LA VIE CHÈRE ET LE MOUVEMENT SOCIAL SOUS LA TERREUR

TROISIÈME PARTIE. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE ET LA VIE CHÈRE

 

CHAPITRE VIII. — LA CHUTE DE L'HÉBERTISME

(Ventôse an II).

 

 

A la fin de l'hiver, la disette s'aggrava dans la capitale. On se battait, au début de ventôse, dans les queues à la porte des marchands. Si le pain, grâce à la carte, était à peu près en quantité suffisante, il n'en était pas de même de la viande, dont la carte n'était pas encore instituée. Les ouvriers murmuraient de ne point trouver à manger chez les traiteurs au moment des repas. Dans toutes les auberges, dit le rapport de l'agent Prévost du 3 ventôse, il n'y avait pas une once de viande. Les légumes étaient rares et montés à un prix exorbitant. « Le tableau de Paris commence à devenir effrayant, écrit l'observateur La Tour La Montagne dans son rapport du lendemain. On ne rencontre dans les marchés, dans les rues, qu'une foule immense de citoyens courant, se précipitant les uns sur les autres, poussant des cris, répandant des larmes et offrant partout l'image du désespoir ; on dirait, à voir tous ces mouvements, que Paris est déjà en proie aux horreurs de la famine. » Le même observateur s'étonne et admire que dans ces conditions les propriétés soient respectées. « L'histoire, dit-il, n'offre aucun exemple d'un peuple qui, dans des circonstances aussi pénibles, se soit conduit avec autant de modération. Sous l'ancien régime, il en eût fallu beaucoup moins pour faire pendre un prévôt des marchands, un lieutenant de police, et, aujourd'hui, au moindre mouvement, un simple citoyen parle au nom de la loi, et tout est tranquille. »

Tranquillité relative. Le même agent était obligé, dans son rapport du 15 ventôse, de faire cette constatation : « Le spectacle de plusieurs femmes blessées dans les rassemblements qui se forment aujourd'hui à la porte de tous les marchands, a soulevé le peuple dans plusieurs quartiers. Dans la distribution des denrées, ajoute-t-il, c'est la force qui décide et plusieurs femmes, ce matin, ont failli y perdre la vie pour obtenir un quarteron de beurre. » Quant au respect des propriétés, il n'allait pas sans souffrir quelques accrocs. Le 5 ventôse, l'observateur Siret notait : « Le mal est extrême ; ce matin, le faubourg Saint-Antoine s'est dispersé sur la route de Vincennes et a pillé tout ce que l'on apportait à Paris. Les uns payaient, les autres emportaient sans payer. Les paysans désolés juraient de ne plus rien apporter à Paris. Il est très urgent de mettre ordre à ce brigandage qui finira très incessamment par affamer la capitale. » Et quelques jours plus tard, le 17 ventôse, l'observateur Monin rapporte qu'à la porte et au petit marché Saint-Jacques, à 6 heures du matin, les femmes du quartier avaient arrêté les voitures de provisions et s'étaient emparées du beurre et des œufs qu'elles contenaient. Une partie seulement de la marchandise avait été payée au maximum, le reste avait été perdu par les propriétaires[1].

 

DANTONISTES ET HÉBERTISTES.

Cette recrudescence de la crise économique se produisait juste au moment où les divisions des Montagnards s'exaspéraient. À la fin de pluviôse, les Jacobins étaient devenus un champ clos entre Hébertistes et Dantonistes. Les premiers avaient triomphé de la mise en liberté de leurs chefs Ronsin, Vincent, Manuel, reconnus innocents par le Comité de Sûreté générale, mais ils se plaignaient amèrement maintenant que leur dénonciateur Fabre d'Églantine, qui les avait remplacés en prison, n'était pas encore jugé. Ils se plaignaient plus encore des retards invraisemblables que subissait l'instruction de l'affaire politico-financière où étaient mêlés, avec Fabre d'Églantine, Chabot et Basire, qui avaient essayé de représenter Hébert et ses partisans comme des agents de Pitt[2]. Ils voulaient tirer vengeance de Philippeaux qui avait accusé d'ineptie et de trahison les généraux hébertistes employés en Vendée, de Camille Desmoulins, qui avait répandu sur la politique de leur parti comme sur leurs personnes le ridicule et l'odieux dans son Vieux Cordelier. Or, ils n'avaient pu faire rayer des Jacobins ni Philippeaux, ni Camille Desmoulins. Robespierre avait pris Camille sous sa protection. Leur mécontentement était devenu de la colère quand les Jacobins s'étaient refusés à admettre dans leur club un de leurs chefs les plus influents, qu'ils considéraient comme une victime et un martyr, Vincent, le bras droit de Bouchotte au ministère de la Guerre et le bras droit d'Hébert au club des Cordeliers. L'échec de la candidature de Vincent aux Jacobins fut sans doute la goutte d'eau qui décida de leur attitude. Ils se crurent en butte au mauvais vouloir systématique des robespierristes coalisés pour la circonstance avec les dantonistes. Ils crièrent dès lors â la persécution et ils ne tardèrent pas à prendre à l'égard du gouvernement, qu'ils avaient jusque-là ménagé, figure d'opposants.

Il était inévitable, il était fatal que la crise économique fournit un aliment et des armes aux luttes des partis, d'autant plus que chacun d'eux avait proposé au problème des subsistances des solutions différentes, sinon opposées.

La plupart des dantonistes, tout en ménageant leur popularité, avaient fait une opposition sourde et tenace aux lois sur l'accaparement, sur les taxes, sur les réquisitions. Ils avaient affecté de prendre le commerce sous leur patronage.

Danton avait triomphé comme d'une victoire personnelle de la grâce que la Convention avait accordée au négociant en vins Gaudon, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire en vertu de la loi sur l'accaparement. Chabot, dans sa fameuse dénonciation du 26 brumaire contre les hébertistes et les agents de l'étranger, dans ses lettres personnelles écrites de sa prison à Danton, à Merlin de Thionville, à Robespierre, s'était efforcé de représenter la loi du maximum comme une manœuvre contre-révolutionnaire, destinée à arrêter la circulation des denrées et à provoquer la famine, de manière à amener la contre-révolution, en poussant le peuple aux abois. À l'en croire, les auteurs de cette loi, c'est-à-dire les hébertistes qui l'avaient imposée à la Convention, étaient des agents de Pitt. c Les conspirateurs, dit-il, et par là, il entend Delaunay et Julien de Toulouse et le baron de Batz leur inspirateur, m'ont déclaré que la loi du maximum avait été forcée pour provoquer la guerre civile. La taxe des prix des journées pouvait seule produire cet effet désastreux[3]. »

Un autre ami de Danton, le conventionnel Guffroy, dans son journal Le Roua, insinuait des choses analogues. Il accusait Chaumette et sa clique d'ameuter la foule pour le pain. II demandait au Comité de Salut public de dissoudre l'armée révolutionnaire, qui avait été instituée pour faire exécuter les taxes et les réquisitions[4].

