les nouveaux
Brissotins, mais contre ceux qu'il appelait les Endormeurs, parmi lesquels il
était facile de discerner Robes- pierre et les membres du gouvernement «
Remarquez que toujours nous avons été menacés de la disette au moment même où
quelque faction vouloit ourdir ses trames criminelles... N'oubliez jamais,
Cordeliers, que c'est pendant le calme que la foudre se prépare. On nous a
peint Camille comme un enfant, Philippeaux comme un fou, Fabre d'Églantine
comme un honnête homme ; citoyens, défiez-vous des endormeurs et soyez toujours
l'avant-garde courageuse, la sentinelle fidèle de la Révolution. On nous dit
que les Brissotins sont anéantis et il reste encore 61 coupables à punir — les
75 protestataires contre le 2 juin sauvés par Robespierre —. » Et,
liant très habilement la question politique à la question économique, Hébert
terminait son discours par des considérations sur la disette. « Que
l'armée révolutionnaire s'augmente, qu'elle marche la guillotine en avant, et
je vous réponds de l'abondance. » Les Cordeliers décidèrent qu'ils demanderaient
à la Convention la punition des accapareurs et l'augmentation de l'armée
révolutionnaire. Le
discours d'Hébert scandalisa « l'observateur » Grivel qui le réfuta dans son
rapport du 8 ventôse. Hébert, d'après Grivel, avait avili la Convention,
excité la haine entre les campagnards et les citadins, réduit les premiers au
désespoir en les menaçant de l'armée révolutionnaire et de la guillotine, attenté
enfin au droit de propriété en proclamant que tout doit être mis en commun. Le
lendemain, 5 ventôse, la Commune et les sections s'ébranlaient sous
l'impulsion évidente des Cordeliers. Une députation officielle demanda à la
Convention l'exécution stricte et sans réserve de la loi contre les
accapareurs et que des commandes fussent faites aux ateliers de confection
des sections qui chômaient faute de marchandises. La pétition des sections
fut renvoyée au Comité de Salut public et, quatre jours plus tard, Oudot
déposait son rapport sur la révision de la loi contre l'accaparement. Ce premier
résultat aurait dû, semble-t-il, faire patienter les hébertistes, s'ils n'avaient
eu en vue que la question économique et cela d'autant plus que la veille, -8
ventôse, Saint-Just avait fait voter par la Convention un décret qui aurait
dû les réjouir, car il proclamait en principe que les biens des aristocrates seraient
mis sous la main de la nation et que les biens des seuls patriotes seraient
inviolables[9]. Mais ces concessions, loin de
calmer les hébertistes, les enhardirent. L'agitation devint menaçante et prit
un caractère insurrectionnel. Des
placards anonymes furent affichés, à partir du 11 ventôse, dans les quartiers
populaires, des lettres répandues pour conseiller au peuple de dissoudre la
Convention qui ne faisait rien pour lui et de la remplacer par un dictateur,
par un chef qui saurait bien ramener l'abondance. L'un de ces placards commençait
ainsi : cc Sans-Culotte, il est temps, fais battre la générale et sonner le
tocsin, arme-toi et que cela ne soit pas long, car tu vois que l'on te pousse
à ton dernier soupir. Si tu veux me croire, il vaut mieux mourir en défendant
sa gloire pour sa patrie que de mourir dans la famine où tous les
représentants cherchent à te plonger. Méfie-toi, il est temps. La guerre
civile se prépare. Tu fais un jeu de tous les scélérats qui gouvernent
soi-disant la République. Ce sont tous les conspirateurs et tous les
marchands de Paris. Je les dénonce[10]... » Que ces appels à
l'insurrection aient été l'œuvre des hébertistes, c'est ce dont il est
difficile de douter quand on examine les comptes rendus de leurs séances au
club des Cordeliers à la même date. LES SÉANCES DES CORDELIERS. Le 12
ventôse, Ronsin, commandant de l'armée révolutionnaire, déclara qu'il fallait
une insurrection, un nouveau 31 mai. Hébert conseilla cependant de temporiser
et de se borner pour l'instant à réclamer la punition des 75 et des nouveaux
Brissotins. Le Club décida, en outre, de réclamer au Comité de Sûreté
générale la mise en liberté d'un de ses membres, Marchand, qui venait d'être
incarcéré par ordre du Comité révolutionnaire de sa section, à la suite de
démêlés avec le procureur général du département, Lullier[11]. Mais,
le 14 ventôse, les partisans de l'insurrection prirent le dessus au Club,