Quant à Camille Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, il rendait les Hébertistes responsables du régime de privations auquel la France était soumise : « Je crois que la liberté n'est pas la misère, qu'elle ne consiste pas à avoir des habits râpés et percés aux coudes, comme je me rappelle d'avoir vu Roland et Guadet affecter d'en porter, ni à marcher avec des sabots[5] ; je crois, au contraire, qu'une des choses qui distingue le plus les peuples libres des peuples esclaves, c'est qu'il n'y a point de misère, point de haillons là où il existe la liberté. Je crois encore, comme je le disais dans les trois dernières lignes de mon Histoire des Brissotins que vous avez tant fêtoyée, qu'il n'y a que la République qui puisse tenir à la France la promesse que la monarchie lui avait faite en vain depuis 800 ans la poule au pot pour tout le monde. Loin de penser que la liberté soit une égalité de disette, je crois, au contraire, qu'il n'est rien de tel que le gouvernement républicain pour amener la richesse des nations. » Il disait encore : « Je crois que la liberté ne consiste point dans une égalité de privations et que le plus bel éloge de la Convention serait, si elle pouvait se rendre ce témoignage : J'ai trouvé la nation sans culottes et je la laisse culottée. » Il se moquait enfin des couches de melons de la terrasse des Tuileries et des carrés d'oignons du Palais Royal. Ces traits devaient être goûtés des aristocrates qui faisaient leurs délices du journal de Desmoulins.

Les Dantonistes, qui n'étaient pas des ascètes, soupiraient après la vie joyeuse et facile et, pour en accélérer le retour, ils promettaient à leurs partisans la paix, l'amnistie, la libération des suspects, la suppression des taxes, des réquisitions, de toutes les mesures révolutionnaires que les Hébertistes avaient fait voter pour continuer la guerre jusqu'au bout, jusqu'à la victoire.

 

LA POLITIQUE GOUVERNEMENTALE.

Les hommes au gouvernement, les robespierristes, pour les appeler d'un nom plus court, mais inexact, car Robes- pierre n'était pas un dictateur, les hommes au gouvernement résistaient au modérantisme des Dantonistes comme aux exagérations des Hébertistes. Ils avouaient avec les premiers, que le maximum général leur avait été imposé contre leur gré : « La première idée des taxes, écrivait Saint-Just dans ses Institutions républicaines, qui ne verront le jour qu'après sa mort, mais qui furent rédigées en pluviôse, est venue du dehors, apportée par le baron de Batz ; c'était un projet de famine. Il est très généralement reconnu aujourd'hui dans l'Europe que l'on comptait sur la famine pour exciter le courroux populaire, sur le courroux populaire pour détruire la Convention, et sur la dissolution de la Convention pour déchirer et démembrer la France. » C'était la thèse de Chabot que Saint-Just faisait sienne. Robespierre et Barère ne pensaient pas autrement.

Robespierre jeune, au cours de ses missions, s'élevait contre les déclamations des clubistes qui apeuraient le peuple sur les subsistances et provoquaient ainsi la famine, sous prétexte de la conjurer[6]. Robespierre aîné avait l'œil sur l'armée révolutionnaire. Il écrivait sur son carnet intime dès le mois de décembre 1793 : « Dufresse et l'armée révolutionnaire sont inquiétans »[7]. Mais, quels que fussent leurs sentiments intimes sur la valeur propre du maximum, les hommes au gouvernement ne songeaient nullement à l'abroger ou à le saboter dans l'application. Bien au contraire ! Tous leurs actes prouvent qu'ils s'efforçaient de leur mieux d'en tirer parti et de le faire servir à la victoire de la Révolution sur ses ennemis. Ils savaient que les Sans-Culottes des villes, à tort ou à raison, considéraient les taxes comme le salut. Ils n'avaient pas réussi à les détromper. Les lois avaient été votées. Ils mirent les lois en vigueur. La Commission des subsistances, à qui avait été confiée la tâche de dresser le tableau des prix de toutes les marchandises à leur lieu de production ou de fabrique, fut vigoureusement éperonnée par le Comité de Salut public. Connue le premier agent qui avait été placé à la tête du bureau du maximum n'allait pas assez vite, il fut remplacé, le 16 frimaire, par un autre, le citoyen Desrues, qui eut ordre d'imprimer un mouvement rapide à ce bureau. L'attente du Comité ne fut pas trompée. Au prix d'un travail fiévreux, l'immense tableau de tous les prix de toutes les denrées produites par tous les districts de la République fut dressé en trois mois. La Commission vint le présenter à la Convention, le 3 ventôse, et Barère le commenta le même jour dans un rapport enthousiaste, sur lequel nous reviendrons. Loin de songer à abroger la législation économique d'exception que les circonstances lui avaient imposée, le Comité de Salut public ne songeait alors qu'à la renforcer. Barère avait pris prétexte, le 16 nivôse, que, dans Landau assiégé, les marchands avaient vendu leurs denrées à un prix exorbitant, pour faire décréter que dorénavant dans toute ville assiégée ou bloquée, les marchandises et les denrées de tout genre nécessaires à l'existence, ainsi que les habillements et équipements seraient mis en commun, payés aux propriétaires aux frais de la République et distribués également à tous les citoyens en raison de leurs besoins. Dans ses circulaires comme dans ses actes, le Comité tenait strictement la main à l'application des textes. Robespierre jeune, dans sa mission en Franche-Comté, mettait l'exécution du maximum sous l'autorité des Comités révolutionnaires. Barère, dans son grand rapport du 3 ventôse, s'en prenait violemment à l'avidité des marchands, à la cupidité des propriétaires, à l'ambition des fabricants. Il annonçait la disparition des intermédiaires, ces parasites. Il menaçait les autorités indolentes qui mettaient de la négligence à exécuter la loi.

Il n'est pas douteux que le Comité de Salut public faisait tous ses efforts pour désarmer les défiances populaires et pour ôter aux Hébertistes tout prétexte de calomnier ses intentions. Il n'est pas douteux que Robespierre en particulier s'inquiétait des sympathies des Dantonistes pour l'aristocratie mercantile. Il leur reprochera bientôt, dans les notes qu'il remit à Saint-Just, d'avoir cherché à rallier les riches à leur parti. Déjà il luttait énergiquement avec Barère contre leur politique pacifiste. S'il s'était opposé à la radiation de Camille de la liste des Jacobins, ce n'était pas seulement en souvenir de leur ancienne amitié, mais c'était parce qu'il ne voulait pas briser l'unité du parti montagnard. Il s'efforçait de prévenir, de calmer les divisions qui ne profitaient qu'à l'ennemi. Nul doute qu'il n'ait été vivement ému des violentes protestations des Hébertistes contre sa politique conciliatrice. Hébert ne se souvenait donc plus qu'en frimaire, lui, Robespierre, n'avait pas voulu ajouter foi aux accusations que Chabot et Fabre d'Églantine avaient portées contre Hébert ? Hébert avait pourtant reconnu que s'il n'avait pas été arrêté alors et mêlé à la conspiration de Batz, c'est que Robespierre s'était constitué son défenseur. En protégeant Camille comme il avait protégé Hébert, en les considérant tous les deux comme simplement égarés, Robespierre croyait avoir fait preuve d'impartialité et donné des gages à l'union nécessaire. Les Hébertistes ne comprenaient-ils pas cette nécessité ?

Hébert, qui ne manquait ni de talent, ni de savoir-faire, mais de courage et encore plus d'idées, n'aurait sans doute pas mieux demandé que de vivre en bonne intelligence avec le pouvoir. Mais il était poussé en avant par son parti, par Ronsin, par Vincent qui brûlaient de tirer vengeance de leur incarcération et qui se croyaient tout-puissants, parce que l'un commandait l'armée révolutionnaire et l'autre les bureaux de la guerre. Puis Hébert avait à satisfaire sa clientèle.

C'était dans l'intérêt des Sans-Culottes, lecteurs du Père Duchesne, qu'il avait fait instituer les taxes, et loin d'avoir amélioré la situation économique, les taxes l'avaient plutôt aggravée. Il devait justifier sa politique devant les masses et proposer, si possible, de nouveaux remèdes. .A partir du début de pluviôse, il se met à attaquer, dans sa feuille, avec une violence croissante, les marchands qui violent le maximum, les épiciers et les aubergistes qui fraudent leurs marchandises, les bouchers qui n'ont plus que de la « réjouissance » pour leurs petites pratiques, les cordonniers qui refusent le cuir aux Sans-Culottes, les cultivateurs qui oublient ce que la Révolution a fait pour eux et qui affament les citadins par avarice. Il est ainsi conduit par la logique de sa thèse à jeter l'anathème contre tous ceux qui ont quelque chose â vendre. « Je n'épargnerai pas plus, écrit-41 dans son no 345,1e marchand de carottes que le plus gros négociant, car f..., je vois une ligue formée de tous ceux qui vendent contre ceux qui achètent et je trouve autant de mauvaise foi dans les échoppes que dans les gros magasins. » En inquiétant ainsi le menu peuple, il devait courir à sa perte.

Pour l'instant, son explication de la crise était simple et ses remèdes plus simples encore. C'était depuis qu'on avait parlé d'ouvrir les prisons et d'instituer un Comité de clémence que les accapareurs et les marchands avaient repris courage. Il n'y avait donc qu'une chose à faire : tripler l'armée révolutionnaire, terroriser davantage. La guillotine était pour Hébert l'alpha et l'oméga de sa politique. Il voulait bien ajouter qu'on pouvait ordonner un carême civique et, en attendant, mettre les prisonniers au régime.

 

LA MENACE HÉBERTISTE.

Les rapports de police nous prouvent que les grossières excitations d'Hébert trouvaient de l'écho dans la population ouvrière. L'agent Pourvoyeur écrivait, le 1er ventôse : « Les aristocrates, dit le peuple, ressemblent à une multitude de pigeons qui dévastent un champ, il leur faut un épouvantail et cet épouvantail est la guillotine. » Le même agent note, le 17 ventôse « Le peuple observe que tant que l'on ne guillotinera pas quelqu'un, cela n'ira pas. » Le 10 ventôse, à l'assemblée générale de la section des Marchés, le cordonnier Bot, membre du Comité révolutionnaire, déclara que si la disette continuait, il fallait se porter aux prisons, égorger les prisonniers, les faire rôtir et les manger. Les exaltés parlaient couramment d'un nouveau 2 septembre[8].

Les pouvoirs publics chargés d'assurer l'ordre ne pouvaient que se préoccuper vivement d'une agitation qui grandissait et dont ils connaissaient les auteurs responsables.

Les hébertistes, cela n'est pas niable, s'efforcèrent d'exploiter la famine pour se débarrasser de leurs adversaires politiques. Le lendemain même du jour où Barère avait présenté à la Convention les tableaux du maximum, le 4 ventôse, Hébert sonnait le tocsin aux Cordeliers non seulement contre les nouveaux Brissotins, mais contre ceux qu'il appelait les Endormeurs, parmi lesquels il était facile de discerner Robes- pierre et les membres du gouvernement « Remarquez que toujours nous avons été menacés de la disette au moment même où quelque faction vouloit ourdir ses trames criminelles... N'oubliez jamais, Cordeliers, que c'est pendant le calme que la foudre se prépare. On nous a peint Camille comme un enfant, Philippeaux comme un fou, Fabre d'Églantine comme un honnête homme ; citoyens, défiez-vous des endormeurs et soyez toujours l'avant-garde courageuse, la sentinelle fidèle de la Révolution. On nous dit que les Brissotins sont anéantis et il reste encore 61 coupables à punir — les 75 protestataires contre le 2 juin sauvés par Robespierre —. »

Et, liant très habilement la question politique à la question économique, Hébert terminait son discours par des considérations sur la disette. « Que l'armée révolutionnaire s'augmente, qu'elle marche la guillotine en avant, et je vous réponds de l'abondance. » Les Cordeliers décidèrent qu'ils demanderaient à la Convention la punition des accapareurs et l'augmentation de l'armée révolutionnaire.