grâce à l'intervention de Carder que le Comité de Salut public venait de
rappeler de sa sinistre mission en Vendée[12]. Après
que Vincent eut dénoncé de nouveau la faction de Chabot, de Bourdon, de
Philippeaux, de Lullier et de Dufourny et qu'il eut conclu que cette faction
renverserait infailliblement la liberté, si on ne déployait pas contre elle «
toute la terreur que la guillotine inspire aux ennemis du peuple », Carrier
déclara qu'il était effrayé, depuis son retour, des nouveaux visages qu'il
avait rencontrés à la Montagne, des propos qu'il avait entendus. Le plan
était formé, dit-il, il n'en fallait pas douter, de faire rétrograder la
Révolution. « Les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds ; mais
citoyens, ne l'oublions jamais, ceux-là ne veulent point de guillotine qui
sentent qu'ils sont dignes de la guillotine. » Carrier évoqua ensuite
l'article de la Déclaration des droits qui autorisait l'insurrection quand le
peuple est opprimé, puis il conclut, au milieu de vifs applaudissements : «
L'insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux
scélérats ! » Hébert
succéda à Carrier et longuement dénonça les crimes des Indulgents et de leurs
protecteurs. Pourquoi les 75 Girondins n'étaient-ils pas jugés ? Pourquoi
Chabot et ses complices, Fabre d'Églantine, ce fripon, n'étaient-ils pas jugés
non plus ? Sortant des généralités, Hébert se risqua à nommer les
responsables. « Je vais vous dire le pourquoi ; c'est que M. Amar est le
grand faiseur, l'instrument qui prétend soustraire au glaive vengeur les 75
coupables. » Amar, un noble, ancien trésorier du Roi de France, qui avait acheté
sa noblesse 200 000 livres ! Puis Hébert se déchaînait contre les députés
voleurs, hier dans les greniers, aujourd'hui dans de bons appartements et de
bons carrosses. De là, il passait aux ambitieux, « ces hommes qui mettent
tous les autres en avant, qui se tiennent derrière la toile, qui, plus ils
ont de pouvoir, moins ils sont rassasiables, qui veulent régner... Ces
hommes, qui ont fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires,
je vous les nommerai ! Depuis deux, mois, je me retiens. Je me suis imposé la
loi d'être circonspect, mais mon cœur ne peut plus y tenir ; en vain voudraient-ils
attenter à ma » Ici toute la salle encouragea Hébert. Boulanger lui cria : t#
Père Duchesne, parle et ne crains rien ; nous serons, nous, les pères Duchesne
qui frapperons ! » Momoro et \rincent lui reprochèrent la faiblesse qu'il
montrait dans ses numéros depuis deux mois. Alors Hébert s'excusa en
invoquant le système d'oppression qu'on avait dirigé contre lui. On lui avait
refusé la parole aux Jacobins. 11 revint ensuite sur Camille Desmoulins : «
Rappelez-vous qu'il fut chassé, rayé par les patriotes et qu'un homme égaré
sans doute..., autrement je ne saurais comment le qualifier, se trouva là
fort à propos pour le faire réintégrer malgré la volonté, du peuple qui
s'était bien exprimée sur ce traître. » C'était désigner clairement
Robespierre[13]. Hébert s'en prit ensuite aux
ministres, à Paré, « un nouveau Roland », dit Vincent, à
Desforgues, qui était plutôt étranger aux affaires qu'un ministre des
Affaires étrangères, à Destournelles, « insignifiant, instrument passif ». Visant
plus haut encore, Hébert attaqua Carnot qui voulait, à l'en croire, chasser
Bouchotte du ministère de la Guerre pour y installer son frère, l'ex-membre
de la Législative, « imbécile et malveillant ». Il conclut que puisqu'il
était évident qu'une faction voulait anéantir les droits du peuple, il n'y
avait qu'un remède : l'insurrection. « Oui, l'insurrection et les
Cordeliers ne seront point les derniers à donner le signal qui doit frapper à
mort les oppresseurs ! » Il y
eut dans le club quelques mines allongées, selon le mot de Vincent, mais
personne n'osa contredire les orateurs, qui tous avaient fait appel à
l'insurrection. Le club
avait décidé de reprendre le journal de Marat et de s'en servir
particulièrement pour dénoncer « les mandataires infidèles ». Dans cette même
séance encore, on décida de jeter un voile noir sur la Déclaration des
droits, pour matérialiser en quelque sorte l'oppression dont les Cordeliers
se disaient victimes. Le
lendemain, Momoro entraînait sa section, la section de Marat qu'il présidait.