Le discours d'Hébert scandalisa « l'observateur » Grivel qui le réfuta dans son rapport du 8 ventôse. Hébert, d'après Grivel, avait avili la Convention, excité la haine entre les campagnards et les citadins, réduit les premiers au désespoir en les menaçant de l'armée révolutionnaire et de la guillotine, attenté enfin au droit de propriété en proclamant que tout doit être mis en commun.

Le lendemain, 5 ventôse, la Commune et les sections s'ébranlaient sous l'impulsion évidente des Cordeliers. Une députation officielle demanda à la Convention l'exécution stricte et sans réserve de la loi contre les accapareurs et que des commandes fussent faites aux ateliers de confection des sections qui chômaient faute de marchandises. La pétition des sections fut renvoyée au Comité de Salut public et, quatre jours plus tard, Oudot déposait son rapport sur la révision de la loi contre l'accaparement. Ce premier résultat aurait dû, semble-t-il, faire patienter les hébertistes, s'ils n'avaient eu en vue que la question économique et cela d'autant plus que la veille, -8 ventôse, Saint-Just avait fait voter par la Convention un décret qui aurait dû les réjouir, car il proclamait en principe que les biens des aristocrates seraient mis sous la main de la nation et que les biens des seuls patriotes seraient inviolables[9]. Mais ces concessions, loin de calmer les hébertistes, les enhardirent. L'agitation devint menaçante et prit un caractère insurrectionnel.

Des placards anonymes furent affichés, à partir du 11 ventôse, dans les quartiers populaires, des lettres répandues pour conseiller au peuple de dissoudre la Convention qui ne faisait rien pour lui et de la remplacer par un dictateur, par un chef qui saurait bien ramener l'abondance. L'un de ces placards commençait ainsi : cc Sans-Culotte, il est temps, fais battre la générale et sonner le tocsin, arme-toi et que cela ne soit pas long, car tu vois que l'on te pousse à ton dernier soupir. Si tu veux me croire, il vaut mieux mourir en défendant sa gloire pour sa patrie que de mourir dans la famine où tous les représentants cherchent à te plonger. Méfie-toi, il est temps. La guerre civile se prépare. Tu fais un jeu de tous les scélérats qui gouvernent soi-disant la République. Ce sont tous les conspirateurs et tous les marchands de Paris. Je les dénonce[10]... » Que ces appels à l'insurrection aient été l'œuvre des hébertistes, c'est ce dont il est difficile de douter quand on examine les comptes rendus de leurs séances au club des Cordeliers à la même date.

 

LES SÉANCES DES CORDELIERS.

Le 12 ventôse, Ronsin, commandant de l'armée révolutionnaire, déclara qu'il fallait une insurrection, un nouveau 31 mai. Hébert conseilla cependant de temporiser et de se borner pour l'instant à réclamer la punition des 75 et des nouveaux Brissotins. Le Club décida, en outre, de réclamer au Comité de Sûreté générale la mise en liberté d'un de ses membres, Marchand, qui venait d'être incarcéré par ordre du Comité révolutionnaire de sa section, à la suite de démêlés avec le procureur général du département, Lullier[11].

Mais, le 14 ventôse, les partisans de l'insurrection prirent le dessus au Club, grâce à l'intervention de Carder que le Comité de Salut public venait de rappeler de sa sinistre mission en Vendée[12].

Après que Vincent eut dénoncé de nouveau la faction de Chabot, de Bourdon, de Philippeaux, de Lullier et de Dufourny et qu'il eut conclu que cette faction renverserait infailliblement la liberté, si on ne déployait pas contre elle « toute la terreur que la guillotine inspire aux ennemis du peuple », Carrier déclara qu'il était effrayé, depuis son retour, des nouveaux visages qu'il avait rencontrés à la Montagne, des propos qu'il avait entendus. Le plan était formé, dit-il, il n'en fallait pas douter, de faire rétrograder la Révolution. « Les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds ; mais citoyens, ne l'oublions jamais, ceux-là ne veulent point de guillotine qui sentent qu'ils sont dignes de la guillotine. » Carrier évoqua ensuite l'article de la Déclaration des droits qui autorisait l'insurrection quand le peuple est opprimé, puis il conclut, au milieu de vifs applaudissements : « L'insurrection, une sainte insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux scélérats ! »

Hébert succéda à Carrier et longuement dénonça les crimes des Indulgents et de leurs protecteurs. Pourquoi les 75 Girondins n'étaient-ils pas jugés ? Pourquoi Chabot et ses complices, Fabre d'Églantine, ce fripon, n'étaient-ils pas jugés non plus ? Sortant des généralités, Hébert se risqua à nommer les responsables. « Je vais vous dire le pourquoi ; c'est que M. Amar est le grand faiseur, l'instrument qui prétend soustraire au glaive vengeur les 75 coupables. » Amar, un noble, ancien trésorier du Roi de France, qui avait acheté sa noblesse 200 000 livres ! Puis Hébert se déchaînait contre les députés voleurs, hier dans les greniers, aujourd'hui dans de bons appartements et de bons carrosses. De là, il passait aux ambitieux, « ces hommes qui mettent tous les autres en avant, qui se tiennent derrière la toile, qui, plus ils ont de pouvoir, moins ils sont rassasiables, qui veulent régner... Ces hommes, qui ont fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires, je vous les nommerai ! Depuis deux, mois, je me retiens. Je me suis imposé la loi d'être circonspect, mais mon cœur ne peut plus y tenir ; en vain voudraient-ils attenter à ma » Ici toute la salle encouragea Hébert. Boulanger lui cria : t# Père Duchesne, parle et ne crains rien ; nous serons, nous, les pères Duchesne qui frapperons ! » Momoro et \rincent lui reprochèrent la faiblesse qu'il montrait dans ses numéros depuis deux mois. Alors Hébert s'excusa en invoquant le système d'oppression qu'on avait dirigé contre lui. On lui avait refusé la parole aux Jacobins. 11 revint ensuite sur Camille Desmoulins : « Rappelez-vous qu'il fut chassé, rayé par les patriotes et qu'un homme égaré sans doute..., autrement je ne saurais comment le qualifier, se trouva là fort à propos pour le faire réintégrer malgré la volonté, du peuple qui s'était bien exprimée sur ce traître. » C'était désigner clairement Robespierre[13]. Hébert s'en prit ensuite aux ministres, à Paré, « un nouveau Roland », dit Vincent, à Desforgues, qui était plutôt étranger aux affaires qu'un ministre des Affaires étrangères, à Destournelles, « insignifiant, instrument passif ». Visant plus haut encore, Hébert attaqua Carnot qui voulait, à l'en croire, chasser Bouchotte du ministère de la Guerre pour y installer son frère, l'ex-membre de la Législative, « imbécile et malveillant ». Il conclut que puisqu'il était évident qu'une faction voulait anéantir les droits du peuple, il n'y avait qu'un remède : l'insurrection. « Oui, l'insurrection et les Cordeliers ne seront point les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les oppresseurs ! »

Il y eut dans le club quelques mines allongées, selon le mot de Vincent, mais personne n'osa contredire les orateurs, qui tous avaient fait appel à l'insurrection.

Le club avait décidé de reprendre le journal de Marat et de s'en servir particulièrement pour dénoncer « les mandataires infidèles ». Dans cette même séance encore, on décida de jeter un voile noir sur la Déclaration des droits, pour matérialiser en quelque sorte l'oppression dont les Cordeliers se disaient victimes.

Le lendemain, Momoro entraînait sa section, la section de Marat qu'il présidait. Habilement, son ami Ducroquet, commissaire aux accaparements, chercha à alarmer les esprits sur les subsistances et fit voter cet arrêté : « La section de Marat déclare qu'elle est debout et qu'elle va voiler le tableau de la Déclaration des droits de l'homme dans la salle de ses séances pour rester en cet état, jusqu'à ce qu'elle soit certaine que les subsistances et la liberté sont assurées et que les ennemis du peuple qui l'oppriment de tout côté soient punis[14]. » Séance tenante, la section en masse se rendit à la Commune pour lui faire part de cet arrêté et lui demanda de s'y associer. Son orateur, sans doute Ducroquet, prit la parole pour dénoncer les riches qui causaient la disette en achetant les vivres en cachette au-dessus du maximum. Il conclut qu'il fallait faire voir aux aristocrates que leur audace n'épouvantait pas les Sans-Culottes, mais que la guillotine les attendait.

 

LA COMMUNE.

Si les Hébertistes, par cette démarche, avaient cru entrainer la Commune, ils furent déçus. Lubin, qui présidait, répondit à la députation de la section de Marat en ces termes sévères : « Quoi donc ! Lorsque la Convention nationale prend les mesures les plus révolutionnaires, lorsque le Comité de Salut public marche rapidement dans le sentier de la Révolution, déjoue journellement les trames perfides des cabinets de Saint-James et de Berlin, démasque les intrigants et fait tourner contre eux leurs projets contre-révolutionnaires ; lorsque le Comité de Sûreté générale met à exécution le décret salutaire qui ordonne le séquestre des biens des gens reconnus suspects (décret du 8 ventôse), la section de Marat, qui s'est toujours signalée dans les époques mémorables de la Révolution, semblerait craindre une disette qui n'est que factice et voilerait la Déclaration des Droits de l'Homme ! »

Les membres de la Commune qui prirent ensuite la parole parlèrent dans le même sens. Arthur, qui représentait la section des Piques, fit de nouveau l'éloge du Comité de Salut public « Ce Comité qui mérite la confiance des patriotes, s'occupe d'assurer de la manière la plus prompte et la plus efficace les approvisionnements de Paris. Nous devons espérer que ses soins ne seront pas infructueux. » Chaumette fit appel au calme : « Considérez, citoyens, combien il serait dangereux de voir éclore le plus léger trouble â Paris, au moment où nous entrons en campagne et où nous devons porter tous nos efforts contre l'ennemi extérieur. » Il fit, lui aussi, l'éloge du Comité de Salut public et particulièrement de Saint-Just, et enfin il conclut en proposant diverses mesures pour atténuer la crise des subsistances. On activerait la culture des jardins de luxe, on ferait défense à tout fournisseur et marchand de comestibles de porter des provisions à domicile et partout ailleurs que dans les marchés, on stimulerait, par une adresse, le zèle patriotique des communes avoisinant Paris, on seconderait énergiquement l'action de la Commission des subsistances. Dès lors, il était certain que la Commune refusant de suivre les Hébertistes, ceux-ci ne réussiraient pas la journée qu'ils méditaient.

 

LA RIPOSTE GOUVERNEMENTALE.

Si l'attaque hébertiste surprit le Comité de Salut public, elle ne le prit pas au dépourvu. Il y fit face avec promptitude et résolution. Les Hébertistes, par Ronsin et Mazuel, dirigeaient l'armée révolutionnaire dont les détachements étaient répartis dans les environs de Paris. Par Vincent, ils avaient les bureaux de la guerre ; justement les ouvriers des ateliers des fabrications de guerre de la place de l'Indivisibilité étaient en grève[15] ; il fallait se hâter d'éteindre l'incendie.

Le Comité était réduit en nombre. Couthon et Robespierre, malades, n'assistaient plus aux séances. Billaud, Prieur de la Marne, Saint-André étaient en mission. Hérault de Séchelles, suspect, était depuis plusieurs semaines écarté des délibérations. Les six membres restants décidèrent sur-le-champ de déclencher l'action judiciaire contre les Hébertistes. Ils avaient mis en accusation plusieurs membres du gouvernement ; ils avaient appelé le peuple à l'insurrection. Crime de contre-révolution, par conséquent justiciable du tribunal révolutionnaire. Mais, d'autre part, il, était à craindre que si la répression s'abattait sur les seuls Hébertistes, leurs adversaires, les Dantonistes qui s'opposaient aussi à la politique du Comité, n'en tirent victoire. Le Comité décida qu'il frapperait à la fois sur les uns et sur les autres. Il n'est pas exact, comme on le dit trop souvent, que le Comité ait essayé de se servir des Dantonistes contre les Hébertistes et de les ruiner par un jeu de bascule. Il aborda le problème de front, en bloc, sans ruse ni équivoque.