Habilement, son ami Ducroquet, commissaire aux accaparements, chercha à
alarmer les esprits sur les subsistances et fit voter cet arrêté : « La
section de Marat déclare qu'elle est debout et qu'elle va voiler le tableau de
la Déclaration des droits de l'homme dans la salle de ses séances pour rester
en cet état, jusqu'à ce qu'elle soit certaine que les subsistances et la
liberté sont assurées et que les ennemis du peuple qui l'oppriment de tout
côté soient punis[14]. » Séance tenante, la section
en masse se rendit à la Commune pour lui faire part de cet arrêté et lui
demanda de s'y associer. Son orateur, sans doute Ducroquet, prit la parole
pour dénoncer les riches qui causaient la disette en achetant les vivres en
cachette au-dessus du maximum. Il conclut qu'il fallait faire voir aux
aristocrates que leur audace n'épouvantait pas les Sans-Culottes, mais que la
guillotine les attendait. LA COMMUNE. Si les
Hébertistes, par cette démarche, avaient cru entrainer la Commune, ils furent
déçus. Lubin, qui présidait, répondit à la députation de la section de Marat
en ces termes sévères : « Quoi donc ! Lorsque la Convention nationale prend
les mesures les plus révolutionnaires, lorsque le Comité de Salut public
marche rapidement dans le sentier de la Révolution, déjoue journellement les
trames perfides des cabinets de Saint-James et de Berlin, démasque les
intrigants et fait tourner contre eux leurs projets contre-révolutionnaires ;
lorsque le Comité de Sûreté générale met à exécution le décret salutaire qui
ordonne le séquestre des biens des gens reconnus suspects (décret du 8
ventôse), la
section de Marat, qui s'est toujours signalée dans les époques mémorables de
la Révolution, semblerait craindre une disette qui n'est que factice et
voilerait la Déclaration des Droits de l'Homme ! » Les
membres de la Commune qui prirent ensuite la parole parlèrent dans le même
sens. Arthur, qui représentait la section des Piques, fit de nouveau l'éloge
du Comité de Salut public « Ce Comité qui mérite la confiance des patriotes, s'occupe
d'assurer de la manière la plus prompte et la plus efficace les
approvisionnements de Paris. Nous devons espérer que ses soins ne seront pas
infructueux. » Chaumette fit appel au calme : « Considérez, citoyens, combien
il serait dangereux de voir éclore le plus léger trouble â Paris, au moment
où nous entrons en campagne et où nous devons porter tous nos efforts contre
l'ennemi extérieur. » Il fit, lui aussi, l'éloge du Comité de Salut public et
particulièrement de Saint-Just, et enfin il conclut en proposant diverses
mesures pour atténuer la crise des subsistances. On activerait la culture des
jardins de luxe, on ferait défense à tout fournisseur et marchand de
comestibles de porter des provisions à domicile et partout ailleurs que dans
les marchés, on stimulerait, par une adresse, le zèle patriotique des
communes avoisinant Paris, on seconderait énergiquement l'action de la Commission
des subsistances. Dès lors, il était certain que la Commune refusant de
suivre les Hébertistes, ceux-ci ne réussiraient pas la journée qu'ils
méditaient. LA RIPOSTE GOUVERNEMENTALE. Si
l'attaque hébertiste surprit le Comité de Salut public, elle ne le prit pas
au dépourvu. Il y fit face avec promptitude et résolution. Les Hébertistes,
par Ronsin et Mazuel, dirigeaient l'armée révolutionnaire dont les
détachements étaient répartis dans les environs de Paris. Par Vincent, ils
avaient les bureaux de la guerre ; justement les ouvriers des ateliers des
fabrications de guerre de la place de l'Indivisibilité étaient en grève[15] ; il fallait se hâter
d'éteindre l'incendie. Le
Comité était réduit en nombre. Couthon et Robespierre, malades, n'assistaient
plus aux séances. Billaud, Prieur de la Marne, Saint-André étaient en
mission. Hérault de Séchelles, suspect, était depuis plusieurs semaines
écarté des délibérations. Les six membres restants décidèrent sur-le-champ de
déclencher l'action judiciaire contre les Hébertistes. Ils avaient mis en