Le 16 ventôse, Barère exposa, dans un rapport à la Convention, les conclusions arrêtées par le gouvernement. Barère affirma que la disette était l'œuvre de ceux-là mêmes qui s'en plaignaient. C'étaient eux qui affichaient des placards contre la Convention et qui allaient sur les routes écarter les subsistances. Ils faisaient le jeu de Pitt ; ils étaient ses stipendiés. Puis Barère se retournait contre les Indulgents, contre ceux qui voulaient ouvrir les prisons, « mettre à couvert les aristocrates riches et qui protégeaient les fortunes des ennemis connus de la Révolution ». « Que les conspirateurs de tout genre tremblent ! Il faut réprimer les penchants ambitieux ou turbulents des meneurs ; il faut surveiller la faction des Indulgents et des Pacifiques autant que celle des prétendus Insurgents ! » En terminant, Barère annonçait que bientôt Amar déposerait son rapport sur Chabot et ses complices et que Saint-Just proposerait de nouvelles mesures pour assurer le gouvernement et le bonheur du peuple. Pour l'instant, il concluait qu'il fallait donner ordre à l'accusateur public d'informer sans délai contre les auteurs et distributeurs des affiches incendiaires attentatoires à la représentation nationale et aussi contre les auteurs de la méfiance inspirée aux marchands et cultivateurs qui approvisionnaient Paris.

Comme le Comité l'avait prévu, les Indulgents tentèrent d'exploiter à leur profit la situation créée par la menace hébertiste. Tallien, Pan d'eux, dénonça longuement, après Barère, les hommes à bonnets rouges qui calomniaient la Convention et la Montagne. Il déclara qu'ils étaient certainement des royalistes déguisés. C'étaient eux qui, par leurs manœuvres, avaient divisé la Convention. Et Tallien concluait par cet appel qui visait, en réalité, le Comité de Salut public « Il faut que les défiances particulières cessent, que les hommes faits pour s'estimer mutuellement s'examinent et sachent accorder leur confiance à ceux qui la méritent. » Tallien, qui venait d'être rappelé de sa mission de Bordeaux, était une des victimes de ces défiances qu'il déplorait. Il priait indirectement le Comité de réviser le jugement défavorable qu'il avait porté sur ses actes en prononçant son rappel.

La Convention vota la motion préalable présentée par Barère. L'accusateur public informerait sans délai.

 

UNE RÉCONCILIATION PLATRÉE.

Le même soir, Collot d'Herbois se rendit aux Jacobins pour défendre le gouvernement attaqué par les Hébertistes : « Le Comité de Salut public goûtait les plus heureux présages. Nous attendions des victoires. » Ce début exprimait la surprise amère de l'attaque hébertiste. Puis Collot justifiait le Comité : « Il faut que nous ayons votre confiance ou que nous nous relirions, si nous ne sommes pas soutenus par vous. » De toutes parts le cri s'éleva : « Nous vous soutiendrons tous ! » Venait alors la charge contre les Exagérés : « La Société des Cordeliers ne sera pas longtemps la dupe des intrigants qui l'ont jouée... Jacques Roux aussi avait tâché de la séduire ; elle en a fait justice... Ces hommes ambitieux qui ne veulent faire des insurrections que pour en profiter, qu'ont-ils fait pour la chose publique... ? Croient-ils qu'il suffira de couvrir les murs de mauvais placards pour prouver leur patriotisme » Et Collot conclut qu'il fallait, comme au temps de Jacques Roux, envoyer aux Cordeliers une députation « pour les engager à faire justice des intrigants qui les avaient égarés ».

Ces « intrigants », que Collot avait dédaigné de nommer, étaient présents à la séance. Ils n'osèrent pas relever le gant qui leur avait été lancé. Ils avaient prêché l'insurrection l'avant-veille. Ils ne surent que s'humilier en plates rétractations.

Momoro exposa qu'on avait exagéré ce qui s'était passé aux Cordeliers. Ce n'était pas l'avant-veille, mais depuis un mois déjà, lors de la première arrestation de Vincent et de Ronsin, qu'ils avaient voilé les Droits de l'homme.

Collot lui répliqua qu'on ne devait voiler les Droits de l'homme qu'au cas où on désespérerait de pouvoir les faire triompher.

Mais on n'était plus à la veille du 31 mai ! Il se plaignit qu'on eût parlé d'épurer la Convention, « un moyen excellent pour n'avoir plus demain la Convention ». Le juré Renaudin, ami de Robespierre, stigmatisa à son tour les prêcheurs d'insurrection. Carrier, comme Momoro, se plaignit qu'on eût défiguré dans la presse la physionomie de la séance des Cordeliers. Mais, plus franc que Momoro, il maintint qu'il y avait un système de modérantisme, qu'il y avait des factieux. Il en voyait devant lui aux Jacobins. Il répudia cependant toute pensée d'insurrection : « On n'a point parlé de faire des insurrections, excepté dans le cas où on y serait forcé par les circonstances. Si on y a fait une motion contre le Comité, je donne ma tête ! » Plusieurs Hébertistes sautèrent sur l'explication de Carrier. Hébert, à l'en croire, n'avait parlé que d'une insurrection conditionnelle. Mais le club ne fut pas dupe de ces rétractations. Tallien insista sur les placards incendiaires qui avaient été affichés. Il fut vivement applaudi[16].

Le désaveu des Jacobins, venant après celui de la Commune, achevait de tuer dans neuf la tentative hébertiste. Le scénario se déroula comme au temps de Jacques Roux. Une délégation de Jacobins conduite par Collot d'Herbois se rendit aux Cordeliers le 17 ventôse. Collot recommença avec plus de pathétique son discours de la veille. Pendant qu'il parlait, la femme d'Hébert disait à voix basse à sa voisine : « C'est une comédie, un intrigant, il joue la comédie, c'est un coup de théâtre[17]. »

Successivement Momoro[18], Hébert, Ronsin lui-même firent amende honorable, proclamant qu'on avait trompé le Comité de Salut public et les Jacobins sur leurs véritables sentiments. Le crêpe noir qui couvrait la table des Droits de l'Homme fut déchiré et remis aux Jacobins en signe de fraternité. Les deux clubs se jurèrent e union indissoluble ».