accusation plusieurs membres du gouvernement ; ils avaient appelé le peuple à
l'insurrection. Crime de contre-révolution, par conséquent justiciable du
tribunal révolutionnaire. Mais, d'autre part, il, était à craindre que si la
répression s'abattait sur les seuls Hébertistes, leurs adversaires, les
Dantonistes qui s'opposaient aussi à la politique du Comité, n'en tirent
victoire. Le Comité décida qu'il frapperait à la fois sur les uns et sur les
autres. Il n'est pas exact, comme on le dit trop souvent, que le Comité ait
essayé de se servir des Dantonistes contre les Hébertistes et de les ruiner
par un jeu de bascule. Il aborda le problème de front, en bloc, sans ruse ni
équivoque. Le 16
ventôse, Barère exposa, dans un rapport à la Convention, les conclusions
arrêtées par le gouvernement. Barère affirma que la disette était l'œuvre de
ceux-là mêmes qui s'en plaignaient. C'étaient eux qui affichaient des
placards contre la Convention et qui allaient sur les routes écarter les
subsistances. Ils faisaient le jeu de Pitt ; ils étaient ses stipendiés. Puis
Barère se retournait contre les Indulgents, contre ceux qui voulaient ouvrir
les prisons, « mettre à couvert les aristocrates riches et qui protégeaient
les fortunes des ennemis connus de la Révolution ». « Que les conspirateurs
de tout genre tremblent ! Il faut réprimer les penchants ambitieux ou
turbulents des meneurs ; il faut surveiller la faction des Indulgents et des
Pacifiques autant que celle des prétendus Insurgents ! » En terminant, Barère
annonçait que bientôt Amar déposerait son rapport sur Chabot et ses complices
et que Saint-Just proposerait de nouvelles mesures pour assurer le
gouvernement et le bonheur du peuple. Pour l'instant, il concluait qu'il
fallait donner ordre à l'accusateur public d'informer sans délai contre les
auteurs et distributeurs des affiches incendiaires attentatoires à la
représentation nationale et aussi contre les auteurs de la méfiance inspirée
aux marchands et cultivateurs qui approvisionnaient Paris. Comme
le Comité l'avait prévu, les Indulgents tentèrent d'exploiter à leur profit
la situation créée par la menace hébertiste. Tallien, Pan d'eux, dénonça
longuement, après Barère, les hommes à bonnets rouges qui calomniaient la Convention
et la Montagne. Il déclara qu'ils étaient certainement des royalistes
déguisés. C'étaient eux qui, par leurs manœuvres, avaient divisé la
Convention. Et Tallien concluait par cet appel qui visait, en réalité, le
Comité de Salut public « Il faut que les défiances particulières cessent, que
les hommes faits pour s'estimer mutuellement s'examinent et sachent accorder
leur confiance à ceux qui la méritent. » Tallien, qui venait d'être rappelé
de sa mission de Bordeaux, était une des victimes de ces défiances qu'il
déplorait. Il priait indirectement le Comité de réviser le jugement
défavorable qu'il avait porté sur ses actes en prononçant son rappel. La
Convention vota la motion préalable présentée par Barère. L'accusateur public
informerait sans délai. UNE RÉCONCILIATION PLATRÉE. Le même
soir, Collot d'Herbois se rendit aux Jacobins pour défendre le gouvernement
attaqué par les Hébertistes : « Le Comité de Salut public goûtait les plus
heureux présages. Nous attendions des victoires. » Ce début exprimait la
surprise amère de l'attaque hébertiste. Puis Collot justifiait le Comité : «
Il faut que nous ayons votre confiance ou que nous nous relirions, si nous ne
sommes pas soutenus par vous. » De toutes parts le cri s'éleva : « Nous vous
soutiendrons tous ! » Venait alors la charge contre les Exagérés : « La
Société des Cordeliers ne sera pas longtemps la dupe des intrigants qui l'ont
jouée... Jacques Roux aussi avait tâché de la séduire ; elle en a fait
justice... Ces hommes ambitieux qui ne veulent faire des insurrections que
pour en profiter, qu'ont-ils fait pour la chose publique... ? Croient-ils
qu'il suffira de couvrir les murs de mauvais placards pour prouver leur
patriotisme » Et Collot conclut qu'il fallait, comme au temps de Jacques
Roux, envoyer aux Cordeliers une députation « pour les engager à faire
justice des intrigants qui les avaient égarés ». Ces «
intrigants », que Collot avait dédaigné de nommer, étaient présents à la
séance. Ils n'osèrent pas relever le gant qui leur avait été lancé. Ils
avaient prêché l'insurrection l'avant-veille. Ils ne surent que s'humilier en
plates rétractations. Momoro
exposa qu'on avait exagéré ce qui s'était passé aux Cordeliers. Ce n'était
pas l'avant-veille, mais depuis un mois déjà, lors de la première arrestation
de Vincent et de Ronsin, qu'ils avaient voilé les Droits de l'homme. Collot
lui répliqua qu'on ne devait voiler les Droits de l'homme qu'au cas où on
désespérerait de pouvoir les faire triompher. Mais on
n'était plus à la veille du 31 mai ! Il se plaignit qu'on eût parlé d'épurer
la Convention, « un moyen excellent pour n'avoir plus demain la Convention ».
Le juré Renaudin, ami de Robespierre, stigmatisa à son tour les prêcheurs
d'insurrection. Carrier, comme Momoro, se plaignit qu'on eût défiguré dans la
presse la physionomie de la séance des Cordeliers. Mais, plus franc que
Momoro, il maintint qu'il y avait un système de modérantisme, qu'il y avait
des factieux. Il en voyait devant lui aux Jacobins. Il répudia cependant
toute pensée d'insurrection : « On n'a point parlé de faire des
insurrections, excepté dans le cas où on y serait forcé par les
circonstances. Si on y a fait une motion contre le Comité, je donne ma tête !
» Plusieurs Hébertistes sautèrent sur l'explication de Carrier. Hébert, à
l'en croire, n'avait parlé que d'une insurrection conditionnelle. Mais le
club ne fut pas dupe de ces rétractations. Tallien insista sur les placards
incendiaires qui avaient été affichés. Il fut vivement applaudi[16]. Le
désaveu des Jacobins, venant après celui de la Commune, achevait de tuer dans
neuf la tentative hébertiste. Le scénario se déroula comme au temps de
Jacques Roux. Une délégation de Jacobins conduite par Collot d'Herbois se rendit
aux Cordeliers le 17 ventôse. Collot recommença avec plus de pathétique son
discours de la veille. Pendant qu'il parlait, la femme d'Hébert disait à voix
basse à sa voisine : « C'est une comédie, un intrigant, il joue la
comédie, c'est un coup de théâtre[17]. » Successivement
Momoro[18], Hébert, Ronsin lui-même firent
amende honorable, proclamant qu'on avait trompé le Comité de Salut public et
les Jacobins sur leurs véritables sentiments. Le crêpe noir qui couvrait la
table des Droits de l'Homme fut déchiré et remis aux Jacobins en signe de
fraternité. Les deux clubs se jurèrent e union indissoluble ». Mais,
sous les beaux semblants de la réconciliation, les méfiances subsistaient et
aussi les arrière-pensées. Tous les Cordeliers n'avaient pas approuvé les
rétractations assez plates d'Hébert et de Momoro. Le 19 ventôse, Vincent
tenta un retour offensif. Il déclama contre les Cromwellistes, contre les
orateurs adroits et leurs grands discours, c'est-à- dire contre Collot ; il
s'indigna une fois de plus contre l'impunité accordée aux 75 Girondins. Il y
eut certainement des explications violentes. La rédaction du procès-verbal de
la séance ou avait paru Collot ne fut pas adoptée, pas plus que le projet de
lettre qui devait être envoyée aux Jacobins. Le club décida qu'on ne ferait
pas une adresse aux Jacobins, mais qu'on leur communiquerait un arrêté
« très simple et très ferme[19]. » Il
était évident qu'une partie importante des Cordeliers, celle que conduisait
Vincent, n'avait pas renoncé à l'agitation commencée. Et, ce qui le prouve,
c'est que les sections où dominaient les Hébertistes continuèrent à se
répandre en pétitions menaçantes dont la famine et le modérantisme étaient le
prétexte, telle la section de Brutus, qui, le 20 ventôse, déclara à la
Convention qu'elle était debout jusqu'à ce que fussent exterminés tous les
royalistes cachés, tous les fédéralistes, tous les modérés, tous les