Mais, sous les beaux semblants de la réconciliation, les méfiances subsistaient et aussi les arrière-pensées. Tous les Cordeliers n'avaient pas approuvé les rétractations assez plates d'Hébert et de Momoro. Le 19 ventôse, Vincent tenta un retour offensif. Il déclama contre les Cromwellistes, contre les orateurs adroits et leurs grands discours, c'est-à- dire contre Collot ; il s'indigna une fois de plus contre l'impunité accordée aux 75 Girondins. Il y eut certainement des explications violentes. La rédaction du procès-verbal de la séance ou avait paru Collot ne fut pas adoptée, pas plus que le projet de lettre qui devait être envoyée aux Jacobins. Le club décida qu'on ne ferait pas une adresse aux Jacobins, mais qu'on leur communiquerait un arrêté « très simple et très ferme[19]. »

Il était évident qu'une partie importante des Cordeliers, celle que conduisait Vincent, n'avait pas renoncé à l'agitation commencée. Et, ce qui le prouve, c'est que les sections où dominaient les Hébertistes continuèrent à se répandre en pétitions menaçantes dont la famine et le modérantisme étaient le prétexte, telle la section de Brutus, qui, le 20 ventôse, déclara à la Convention qu'elle était debout jusqu'à ce que fussent exterminés tous les royalistes cachés, tous les fédéralistes, tous les modérés, tous les indulgents, telle la section du Finistère et la Société populaire de Lazowski qui, par la voix de Boulland, réclamèrent le même jour un décret pour « déparalyser » l'armée révolutionnaire et pour juger sommairement les accapareurs.

Hébert lui-même, sans doute fouetté par les reproches de Vincent, déclamait, le 22 ventôse, aux Cordeliers, contre Barère. Le même jour, Momoro se plaignait amèrement d'avoir été interrogé par les juges d'instruction du tribunal révolutionnaire, ainsi que les meneurs de sa section, sur les placards incendiaires, les menaces d'insurrection, la disette factice. Il s'indignait que les meilleurs patriotes fussent l'objet d'une enquête judiciaire quand les royalistes déguisés restaient impunis.

 

L'ARRESTATION DES HÉBERTISTES.

Le Comité de Salut public était fondé â croire que l'agitation hébertiste ne s'était calmée qu'en apparence et que le feu couvait sous la cendre. Mais le comité savait aussi que les Hébertistes avaient contre eux la grande majorité de la population et les autorités constituées. Le commandant de la garde nationale Hanriot avait pris énergiquement parti dès la première heure. Dans son ordre général du 19 ventôse, ii ordonnait à la force armée « de surveiller avec exactitude les citoyens qui excitent au pillage des voitures, avant d'être rendues à destination. Il faut espérer, ajoutait-il, que la justice nationale sévira contre ceux qui veulent l'anarchie et la dissolution de la société ». La Commune qui s'était prononcée, dès le premier jour, en faveur du gouvernement, accentuait son désaveu de l'hébertisme. Le 19 ventôse, un de ses membres s'élevait avec force contre les Commissaires aux accaparements qui, disait-il, ont fait beaucoup de mal et font peu de bien. Par leurs vexations ils faisaient détester la Révolution et il citait, sans le nommer toutefois, l'exploit de Ducroquet qui avait fait saisir 36 œufs chez un citoyen qui avait 7 personnes à nourrir et qui avait partagé les 36 œufs entre 36 personnes différentes[20]. « N'est-ce pas insulter à la misère publique que d'offrir un œuf à un citoyen et de priver un père de famille de sa subsistance et de celle de ses enfants » La Commune décida de demander à la Convention la suppression des Commissaires aux accaparements et la réunion de leurs fonctions à celles des Comités révolutionnaires des sections.

Ces manifestations et d'autres prouvaient au Comité de Salut public qu'il lui serait facile d'avoir raison de l'hébertisme. Billaud-Varenne, de retour d'une mission à Port-halo, Couthon et Robespierre à peine convalescents, assistèrent à la séance du 22 ventôse où furent approuvées les conclusions du fulgurant rapport que Saint-Just présenta le lendemain à la Convention contre les deux factions qui faisaient le jeu de l'ennemi, à la veille de la campagne qui allait s'ouvrir. La Convention acclama le projet de décret que lui soumit Saint-Just, pour faire traduire au tribunal révolutionnaire ceux qui complotaient contre la représentation nationale, méditaient d'instituer une dictature, une régence, excitaient à cet effet les inquiétudes sur les subsistances, dont ils empêchaient l'arrivage, etc. Le soir même, Fouquier-Tinville était appelé au Comité et, le lendemain, dans la nuit du 23 au 24 ventôse, les principaux chefs hébertistes étaient arrêtés, au milieu de l'indifférence générale. La plupart des sections vinrent féliciter la Convention les jours suivants.

Le procès des hébertistes fut avant tout un procès politique. Le grief qu'on leur fit d'être responsables de la famine s'effaça rapidement devant les autres chefs d'accusation plus graves, notamment devant celui de complot contre la Convention. Le premier grief seul importe à notre sujet. Nous négligerons les autres[21]. Fouquier-Tinville avait fait entendre au cours de l'instruction de nombreux témoins, appelés parfois de 10 à 20 lieues à la ronde, pour essayer d'établir que les Hébertistes avaient voulu affamer Paris. Les dépositions de cette enquête existent aux archives. Qu'en résulte-t-il ? Que nous apprennent-elles sur les causes de la famine qui n'était que trop réelle ?

L'enquête prouve d'abord que les accusations des Hébertistes contre les manœuvres des commerçants n'étaient pas sans fondement. Ainsi, la coalition des beurriers et des coquetiers d'Étampes fut cause qu'au début de ventôse, 4 000 livres de beurre et 10 000 douzaines d'œufs restèrent sur le marché de cette ville sans trouver d'acheteurs. Le district d'Étampes donna mandat à la commune de Méréville d'acheter les denrées en souffrance et de les conduire à Paris.

L'enquête prouva également l'existence de ces achats clandestins effectués hors des marchés que les Hébertistes dénonçaient sans cesse. Ainsi plusieurs témoins de Montlhéry et de Linas attestèrent que les cultivateurs ne portaient plus rien aux marchés de Paris, depuis que les particuliers venaient chez eux leur acheter des vivres au-dessus de la taxe.

Mais l'enquête prouvait aussi que le défaut d'approvisionnement des marchés de Paris provenait pour une bonne part de la façon vexatoire dont certaines autorités policières appliquaient les lois et les règlements. Beaucoup de campagnards se plaignirent qu'on ne leur laissait pas emporter de Paris ni chandelles, ni savon, ni sucre et que, dans ces conditions, ils n'avaient plus intérêt à s'y rendre.