indulgents, telle la section du Finistère et la Société populaire de Lazowski
qui, par la voix de Boulland, réclamèrent le même jour un décret pour « déparalyser »
l'armée révolutionnaire et pour juger sommairement les accapareurs. Hébert
lui-même, sans doute fouetté par les reproches de Vincent, déclamait, le 22
ventôse, aux Cordeliers, contre Barère. Le même jour, Momoro se plaignait
amèrement d'avoir été interrogé par les juges d'instruction du tribunal révolutionnaire,
ainsi que les meneurs de sa section, sur les placards incendiaires, les
menaces d'insurrection, la disette factice. Il s'indignait que les meilleurs
patriotes fussent l'objet d'une enquête judiciaire quand les royalistes
déguisés restaient impunis. L'ARRESTATION DES HÉBERTISTES. Le
Comité de Salut public était fondé â croire que l'agitation hébertiste ne
s'était calmée qu'en apparence et que le feu couvait sous la cendre. Mais le
comité savait aussi que les Hébertistes avaient contre eux la grande majorité
de la population et les autorités constituées. Le commandant de la garde
nationale Hanriot avait pris énergiquement parti dès la première heure. Dans
son ordre général du 19 ventôse, ii ordonnait à la force armée « de
surveiller avec exactitude les citoyens qui excitent au pillage des voitures,
avant d'être rendues à destination. Il faut espérer, ajoutait-il, que la
justice nationale sévira contre ceux qui veulent l'anarchie et la dissolution
de la société ». La Commune qui s'était prononcée, dès le premier jour, en
faveur du gouvernement, accentuait son désaveu de l'hébertisme. Le 19
ventôse, un de ses membres s'élevait avec force contre les Commissaires aux accaparements
qui, disait-il, ont fait beaucoup de mal et font peu de bien. Par leurs
vexations ils faisaient détester la Révolution et il citait, sans le nommer
toutefois, l'exploit de Ducroquet qui avait fait saisir 36 œufs chez un
citoyen qui avait 7 personnes à nourrir et qui avait partagé les 36 œufs
entre 36 personnes différentes[20]. « N'est-ce pas insulter à la
misère publique que d'offrir un œuf à un citoyen et de priver un père de
famille de sa subsistance et de celle de ses enfants » La Commune décida de
demander à la Convention la suppression des Commissaires aux accaparements et
la réunion de leurs fonctions à celles des Comités révolutionnaires des sections. Ces
manifestations et d'autres prouvaient au Comité de Salut public qu'il lui
serait facile d'avoir raison de l'hébertisme. Billaud-Varenne, de retour
d'une mission à Port-halo, Couthon et Robespierre à peine convalescents,
assistèrent à la séance du 22 ventôse où furent approuvées les conclusions du
fulgurant rapport que Saint-Just présenta le lendemain à la Convention contre
les deux factions qui faisaient le jeu de l'ennemi, à la veille de la
campagne qui allait s'ouvrir. La Convention acclama le projet de décret que
lui soumit Saint-Just, pour faire traduire au tribunal révolutionnaire ceux
qui complotaient contre la représentation nationale, méditaient d'instituer
une dictature, une régence, excitaient à cet effet les inquiétudes sur les
subsistances, dont ils empêchaient l'arrivage, etc. Le soir même,
Fouquier-Tinville était appelé au Comité et, le lendemain, dans la nuit du 23
au 24 ventôse, les principaux chefs hébertistes étaient arrêtés, au milieu de
l'indifférence générale. La plupart des sections vinrent féliciter la
Convention les jours suivants. Le
procès des hébertistes fut avant tout un procès politique. Le grief qu'on
leur fit d'être responsables de la famine s'effaça rapidement devant les
autres chefs d'accusation plus graves, notamment devant celui de complot
contre la Convention. Le premier grief seul importe à notre sujet. Nous
négligerons les autres[21]. Fouquier-Tinville avait fait
entendre au cours de l'instruction de nombreux témoins, appelés parfois de 10
à 20 lieues à la ronde, pour essayer d'établir que les Hébertistes avaient
voulu affamer Paris. Les dépositions de cette enquête existent aux archives.
Qu'en résulte-t-il ? Que nous apprennent-elles sur les causes de la famine
qui n'était que trop réelle ? L'enquête
prouve d'abord que les accusations des Hébertistes contre les manœuvres des
commerçants n'étaient pas sans fondement. Ainsi, la coalition des beurriers
et des coquetiers d'Étampes fut cause qu'au début de ventôse, 4 000 livres de
beurre et 10 000 douzaines d'œufs restèrent sur le marché de cette ville sans
trouver d'acheteurs. Le district d'Étampes donna mandat à la commune de
Méréville d'acheter les denrées en souffrance et de les conduire à Paris. L'enquête
prouva également l'existence de ces achats clandestins effectués hors des
marchés que les Hébertistes dénonçaient sans cesse. Ainsi plusieurs témoins
de Montlhéry et de Linas attestèrent que les cultivateurs ne portaient plus
rien aux marchés de Paris, depuis que les particuliers venaient chez eux leur
acheter des vivres au-dessus de la taxe. Mais
l'enquête prouvait aussi que le défaut d'approvisionnement des marchés de
Paris provenait pour une bonne part de la façon vexatoire dont certaines
autorités policières appliquaient les lois et les règlements. Beaucoup de
campagnards se plaignirent qu'on ne leur laissait pas emporter de Paris ni
chandelles, ni savon, ni sucre et que, dans ces conditions, ils n'avaient
plus intérêt à s'y rendre. Mais,
surtout, les commerçants dénoncèrent les mauvais procédés des Commissaires
aux accaparements et nommément de Ducroquet. Celui-ci, qui fut interrogé
avant d'être mis en arrestation, exposa qu'à son sens, le moyen de ramener
l'abondance ou du moins le nécessaire était d'empêcher que les denrées
alimentaires eussent une destination particulière, autrement dit d'obliger
tous leurs détenteurs à les porter au marché où elles seraient réparties
entre tous les consommateurs au prix du maximum. Il considérait tout commerce
de gré à gré comme clandestin et illicite. De nombreux témoins citèrent des
faits qui prouvaient que Ducroquet et plusieurs de ses confrères mettaient
leurs théories en application. Dans la
section de Marat, la section de Ducroquet, on faisait main basse sur tous les
vivres qui circulaient dans les rues et on les répartissait ensuite, que ces
vivres fussent la propriété de marchands, de cultivateurs ou de simples
habitants domiciliés. Bref, on appliquait une sorte de communisme des denrées
alimentaires. Cela n'allait pas sans inconvénients. Les marchands et les
cultivateurs défendaient leurs biens et désertaient Paris. Quant aux simples
particuliers, ils protestaient contre la saisie de leurs provisions qu'ils
avaient achetées souvent à grands frais. La
méthode de Ducroquet, qui était une interprétation très libre de la loi, fut
appliquée dans d'autres sections parisiennes, par exemple dans la section des
Marchés. Ici, les membres du Comité révolutionnaire arrêtaient les
comestibles à destination des riches et des égoïstes et les vendaient sur le
carreau de la halle. on pouvait considérer ces pratiques comme très regret- tables.