Mais, surtout, les commerçants dénoncèrent les mauvais procédés des Commissaires aux accaparements et nommément de Ducroquet. Celui-ci, qui fut interrogé avant d'être mis en arrestation, exposa qu'à son sens, le moyen de ramener l'abondance ou du moins le nécessaire était d'empêcher que les denrées alimentaires eussent une destination particulière, autrement dit d'obliger tous leurs détenteurs à les porter au marché où elles seraient réparties entre tous les consommateurs au prix du maximum. Il considérait tout commerce de gré à gré comme clandestin et illicite. De nombreux témoins citèrent des faits qui prouvaient que Ducroquet et plusieurs de ses confrères mettaient leurs théories en application.

Dans la section de Marat, la section de Ducroquet, on faisait main basse sur tous les vivres qui circulaient dans les rues et on les répartissait ensuite, que ces vivres fussent la propriété de marchands, de cultivateurs ou de simples habitants domiciliés. Bref, on appliquait une sorte de communisme des denrées alimentaires. Cela n'allait pas sans inconvénients. Les marchands et les cultivateurs défendaient leurs biens et désertaient Paris. Quant aux simples particuliers, ils protestaient contre la saisie de leurs provisions qu'ils avaient achetées souvent à grands frais.

La méthode de Ducroquet, qui était une interprétation très libre de la loi, fut appliquée dans d'autres sections parisiennes, par exemple dans la section des Marchés. Ici, les membres du Comité révolutionnaire arrêtaient les comestibles à destination des riches et des égoïstes et les vendaient sur le carreau de la halle. on pouvait considérer ces pratiques comme très regret- tables. Elles allaient parfois contre leur but. Elles augmentaient la disette au lieu d'y remédier. Mais il est bien certain qu'elles ne provenaient que du désir de nourrir les Sans-Culottes et non celui de les affamer. Il fallait avoir beaucoup de bonne volonté et d'imagination pour les transformer en délits contre-révolutionnaires.

Fouquier-Tinville, dans son acte d'accusation, n'eut cependant garde d'omettre le grief économique parmi les crimes reprochés aux Hébertistes. Ducroquet et ses complices, d'après lui, empêchaient l'arrivée des approvisionnements, « soit en dépouillant les vendeurs, soit en arrachant des mains des acheteurs, soit, en laissant corrompre mie partie des denrées qu'il avait indûment saisies, soit en s'appropriant les autres ».

Au cours du procès, le grief fut à peine mentionné. On ne retint contre Ducroquet que la distribution d'une voiture d'œufs, objet de reproches de l'épicier Lohier, juge au tribunal. La chose parut si peu grave que le jugement qui condamna les Hébertistes ne dit pas un seul mot dans ses considérants de leurs soi-disant manœuvres pour affamer Paris.

 

CONCLUSION.

Les Hébertistes ne succombèrent pas à cause de leur politique économique. Le Comité de Salut public, qui avait subi cette politique, dont il voyait les dangers, n'aurait pas eu l'idée d'inquiéter ses auteurs et de la leur imputer à crime, si ceux-ci n'avaient commis l'imprudence de se dresser contre lui et de tenter un mouvement insurrectionnel dont la disette était le prétexte.

Il n'en reste pas moins que la chute de l'hébertisme devait exercer une influence sur l'orientation de la politique gouvernementale en matière de réglementation et de taxes.

Les Hébertistes tombés, le maximum a perdu ses auteurs et ses défenseurs. Le gouvernement maintient la loi, mais sans enthousiasme et même sans conviction. Il va l'appliquer désormais dans un esprit sinon de douceur, du moins de tolérance.

 

 

 



[1] Voir les rapports de police conservés dans les papiers de Fouquier-Tinville, W. 112, et publiés en partie par Hauban, Paris en 1794.

[2] Voir à ce propos mon ouvrage sur l’Affaire de la Compagnie des Indes.

[3] Manuscrit de Chabot intitulé : Réfutation du rapport de Barère du 3 ventôse (Arch. nat. F.-7 4637).

[4] Voir les n° 54, 55, etc.

[5] Les Jacobins, à l'exemple de Chaumette, avaient conseillé de porter des sabots pour économiser le cuir nécessaire aux chaussures des soldats.

[6] Voir dans les Annales révolutionnaires de 1914, p. 717, l'arrêté de Robespierre jeune du 24 pluviôse.

[7] Le Carnet de Robespierre dans mon livre Robespierre terroriste.

[8] Voir les dépositions reçues par le juge Coffinhal le 20 ventôse (Pierre Bussey) et devant le juge Étienne Masson le 22 ventôse (Berrard, Morrain, etc.). Arch. nat. W 76.

[9] Momoro a fait l'éloge de ce décret dans un discours qui se trouve dans ses papiers aux archives nationales et que j'ai publié dans les Annales historiques de la Révolution de septembre-octobre 1926.

[10] Ces placards sont dénoncés comme une manœuvre de la Contre-Révolution dans une proclamation de l'administration de police, datée du 12 ventôse. Archives nationales, W 76.

[11] Voir sur cette séance les déclarations du témoin E. Jacques-Philippe Jarry, courrier au département de la guerre, aux Archives nationales, W 76.

[12] Voir sur cette séance, le Moniteur, la Feuille du Salut public et les déclarations des témoins, aux Archives nationales, W 76.

[13] L'incident est rapporté en ces termes dans la Correspondance politique de Paris et des départements (no du 16 ventôse) « Il existe une faction, puisqu'on protège Camille Desmoulins, qui a proposé des mesures contre-révolutionnaires. Il se cache à l'ombre d'un grand personnage que je vous nommerai bientôt. Il existe une faction, puisqu'on veut nous faire envisager les gens les plus suspects comme des imbéciles qui ne sont pas dangereux » (Archives nat. W 76).

[14] Archives nationales W 78 et Journal de la Montagne du 18 ventôse.

[15] Sur cette grève, voir Camille Richard, Le Comité de salut public et les fabrications de guerre sous la Terreur, p. 714.

[16] Voir la séance dans la Feuille du Salut public.

[17] Déposition de Marie-Jeanne-Élisabeth Brocard-Jolly, femme Metrasse-Garnier nat. W 78).

[18] Le discours de Momoro qui manque dans les journaux, est manuscrit, aux Arch. nat. W 78. Celui de Ronsin dans W 76.

[19] Moniteur. Cette communication fut faite aux Jacobins le 22 ventôse seulement.

[20] L'enquête de Fouquier-Tinville prouve qu'il s'agit bien de Ducroquet. Voir la déposition de Brochet résumée par TUETEY dans son Répertoire, t. XI, n° 157.

[21] Voir notre étude sur le Procès des Hébertistes dans notre ouvrage Robespierre terroriste.