Elles allaient parfois contre leur but. Elles augmentaient la disette au lieu
d'y remédier. Mais il est bien certain qu'elles ne provenaient que du désir
de nourrir les Sans-Culottes et non celui de les affamer. Il fallait avoir
beaucoup de bonne volonté et d'imagination pour les transformer en délits
contre-révolutionnaires. Fouquier-Tinville,
dans son acte d'accusation, n'eut cependant garde d'omettre le grief
économique parmi les crimes reprochés aux Hébertistes. Ducroquet et ses
complices, d'après lui, empêchaient l'arrivée des approvisionnements, « soit
en dépouillant les vendeurs, soit en arrachant des mains des acheteurs, soit,
en laissant corrompre mie partie des denrées qu'il avait indûment saisies,
soit en s'appropriant les autres ». Au
cours du procès, le grief fut à peine mentionné. On ne retint contre
Ducroquet que la distribution d'une voiture d'œufs, objet de reproches de
l'épicier Lohier, juge au tribunal. La chose parut si peu grave que le
jugement qui condamna les Hébertistes ne dit pas un seul mot dans ses
considérants de leurs soi-disant manœuvres pour affamer Paris. CONCLUSION. Les
Hébertistes ne succombèrent pas à cause de leur politique économique. Le
Comité de Salut public, qui avait subi cette politique, dont il voyait les
dangers, n'aurait pas eu l'idée d'inquiéter ses auteurs et de la leur imputer
à crime, si ceux-ci n'avaient commis l'imprudence de se dresser contre lui et
de tenter un mouvement insurrectionnel dont la disette était le prétexte. Il n'en
reste pas moins que la chute de l'hébertisme devait exercer une influence sur
l'orientation de la politique gouvernementale en matière de réglementation et
de taxes. Les Hébertistes tombés, le maximum a perdu ses auteurs et ses défenseurs. Le gouvernement maintient la loi, mais sans enthousiasme et même sans conviction. Il va l'appliquer désormais dans un esprit sinon de douceur, du moins de tolérance. |
[1]
Voir les rapports de police conservés dans les papiers de Fouquier-Tinville, W.
112, et publiés en partie par Hauban, Paris en 1794.
[2]
Voir à ce propos mon ouvrage sur l’Affaire de la Compagnie des Indes.
[3]
Manuscrit de Chabot intitulé : Réfutation du rapport de Barère du 3
ventôse (Arch. nat. F.-7 4637).
[4]
Voir les n° 54, 55, etc.
[5]
Les Jacobins, à l'exemple de Chaumette, avaient conseillé de porter des sabots
pour économiser le cuir nécessaire aux chaussures des soldats.
[6]
Voir dans les Annales révolutionnaires de 1914, p. 717, l'arrêté de
Robespierre jeune du 24 pluviôse.
[7]
Le Carnet de Robespierre dans mon livre Robespierre terroriste.
[8]
Voir les dépositions reçues par le juge Coffinhal le 20 ventôse (Pierre Bussey)
et devant le juge Étienne Masson le 22 ventôse (Berrard, Morrain, etc.). Arch.
nat. W 76.
[9]
Momoro a fait l'éloge de ce décret dans un discours qui se trouve dans ses
papiers aux archives nationales et que j'ai publié dans les Annales
historiques de la Révolution de septembre-octobre 1926.
[10]
Ces placards sont dénoncés comme une manœuvre de la Contre-Révolution dans une
proclamation de l'administration de police, datée du 12 ventôse. Archives
nationales, W 76.
[11]
Voir sur cette séance les déclarations du témoin E. Jacques-Philippe Jarry,
courrier au département de la guerre, aux Archives nationales, W 76.
[12]
Voir sur cette séance, le Moniteur, la Feuille du Salut public et les
déclarations des témoins, aux Archives nationales, W 76.
[13]
L'incident est rapporté en ces termes dans la Correspondance politique de Paris
et des départements (no du 16 ventôse) « Il existe une faction, puisqu'on
protège Camille Desmoulins, qui a proposé des mesures contre-révolutionnaires.
Il se cache à l'ombre d'un grand personnage que je vous nommerai bientôt. Il
existe une faction, puisqu'on veut nous faire envisager les gens les plus
suspects comme des imbéciles qui ne sont pas dangereux » (Archives nat. W 76).
[14]
Archives nationales W 78 et Journal de la Montagne du 18 ventôse.
[15]
Sur cette grève, voir Camille Richard, Le Comité de salut public et les
fabrications de guerre sous la Terreur, p. 714.
[16]
Voir la séance dans la Feuille du Salut public.
[17]
Déposition de Marie-Jeanne-Élisabeth Brocard-Jolly, femme Metrasse-Garnier nat.
W 78).
[18]
Le discours de Momoro qui manque dans les journaux, est manuscrit, aux Arch.
nat. W 78. Celui de Ronsin dans W 76.
[19]
Moniteur. Cette communication fut faite aux Jacobins le 22 ventôse
seulement.
[20]
L'enquête de Fouquier-Tinville prouve qu'il s'agit bien de Ducroquet. Voir la
déposition de Brochet résumée par TUETEY dans son Répertoire, t. XI, n° 157.
[21]
Voir notre étude sur le Procès des Hébertistes dans notre ouvrage Robespierre
terroriste.